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Janvier 2017

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LE SALUT D'EUGÈNE








Dimanche 1er janvier

Cinq heures.– Si toute l'année est à l'image de son jour inaugural, ce n'est pas encore en 2017 que l'on va perdre du gras et se remuscler : ni Catherine ni moi n'avons quitté nos fauteuil et canapé respectifs depuis ce matin ; sauf pour se nourrir, et encore. J'ai pour ma part terminé le livre sur l'histoire des mathématiques commencé hier : il n'est pas inintéressant, mais tout de même un peu trop “survolé” pour mon goût. Le livre fini, j'ai repris le Jésus de Petitfils. J'ai également commandé le Cahier de L'Herne consacré à Michel Houellebecq, qui doit en principe sortir dans trois jours. Arbres et buissons sont toujours entièrement festonnés de givre, mais le vent ayant tourné à l'ouest dès ce matin, il est probable que cet état de chose, assez inhabituel en Normandie, ne durera pas.


Lundi 2 janvier

Sept heures dix.– Comme le veut la tradition familiale, j'ai appelé ma mère ce matin, pour lui souhaiter tout à la fois une excellente année et un bon 84ème anniversaire, lequel tombait justement aujourd'hui. Elle m'a paru plutôt en forme, et je lui ai dit que nous ne tarderions pas à venir déjeuner avec elle.

– FD n'ayant pas eu recours à mes services, j'ai passé la journée en compagnie de Jésus, que j'ai conduit jusqu'au Golgotha au moment du repas de Bergotte, pour le voir ressusciter juste avant le nôtre. Le livre de Petitfils – dont il me reste à lire les copieuses annexes – est vraiment excellent. Demain, ces annexes lues, je vais continuer sur ma lancée christique en revenant au petit livre de Taillandier. Et, en principe, si la poste ne lambine pas trop, je devrais recevoir après-demain le volume consacré à Houellebecq.

– Les “fêtes” étant bel et bien terminées, nous avons dès aujourd'hui supprimé l'apéritif vespéral ; il en sera repris un jeudi soir, pour célébrer l'arrivée de nos nouveaux meubles de salle à manger, et aussi pour entériner l'arrêt du tabac décidé par Catherine pour elle-même. Quant à moi, afin tout à la fois de ne pas la tenter et de fumer moins, j'ai décidé de lâcher la cigarette pour reprendre la pipe. Ça durera ce que ça durera.


Mercredi 4 janvier

Quatre heures et demie. – Journée plutôt agitée, en tout cas par rapport à celles d'un modèle courant. Catherine avait rendez-vous chez notre dermatologue commune, à onze heures et à Levallois ; moi avec mon médecin “référent”, à deux heures et à Neuilly. Cette deuxième consultation avait d'ailleurs pour but principal d'annoncer au Dr G. que, après presque trente ans d'entente cordiale, j'allais le quitter pour une concurrente exerçant son sacerdoce beaucoup plus près de chez moi. Même si je vais faire dauber dans les chaumières, j'avoue que je n'étais guère pressé de lui annoncer ma “désertion”, d'autant que nous avons toujours eu des rapports excellents : le Dr G. fait partie de ces médecins en voie de disparition, ou au moins de raréfaction, avec qui on peut parler d'autre chose que de médecine : littérature, histoire, etc. Chez les plus jeunes de ses confrères – lui-même a 65 ans –, c'est devenu presque impossible à trouver. Je m'en rends compte très simplement, lorsque j'entre dans leurs divers cabinets. Pour passer l'épreuve de la salle d'attente, j'ai bien entendu toujours un livre avec moi, que, une fois reçu par le praticien, je pose généralement sur le coin de son bureau, de manière à ce qu'il n'en voie pas la couverture. Eh bien, à part mon “référent” et le Dr J-D, mon cardiologue, aucun des autres que j'ai pu fréquenter n'a jamais fait preuve de la moindre curiosité, jeté le plus petit regard oblique en direction du volume en question, pour voir ce que pouvait bien lire le patient se trouvant en face de lui.

Bref, entre ces deux rendez-vous, nous avions environ deux heures à tuer. Coup de chance, Matthieu Woland a vu s'annuler sa réunion du jour et a pu nous rejoindre à midi à L'Ambiance d'à côté, mon ancienne cantine levalloisienne ; si bien que nous n'avons pas vu le temps passer et que, par la grâce de sa présence, il a transformé cette corvée de l'attente en un moment fort agréable. Il en a profité pour nous annoncer que Marie-Adeline, sa compagne, était enceinte, ce qui doit rester secret encore pendant un bon mois, vu que les révoltantes cochonneries auxquelles ces deux âmes en perdition ont bien dû se livrer, pour parvenir à un tel résultat, ne remontent guère à plus d'un mois et demi, nous a-t-il informés (sans nous donner le plus petit commencement de détails à propos du “mode opératoire”, je tiens à rassurer la future mère sur ce point). Comme ce journal ne sera lisible que fin février, ce devrait être bon ; il faudra tout de même que je pense à demander le nihil obstat wolandien avant publication.

Le Dr G. a pris nos adieux avec sérénité. Contrairement à mes craintes aussi stupides qu'informulées, il ne s'est nullement abattu en sanglots sur mon épaule, ni n'est tombé à genoux en me suppliant de ne pas le quitter et en me promettant des perles de pluie venues de pays où il ne pleut pas si je lui conservais ma pratique. Là-dessus, nous aurions dû rentrer directement ici, mais comme j'avais eu l'imprudence de dire à Catherine, peu avant cela, que j'avais vraiment froid aux cuisses, n'ayant plus, dans ma garde-robe princière, que trois ou quatre pantalons d'été et pas un seul d'hiver, elle a décrété que, puisque la journée était pérégrinante, nous devions faire tout de suite un crochet par Vernon afin, dans une boutique connue de nous, d'y faire l'emplette d'un pantalon en velours de laine ; ce qui fut fait.

Il va de soi que toutes ces agitations vont déboucher sur une bouteille de riesling, laquelle sera également débouchée dès qu'il sera six heures.


Jeudi 5 janvier

Sept heures et demie.– Nos livreurs de meubles sont arrivés de Verneuil-sur-Avre en début d'après-midi, ainsi qu'ils l'avaient prédit. Ils avaient pour nous une table, un buffet (ou bahut ?) et quatre chaises. Comme la perfection n'est pas de ce monde, en tout cas pas de Verneuil-sur-Avre, ils ont débarqué avec quatre chaises “à assise de bois”, alors que nous avions commandé les mêmes mais “à assise paillée”. Ils sont donc rentrés chez eux avec leurs repose-culs, et nous irons nous-mêmes, demain matin, chercher les autres au magasin de Verneuil. Nous nous sommes beaucoup amusés tout à l'heure, Catherine et moi, à imaginer les diverses réactions qu'auraient sans doute eu les sûrs-de-leurs-droits, face à notre problème, entre ceux qui auraient exigé une re-livraison dès demain matin, les autres qui auraient tenté de négocier une ristourne, certains – les extrémistes du genre Marchenoir – qui auraient exigé le réembarquement de toute la marchandise en attendant une livraison absolument conforme, sans parler de ceux qui auraient gardé le chèque dû par-devers eux jusqu'à l'arrivée des malheureuses chaises. J'ai été ravi que Catherine n'ait eu aucune de ces réactions, car cela aurait un peu terni son image à mes yeux – et je suis bien certain qu'il en aurait été de même dans le cas inverse. Au lieu de cela, nous ne tardâmes pas à nous féliciter de l'occasion qui nous était offerte, de fuir la maison demain matin, alors que la géante biélorusse allait l'investir et, de toute façon, nous en chasser.

– J'ai terminé le Jésus de François Taillandier, mais j'en parlerai une prochaine fois (ou pas, comme disent les crétins sentencieux). Il n'est pas impossible que j'en fasse un billet de blog, en couplant l'affaire avec l'autre Jésus, celui de Petitfils ; mais je crains un peu les commentaires accablants de sottise des croisés de l'athéisme. On verra. De toute façon, ça ne sera certainement pas demain, puisque, après notre équipée mobilière, j'ai prévu d'aller porter la tondeuse à sa révision annuelle : cela fera sans doute assez d'occupations pour une journée de retraité.


Vendredi 6 janvier

Sept heures et quart.– Journée encore assez agitée. Nous nous sommes levés avant l'aurore, non seulement parce que la géante biélorusse devait arriver à neuf heures mais aussi parce que, à cette même heure, il nous fallait être prêts pour filer à Verneuil récupérer nos fucking chaises. De Biélorusse il n'en parut point, un sms ayant averti Catherine qu'elle ne pouvait bouger de chez elle, ayant un enfant malade. L'aller-retour à Verneuil fut plutôt agréable, à travers la campagne blanche de givre et comme rabotée par un soleil pâle et oblique. En plus, malgré leur haut dossier, les quatre chaises entraient sans problème dans le coffre de Liselotte.

Le même coffre contient également la tondeuse à gazon que j'y ai chargée dès le début de l'après-midi, afin de l'emporter chez MécaLoisirs (orthographe non garantie), pour sa révision annuelle. Le temps de faire deux ou trois courses de première nécessité, j'étais rentré juste à temps pour recevoir l'appel téléphonique de Florian, me demandant, pour lundi matin, une dizaine de milliers de signes à propos d'Emmanuel Macron, lequel vient de faire une entrée fort remarquée dans le hit-parade des personnalités préférées des lecteurs et lecteures de FD, en se hissant directement à la troisième place (derrière Renaud et Céline Dion, ce qui est déjà plus conforme). Apprenant cela, je me suis dit que, finalement, il était peut-être en train de se passer quelque chose de sérieux et de durable, du côté du jeune homme en question. En attendant, ces dix mille signes vont occuper une partie de ma journée de demain.

Avec tout ça, les livres que j'attendais et même espérais (et notamment le Cahier de l'Herne consacré à Houellebecq) ne sont pas arrivés. Les rois mages non plus, du reste. Ou alors, venant d'Évreux, ils ont filé davantage vers l'Est, afin de bivouaquer à Mantes, où ils savaient retrouver un maximum de leurs compatriotes (à moins que les rois en question ne soient juifs, auquel cas je leur déconseille vivement la halte susnommée, où, d'ailleurs, ils ont fort peu de chance de trouver une crèche).


Dimanche 8 janvier

Sept heures dix. – Catherine a de nouveau arrêté de fumer hier matin. Du coup, par solidarité conjugale, et surtout pour lui éviter les tentations, j'ai moi-même abandonné la cigarette au profit de la pipe ; comme je n'aime pas tellement cela, la conséquence est que je fume nettement moins (et, naturellement, jamais dans la maison). On va voir combien de temps dure cette affaire. Pour l'instant, le point positif est que le sevrage ne semble pas avoir d'effet assombrissant sur l'humeur de Catherine : je n'en demande pas plus.

– Je ne me suis débarrassé qu'aujourd'hui de mes dix mille signes sur Emmanuel Macron, évidemment en regrettant amèrement de ne l'avoir pas fait hier. Mais enfin, ils sont écrits. Le reste du temps, j'ai alterné les lectures de René Girard, à qui je suis brièvement revenu par l'intermédiaire de Taillandier, et celle de l'Oliver Twist de Dickens., commandé il y a quelques jours à la suite d'une expérience télévisuelle malheureuse, celle qui nous a conduits à tenter le film du même nom réalisé par Polanski et, à notre avis, totalement raté : nous avons tenu à peine une demi-heure.

– Demain, début d'une semaine pénible, puisque nous allons subir l'invasion du peintre qui doit refaire la cuisine ainsi que deux ou trois bricoles dans les autres pièces, ce qui va impliquer de nombreuses perturbations de routine, chose que je déteste de plus en plus. Mais enfin, on devrait survivre. Je ne puis même pas me consoler en pensant à l'apéritif que nous nous octroierons à l'issue de son dernier jour ici : lorsque Catherine renonce au tabac, elle reste au moins deux mois sans boire une goutte d'alcool, car cela lui donne trop envie de fumer. C'est d'ailleurs curieux car, les quelques fois où j'ai moi-même tenté le sevrage, cela ne me gênait nullement de boire sans fumer. Il suffit de boire un peu plus, voilà tout.


Lundi 9 janvier

Deux heures.– Belle surprise, ce matin, en mettant sous tension cet ordinateur : dans ma boitamel m'attendait un court message assez louangeur, à propos du Chef-d'œuvre. La chose en soi est suffisamment rare pour être de toute façon agréable, mais ce qui faisait tout le prix de ces quelques lignes, c'était la signature de leur auteur : Eugène Nicole, l'auteur entre autres de L'Œuvre des mers, ce cycle romanesque centré sur Saint-Pierre-et-Miquelon et ses habitants, dont j'ai déjà dit à plusieurs reprises, ici ou sur le blog, à quelle hauteur je le plaçais. Voici son message :

«Cher Monsieur,
Je suis confus d'avoir tant tardé à vous remercier de votre envoi du Chef-d'œuvre de Michel Houellebecq qui m'avait été remis l'an dernier lors d'un passage à Paris mais que je n'ai pu lire que pendant ces vacances de Noël. C'est donc depuis un New York enneigé que je me suis tout récemment glissé dans le monde de Montcosson, échantillon de France profonde et segments de vies d'abord cloisonnées puis qui s'entrecroisent dans des symétries et des rythmes de plus en plus accentués. Remarquablement croqués, ces personnages principaux sont présentés avec drôlerie et tendresse. L'ironie, toujours prête à tordre le cou au cliché me semble  un élément moteur de votre "tonalité" narrative. ( Excusez cette formulation pédante).  Et puis, il y a Charlus et ( parmi bien d'autres)  le sublime souvenir  de la mésange...
Croyez à mes sentiments admiratifs et recevez, cher Monsieur, mes meilleurs vœux pour cette année 2017 qui ne commence pas mieux que les précédentes mais que je ne pouvais pas mieux commencer qu'en  vous lisant.
Eugène Nicole »

Je lui ai bien évidemment répondu aussitôt :

« Cher Monsieur,

Vous ne pouvez imaginer à quel point vos quelques lignes louangeuses m'ont fait plaisir, lorsque je les ai découvertes ce matin, quasiment au saut du lit !  Elles ont très largement compensé la grisaille et l'humidité de notre atmosphère normande, et je me retrouve à profiter d'une sorte de petit soleil individuel et  portatif, qui me durera facilement jusqu'à ce soir. En fait, à lui seul, ce signe de la main que vous m'adressez d'un bord à l'autre de l'océan compense largement la légère déconvenue que j'ai pu éprouver, voilà quelques mois, en constatant que mon pauvre roman avait été avalé par je ne sais quel trou noir, devant quoi même le plus affuté des astrophysiciens demeurerait aussi béant que Frédéric reconnaissant Sénécal.

Je veux profiter de la tribune qui m'est offerte (attention : syntagme figé…) pour vous dire ou redire la profonde admiration que j'éprouve pour votre opus magnum, je veux bien sûr parler de L'Œuvre des mers et de ses diverses “dépendances”, découverts grâce à Renaud Camus, ou plus exactement à son journal. Savez-vous que mon épouse (rapidement “convertie” à votre œuvre) et moi-même avons subi une telle fascination pour Saint-Pierre-et-Miquelon que nous avons, un moment, envisagé sérieusement d'aller nous y installer ? Évidemment, nous avons assez vite compris que ce paradis auquel nous aspirions ne pouvait se trouver nulle part, puisqu'il s'agissait d'une île n'appartenant qu'à vous, et même qu'à votre enfance. Nous nous cantonnons donc dans notre coin de Normandie où nous relisons quelques chapitres de L'Œuvre des mers dès qu'il nous vient des désirs de brouillard, des appels de grand large…

Il me reste, cher Monsieur, à vous souhaiter une année 2017 aussi bonne que possible, et à vous remercier pour le temps que vous avez bien voulu consacrer à mon Chef-d'œuvre.

Didier Goux »

C'était une journée qui commençait très bien. Elle s'est d'ailleurs poursuivie dans la même tonalité (de mon point de vue…) puisque Catherine a renvoyé dans ses pénates le jeune homme qui devait nous repeindre la cuisine et diverses autres bricoles, celui-ci li ayant annoncé, très honnêtement, qu'il pouvait commencer à travailler ce matin, mais pas cet après-midi, qu'il ne savait pas trop pour demain, etc. Bref, nous nous voyions déjà passer des jours et des jours avec une cuisine inutilisable, sans savoir quand ces damnés travaux de peinture auraient une chance d'arriver à leur terme. Catherine a donc préféré annuler l'opération, tout au moins avec ce peintre-là. Bien entendu, c'est reculer pour mieux sauter, mais j'étais tout de même fort satisfait de n'avoir pas à sauter aujourd'hui. C'est donc l'âme sereine que je suis retourné au salon, pour y retrouver Girard et Dickens.


Mardi 10 janvier

Sept heures et demie.– Le Cahier de l'Herne consacré à Houellebecq est arrivé ce matin aux aurores (et même, en vérité, un peu avant) et j'y ai passé l'essentiel de la journée, y consacrant même un billet de blog, très superficiel puisque, au moment de l'écrire, je n'avais pas dû en lire plus d'une soixantaine de pages (sur près de quatre cents). Comme je le dis dans le billet en question, il y a du bon et du moins bon, du très bon et de l'affligeant. Le bon, ce sont par exemple les contributions de Julian Barnes, d'Emmanuel Carrère, de Philippe Muray et de quelques autres ; le moins bon, ce sont les pesants articles journalistiques qui ont été repris là, on se demande pourquoi, ainsi que quelques “dissertations” d'universitaires, heureusement fort peu nombreuses ; l'affligeant, c'est notamment la longue interview du toujours pénible Sylvain Bourmeau, qui n'hésite pas à affirmer que ce sont les Inrockuptibles qui ont fait le succès des Particules élémentaires ; puis, bien sûr, à taper sur Soumission, pour des raisons que je n'ai même pas besoin de redire ici tant elles tombent sous le sens pour qui connaît ce triste guignol. Quant au très bon, ce sont tous les textes dus à Houellebecq lui-même, qui ont l'avantage d'élever le niveau de l'ensemble du Cahier, mais l'inconvénient (pour eux) de faire paraître bien vains ceux qui jacassent autour de lui, à l'exception tout de même de quelques-uns qui ont réellement des choses à dire à son sujet.

Je crois que, ce Cahier fini, je vais relire Soumission.


Jeudi 12 janvier

Cinq heures.– Journée banlieusarde et médicale (cela parce que ceci) : j'avais groupé fort intelligemment deux rendez-vous, le premier à Neuilly chez mon cardiologue – à qui j'ai annoncé que j'allais probablement le quitter, après treize ans de bons et loyaux services – et le second à Levallois, une heure plus tard, avec l'ORL de Catherine. Le Dr J.-D. était scrupuleusement à l'heure, comme il l'est toujours, et je suis resté avec lui un peu plus longtemps que d'ordinaire puisque, à l'électrocardiogramme traditionnel, il a ajouté une p'tite échographie, maintenant qu'il possède l'appareil idoine dans son cabinet même, ce qui n'était pas le cas avant. Au moment des adieux, sur le pas de la porte, je lui ai dit qu'il n'en avait pas forcément terminé avec moi car, si son éventuel remplaçant ébroïcien se révélait du genre pénible, donneur de leçons de morale à propos du tabac, etc., il ne tarderait pas à me voir rappliquer à Neuilly. Tout devait être à peu près acceptable du côté de ma pompe à raisiné, puisqu'il ne m'a fait aucune remarque particulière. Ou bien, à l'inverse, peut-être s'est-il tu parce qu'il ne voyait pas l'intérêt de m'annoncer que la dite pompe allait probablement me refuser tout service d'un jour à l'autre ; surtout maintenant que je venais de lui retirer ma pratique.

Sortant de chez lui à trois heures moins vingt-cinq, j'ai pénétré dans le cabinet du Dr D, l'ORL, trois minutes avant l'heure du rendez-vous, fixé à trois heures. Je m'attendais à pouvoir lire un nombre assez considérable de pages, le Dr D. faisant partie de la sous-espèce des médecins-toujours-en-retard. Or, pas du tout : à trois heures moins une, avant même que je fusse assis sur l'un des sièges d'attente, la porte enchantée s'ouvrait et le Dr D. m'invitait à entrer. Il ne lui fallut pas plus de dix minutes pour me déboucher les deux oreilles, me faire payer et me mettre dehors : à quatre heures et quart j'étais de retour à la maison, à la stupéfaction de Catherine, qui connaît son Dr D. sur le bout des trompes d'Eustache et, donc, peinait à imaginer qu'elle pût être à l'heure une fois dans sa carrière : elle n'en croyait pas ses acouphènes.

– J'avais emporté avec moi Ennemis publics, la correspondance de Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy, parue il y a quelques années et reçue ce matin même. C'est évidemment Houellebecq qui m'a poussé à acquérir cet échange, et je me disais que, pour lui, je pouvais bien faire le sacrifice de lire aussi du Lévy. Eh bien, au bout d'une quarantaine de pages, la très bonne surprise est que les lettre du “philosophe” sont tout à fait lisibles, et même davantage que cela. Je tâcherai d'en dire un mot ou deux lorsque j'aurai terminé le volume.


Vendredi 13 janvier

Sept heures et quart. – Poursuivi, et presque achevé, la lecture du tandem Houellebecq – Lévy, vraiment passionnant. Mais je n'ai pas le courage de me mettre à en parler ce soir.


Samedi 14 janvier

Sept heures dix.– C'est très bien, de pouvoir acheter des livres de chez soi, “en un clic”, comme on dit chez Amazon. Il n'empêche que cela entraîne des dépenses que l'on n'aurait très probablement pas engagées autrement, je veux dire : dans le monde ancien. Je m'en faisais la réflexion ce matin, en découvrant les trois livres que la factrice venait de déposer dans la boîte. Et je me demandais, avec une surprise teintée d'un peu de consternation, ce qui avait pu me pousser à commander un roman vaguement policier de Friedrich Dürrenmatt, un recueil d'aphorismes de Schopenhauer et, surtout, le De rerum natura de Lucrèce en édition bilingue. Pour ce qui est de cette édition, je plaide l'innocence : je n'ai pas vu au moment de la commande que bilingue elle était. En réalité, d'ailleurs, je sais très bien pourquoi j'ai commandé ces trois livres : parce qu'il en est question dans Ennemis publics, la correspondance dont j'ai déjà parlé. Ce que je veux dire, c'est que si, voilà encore une quinzaine d'années, il m'avait fallu noter les titres de ces trois ouvrages sur un bout de papier et attendre que le hasard me conduise à Vernon ou à Évreux pour aller les commander chez un libraire ou un autre, je suis presque certain que je n'en aurais acheté aucun, et réalisé, par là-même, une substantielle économie. On me dira : oui mais vous vous seriez privé de la découverte de trois livres qui, peut-être, vont vous ravir. C'est à la rigueur possible pour le petit roman de Dürrenmatt, mais c'est peu  probable pour le philosophe et pratiquement exclu pour le Romain, dont je suis d'ores et déjà presque sûr que je ne l'ouvrirai même pas ; ou alors avec la certitude de le refermer après trois ou quatre pages, ce qui revient au même. Bref, alors que la Case dégorge littéralement les livres, que les étagères prennent des airs de dépotoirs à migrants dans les environs de Calais, voici que je me mets à acheter des livres dont je sais que personne, et même pas moi, ne les lira : c'est ridicule.

– En revanche, il en est un dont je ne regrette pas l'achat, et c'est cet Ennemis publics auquel j'ai déjà fait allusion. Je disais, il y a trois jours, que les lettres de Lévy avaient été une très bonne surprise pour moi. Le volume refermé, cela reste vrai, même si je crois voir assez bien les moments où il prend la pose, où il écrit en vue de la publication prochaine, où il rajoute simplement une petite touche de doré à sa statue. Néanmoins, on a tout de même la sensation qu'il joue le jeu du dialogue avec son correspondant.

Il reste que les lettres de Houellebecq sont assez nettement supérieures aux siennes, sans doute parce qu'il parle davantage de lui-même et avec une évidente sincérité (et s'il ne l'est pas, sincère, alors on peut admirer son art de le paraître réellement). L'un dans l'autre, si je puis dire, l'ensemble se lit d'un seul jet, avec même, à la fin, le net regret de n'en avoir pas plus, à quoi s'ajoute un certain dépit, provoqué par la prise de conscience de n'avoir pas découvert une véritable correspondance, mais en quelque sorte participé à un “coup” éditorial. Enfin, au moins pour Houellebecq, ce coup valait le coup.


Dimanche  15 janvier

Sept heures vingt.– J'ai tout de même réussi, en fin de matinée, à me débarrasser des huit mille signes que je traîne derrière moi depuis jeudi après-midi. Il faut dire que le sujet en était, pour moi, aussi peu inspirant que possible, puisqu'il concernait une certaine Kim Kardashian, que je n'avais jamais vue, mais qui ressemble à une pouffiasse nord-américaine de modèle à peu près standard. Cette chose qui semble entièrement refaite malgré son âge peu avancé a été, voilà trois mois, victime d'un cambriolage dans sa suite d'hôtel parisien. Or, les suspects qui viennent d'être arrêtés sont de vieux malfrats “défavorablement connus des services de police”, qui ont tous entre 60 et 75 ans. On me demandait donc quelque chose d'un peu truculent, un article “papys braqueurs” inspiré plus ou moins des Tontons de Michel Audiard. Le problème est que, si je puis m'amuser aux exploits et mésaventures des malfrats de cinéma, je n'ai, pour ceux du monde réel, que le plus profond et le plus absolu des mépris, ainsi que je crois l'avoir déjà plus ou moins expliqué ici ou sur le blog : ces gens sont vraiment la lie de la terre, des lâches toujours du côté du manche et de l'autorité, toujours prêts du coup à terroriser, écraser, humilier et asservir les plus faibles qu'eux. Avec ça, pas de meilleurs gardiens de l'ordre établi et des dictatures en place. Le communisme et le nazisme ne s'y étaient d'ailleurs pas trompés, qui, dans leurs camps d'extermination respectifs, traitaient leurs “droits communs” avec une mansuétude jamais prise en défaut : relire Primo Levi et, surtout, Varlaam Chalamov, à ce sujet.

– Il n'est pas mal, le court roman de Dürrenmatt, Le Juge et son bourreau. Mais enfin, il ne m'a pas non plus donné envie de me précipiter sur les autres livres de son auteur.


Mardi 17 janvier

Sept heures dix. – Catherine semble avoir franchi le premier cap délicat du sevrage tabagique, assurément le plus pénible (mais pas forcément le plus piègeux…) ; cela fait maintenant dix jours qu'elle a arrêté. Quant à moi, je fume de moins en moins : me voilà rendu à deux pipes quotidiennes – et encore, pas bourrées “ras la gueule” –, c'est-à-dire que le paquet d'Amsterdamer va me durer la semaine, alors que, en “équivalent cigarettes”, il ne m'aurait guère fait plus de deux jours.

– Bizarrement (comme dirait Jonathan…), nous avons mené à bien sans le moindre raté le transfert de tous nos prélèvements d'argent, du compte de Levallois à celui de Pacy ; prélèvements, mais aussi remboursements, d'ailleurs : sécu et mutuelle. Le dernier verrou était les impôts : ils ont été ponctionné ce matin, sur le compte de Pacy. J'ai aussitôt rédigé une jolie lettre, en y joignant les documents idoines (photocopie de nos deux cartes d'identité et IBAN du compte de Pacy), afin de fermer définitivement les trois boutiques de Levallois : compte courant joint, livret d'épargne machin et livret truc ; des livrets que je vais sans doute devoir rouvrir à Pacy, afin d'y entreposer l'argent arrivé de Levallois. Pfff….

– Repris La Violence et le Sacré, de Girard. Assez paresseusement. Je vais sans doute, demain, commencer À rebours, acheté sous l'influence décidément pernicieuse de Houellebecq (Soumission). Cela dit, comme je n'ai jamais lu aucun livre de Huysmans, je ne suis pas à l'abri d'une bonne surprise (mais, d'après le souvenir que je conserve des extraits glanés ici ou là, je m'attends plutôt à une mauvaise).

Ce que je viens d'écrire, à la fin du paragraphe précédent, est stupide : si je m'attendsà une mauvaise surprise, elle ne pourra en aucun cas être une surprise.


Mercredi 18 janvier

Neuf heures et demie (du matin).– La maison est investie pour deux jours par un peintre chargé de nous remettre la cuisine à neuf. Naïvement, je m'étais dit que sa présence ne m'empêcherait nullement de demeurer au salon, et dans mon fauteuil habituel, le bruit du pinceau ou du rouleau sur un mur étant encore de ceux que je puis supporter, même en tenant compte des odeurs subséquentes. Hélas, nous sommes tombés sur un artisan que son tempérament guilleret pousse à chanter presque sans interruption (il y a cinq minutes, le temps de bourrer ma pipe, j'ai eu droit à la moitié de L'Aigle noir de Barbara…) ; et quand il en fait une, d'interruption, c'est pour se mettre à siffloter, ce qui est encore pis. Comme nous avons pour principe de ne jamais brimer les gens du peuple dans leurs diverses expressions artistiques, nous nous apprêtons donc à passer deux jours enfermés dans la Case : on n'aura pas volé notre apéritif de demain soir.

Sept heures vingt.– Elles sont toujours intéressantes, les périodes où Catherine tente d'arrêter de fumer ; elles le sont comme peut l'être un chemin de grande randonnée qui, après avoir paisiblement parcouru la plaine, se lance à l'assaut des montagnes, côtoie des précipices, affronte les orages soudains, etc. Cela ne dure pas, heureusement, on retrouve la plaine suivante assez vite (disons : une quinzaine de jours) ; mais enfin, durant ce temps, je me fais un peu l'effet d'un cobaye hérissé d'électrodes qui, à chaque mauvaise réponse à une question d'apparence anodine, se prendrait une décharge électrique par tout le corps. Conséquence logique : il perd son naturel, tente, avant d'avancer le pied, de deviner la fondrière traîtresse, et bien entendu tombe dans celle qu'il n'avait pas repérée et se prend une décharge supplémentaire, qu'il doit évidemment faire mine de ne pas ressentir, sous peine de grimper méchamment en voltage. C'est un peu fatigant, bien sûr, mais en même temps instructif : cela me donne un aperçu très réaliste de ce que peut être la vie de tous ces hommes qui vivent depuis des années avec des emmerdeuses patentées et n'ont aucun moyen, pas la moindre perspective d'en être délivrés autrement que par la mort, la leur où la sienne. Moi, au moins, non seulement l'expérience reste soft, mais en plus je sais qu'elle ne durera pas ; du coup, je conserve envers elle une certaine curiosité.


Jeudi 19 janvier

Sept heures et demie. – Finalement, très agréable surprise, notre peintre envahisseur nous a rendu la jouissance de la maison hier à midi et, aujourd'hui, à onze heures. La contrepartie, c'est qu'il doit revenir une dernière fois demain matin, pour une ultime couche et quelques finitions ; mais enfin, s'il ne reste pas plus longtemps, cela ira.

– J'ai occupé une petite partie de mon après-midi, la première, à écrire six mille signes à propos de Joseph Joffo, l'auteur (au moins partiel, puisqu'il est avéré que Claude Klotz a “peigné” le manuscrit) d'Un sac de billes, que je n'ai jamais lu mais qui, même sans mon appui, s'est vendu, ces derniers 43 ans, à une vingtaine de millions d'exemplaires – ce sont en tout cas les chiffres qu'auteur et éditeur font circuler. On en reparle en ce moment parce que sort une seconde adaptation au cinéma (la première est celle de Doillon, en 1975), tournée par un Québécois inconnu de moi, avec Patrick Bruel et Elsa Zylberstein en tête de gondole. J'imagine assez bien quel bon gros cinéma français bien pensant cela doit être : je sens que ça va balancer du vivre-ensemble à pleins seaux. Mais enfin, comme il n'y a rigoureusement aucune chance que je regarde jamais ça, je m'en fous. Mauvais ou pas, le film m'aura toujours rapporté 250 €.

– Ma deuxième partie d'après-midi a été consacrée à la lecture d'À rebours, acheté, je crois l'avoir déjà noté, sous l'influence pernicieuse de Houellebecq. Je n'avais jamais lu aucun livre de Huysmans et, après une petite centaine de pages de celui-ci, je pense que je m'en tiendrai là : même si l'originalité d'À rebours ne m'échappe pas, la langue de Huysmans, affectée, chantournée, toute en tarabiscots, cette langue n'est pas de celles qui emportent mon adhésion ; j'y suis même, disons-le, assez rétif.


Dimanche 22 janvier

Sept heures dix. – Deux jours sans venir ici, et je dois dire que l'envie ne m'en taraudait pas ce soir non plus. Peut-être va-t-il être temps de fermer cette boutique, maintenant que la retraite a sonné (Taratata ! C'est la retraite ! Il faut que je rentre au quartier pour l'appel ! ténorise dans mon dos ce grand couillon de Don José) ; surtout si toutes mes journées se mettent à ressembler aux trois qui viennent de s'écouler ; non qu'elles fussent désagréables, au contraire, mais parce que, en dehors de relire un peu paresseusement divers livres de Houellebecq, je n'ai rigoureusement rien fait, et pas davantage pensé. Comme, en outre, je traîne de moins en moins sur internet, les sujets de rage et d'accablement ont tendance à s'espacer, et leurs effets à s'amoindrir.

En attendant, j'ai à peu près complètement abandonné Huysmans, au milieu d'À rebours. Il conserve tout de même une petite chance de repêchage, le livre étant resté au salon, au lieu de venir s'ensevelir dans les rayonnages surencombrés de la Case.  Mais enfin, si je le termine un de ces jours, ce sera vraiment faute de mieux.


Mardi 24 janvier

Deux heures vingt. – C'est une expérience curieuse et intéressante, que celle à laquelle je me livre depuis quelques jours, et qui consiste à relire les six romans de Houellebecq dans leur ordre chronologique et sans la moindre interruption entre l'un et le suivant : on fait ainsi apparaître des lignes de force (je ne sais pas trop si c'est bien le terme qu'il faudrait) que l'on n'avait pas repérées d'abord, je veux dire en lisant les livres isolément les uns des autres dans le temps. On s'aperçoit en effet qu'aucun n'est véritablement indépendant de ceux qui l'entourent, mais qu'au contraire chaque roman semble sortir du précédent, ou d'une partie de celui-ci, de l'un de ses thèmes secondaires, voire à peine esquissé ; de la même façon, il prépare la venue du suivant, pose toujours, à un moment donné, la pierre d'attente sur laquelle va s'appuyer le roman ultérieur.

Prenons pour exemple d'illustration La Possibilité d'une île, puisque c'est celui que je suis occupé à terminer. Si je fais abstraction des toutes premières pages, on entre dans le roman par le récit de l'éveil de la vocation de comique de Daniel1, laquelle a lieu dans un club de vacances, type Club Méditerranée, situé en Tunisie ; or, le club, les vacances, le tourisme de masse, ce sont, on s'en souvient, les thèmes majeurs du roman précédent, Plateforme. Ici, il n'apparaît que pour disparaître presque aussitôt, c'est une sorte de citation, un peu comme celles que fait Beethoven des trois premiers mouvements de la IXe symphonie au début du quatrième. La différence est que, à ma connaissance (mais mon oreille rudimentaire peut très bien m'abuser), ni Beethoven ni aucun autre musicien ne fait, d'un mouvement à l'autre, et encore moins d'une œuvre à la suivante, de citation prédictive ; alors que Houellebecq, oui. Il n'est pas bien difficile de s'apercevoir que la fin “futuriste” des Particules élémentaires est en quelque sorte le terreau d'où va sortir La Possibilité. Et, dans ces Particules elles-mêmes, on trouve déjà amorcé le thème des vacances à but sexuel qui sera développé juste après dans Plateforme. Pour revenir à La Possibilité d'une île, Houellebecq y glisse, au début d'un chapitre de la deuxième moitié du livre, un paragraphe de réflexion à propos des cartes Michelin et de ce qu'impliquent leurs différents changements d'échelle : il y a là, en germe à peine perceptible, l'œuvre de Jed Martin, l'artiste de La Carte et le Territoire, roman suivant immédiatement  La Possibilité. Ce n'est pas tout : vers la fin de ce même roman – important “pivot”, décidément –, on tombe sur quelques pages dans lesquelles Houellebecq – ou plutôt Daniel1 – tente d'établir quelle va être la destinée de l'islam en Occident, la façon dont il va monter irrésistiblement en puissance, avant de s'effondrer brutalement : la partie “ascensionnelle” est bien sûr celle qui a donné ensuite naissance à ce qui reste à ce jour son dernier roman, Soumission ; on pourrait donc imaginer que, dans son prochain livre, ou encore le suivant, l'écrivain revienne sur ce thème de l'islam, mais cette fois pour nous en décrire l'effondrement, ce qui, d'une façon ou d'une autre, le conduirait forcément à se confronter, ou à s'accorder, avec Philippe Muray.

Au moment d'en terminer avec cette petite réflexion, bien trop superficielle et rapide évidemment, j'entrevois une nouvelle correspondance entre deux des romans, mais plutôt sur le mode humoristique : dans La Carte, le personnage nommé Michel Houellebecq est assassiné suivant une sorte de rituel barbare, son corps étant dépecé de manière apparemment méthodique mais incompréhensible. Or, dans le roman précédent, La Possibilité, il est dit que certains adeptes de la nouvelle religion élohimite – celle qui promet la vie éternelle grâce à la conservation puis la réactivation de leur ADN – se mettent à organiser leurs suicides publics selon des modalités outrancièrement théâtrales, qui ne sont pas sans rappeler l'état dans lequel on retrouve Michel Houellebecq dans La Carte ! De là à s'imaginer que, dans un roman ultérieur, le personnage ainsi massacré pourrait ressusciter sous la forme d'un Michel2, il y a un pas que ma couardise naturelle m'interdit de franchir, mais auquel je pense néanmoins.

Sept heures et quart.–  Dans la série des correspondances houellebecquiennes, il y a aussi, évidemment, la nouvelle de 2000, intitulée Lanzarote, qui fournit en quelque sorte la “matrice géographique” de La Possibilité d'une île (et mes doigts viennent de frapper sur le clavier : La Possibilité d'une pile…) Du reste, certaines de ces correspondances n'en sont pas vraiment, tout au plus des clins d'œil au lecteur un peu attentif. Par exemple, juste après avoir longuement parlé des Raéliens (devenus les Élohimites) dans La Possibilité, le fait, dans le roman suivant, d'intituler l'un des tableaux de Jed Martin Claude Vorilhon, gérant de bar-tabac.

Je suis donc passé, en fin d'après-midi, de La Possibilité d'une îleà La Carte et le Territoire, roman qui, malgré le (à cause du ?) Goncourt, n'a pas eu très bonne presse à sa sortie, si je me souviens bien.  Peut-être parce qu'il marquait le retour à un Houellebecquisme plus classique, après les échappée apocalyptiques et post-humaines du précédent livre : il pouvait, à ce titre, passer pour une sorte de reculade ou, avec un peu plus d'indulgence, de piétinement.  Je n'en ai encore relu qu'un quart, mais il me semble que c'est peut-être, des six, le roman qui se place le plus explicitement sous la protection des “grands anciens”, et notamment de Balzac. (Nouvelle correspondance : Balzac faisait une double irruption dans La Possibilité, puisque, à un moment, Daniel1 dit ne plus avoir le goût de la lecture, sauf pour Splendeurs et misères des courtisanes, et parce que, d'autre part, l'un des deux personnages féminins se prénomme Esther.) Que disais-je ? Oui : roman balzacien. Mais balzacien inversé, balzacien “dans le miroir”. (Je sais bien ce que je veux dire par là et de quelle manière il faudrait un peu développer, mais je n'en ai vraiment aucune envie : je ne suis pas critique littéraire, et encore moins diplômé universitaire.) La Carte et le Territoire, d'ailleurs, ne convoque pas seulement Balzac. Lorsque, page 82, on apprend que la première exposition de Jed Martin (la première dans le cadre du roman) s'intitule La carte est plus intéressante que le territoire, comment n'entendrait-on pas son équivalent chez certains écrivains : la littérature est supérieure à la vie ? Soudain, on voit passer, en arrière plan de l'exposition, Flaubert, Proust, Mallarmé, et probablement d'autres qui ne me viennent pas à l'esprit en ce moment (ah, si, tout de même : Lovecraft…) ; enfin tous ceux qui, aussi mal à l'aise dans leur existence que peut (ou a pu) l'être Houellebecq dans la sienne, ont pensé et dit que la littérature valait mieux que la vie, que la carte était plus intéressante que le territoire.

Finalement, ce qui m'a le plus frappé, dans cette lecture en continu, le fait marquant, indubitable, c'est que Michel Houellebecq est sans doute le dernier en date des grands écrivains romantiques, affirmation qui, bien sûr, va faire violemment sursauter ceux qui pensent que “romantique” et “à l'eau de rose” sont synonymes (mais, par chance, ceux qui pensent cette ânerie ne lisent pas mon journal…). Et, du coup, je me demande si là ne serait pas la clé de cette véritable répulsion que beaucoup de femmes éprouvent – sans le savoir ou en le sachant – envers ses romans. Car si elles ressentent la vision qu'il donne de l'amour, du désir, etc. comme un insupportable blasphème, c'est peut-être justement parce qu'elles comprennent que ce jeu de massacre vient de l'intérieur ; qu'il est perpétré par un homme qui, au fond, est de leur côté, qui veut continuer de croire en l'amour autant qu'elles-mêmes, malgré tout, mais que son génie de romancier oblige à décrire dans sa plus cruelle nudité. Un peu comme Balzac (et nous y revoilà), qui proclamait écrire à l'ombre du trône et de l'autel, mais qui, dès qu'il prenait la plume, ne cessait de montrer comment et pourquoi le trône et l'autel étaient irrémédiablement condamnés. Pour ce qui est de l'amour lui-même, c'est peut-être du côté de Stendhal qu'il faudrait chercher des points de concordance. Mais, là, j'en ai vraiment assez ; au moins pour ce soir.


Mercredi 25 janvier

Midi.– À la page 235 de La Carte et le Territoire, on tombe sur une énorme bourde, due évidemment à Houellebecq, mais qui prouve en outre que, chez les éditeurs en général et chez Flammarion en particulier, les livres sont relus par des gougnafiers, voire pas relus du tout. Voici ce qu'on lit : « Il se souvenait également [Jed Martin] de “La force tranquille”, ce slogan inventé par Jacques Séguéla qui avait permis, contre toute attente, la réélection de François Mitterrand en 1988. Il revoyait les affiches représentant la vieille momie pétainiste sur fond de clochers de villages. Il avait treize ans à l'époque, etc. » Or, c'est évidemment en 1981 que ce slogan a permis non la réélection mais l'élection de Mitterrand. Que Houellebecq se soit emmêlé les crayons, c'est tout à fait plausible, et même compréhensible ; ce n'est en tout cas pas moi qui lui jetterai la pierre : d'un bout à l'autre du Chef-d'œuvre, à propos de Charlie et de son père, j'ai imperturbablement confondu les Kabyles avec les Berbères sans jamais m'en apercevoir, à aucun moment de l'écriture ni dans l'une ou l'autre de mes nombreuses relectures. Mais au moins, là, c'était une bourde que le correcteur des Belles Lettres n'avait aucun moyen de détecter (Charlie, après tout, aurait très bien pu être réellement kabyle…). Tandis que la confusion entre les deux élections de “la vieille momie pétainiste” aurait dû sauter aux yeux de n'importe qui, à plus forte raison d'une personne dont c'est le métier de traquer ce genre d'absences. Du boulot de Berbère, quoi.


Jeudi 26 janvier

Neuf heures du matin. – J'ai terminé La Carte et le Territoire peu avant huit heures, ce matin. Aussitôt, la question a surgi : que lire après Houellebecq ? Ce n'est pas une question qu'entraînent tous les écrivains que l'on aime ; certains seulement ; ceux qui ont une voix particulière, une manière unique de chuchoter dans les ténèbres, qui font de leur œuvre une sorte de profonde ornière, de laquelle, chaque fois que l'on s'y risque à nouveau, on a bien du mal à ressortir. On a l'impression – et elle peut durer plusieurs jours – que tout autre écrivain que l'on abordera derrière, même si on le connaît et l'aime déjà, sera forcément un peu plat ; décevant, en tout cas ; frustrant ; et nous donnera l'impression bizarre de s'exprimer en une langue vaguement étrangère. Balzac fait partie de ceux-là ; Simenon aussi, dans une mesure moindre. Et Houellebecq, donc. Évidemment, de ces trois-là, le contemporain est le moins dangereux, dans la mesure où son œuvre est beaucoup plus restreinte en volume : arrive assez vite le moment où l'on est bien obligé de sauter hors de l'ornière, puisque le chemin s'interrompt. Cela ne résout pas le problème que je posais : que lire ensuite ? Tout à l'heure, j'ai “botté en touche”, comme aiment à ânonner mes ex-confrères, en reprenant le court mais remarquable essai que M.H a consacré à Lovecraft en 1991, c'est-à-dire aux premières lueurs de l'aube de sa carrière. J'ai doublement bien fait. D'abord parce qu'il m'est apparu que le misanthrope raciste de Providence pourrait constituer un excellent sas de réacclimatationà la littérature non-houellebecquienne (il faudra quand même se méfier : Lovecraft est lui-même un écrivain puissamment ornièreux…) ; ensuite parce que, dans les dernières pages de l'essai, je suis tombé sur l'une de ces “pierres d'attente” que j'évoque ici depuis quelques jours. Dans ce passage, Houellebecq essaie d'imaginer l'horreur et la détestation qu'inspirerait notre monde à Lovecraft, lui qui détestait déjà si bien le sien. Il énumère brièvement quelques bonnes raisons de haïr en effet notre société : mercantilisme, publicité, culte “absurde et ricanant” de l'efficacité économique, etc. Et, alors, arrivent ces deux phrases : « Pire encore, le libéralisme s'est étendu du domaine économique au domaine sexuel. Toutes les fictions sentimentales ont volé en éclats. » Sur cette pierre d'attente, à peine discernable dans l'ensemble du texte, reposera entièrement, trois ans plus tard, Extension du domaine de la lutte.

Et je crois que je vais réellement relire deux ou trois “grands textes” de Lovecraft.


Samedi 28 janvier

Sept heures et demie.– La journée d'hier fut essentiellement hospitalière et autoroutière, puisque nous sommes restés à la clinique de l'Europe, Rouen, d'une heures de l'après-midi à près de sept heures du soir ; tout cela parce que Madame Catherine voulait qu'on lui remît le pouce gauche en état de marche – ce qui fut fait. Mais, naturellement, comme je le prévoyais, cela ne fut pas fait à l'heure dite. Le rendez-vous au service de chirurgie “ambulatoire” était à deux heures. (Il faut vraiment que nous soyons des branquignols au carré, pour réussir à avoir une heure d'avance sur un trajet d'une heure cinq ou une heure dix. Mais enfin…)

Rendez-vous à deux heures, donc : en moi-même, j'étais persuadé que personne ne viendrait chercher Catherine avant quatre heures (mais je n'en disais rien, pour éviter de désespérer Billancourt) ; comme il n'y avait qu'une pauvre chaise dans la chambre, mais que le palier d'accueil était, lui, nanti de fort confortable fauteuils, nous nous séparâmes : après tout, je n'étais que le chauffeur, et on n'a jamais vu un chauffeur partager la chambre de la patronne – en tout cas pas au vu et au su d'un personnel hospitalier par ailleurs exemplaire.

Exemplaire mais en retard, donc, puisque, en effet, je vis Catherine se diriger vers l'ascenseur – sur son lit à roulettes poussé par un grand nègre à la mine avenante – juste avant que ne sonnassent quatre heures. Dans l'intervalle, j'avais eu le loisir de terminer Dans l'abîme du temps, puisque je m'étais muni du premier volume de Lovecraft, le meilleur, celui qui contient le cycle de Chthulu. Après un petit séjour à l'air libre, le temps de fumailler une demi-pipe, je retrouvai mon fauteuil et attaquai L'Abomination de Dunwich, avant de passer à Celui qui chuchotait dans les ténèbres. J'étais bien installé, le lieu était étonnamment peu bruyant, les dirigeants de la clinique – grâce leur soit rendue pour les cinq générations à venir – n'ayant pas jugé utile d'installer des téléviseurs au plafond, comme c'est désormais le cas à peu près partout. Je ne m'impatientais pas, vu que je ne m'attendais pas à ce que Catherine remontât du bloc avant au moins cinq heures et demie : elle fut de retour dans sa chambre à six heures moins dix et, une grosse demi-heure plus tard, nous quittions Rouen pour la maison – où j'avais pensé à mettre du riesling au frais, que je sirotai dès notre arrivée, et tout le temps que dura le Planète terreur de Robert Rodriguez.

Finalement, ce fut plutôt une bonne journée.


Lundi 30 janvier

Sept heures.– C'est juste après avoir franchi le mitant du livre que j'ai finalement abandonné la lecture des Aventures d'Oliver Twist, roman assez ennuyeux, à l'humour et à l'ironie beaucoup trop appuyés, aux personnages tout d'une pièce et souvent caricaturaux, au jeune héros pratiquement inodore et sans saveur. J'espère avoir plus de chance avec David Copperfield, qui m'attend sur la table du salon. Ma déception face à Oliver Twist m'a d'autant plus étonné que je gardais, et garde encore, un excellent souvenir des Grandes Espérances, du même Dickens. En attendant, afin de ménager un no man's land net entre les deux romans, le rejeté et l'appelé, je relis vaguement L'Imparfait du présent de Finkielkraut.

– Je ne suis pas sûr d'avoir noté ici que, Catherine ayant arrêté de fumer il y a maintenant trois bonnes (ou plutôt mauvaises…) semaines, j'avais de mon côté renoncé à la cigarette au profit de la pipe, comme je l'ai déjà fait plusieurs fois par le passé. Au bout de deux semaines, j'étais fort content de constater qu'un paquet de 50 grammes d'Amsterdamer me “faisait” six jours, ce qui revenait à diviser ma consommation presque par trois (et à réaliser des économie substantielles, puisque le dit paquet ne vaut que 8,30 €). Et de quoi me suis-je aperçu, avant-hier, en allant en acheter un nouveau, de paquet ? Qu'ils n'étaient plus, désormais, de 50 grammes, comme durant ma folle jeunesse, mais seulement de 40 ! Si bien que, d'un seul coup, d'une seconde sur l'autre, je me suis trouvé consommer encore moins que ce que je croyais. En fait, je fume deux pipes par jour : la première, que je bourre le matin, me dure jusqu'au début de l'après-midi ; ensuite je cesse de fumer jusqu'au moment du repas de Bergotte, soit six heures ; c'est alors que je bourre la seconde pipe que, généralement, je ne termine que le lendemain matin, avec le premier café.


Mardi 31 janvier

Sept heures dix. – Matinée plutôt agitée, suivie d'un après-midi quasiment “blanc”, dans la mesure où il me faudrait faire un réel effort de mémoire pour pouvoir dire comment je l'ai occupé ; en réalité, je crois que je ne l'ai pas vraiment occupé ; que je suis resté au bord, en marge ; le regardant couler comme une rivière froide et me gardant bien d'y risquer un orteil. Ce matin, en revanche, nous avons, Catherine et moi, enchaîné les visites aux diverses échoppes qui nous permettent de ne pas mourir de faim, avant de finir en apothéose à l'agence pacéenne du Crédit mutuel : il s'agissait d'y ouvrir force livrets d'épargne (qui, à l'heure actuelle, ne servent pratiquement plus à rien, tant les taux d'intérêt sont proches du zéro ; mais enfin, il faut bien entreposer l'argent quelque part), ce qui fut fait en un temps satisfaisant, c'est-à-dire moins d'une demi-heure pour trois ouvertures. C'était une manière bien raisonnable et prévoyante de terminer le mois.


Février 2017

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ESCALE À PORT-ROYAL







Mercredi 1er février

Sept heures dix. – Excellente idée qu'a eue Catherine – sans même m'en parler au préalable – de proposer à Anna et Dominique “Pluton” que nous nous rejoignions, le temps d'un week-end (qui pourrait d'ailleurs être, si je puis ainsi m'exprimer, un “week-end en semaine”), à mi-chemin de notre Normandie et de leur Provence. Dans une carte que nous avons reçue ce matin, Anna y souscrit d'enthousiasme. Du coup, cela a relancé mon envie de Berry, et plus précisément de Nohant, d'autant que la maison de la Bonne Dame se trouve justement équidistante des deux nôtres (en trichant un peu : les Pluton auront une centaine de kilomètres à parcourir en plus que nous). J'ai donc proposé à Dominique cette destination, qui semble lui agréer beaucoup, et j'y ai joint deux liens conduisant à des hôtels-restaurants, l'un à La Châtre, l'autre à Nohant, dans l'enceinte même du parc ayant appartenu à la baronne Dudevant – si j'ai bien compris. Comme Dominique est le seul de nous quatre qui travaille encore, c'était évidemment à lui de déterminer la période de notre double pérégrination : on s'achemine, aux dernière nouvelles qu'il me donne, vers la première quinzaine d'avril. L'avantage, pour Catherine et moi, est que nous pourrons en profiter pour inviter à dîner le père B., qui vit désormais tout près de là, depuis sa mésaventure lyonnaise. Nous hésiterons d'autant moins à le faire que je suis certain qu'entre les Pluton et lui la “carburation” se fera à merveille.

– N'ayant pas trop envie d'attaquer David Copperfield sitôt après avoir abandonné Oliver Twist, je flotte un peu dans mes lectures. J'ai repris tout à l'heure L'Art de raconter, de Dominique Fernandez , dont je n'avais aucun souvenir (refrain connu), alors que je dois pourtant bien l'avoir lu, après l'avoir acheté, il y a une poignée d'années (le livre date de 2006). Je tâcherai d'y revenir un de ces soirs.

– Demain, matinée levalloisienne et médicale : j'ai rendez-vous à 11 heures chez l'oculiste pour un “fond d'œil”. Comme cet examen provoque une dilatation gênante des pupilles, et empêche donc de conduire durant plusieurs heures, Catherine est contrainte de m'accompagner afin de ramener ensuite Liselotte à bon port.


Jeudi 2 février
  
Sept heures et demie. – Rien aux yeux ! C'est une chance et un soulagement car, de fait, je n'ai que deux vraies grandes terreurs, dans l'existence : la maison de retraite et la cécité ; l'abomination suprême étant, je suppose, de se retrouver aveugle et incarcéré. Pour la première de ces deux peurs, le mouroir collectif, il n'y a vraiment que peu de risques que j'y échoue un jour, dans la mesure où je suis à peu près assuré de replier le pébroque relativement jeune : au feeling, comme ça, je dirais 70 ans si tout se passe bien. Quant à la cécité – ou à l'aveuglement, pour parler comme José Saramago –, eh bien, le seul moyen de s'en prémunir (pas garanti par la faculté hélas) est de se soumettre scrupuleusement à tous les examens que prescrit l'oculiste ; laquelle a émis le souhait de me revoir dans un an et demi : elle peut compter sur moi.


Vendredi 3 février

Sept heures dix.– Pour les esprits faibles et influençables, comme le mien, certaines lectures se révèlent onéreuses ; L'Art de raconter, de Fernandez en fait assurément partie. Comme l'auteur sait parler des écrivains qu'il aime, la tentation est grande de le suivre sur ses différentes pentes ; et comme, désormais, acheter un livre se fait sans même y penser, d'une simple pression de l'index, les dégâts peuvent s'avérer redoutables. Ainsi, moi : pourquoi, à la rigueur, ne pas découvrir des écrivains connus seulement de nom, tels que Hrabal ou Istrati ou encore le Français Gustave Aimard ? D'autant que leurs livres ne sont pas si chers, finalement : allons-y ! commandons ! Mais était-il bien raisonnable d'y adjoindre les deux fort volumes du Port-Royal de Sainte-Beuve ? Sans doute que non. Pourtant, durant quelques minutes, il m'a semblé impossible de continuer à vivre, ce qui s'appelle vivre, sans avoir l'ouvrage à portée de main et d'yeux dans les meilleurs délais. Quelques minutes… Plus qu'il n'en faut pour passer le clic fatidique…

Cela dit, c'est très bien, Istrati, dont le Kyra Kyralina est arrivé ce matin et dont j'ai lu les deux tiers cet après-midi : c'est l'Orient à portée de main, on y parle grec, turc et roumain, Constantinople est à deux pas, les femmes se fardent et s'empiffrent de gâteaux sans quitter leurs lits pleins d'odeurs légères, elles sont adulées par leurs soupirants et tabassées par leurs maris et leurs fils, ce qui les oblige, après leur passage, de s'enduire tout le corps d'onguents au benjoin, etc. Et c'est encore, Panaït Istrati, un Roumain qui a écrit toute son œuvre directement en français.


Samedi 4 février

Sept heures vingt.– La maison Lagardère est une grande maison. Les premières factures que Catherine leur a envoyées étaient datées du 4 décembre ; lorsqu'elle avait posé la question, une personne de la DRH lui avait répondu que les factures, chez L.A., étaient payées “aux soixante jours”. Eh bien, ce matin, 4 février, Catherine a trouvé dans sa boitamel un pdf qui l'y attendait depuis 0 h 03, lui indiquant qu'un ordre de virement venait d'être émis en sa faveur, ainsi que le décompte précis des sommes qu'elle allait recevoir. Elle en était tout épatée, et moi aussi. Pour faire mon esprit fort, je lui ai tout de même fait remarquer que, du 4 décembre au 4 février, il y avait 62 jours, et que, donc, son employeur avait failli à sa parole.

– Sinon, j'ai beaucoup lu et reçu un certain nombre de livres nouveaux. Mais, je ne sais pas pourquoi, en parler maintenant me fait abondamment suer. Et puis, je suis attendu devant la télévision par Catherine et Robert Rodriguez : El Mariachi !


Dimanche  5 février

Sept heures dix. – J'ai créé hier un nouveau livre “Blurb” (non, décidément, je ne m'y ferai jamais…) afin d'y mettre mon journal de 2016, que ma mère ne manquerait pas de me réclamer si je tardais trop à le lui apporter. J'en ai terminé tout à l'heure avec le mois de janvier, un peu surpris de constater qu'il remplissait près de cinquante pages à lui seul. Je suppose que les mois suivants vont aller s'amenuisant, mais après tout je n'ai aucune certitude à ce sujet. C'est, de toute façon, sans la moindre importance, qu'il soit volumineux ou non. Pour l'instant, le titre général retenu est : Chef-d'œuvre à la mer. Et j'ai trouvé, en date du 15 janvier, la petite phrase idiote ou vide de sens que j'ai pris l'habitude d'imprimer en quatrième de couverture. Elle est brève et dit ceci : « En plus de tout ça, je suis allé à la déchetterie.» Si je trouve encore plus absurde dans la suite, je la changerai ; ou bien j'en mettrai deux : il faut savoir ne pas être prisonnier du carcan des traditions, aussi vénérables soient-elles.

– J'ai presque terminé Le Christ s'est arrêté à Éboli, excellent livre, contenant même des pages admirables, sans que l'écriture ne se départe jamais d'une grande sobriété. Par moment, l'évocation de ces paysans de Lucanie (aujourd'hui Basilicate), de leur misère toute imprégnée d'une résignation traversée par de brusques éclairs de colère, me faisait penser au documentaire réalisé dans les années trente par Buñuel, dans cette région particulièrement déshéritée d'Espagne dont le nom m'échappe pour le moment. (Je viens d'aller voir sur Wiki : la région est celle des Hurdes, en Extrémadure, et le documentaire s'appelle Terre sans pain ; en espagnol : Las Hurdes, tierra sin pan.)


Lundi 6 février

Sept heures dix. – Les Puissances tutélaires n'ayant pas jugé utile de faire appel à mes services, j'ai pu “importer” février et mars dans le livre Blurb. En effet, comme je le prévoyais, ils sont moins copieux que janvier, mais pas au point que j'aurais cru, puisque je me retrouve avec 130 pages pour les trois premiers mois. En revanche, je me suis rendu compte que, le volume 2015 s'intitulant Ma vie est un Chef-d'œuvre, je ne pouvais pas appeler 2016 Chef-d'œuvre à la mer. Pour l'instant, je me suis arrêté, non pas à Éboli, mais sur Roman à la mer : j'espère pouvoir trouver mieux en cours de relecture.

– Terminé le livre de Carlo Levi, puis lu le court volume d'Istrati qui s'intitule Mes départs, et qui, par moment, m'a rappelé Jack London, mais un London qui porterait sur ses épaules deux mille ans de civilisation méditerranéo-médio-orientale. Là-dessus, comme les deux volumes “Bouquins” venaient d'arriver par la poste, je me suis lancé dans le Port-Royal de Sainte-Beuve : je ne suis pas sûr que le frêle esquif de mon intelligence me permettre d'aller au bout de cette impressionnante traversée, sans appeler à l'aide je ne sais quels gardes-côtes. On verra. Comme je n'ai pour l'instant lu que l'introduction (intéressante, utile et sobre, bien que due à un universitaire), je me sens plein d'allant. Avec, pourtant, un premier bémol : c'est écrit bien petit, pour des yeux sexagénaires…


Mardi 7 février

Sept heures dix. – C'est un très bel écrivain que Sainte-Beuve, et les cent premières pages de son Port-Royal sont superbes. Pour l'instant, par la maîtrise du style et le déploiement de son sujet, il me fait penser à Taine, celui des Origines de la France contemporaine (ce qui est peut-être une ânerie, mais qui viendra me démentir ?) Ce qui semble remarquable (j'ai lu à peine un quinzième de l'ensemble…), c'est que, bien que suivant un plan apparemment rigoureux, il donne tout de même une belle impression de liberté, presque de vagabondage, en introduisant dans son récit certaines digressions qui doivent lui tenir à cœur, sous des prétextes somme toute assez minces ; comme, dans le livre premier, à propos de la fameuse Journée du Guichet, qui vit l'affrontement entre la toute jeune Mère Angélique (17 ans) et son père, chef de la famille Arnauld, lorsqu'il se lance avec une vraie gourmandise dans un parallèle de plusieurs pages serrées avec le Polyeucte de Corneille, au travers notamment de la belle figure de Pauline, l'épouse du personnage éponyme. Je ne sais pas si j'irai au bout de ces quelque mille cinq cents pages, mais, pour l'instant, je suis tout excité de les avoir devant moi ; et je remercie Dominique Fernandez de m'avoir incité à cet achat.


Vendredi 10 février

Cinq heures. – J'ai terminé hier le transport de mon journal 2016 dans le logiciel Blurb. J'ai été surpris de constater que j'avais davantage écrit l'année dernière que les deux précédentes : 356 pages contre un peu moins de 300 pour 2014 et nettement moins en 2015. Tout à l'heure, avec le secours de Catherine, nous avons finalisé l'opération, ce qui consiste à bien faire attention de cocher les petites cases “couverture souple” et “impression noir et blanc”, sous peine de se retrouver avec des livres coûtant leur poids en pépites d'or fin. Nous sommes arrivés à un volume de 12 € tétécé, plus le port bien entendu. Pour les éventuels acheteurs, j'ai ajouté cinq euros, car il est moral que l'auteur d'un livre gagne de l'argent avec icelui, dût-il n'en vendre qu'un seul. Enfin, nous avons comme d'habitude passé commande de deux exemplaires, l'un pour nos archives conjugales et l'autre pour ma mère.

D'ici une heure, nous serons installés au salon devant un modeste apéritif, lequel aura une double justification. La première est que Catherine a fini de repeindre entièrement la salle de bain, dans laquelle plus personne n'osera désormais se laver tant elle rutile et étincelle ; l'autre est que les premiers sous venant de Lagardère sont enfin arrivés sur le compte “dédié” de Catherine, mon valeureux micro-entrepreneur, dont l'emploi est aussi fictif que celui d'une Pénélope au carré. Comme la même a décrété qu'il nous fallait désormais dépenser  à mesure l'argent qui commençait d'affluer, nous avons décidé, sur sa suggestion, de nous offrir une courte escapades chaque mois. Pour le mois de mars, nous appuyant sur la visite que nous voulions faire à André et Béa, à Strasbourg, nous partirons vingt-quatre heures plus tôt afin de bivouaquer à Colmar ; ou, plus précisément, à Kaysersberg, où se trouve Le Chambard. En avril, la promenade nous conduira à Nohant, où nous aurons le plaisir de retrouver Anna et Dominique “Pluton”, dans cette auberge qui, à ma grande stupéfaction, a pour nom La Petite Fadette. (Je viens de m'apercevoir que, ce journal devant être publié fin mars, le voyage alsacien ne sera déjà plus qu'un souvenir lorsque mes dizaines de milliers de lecteurs en prendront connaissance.) Enfin, en mai, nous cinglerons droit sur l'Atlantique, Catherine ayant une tenace envie de découvrir Guérande depuis qu'elle a lu la Beatrix de Balzac. Nous logerons à quelques kilomètres, au Castel Marie-Louise de La Baule. À propos de La Baule, d'ailleurs, je suis presque sûr de connaître quelqu'un qui a des accointances là-bas, mais pas moyen de me rappeler qui. Je pencherais pour Matthieu Woland, mais sans la moindre assurance. Pour juin, rien n'est encore décidé ; et il est à prévoir que nous ferons relâche en juillet et août, ne tenant aucunement à côtoyer des hordes d'imbéciles cousus d'enfants. Et puis, c'est en juillet et août que je risque d'avoir le plus d'articles en commande de la part de FD : il faudrait voir à faire tourner la machine à son plein, ne serait-ce que pour financer avec largesse les petits séjours ultérieurs.

Sept heures et demie. – J'ai oublié (pas étonnant, on va le comprendre…) de signaler un incident, à propos du livre “Blurb”. C'est que, après l'avoir finalisé, inspecté dans ses moindres détails, après avoir reniflé à deux tous les pièges possibles, puis l'avoir enfin commandé, je me suis soudain aperçu – les écailles me tombant des yeux, comme on dit – que nous venions de commander (et payer…) un livre, dont le recto était au verso et réciproquement. Soudain devenue économe, Catherine me dit : « On s'en fout : c'est juste pour nous et pour ta mère ! » Sa position se défendait, c'est vrai : ma mère, si on lui avait présenter la chose comme une bourde monumentale de son fils aîné, en aurait ri et aurait lu le livre tout pareillement. Mais c'est que, moi, ça ne m'allait pas du tout, ce “devant derrière” ! Heureusement, nous avons trouvé tout de suite le moyen d'annuler notre commande. Il ne me restait plus qu'à réparer le dégât provoqué par mon cerveau en miettes, renommer le “projet” et passer commande du nouveau livre qui, revu par saint Éloi comme la culotte de Dagobert, se présentait désormais à l'endroit.


Dimanche 12 février

Sept heures dix. – Rien de notable à inscrire ici, ni hier, ni aujourd'hui : je n'ai pas bougé de la maison, n'ai rien écrit, et me suis contenté d'avancer, assez lentement, dans le Port-Royal de M. Sainte-Beuve. J'en suis à la mort de Saint-Cyran – soit aux alentours de la page 350, sur 1500 –, on vient de me présenter Guez de Balzac, on décortique pour moi l'Augustinus du camarade Jansenius (ce qui ne constitue pas la partie la plus enthousiasmante de l'ouvrage, assez loin s'en faut), et je sens que Blaise Pascal ne va pas tarder à débouler des coulisses. Son arrivée ne devrait d'ailleurs pas accélérer ma lecture, ayant plus ou moins prévu, à mesure qu'il en serait question, de relire une à une ses Provinciales. (Non, pas de relire, cessons de plastronner : de lire. Car, jusqu'à maintenant, et encore il y a longtemps, je n'ai guère fait plus qu'en survoler deux ou trois, de ces fausses lettres.) Dans le himmel qu'il m'adressait il y a deux ou trois jours, Michel Desgranges m'adjurait de ne pas céder aux séductions  (et aux erreurs, ajoutait-il) de Sainte-Beuve, à propos de ceux qu'il nomme (Desgranges, pas Sainte-Beuve) les “hérétiques de Port-Royal”. Je lui ai répondu que le risque d'y succomber était fort mesuré, dans la mesure où ces personnages, Saint-Cyran en tête, me semblent être de foutus drôles, pas drôles du tout justement, et marqués par une assez nette propension à la tyrannie morale, vu le peu d'appétence qu'ils semblent avoir pour la liberté et le libre arbitre de l'homme.  Par ailleurs, je suppose que n'est pas étranger à la détestation de Michel à leur endroit le fait que beaucoup de jansénistes, au siècle suivant celui dont je suis occupé pour le moment, se sont montrés très en faveur de la Révolution française (témoin l'abbé Grégoire), de la liste civile du clergé, etc. ; je reconnais que cela, à mes yeux non plus, ne témoigne guère en leur faveur. Il ne devrait pas être impossible de montrer que les jansénistes ont continué d'exister au XXe siècle, où on a pris l'habitude de les appeler communistes. L'un des effets amusants de cette lecture au long cours, c'est que, par contrecoup, je trouve les jésuites de plus en plus sympathiques. Il est vrai que je n'ai jamais rien eu contre eux, ces braves jésuites, qui ont tout de même réussi, à peu près à la grande époque de Port-Royal d'ailleurs, à avoir le voluptueux et énigmatique Aramis pour général. Alors que les jansénistes me feraient plutôt penser à Robespierre et consort, évocation nettement moins plaisante : on sent qu'il n'y a pas très loin, de Saint-Cyran à Saint-Just.

Pour rester dans le même environnement spirituel, et sur les conseils du même Michel Desgranges, j'ai commandé tout à l'heure De l'Église gallicane (ce n'est pas le titre complet) de Joseph de Maistre. Ce qui m'a fait songer que je possède depuis plusieurs années, du même, Les Soirées de Saint-Pétersbourg, en un gros volume “Bouquins”, et que je n'ai jamais dû qu'en feuilleter les premières pages, je me demande bien pourquoi.

– Hier soir, pour tenter d'amortir la redevance que l'on nous contraints à payer, j'ai voulu laisser un peu tomber les séries enregistrées pour regarder un film passant sur de nos chaînes payantes (payantes en plus de la redevance, et que nous ne regardons quasiment plus…), en l'occurrence L'Évangile selon saint Matthieu de Pasolini. Catherine à tenu trois quarts d'heure, et moi un de plus : c'est ennuyeux à périr. Et pourtant, il commençait bien : la confrontation de Joseph avec Marie enceinte est une belle scène, par exemple. C'est dès que Jésus, le Jésus adulte, se met à dispenser sa parole que le film se casse la figure, me semble-t-il. Bref, ce soir, on va revenir à The Shield.


Lundi 13 février

Sept heures cinq. – Journée bornée de lectures, en amont celle de Sainte-Beuve, en aval de Panaït Istrati, dont j'ai reçu le premier volume des œuvres complètes ce matin. J'aurai l'occasion, je pense, de revenir sur le Roumain (mais écrivain français, puisque s'exprimant dans cette langue). Quant au premier, me voilà rendu à près de cinq cents pages de son Port-Royal : lecture parfois ennuyeuse, au moins pour moi, notamment lorsqu'il disserte sur les épais volumes écrits et publiés par ses grands fâcheux, mais beaucoup plus intéressante lorsqu'il retrouve le déroulé de l'histoire, parsemé de portraits et même d'anecdotes, dont certaines fort savoureuses.

C'est le cas lorsque apparaît – à la page 400 très précisément –, pour un bref tour de piste, M. de La Petitière. Si l'on en croit Pierre Thomas Du Fossé, l'un des illustres solitaires de la maison, ce gentilhomme poitevin passait pour la meilleure épée de France, au point que Richelieu aimait l'avoir à son côté pour assurer sa sécurité. Bretteur sanguin aux yeux de feu, toujours prêt à se lancer dans les plus folles équipées, aimant chercher et vider querelles, etc. Or, le voilà un jour touché par la grâce du repentir, décidé à s'abîmer dans la solitude et la prière “pour se punir à proportion de ses crimes et pour s'humilier à proportion de son orgueil”, précise dans ses mémoires le jeune Du Fossé. La Petitière est le héros d'une saynète contée par un autre contemporain, le père Rapin :

« Il étoit si vaillant que menant un jour l'âne du monastère au moulin, au retour son âne et sa farine furent pris par trois soldats, dont la campagne étoit alors infestée pendant la seconde guerre de Paris. Comme il fut de retour au logis, on lui demanda comment il s'étoit laissé dévaliser de la sorte : “Est-il permis de se défendre à un chrétien dans notre morale ?” dit-il. – “Pourquoi non ?” lui répondit-on. À même temps il prend un bâton à deux bouts, qu'il trouva par hasard en son chemin, court après les soldats qui l'avoient volé, les désarme et les amène les poings liés derrière le dos à Port-Royal où, les ayant conduits à l'église pour faire amende honorable devant le Saint-Sacrement, il leur fit une espèce de réprimande charitable mêlée d'instruction et les renvoya avec une aumône. »

Est-ce qu'on ne se croirait pas au cœur d'un roman de Dumas ? C'est qu'il y a du mousquetaire, dans ce La Petitière, et même de trois ! On lui voit l'impétuosité un peu brouillonne du jeune d'Artagnan, quand il s'agit de rattraper et maîtriser ses voleurs ; la naïveté enfantine de Porthos (“Comment ? On a le droit de se défendre ? Ah, morbleu, j'y cours !”) ; et l'équanimité dans le pardon et la largesse d'un Athos, plutôt celui de Vingt ans après que du roman initial. Finalement, le seul qui paraisse n'avoir prêté aucun trait à notre moine bretteur c'est Aramis, bien qu'il fût le seul d'Église.

– Pour que cette entrée ne soit pas entièrement littéraire, je préciserai qu'entre Sainte-Beuve et Istrati j'ai expédié, dans les deux sens du terme, six mille signes à propos de Mme Carla Bruni épouse Sarkozy ; ce qui, en une heure et demie, m'a largement remboursé l'achat des deux auteurs qui meubleront encore ma journée de demain, et plusieurs autres ensuite : la vie est assez bien faite.


Mardi 14 février

Sept heures vingt. –  Journée rigoureusement semblable à celle d'hier : Sainte-Beuve le matin, Istrati l'après-midi. Seule différence : pas de FD entre les deux. Je ne vois pas ce que je pourrais ajouter à cela.


Mercredi 15 février

Neuf heures et demie du matin. – Au fond, le seul résultat vraiment notable (pour l'instant) d'une fréquentation aussi assidue que la mienne depuis une semaine des Saint-Cyran, Arnauld, d'Andilly, et autre Saci ou Le Maître, de Port-Royal, pour ne rien dire de Blaise Pascal, c'est une envie à peine résistible d'aller respirer une brise plus fraîche et de se détendre un peu avec Montaigne ; conséquence paradoxale, puisque Montaigne fait justement partie de ces écrivains que, malgré plusieurs tentatives, je n'ai jamais pu lire au long : au bout d'une cinquantaine de pages, que je prenne ses Essaisà leur commencement ou bien n'importe où, mon esprit se met à battre la campagne, mes paupières ensuite s'alourdissent et, finalement, le livre me tombe sur les genoux. Mais, après ces grandes lampées de jansénisme, ce sera peut-être le moment de retenter ma chance avec lui.

– Si je viens dans ce journal à une heure aussi inhabituelle, c'est que notre voisin, M. H., et son épouse qui lui sert de “petite main” occupent la maison, où ils changent la porte-fenêtre du salon : activité réfrigérante et bruyante, qui m'a d'autant plus incité à venir me réfugier ici que les deux sont du genre fort communicatif – surtout elle –, et que les conversations sur les diverses entourloupes dont se rendent généralement coupables les assureurs ont tendance à me lasser assez vite. J'ai donc mis Sainte-Beuve sous mon bras, un gobelet de café dans l'autre main et ma pipe au bec, pour venir me réfugier en cette oasis annexe. Avec l'espoir que la pose de la nouvelle porte ne durera pas la journée entière (pour l'instant “on” vient d'en terminer avec la dépose de l'ancienne).

(Et tandis que j'écris cela, je vois mes duettistes revenir de leur camionnette vers la maison, avec la porte neuve…)


Dimanche 19 février

Sept heures dix.– Journée chez les Desgranges, hier, semblable à ce que sont toutes les journées que je passe chez eux depuis quelques années (combien, d'ailleurs ? Trois ? Quatre ? Cinq ? Au moins quatre, je pense). Vu mes lectures actuelles et celles de Michel, il fut beaucoup parlé de jansénisme et de quiétisme. Mais aussi, bien sûr, de films, muets et sonores, et de séries américaines. Quant au trajet, il fut un peu pénible à l'aller : l'épais brouillard qui régnait ne s'est dissipé qu'entre Verneuil-sur-Avre et La Ferté-Vidame ; au retour, en revanche, grand soleil ; mais, comme il était couchant, il avait tendance à m'éblouir par l'intermédiaire de l'un ou l'autre des rétroviseurs de Liselotte. Conséquence financière habituelle de cette visite : j'ai, ce matin, commandé trois séries en DVD ainsi qu'un livre de Joseph de Maistre, Du Pape, suivi de De l'Église gallicane, que Michel aimerait beaucoup que je lise. Je l'ai trouvé dans une édition de 1870 qui m'a coûté plus cher qu'un volume neuf de la Pléiade, mais qui était tout de même ce que j'ai trouvé de meilleur marché : lire les bons auteurs réactionnaires se mérite.

– Demain, nous allons derechef nous faire matutinalement virer de la maison, par le poseur de parquet et de sols divers : il va cette fois s'attaquer au salon de télévision puis à la salle de bain, dont Catherine a repeint les carreaux muraux en début de semaine. Cela ne devrait pas lui prendre plus que la matinée.


Lundi 20 février

Sept heures dix.– J'en ai plus qu'un peu assez, depuis quelque temps, de ce journal (un quelconque “effet retraite” ?), de cette sorte d'astreinte à y venir, chaque soir ou presque, entre dîner et télévision, pour y noter sans envie des faits de plus en plus ténus, et rien d'autre. Ce n'est d'ailleurs pas qu'il se passe moins de choses, mais plutôt que s'amenuise l'envie de les examiner, avant de les relater : ce n'est pas l'existence qui s'appauvrit et se resserre (quoiqu'un petit peu tout de même) : c'est moi qui me dessèche. Par exemple, il y a encore quelques mois, j'aurais évidemment consacré un paragraphe ou deux à Knut Hamsun, écrivain que je ne connaissais jusqu'à présent que de nom et dont je découvre les romans depuis quelques jours (La Faim d'abord, puis, en ce moment même, Mystères). J'en aurais parlé, c'est sûr ; j'aurais sans doute tenté de discerner mieux pour quelles raisons ils m'ont tout de suite fait penser à Dostoïevski ; je me serais peut-être efforcé de voir, puis de dire, en quoi ils étaient par ailleurs différents ; etc. Là : rien. Je n'ai tout simplement pas envie.

– Sinon, rassurons les foules impatientes et angoissées : le poseur de sols était bien au rendez-vous ce matin et, à une heure et demie, il en avait terminé du salon télé et de la salle de bain.


Jeudi 23 février

Cinq heures et quart.– Catherine est évidemment partie trop tôt de la maison, pour aller chercher sa sœur à la gare d'Évreux, laquelle (la sœur, pas la gare d'Évreux) nous arrive de son Jura d'adoption pour passer la soirée et la nuit ici, en attendant le rendez-vous qu'elle a demain à Paris – rendez-vous dont j'ai totalement oublié les tenants et aboutissants. Elle vient de m'appeler pour me signaler que le train est parti avec vingt minutes de retard de Saint-Lazare, ce qui lui fait presque une heure à attendre dans la voiture. Conclusion de l'intéressée, un peu marrie : « Heureusement que j'ai emporté mon sudoku ! » C'est une chance, en effet.

– Poursuivi mes lectures, selon un mode et un rythme désormais entré dans les mœurs : Sainte-Beuve le matin et un romancier l'après-midi (depuis hier, abandon provisoire d'Hamsun et retour à Istrati). Quant à Port-Royal, Sainte-Beuve et moi en avons terminé avec Pascal et nous acheminons tranquillement vers Pierre Nicole puis Jean Racine, lequel clora cette épopée de 1500 pages serrées (j'en suis à 850). Après cela, pour changer radicalement de point de vue, je donnerai la parole à Joseph de Maistre, arrivé hier : Du Pape, suivi de De l'Église gallicane ; encore un pavé, mais tout de même moins imposant. Encore ensuite, j'ouvrirai sans doute les deux volumes de l'histoire des jésuites dont j'ignorais que Jean Lacouture l'eût commise. Après quoi, je pense que j'en serai quitte avec religion et religieux pour un bon moment.

– Je ne sais si je l'ai déjà noté ou non, mais je suis quasiment décidé à ne voter pour personne à la prochaine consultation électorale. Je sais bien que le vote consiste souvent à choisir le “moins pire”, mais enfin il faut tout de même que ce moins pire ne le soit pas encore trop, pire ; or, là, ils le sont tous. Ce qui fait que, après une parenthèse “citoyenne” finalement assez courte, je vais redevenir l'abstentionniste que j'ai très longtemps été. Je crois que le coup grâce a été, hier, de voir ce lugubre guignol de François Bayrou courir se vautrer dans la gamelle Macron, dont il disait pis que pendre avant-hier, lorsqu'il espérait encore pouvoir lui chiper sa portion de rata. Il semble tellement inenvisageable qu'un aussi pitoyable attelage parvienne au sommet de l'État, qu'ils vont sûrement y arriver. Ce jeu de dupes se jouera donc sans moi, ce qui ne changera d'ailleurs rien.


Vendredi 24 février

Sept heures dix. – La soirée avec Nathalie a été plutôt longue, mais agréable, et assez nettement alcoolisée ; trop, en tout cas, pour ce que sont devenues mes capacités de résistance et de récupération : j'ai passé la journée à me traîner sans goût pour rien ; jusqu'à ce que, tout à fait par hasard, je retombe sur un recueil de chroniques de Bernard Frank (Vingt ans avant, Grasset), si savoureuses qu'elles ont enfin réussi à me réveiller un tant soit peu. J'ai aussi regardé les deux premiers épisodes d'Une nuit en enfer, la série que Robert Rodriguez a tirée de son propre film éponyme : très décevante pour le moment ; j'espère que tout cela va s'animer un peu lorsqu'on arrivera dans le bar à vampires. Pour le moment, j'ai l'impression qu'on s'est contenté d'étiré sur huit heures un film de deux, en gardant la même histoire, sans l'enrichir de petits épisodes adventices ; d'où une multiplication de longs dialogues ne menant nulle part, l'une des plus fâcheuses tendances de Tarantino (auteur du scénario original et originel).

– FD m'a passé commande de cinq mille signes sur Céline Dion, après m'avoir laissé toute la semaine en jachère. À cette occasion, Florian m'a confirmé que Philippe B. voulait (c'est-à-dire avait reçu consigne de) faire des économies et que lui, Florian, devait quasiment “se mettre à genoux et supplier” lorsqu'il voulait que l'on me confiât un article. En somme, tout se passe exactement comme je l'avais prévu dès le départ de cette collaboration.


Samedi 25 février

Sept heures dix.– Ce qu'est l'esprit de contradiction, voire d'auto-contradiction : je passe mon temps, depuis plusieurs semaines, à acheter livre sur livre, lesquels, arrivant plus vite que je ne saurais les lire, s'entassent sur ma petite desserte salonnière en piles incertaines ; cela ne m'a nullement empêché, une partie d'hier et tout aujourd'hui, de ne pas quitter les Vingt ans avant de Bernard Frank, livre déjà lu à sa sortie et qui ne me demandait rien, tranquillement allongé qu'il était sur son rayonnage, en la compagnie de Léautaud (à qui d'ailleurs il ressemble par certains côtés) et celle de Louis-Sébastien Mercier. Et la perspective agréable est qu'il m'en reste encore quelques dizaines de pages pour demain matin. Après quoi, il faudra tout de même que je fasse mine de m'intéresser à Mme Dion Céline. Ensuite, Frank lu et Dion exécutée, on aura l'esprit libre pour revenir à Sainte-Beuve ou à Istrati. Et je profite de la tribune qui m'est offerte pour renouveler solennellement le serment que je me suis fait il y a une semaine, tout aussi solennellement, et que je me suis empressé d'enfreindre dès que j'ai eu le dos tourné, celui de ne plus acheter le moindre livre avant un mois minimum ; ou, disons, tant que les piles n'auront pas perdu moitié de leur hauteur actuelle. [Note du 7 mars : serment évidemment pulvérisé dès les jours suivants…]


Lundi 27 février

Onze heures du matin. – Je suis, ce matin, passé des chroniques de Bernard Frank aux Croquis de mémoire de Jean Cau, déjà lus eux aussi ; ce qui est une manière de faire se tenir vertical le fléau de ma balance idéologique, entre sa gauche et sa droite. Ils sont souvent très bien, ces portraits dont Cau nous gratifie ; souvent mais pas toujours : parfois on sent que le personnage qui pose devant lui l'inspire moins, et c'est là qu'il se met à en faire un peu trop, à noyer sous une pâte stylistique un peu trop épaisse, aux couleurs trop appuyées, trop volontaires, l'inspiration médiocre que lui communique son modèle. Mais enfin, dans l'ensemble, c'est une lecture savoureuse. Et puis, il a connu tout le monde, Cau : c'est l'avantage d'avoir été d'abord secrétaire de Sartre puis une “plume” de Paris-Match, à l'époque où cet hebdomadaire ne les avait pas toutes perdues.

– Depuis ce matin (et peut-être même avant, comment savoir ?), il règne ici un vrai hiver normand : 10° et une pluie continuelle, lourde, lente comme les jeunes femmes d'Hardellet.

Sept heures et demie.– Mise en ligne ce matin du journal de janvier. Comme d'habitude, j'ai une poignée de commentaires. Mais aucun, comme je m'y attendais plus ou moins, sur ce qui est pour moi le “pic” de ces trente-et-un jours, à savoir le mail d'Eugène Nicole, dont j'ai pourtant fait le titre de cette “livraison” mensuelle. En un sens c'est normal puisque, à part Suzanne (laquelle a disparu de mon radar personnel depuis déjà quelques mois), je n'ai évidemment réussi à intéresser personne à cet écrivain. Parce que j'ai un goût de chiotte et qu'il est, en réalité, fort mauvais ? C'est toujours possible, évidemment (et je vois bien le petit sourire en coin de Michel Desgranges, sitôt qu'il est question de mes préférences littéraires…). Mais, en réalité, je crois que tout le monde ou presque se fout bien de la littérature, des livres et de ceux qui tentent de les écrire. Je suppose que c'est une vérité première, que tous ceux qui publient des livres connaissent. Mais, pour moi, elle est toute récente, et donc neuve, et donc tout à fait fascinante, puisque je n'ai rien publié avant En territoire ennemi, en 2014, soit à 58 ans. Et je continue à être fasciné par ce complet désintérêt que les deux livres ont suscité ; non pas auprès des lecteurs, des journalistes, etc., mais auprès de gens qui me connaissent depuis des années, qui m'aiment bien pour la plupart, que je fréquentais pour certains tous les jours, et dont certains étaient (me semblaient être, soyons désormais prudent) de vrais lecteurs. Je ne voudrais pas avoir l'air de radoter, mais enfin, si je le fais, c'est que je ne comprends toujours pas par quelle espèce de miracle, ou de malédiction, un certain nombre de personnes, averties de la publication de mes livres, se sont comportées exactement comme s'il ne s'était rien produit.

Bien sûr, j'admets volontiers que, au fond, du point de vue de la littérature, il ne s'est rien passé. Et c'est bien parce que je l'admets que je n'écrirai probablement plus rien : pourquoi ajouter un livre inutile à l'effrayante montagne des livres inutiles qui paraissent chaque siècle, voire chaque décennie ? Mais enfin, de leur point de vue à eux, ces gens dont on pouvait penser que certains liens nous unissaient, même ténus, même factices, il se passait tout de même un petit quelque chose : leur voisin de bureau, leur compagnon de restaurant, leur ancien ami d'adolescence, etc. publiait un livre. Il me semble bien (mais je puis évidemment me tromper complètement) que, dans la situation inverse, et même si leur livre avait été aussi inutile que le sont les deux miens, j'aurais fait en sorte de leur dire que je l'avais lu ; ou que, au moins,j'étais au courant de son existence et la saluais. J'ai beau tourner l'affaire dans tous les sens, je ne parviens pas à comprendre le silence de quelques-uns. Bien entendu, j'ai cherché des explications ; et j'en ai trouvé, forcément. La plus simple, et la plus conforme à mon caractère, était de penser qu'en effet ils m'avaient lu, mais, que, mal à l'aise face à la nullité des ouvrages, ils avaient préféré “faire le mort”, oublier le faux pas, rester sur une bonne impression, quelque chose dans ce genre. Mais, en réalité, ce n'est pas suffisant. Car si je sais que mes écrits ne valent pas grand-chose (j'étais lecteur avant d'écrire, tout de même !), je sais aussi qu'ils ne sont pas indignes ; et que, en se forçant un peu, on pouvait m'en dire des choses gentilles. Moi-même, si un ami à moi avait écrit Le Chef-d'œuvre de Michel Houellebecq, je vois assez bien comment j'aurais pu lui en parler, en grossissant ce qui ne me semblait “pas trop mal” et en balayant plus ou moins sous le tapis ce qui était tout à fait raté. (D'ailleurs, y pensant, il me semble que je pourrais bien faire un billet de blog sous cette forme : la critique “indulgente” d'un ami, à propos de ce roman qu'il a trouvé sans grand intérêt : ce pourrait être amusant…)

Je crois que, à la fin des fins, comme disait de Gaulle, la vérité est que personne ne s'intéresse aux livres, sauf, éventuellement, s'il n'ont rien à voir avec la littérature. Publier un livre revient à ne rien faire, sauf si, par extraordinaire, il vous conduit vers des sommets de vente ou dans des émissions de télévision ; c'est-à-dire quand il vous arrache au livre lui-même. C'est pourquoi je ne déduis nullement de leur absolu désintérêt que les gens de FD, par exemple, ne m'aiment pas ou ne se sont jamais intéressésà moi. Je suis presque sûr que si, demain, j'assassinais Catherine à coups de couteau de cuisine mal affûté, ils seraient tout prêts à venir me soutenir au tribunal ; mais c'est parce que, alors, il m'arriverait quelque chose. Alors que publier un livre, ce n'est, à la lettre, rien.


Mardi 28 février

Quatre heures. – Mais enfin, qu'est-ce qui m'a pris, hier soir, de venir pleurnicher comme je l'ai fait ? Je sais bien que nous avions pris quelques verres de vin avant le dîner, mais tout de même ! C'est parfaitement ridicule et, si je laisse ce pavé, c'est à seule fin de me mortifier un peu, me punir de l'avoir écrit. 

Mars 2017

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CAP À L'EST









Mercredi 1er mars

Six heures.– Petit apéritif imprévu (imprévu par moi) tout à l'heure : pour cause de Mercredi des Cendres (je ne sais pas trop où mettre des majuscules, ce qui doit trahir le mécréant…), Catherine vient de descendre assister à la messe de Pacy. (Et, avant de partir, cette recommandation humoristique : « Pense à le dire dans ton journal, que le père B. voie que je vais bien à la messe ! » Voilà qui est fait.)

– Après-midi animé par une paire d'électriciens, venus effectuer divers petits travaux : pose d'un radiateur électrique dans la chambre, remplacement de la VMC, réparation de la sonnette du portail. Comme ils ont travaillé à peu près silencieusement, nous n'avons pas été contraints à l'exil dans la Case. J'ai donc pu poursuivre la lecture du volumineux livre de Bernard Frank arrivé dans la matinée par porteur spécialement diligenté.

– À propos de ce livre, une chose m'a sidéré, et continue de m'être inintelligible. À quoi pouvaient penser les gens de chez Flammarion, lorsqu'ils ont décidé de réunir, en un volume de 1600 pages, neufs livres de Frank, sans proposer au lecteur la moindre table des matières ? C'est ce qu'on appelle se foutre du monde.

Huit heures et demie. – Je l'ai dit à Catherine quand elle est rentrée de sa messe : Verlaine, depuis quelque temps, me rend triste. Je précise : chanté par Léo Ferré, ce qui est généralement le disque que je mets lorsque je prends ce genre d'apéritif solitaire.  Mais Rimbaud ne me rend pas triste ; ni Baudelaire ; encore moins Apollinaire ; et ne parlons pas de ce pauvre Aragon, quand parfois je m'y risque. Ceux-là ne me font rien. Comprenons-nous : ils peuvent réussir encore à me séduire, charmer, etc., en dépit des décennies, mais je conserve, avec eux, mon empire sur moi-même. Avec Verlaine, désormais, non. Il me plonge dans des abîmes à la fois pénibles et agréables, c'est assez difficile à démêler. Effet de l'âge ? Ramollissement cérébral ? Peut-être, oui, mais pourquoi seulement lui ? Et jamais les poèmes les plus connus. Celui-ci, par exemple, a sur moi un pouvoir désormais sans partage : Je vous vois encore en robe d'été / Blanche jaune avec des fleurs de rideau / Mais vous n'aviez plus l'humide gaîté / Du plus délirant de tous nos tantôts. La mélodie de Ferré y est sans doute pour quelque chose, mais enfin je ne peux plus écouter cette courte chanson sans me recroqueviller à l'intérieur de moi-même, et que, en même temps, quelque chose venant du passé se dilate et m'envahisse, sans dire son nom et sans qu'aucun visage précis n'apparaisse. Et il se produit la même chose avec d'autre poèmes ; comme : Ô triste triste était mon âme / À cause à cause d'une femme ; ou encore : Une aube affaiblie / Verse par les champs / La mélancolie / Des soleils couchants. Sans qu'aucun visage précis, peut-être… mais enfin, ils viennent rôder, et les jeunes années avec.


Jeudi 2 mars

Sept heures et quart.– Demain, journée agitée. Le matin, à Rouen, diverses emplettes chez Ikéa (j'attendrai comme d'habitude Catherine dans la voiture, en compagnie de Bergotte), puis petite visite au pouçologue de la clinique de l'Europe, toujours pour Catherine ; heureusement, il s'agit d'un médecin-pas-en-retard… en principe. Ensuite, profitant que la moitié du chemin sera déjà faite, nous irons déjeuner chez ma mère, où Bergotte pourra enfin se dégourdir les pattes. Au retour du soir, après un trajet dont la météorologie nationale nous menace qu'il se fasse sous la pluie, quelques verres de riesling seront les bienvenus, je crois.

– Je n'ai pas dit que j'avais finalement abandonné Sainte-Beuve et Port-Royal aux alentours de la millième page ; je l'ai fait à un endroit où il me sera facile d'en renouer le fil d'ici quelque temps. À la place, comme lecture “du matin”, j'ai commencé l'histoire des Jésuites, dont j'ignorais jusqu'à présent que Lacouture en eût fait une : plus de mille pages, là encore. Quant aux après-midi, je poursuis mon cheminement dans l'œuvre de Bernard Frank (Les Rats, depuis hier). C'est d'ailleurs lui que, malgré l'épaisseur et le poids du volume, je vais emporter demain, pour le parking d'Ikéa et la salle d'attente de la clinique.


Samedi 4 mars

Sept heures et quart.– La journée d'hier fut, pour des raisons variées, du genre fatigant. Départ de la maison peu après neuf heures et demie, direction Rouen. Première halte dans une zone commerciale d'Elbeuf, Catherine ayant besoin de se rendre dans cet infernale labyrinthe pour rats consommateurs que l'on nomme Ikéa, et dans lequel je ne mets jamais les pieds. Je l'ai donc, comme à mon habitude, attendue sur le parking ; en cherchant désespérément des yeux un endroit abrité des regards pour y soulager ma vessie, sans en trouver aucun. (Évidemment, j'étais certain de trouver des toilettes à l'intérieur du monstre de tôle, mais je ne savais pas où et ne voulais pas courir le risque de devoir, pour ressortir, en parcourir tous les méandres ; je me retins donc.)

Après une quarantaine de minutes, réapparition de l'Épouse ; cap sur Rouen et sa clinique de l'Europe. En chemin, alors que nous venions de quitter l'autoroute pour la voie rapide rejoignant le centre de la ville, un panneau nous indiqua que, suite à un accident, la sortie XX était fermée. En effet, parvenus à hauteur de la dite, nous vîmes une dizaine de véhicules – pompiers, police… – entourant un gros camion citerne couché sur le flan. Nous ne pouvions pas deviner que cet accident allait avoir un impact pénible sur la suite de notre journée. À la clinique, tout se passa sans encombre, le pouçologue de Catherine n'ayant qu'une demi-heure de retard sur son planning. À midi et demie, nous récupérions Liselotte au parking (avec Bergotte dans son coffre) et mettions le cap sur Fontaine-le-Dun, où ma mère nous attendait pour déjeuner.

Quand nous ressortîmes de chez elle, la première chose que nous nous dîmes, Catherine et moi, fut que ma mère allait nettement mieux, qu'elle parlait de nouveau, s'intéressait à la conversation, la relançait, etc. ; bref, qu'elle semblait avoir franchi un cap important dans son deuil. Naturellement, cette constatation me ravit. En même temps, une voix nettement plus faible mais davantage insidieuse me murmurait que je ne devais pas tant me réjouir, dans la mesure où cette “résurrection” de ma mère se payait par un effacement encore plus grand de mon père. Et elle émettait l'hypothèse, cette voix, que, bientôt, nous allions tous nous comporter comme si ce père-là n'avait jamais vraiment existé. Je parvins à faire taire assez vite l'impertinente.

Nous quittions Fontaine-le-Dun à quatre heures et demie, comme chaque fois : cela devait nous mettre à la maison à six heures, moment propice à la fois au dîner de Bergotte et à l'apéritif de ses maîtres. Sauf que, suite à l'accident de la fin de matinée, le camion citerne contenant des produits toxiques, la circulation sur la voie rapide qui devait nous déverser plus loin dans l'autoroute A 13, avait été totalement interrompue dans les deux sens. On nous annonçait, par voie d'affichage, un itinéraire dévié. Mais allez donc, un vendredi en fin d'après-midi, transvaser l'énorme circulation d'un axe important dans des rues et des boulevards encombrés de feux tricolores, de ronds-points et de priorités ! Le temps de comprendre la mélasse qui nous attendait, nous étions déjà dedans, sur le tronçon encore libre de la fameuse voie, qui n'avait jamais aussi peu mérité son flatteur qualificatif.  C'était du “bouchon de chez bouchon” : avancée de cinquante mètres, arrêt total pendant plus d'une minute, voire deux ; puis rebelote. Tout cela sans savoir à quelle distance pouvait bien se trouver la déviation ; ni comment serait la circulation après. À hauteur du Petit-Quevilly, poussé par Catherine qui venait de voir une voiture le faire, je décidai de remonter en marche arrière une bretelle d'accès à notre voie rapide, bretelle que les nouveaux arrivants, voyant la situation, se gardaient bien d'emprunter, ce qui fait que la remontée s'est effectuée sans encombre.

Oui, mais après : où aller ? Comment se repérer dans une ville totalement inconnue, surtout quand on se trouve au cœur de ses déprimantes banlieues ? Pas question de programmer “maison” sur le GPS, lequel nous aurait immanquablement ramenés vers le trajet le plus logique… à savoir la voie maudite. Si l'on voulait malgré tout profiter de son sens de l'orientation et de sa science des déplacements, il fallait donc trouver, sur la carte de Normandie, une ville ou un bourg à programmer, lequel, de par sa situation géographique, nous conduirait à sortir de l'agglomération rouennaise, tout en nous rapprochant de chez nous et en évitant les abords de la voie fermée.

Tout cela prit un certain temps : nous arrivâmes à la maison vers sept heures et demie, au lieu de six heures. Bien que le temps légal en fût passé, je ne sais pourquoi nous prîmes malgré tout un petit verre de riesling : la ténacité des habitudes, probablement.


Lundi 6 mars

Sept heures dix.– Lu seulement un chapitre, très tôt ce matin, de l'Histoire des jésuites de Lacouture, lecture qui a remplacé celle de Sainte-Beuve. Double raison, la première étant que, n'ayant pas écrit hier les cinq mille signes qu'on m'avait demandés vendredi (mais je n'étais pas là) à propos de cette pauvre fille prénommée Loana, je me sentais plus ou moins coupable de ce retard et qu'il m'empêchait d'être à ce que je tentais de lire. La seconde raison était que, prenant beaucoup de plaisir au Siècle débordé de Frank, j'avais grande hâte d'en revenir à lui ; je ne l'ai d'ailleurs plus quitté, des environs de midi à maintenant.

– Il souffle un vent mauvais sur la famille de ma mère, qui est assez considérablement la mienne, car, des deux qui m'ont été données à la naissance, c'est vraiment celle-là, les Jadoulle, à qui mon enfance est le plus intimement rattachée. Bref, ma mère nous a appris deux choses ; d'abord le cancer pulmonaire de ma tante Martine (la plus jeune des “filles Jadoulle” : 67 ans le 19 mars, également jour de ma propre venue au monde), apparemment déjà très développé. De mes six oncles et tantes “de ce côté”, je ne peux pas dire qu'elle était parmi mes préférés ; pour rester dans le vrai, je n'ai jamais eu beaucoup de contacts avec elle, et plus du tout depuis au moins 20 ans. En fait, je me demande si je l'ai revue depuis les noces de diamant de mes grand-parents, en 1991 ; probablement pas ; à moins qu'elle et son mari n'aient été à Sedan pour les noces d'or de mes parents, soit en 2005 : il faudra que je pense à demander à ma mère. Mais je dirais volontiers que non. Ensuite, il y a mon oncle Bernard, quatrième dans l'ordre de succession, 78 ans cette année. Lui qui, depuis de nombreuses années, ne voyait déjà pratiquement plus rien d'un œil, il vient de subir un décollement de la rétine de l'autre, ce qui le rend presque totalement aveugle, sans rémission à espérer. Cet oncle, qu'une fois adulte j'ai appris à aimer beaucoup – et je crois qu'il me le rendait –, cet oncle était parachutiste, dans l'armée : c'est dire si, dans mon adolescence de gauchiste d'opérette et d'antimilitariste en peau de lapin, il représentait pour moi le mal absolu, le monstre primordial. Comme, à cette époque, il n'allait pas bien du tout (sa première femme était morte sous ses yeux, peu d'années auparavant, dans des circonstances particulièrement atroces : littéralement décapitée par une hélice d'avion), il prenait un malin plaisir à me faire bouillir, lorsqu'il venait chez mes parents, ou que nous nous trouvions ensemble à Sedan, chez nos parents et grands-parents, ne perdant jamais une occasion de raconter comment, par exemple, lors de sa dernière mission au Tchad, ses hommes et lui avaient entièrement passé au lance-flamme les cases d'un village, sans même s'assurer si les dites cases étaient bien vides de femmes et d'enfants. Des années après, lorsque son deuil fut surmonté et que, de mon côté, je fus devenu un peu moins con, nous sommes devenus les meilleurs amis du monde, et j'ai toujours pris beaucoup de plaisir à sa faconde, son humeur également joyeuse, etc. De plus, comme j'étais petit à petit devenu aussi réac que lui, tout allait pour le mieux. Mais je n'ai jamais osé lui demander si ses histoires de négrillons rôtis étaient vraies ou s'il avait démesurément grossi la réalité pour mieux me faire grimper à ses rideaux. Je pense que je devais préférer ne pas savoir, demeurer dans une zone de doute finalement confortable.

– Carlos a eu 61 ans aujourd'hui. La première fois que nous nous sommes rencontrés, il en avait 16 et moi aussi. Penser que je suis en train d'évoquer un événement datant de 45 années, voilà qui me semble totalement bouffon, dénué de toute réalité. Et pourtant, comme ils sont nets devant mes yeux, les souvenirs de ce jour de novembre 1972, lorsque j'ai pénétré pour la première fois dans la classe de première D, au lycée Pothier d'Orléans…


Jeudi 9 mars

Cinq heures et demie.– Nous sommes arrivés à Kaysersberg vers quatre heures, après un voyage relevant assez nettement de l'épouvante. Partis à sept heures du Plessis (en pensant être relativement tranquilles, mais je dois confesser que Catherine avait proposé que nous partions encore plus tôt), il nous a fallu trois heures pour nous dégluer de cette maudite région parisienne, que je hais désormais de toutes mes fibres. Je passe les détails de nos errances, qui ont fait que, chaque fois que j'abandonnais un itinéraire à cause de ses inimaginables bouchons, c'était pour tomber presque aussitôt dans d'autres, tout aussi démoniaques. Ensuite, ce ne fut que brumes et pluies, jusqu'à la porte d'Alsace, où nous fûmes accueilli par un exceptionnel arc-en-ciel “complet”.

Sinon, le Chambard semble, pour l'instant, être un hôtel parfait, notre chambre possède un petit salon dont la large fenêtre donne sur le château (en ruine, un peu comme moi). Comme Catherine a – miracle à mes yeux – réussi à se connecter à la wifi locale, je puis rédiger ce journal comme d'habitude, dans le blog dédié, au lieu de passer par un document Word comme je pensais devoir le faire. Catherine, quant à elle, s'est rendue au spa situé à l'étage en dessous, pour une séance de tripotages revitalisants, ou quelque chose de ce tonneau-là. Cela, cette connexion, m'a également permis de valider les commentaires du billet “de voyage” que j'avais programmé pour ce matin, et aussi de lire le mail de Dominique “Pluton”, qui est allé voir les résultats de mon scanner d'hier et m'assure que, en principe, je devrais pouvoir encore vivre jusqu'au prochain, celui de mars 2018 : la nouvelle mérite d'être arrosée, et elle va assurément l'être tout à l'heure. Pour le dîner, le Chambard nous offrait le choix entre le restaurant gastronomique (deux étoiles chez le marchand de pneus auvergnat) et la winstub : parce que nous sommes restés gens modestes, proches du peuple, nous avons opté pour cette dernière, la perspective de passer deux heures à table, en supportant les chichis communs à toutes les grandes maisons m'accablant à l'avance.

Quant à Bergotte, allongée dans l'entrée et attendant sa maîtresse, elle ne dit rien mais semble n'en penser pas moins.


Samedi 11 mars

Dix heures du matin. –La journée d’hier, contrairement à la précédente, a été impeccablement ensoleillée. Pas forcément moins fatigante, du reste, puisque, bien que n’ayant parcouru que cent cinquante kilomètres environ (contre un peu plus de six cents la veille), on a tout de même passé l’essentiel de la journée dans la voiture ; je vais y revenir.

Le dîner à la winstubde l’hôtel Chambard de Kaysersberg fut parfait, et, la tête sur le billot, je ne saurais dire le moindre mal de la cassolette de rognons aux morilles et sauce moutarde, accompagnée de spätzle maison, que j’avais choisie ; ni d’ailleurs de la terrine prise en entrée. Quand à la bouteille de pinot gris que nous vidâmes, eh bien, ma foi, elle gouleyait toute seule. Le lendemain matin, levés avant l’aurore, vu que nous nous étions couchés peu après neuf heures, nous nous sommes offert une petite promenade dans Kaysersberg, c’est-à-dire essentiellement dans sa rue principale, qui s’appelle désormais “du général de Gaulle” (la manie de changer les savoureux anciens noms de rues pour les dédier à des personnages que tout le monde a oublié vingt ans après leur mort, fait ici de considérables ravages). Ce qui est très agaçant, dans ces réputés “beaux villages”, c’est l’effort mental constant que le visiteur doit faire pour, à partir de ce qu’il voit, tenter de reconstituer ce qui était, à l’époque où l’endroit constituait encore un vrai village, ce qui ne peut se faire qu’en éliminant mentalement toutes les boutiques inutiles (souvenirs, “art” sous toutes ses formes, mais principalement les plus malencontreuses, etc.) pour tenter, par l’imagination, de les remplacer par de vraies échoppes : boulangeries, boucheries, ateliers de menuisier ou de forgeron, et ainsi de suite. Mais enfin, malgré cette inévitable défiguration touristique, Kaysersberg reste un fort bel endroit, son église s’enorgueillit (façon de parler idiote : je ne sais absolument pas si elle s’en enorgueillit ou non) d’un gigantesque christ en croix en bois sculpté, suspendu au-dessus de la travée centrale, juste en avant du chœur.

Ensuite, nous avons fait sauter Bergotte dans le coffre de Liselotte, et direction Colmar, où nous attendait le musée Unterlinden (encore une formulation imbécile (mais je l’ai fait exprès) : le musée ne nous attendait nullement et, à mon avis, se serait très bien remis si nous avions décidé de passer devant sa porte sans la franchir). Notre but était bien sûr le retable d’Issenheim, que ni Catherine ni  moi n’avions jamais vu “en vrai”. Le musée ayant été entièrement rénové récemment – et inauguré par l’inaugureur en chef, François H. – le retable est fort bien mis en valeur. Je n’en dirai pas plus car, au fond du fond, je me fous totalement du retable d’Issenheim, autant que de 98% de la peinture mondiale. Lorsque j’étais plus jeune, j’avais à cœur de faire croire – et de me faire croire – que j’aimais la peinture, qu’elle m’intéressait, me séduisait, etc. Tout ce discours sans jamais, ou presque jamais, pénétrer dans le moindre musée, sauf quand je me trouvais en villégiature dans une région ou un pays étrangers : dans ce cas, en quelque sorte, la visite au musée faisait partie de mes obligations de touriste consciencieux. Mais, en réalité, je m’en serais fort bien passé : sacrifiant au rite, je ne faisais que compléter vaille que vaille ma panoplie d’homme “cultivé” ; panoplie que n’importe quel amateur d’art, même très débutant, aurait réduite en miettes rien qu’en soufflant dessus. Eh bien, tout cela est terminé : l’âge m’a rendu libre, et je confesse, désormais sans honte ni remords, que je me fous de la peinture, presque autant que du théâtre ou de la danse (non, quand même pas autant que de la danse). Mais où en étais-je ? Je crois que j’ai mérité une petite pause.

Bon, je crois que je reprendrai ce petit monologue plus tard car, ici, une sortie s’amorce, initiéepar Catherine et Béa conjointement. (Plus tôt dans la matinée, alors que nous nous trouvions seuls dans la cuisine, André a lancé une discussion à propos de notre programme de la journée ; je l’ai sagement interrompu, en lui disant que nos projets ne servaient absolument à rien, dans la mesure où c’est celui des femmes qui serait finalement adopté ; il en a convenu très aisément.) Je tâcherai donc de reprendre où j’en suis arrêté – mais c’est sans garantie.

Cinq heures.– Je reprends, après cette interruption de quelques heures, sur lesquelles je reviendrai. Donc, après le musée, et un rapide tour dans le vieux Colmar, c’est-à-dire celui qui ressemble encore tant soit peu à une ville, nous sommes allés rejoindre la route des vins à hauteur de Turckheim et l’avons suivie vers le nord jusqu’à ce qu’elle cesse d’être, faute de vignoble, Route peu longue, mais parcourue à petites étapes, presque à sauts de puce, puisque nous nous nous arrêtions dans au moins un village sur trois afin de le découvrir à pied. Néanmoins, il était à peine trois heures et demie quand nous en vîmes le bout ; or, nous avions dit à André et Béa que nous serions chez eux, à Schiltigheim, vers six heures : nous étions loin du compte, et c’est pourquoi nous n’hésitâmes pas, épaulés par Liselotte, à pénétrer au cœur même de Strasbourg, afin de refaire une petite visite à cette cathédrale que nous connaissions déjà, évidemment. Cette plongée dans une atmosphère urbaine m’a enfoncé dans une humeur mélancolieuse et vaguement dégoûtée, que j’ai retrouvée aujourd’hui, encore renforcée, dans les rues de Kehl, la ville jumelle de Strasbourg, de l’autre côté du Rhin.

Car, aujourd’hui, alors que j’étais occupé à rédiger ce journal, nous avons levé le camp en direction de jardins aménagés sur les deux rives du Rhin. On peut, à cet endroit, passer de France en Allemagne – et réciproquement bien entendu –, si on est piéton ou cycliste, en empruntant une passerelle qui, judicieusement, à été nommée “passerelle des deux rives”. Nous avons sommairement déjeuné à la terrasse d’un restaurant qui n’avait d’allemand que sa situation géographique, tout le personnel étant audiblement alsacien et la cuisine apatride. Il régnait une douceur printanière qui a rendu ce long moment très agréable ; après quoi, nous avons marché jusqu’au centre de Kehl, empruntant pour cela quelques rues résidentielles qui, toutes, portaient le nom de différents personnages des Nibelungen. C’est arrivé dans le centre, nettement plus animé, que mon humeur a commencé à s’assombrir et à s’attrister ; lorsque je me suis avisé que, désormais, quand on franchissait le Rhin, il n’y avait plus de différences repérables entre les populations française et allemande (ou alsacienne et wurtembergeoise, si l’on veut rester régional), puisque la plupart de ces badauds que je croisais avaient tous de ces faciès banalement exotiques que l’on rencontre désormais partout en Europe, et spécialement en France, qui forment presque le “fond du tableau”.

De toute façon, ce n’est même pas simplement cet exotisme massif et déplaisant qui m’attriste : c’est la mine et l’accoutrement général des gens, qu’ils soient de souche ou non : vieux adultes béats sur patins à roulettes, gamines de treize ou quatorze ans ressemblant à des modèles réduits de putes professionnelles, femmes voilées, barbus islamoïdes à la mine fermée, voire obtuse, souchiensdéambulant en survêtement ou en shorts, etc. Je crois que c’est la raison principale, plus encore que le bruit, qui m’empêcherait désormais de vivre en ville, quelle que soit la ville : mes contemporains sont devenus vraiment trop laids (et devenus volontairement, par choix, par enlaidissement revendiqué) pour que je puisse les côtoyer sans tomber dans des puits de chagrin.

Sinon, la journée fut très agréable.


Dimanche 12 mars

Six heures. –  Nous sommes rentrés à bon port, contents mais fatigués (surtout moi qui ai conduit d'une traite de Strasbourg à ici). Je crois que ce journal attendra demain, pour la fin de notre périple alsacien ; du reste, il n'y a pas grand-chose à dire de plus.


Lundi 13 mars

Sept heures dix. – En fait, comme je le notais sommairement hier, je crois bien n'avoir rien de palpitant à ajouter au récit déjà fait, dans la mesure où la soirée de samedi se déroula sans fait notable – sinon que j'y bus un peu plus que la veille – et que le voyage de retour, entrepris dès neuf heures et demie du matin, se passa, lui, sans anicroche. Hier soir, le traditionnel apéritif “de retour” se combina impeccablement avec la fatigue pour nous envoyer au lit bien avant dix heures. Quant à la journée d'aujourd'hui, elle fut occupée à gagner 150 € grâce à M. Jean-Pierre Pernaut, et à poursuivre la lecture du Solde de Bernard Frank, lequel m'a donné l'envie saugrenue, et qui, je l'espère fermement, m'aura quitté demain, de retenter ma chance avec L'Idiot de la famille de Sartre. J'ai aussi fait un tour au milieu du troupeau de mes blogueurs habituels ; pour constater que rigoureusement rien ne s'était produit en mon absence. Ce qui est, en somme, plutôt apaisant.


Mardi 14 mars

Sept heures.– Et comme chaque fois que je me retrouve en Alsace, l'impression à la fois tenace mais peu crédible que c'est ici, dans cette région que j'aime finalement plus que tout autre, que je terminerai ma vie, d'une façon ou d'une autre. Sans doute parce que, ayant passé presque toute mon enfance juste de l'autre côté du Rhin, puis y étant revenu sans interruption notable depuis que je connais André – ce qui fera 40 ans à la fin de cette année –, c'est au fond, avec les Ardennes, le coin de France auquel ma vie n'a jamais cessé d'être liée, à quoi tous mes moi dispersés, discordants, désunis, peuvent tant bien que mal se raccorder les uns aux autres.

Parallèlement, je suis bien obligé de constater que nos visites à Schiltigheim s'espacent chaque fois un peu plus – mais il est déjà beau qu'elles se produisent encore, dans la mesure où André est le seul de mes amis “historiques” que je continue à voir, et avec un plaisir intact, quand tous les autres ont disparu de ma vie, sans qu'il y aille, je crois, de leur faute ni de la mienne. Mais enfin, même avec lui et Béa, les rencontres se font plus rares ; et je me disais cet après-midi que je venais peut-être de leur faire ma dernière visite, ou l'avant-dernière si l'on veut à tout prix faire preuve d'optimisme. Cela ne m'a pas abattu, ni même vraiment attristé ; peut-être environné d'une sorte de saudade, qui se mariait parfaitement avec la lecture du journal de Miguel Torga, écrivain portugais dont j'ignorais l'existence jusqu'à récemment et dont j'ai acquis le journal (1933 – 1977) ainsi qu'un gros livre, qualifié de “roman autobiographique”, La Création du monde, que je n'ai pas encore ouvert – mais le journal, commencé après le déjeuner, s'annonce très bien. Il n'est malheureusement pas complet, ce journal, mais ces “pages choisies” sont tout ce que l'on peut trouver en français, ainsi qu'un deuxième volume qui va de 1977 à la mort de Torga, en 1993, si je me souviens bien.

Torga, né en 1907, a passé toute sa vie entre la région Tràs-os-Montes où il a vu le jour et la ville universitaire de Coïmbre, où il exerça les professions de médecin généraliste puis d'oto-rhino-laryngologiste. Avec, çà et là, quelques courts séjours en prison. Et je me disais tout à l'heure que, au printemps de 1985, visitant Coïmbre en compagnie de Jef et Tica – qui font partie, surtout lui, des “historiques engloutis”, contrairement à André et Béa… –, j'avais peut-être, dans la rue ou à l'université, croisé ce vieil homme sans me douter que passait près de moi un écrivain que je lirais 32 ans plus tard, assez longtemps après sa mort.

Avant de passer à Torga, j'avais ouvert les Antimémoires, achetés sous l'influence pernicieuse de Bernard Frank. Je n'avais pas lu Malraux depuis l'adolescence, et uniquement ses romans ; j'en suis tombé de ma chaise, qui était d'ailleurs un fauteuil : il y avait longtemps que ne m'était pas échu un livre aussi empesé d'emphase, un écrivain aussi pompeux et apprêté. À côté de lui, Chateaubriand prendrait presque des allures de Léautaud ! Au bout de cinquante pages, le livre est parti directement à la poubelle (celle avec le couvercle jaune, réservée au carton et au papier). Comme il ne m'avait été vendu que 0,90 €, il n'a été regretté par personne.


Jeudi 16 mars

Sept heures vingt. – Depuis toujours (ce “toujours” n'a pas encore quarante ans, toutefois), le voyage à Strasbourg a eu des prolongements, non seulement pour moi mais aussi pour Philippe Bernalin, à l'époque incroyablement lointaine où il en faisait partie. Nous nous disions, sur le chemin du retour mais encore les quelques jours suivants, que passer deux jours avec André avait un effet concret sur nous, même si nous n'étions guère capables de préciser lequel. Je ne le suis pas davantage aujourd'hui. Mais c'est un effet qui, cette fois, se prolonge. Peut-être à cause de ce que j'ai noté ici hier ou avant-hier ; de cette impression que cette visite était sinon la dernière, du moins l'une des ultimes. Et aussi parce que, des amis que j'ai eus à l'époque où Philippe était vivant, il est le seul rescapé, le dernier à participer plus ou moins à ma propre existence. Où sont les quelques autres ? C'est une question qui vient de loin : Que sont mes amis devenus ? demande l'un ; Où sont les gracieux galants que je suivais au temps jadis ? s'interroge l'autre, deux siècles plus tard. La réponse aussi est à peu près identique, en ceci qu'elle n'explique rien : Je crois le vent les a ôtés, suggère l'aîné ; les aucuns sont morts et raidis, murmure son suivant, ce qui, finalement, serait une explication plutôt rassurante. Car ils ne sont pas tous morts et raidis, loin de là. Alors, où sont-ils, ces silencieux, ces absents, que l'on a connu si plaisants en faits et en dits ? Et où suis-je pour eux ?

– Première tonte de l'année, à l'occasion d'une journée étonnamment printanière, que nous avons conclue par un premier apéritif vespéral “en terrasse”. (Je ne note cela que pour me sortir du paragraphe précédent.)


Dimanche 19 mars

Dix heures du matin.– J'aurai 61 ce soir, à sept heures ; réalité peu agréable (mais pas moins que, l'année dernière, d'en avoir eu 60…) que je tâcherai de diluer dans la Montée de Tonnerre dont j'ai fait l'emplette hier.

– Hier encore (j'avais 20 ans, je caressais le temps…), en fin de matinée, appel téléphonique de ma belle-sœur, Dominique, depuis Dubaï où Philippe et elle résident avec leur benjamine depuis déjà quelques années (mais combien ? Impossible de le préciser). C'était pour nous dire qu'ils comptaient passer le mois de juillet dans les Landes, plus précisément à Parentis-en-Born où ils ont acheté une maison il y a… (là encore, pas moyen de dater l'événement !), et nous demander si cela nous agréerait de faire le voyage pour descendre les voir. Notre réponse a été oui ; et, dès ce matin, je nous ai réservé une chambre à l'hôtel Cousseau, sis à Parentis même. Au départ, ma mère devait être du voyage, ce qui compliquait un peu les choses, car il aurait fallu au préalable que j'allasse la chercher chez elle, puis que je la reconduisisse (je n'en suis pas trop sûr, de celui-là…) à notre retour. Mais, finalement, l'idée de faire un pareil voyage à son âge, pour passer seulement trois jours dans les Landes, ne l'enthousiasmait vraiment pas et, plutôt sagement, elle a décidé d'y renoncer. Nous serons donc trois Landais, entre le 5 et le 9 juillet : Catherine, Bergotte et moi. [Rajout du 26 avril : nous ne serons finalement que deux…]

– Catherine, il y a une minute, me disait que nous étions partis pour “bouger” davantage qu'avant, maintenant que nous sommes retraités. Et je lui faisais remarquer que nous nous étions déjà étonnés de ce phénomène lorsqu'il avait concerné mes grands-parents maternels, puis mes parents quelques années ensuite. Il y aurait donc peut-être, là, une sorte de “phénomène compensatoire”, sinon général du moins fort répandu : puisque plus rien ne me contraint à sortir de chez moi, je vais enfin pouvoir sortir librement de chez moi ; quelque chose dans ce genre…


Lundi 20 mars

Sept heures cinq.– J'ai réussi à vivre jusqu'à l'âge qui est le mien depuis vingt-quatre heures sans avoir jamais lu une ligne de Scott Fitzgerald ; ça n'a pas toujours été facile, mais enfin c'est une chose dont je ne pourrai plus me targuer, ayant passé mon après-midi avec Gatsby. Roman qui ressemble à un bal de fantômes, à une sorte de valse lente menée par un chorégraphe changeant continuellement d'aspect, dont on n'est même jamais certain qu'il existe, ni d'ailleurs les autres protagonistes qui, tous, semblent flotter dans un espace-temps incertain, toujours prêts à fondre, à se diluer, comme une peinture exposée à une trop intense chaleur ; cette chaleur qui, justement, s'appesantit sur New York juste avant que n'éclate le drame de l'accident, puis du meurtre suivi du suicide. Du reste, il n'éclate pas réellement : dans un monde de spectres, ou de lucioles, si on veut être un peu moins grandiloquent, la mort elle-même ne parvient pas à produire des déflagrations bien impressionnantes.

Comme une seule découverte ne suffisait pas à ma journée, j'ai immédiatement enchaîné avec Un homme au singulier (A Single Man) de Christopher Isherwood, écrivain dont je n'avais non plus jamais rien lu : ça démarre fort bien. Comme on voit, ma soixante-deuxième année a commencé sous le signe de la plus grande audace.


Mardi 21 mars

Huit heures moins le quart. – Cinq pékins disposés en rang, debout, presque au garde-à-vous, sur un plateau de télévision,  soumis à la question par deux pitoyables épouvantails nommés “journalistes” : ils prétendent, tous cinq, devenir président de la République. Le vieux con que je suis essaie d'imaginer de Gaulle, Pompidou, et même Giscard ou Mitterrand, se pliant à ce cirque : pas moyen.

Un peu plus tard, c'est le ministre de l'Intérieur qui démissionne, parce qu'il aurait peut-être fourni des jobs d'été à ses enfants, il y a quelques années. À sa place, le président de la République – ou son Premier ministre dont chacun a déjà oublié le nom – nomme un remplaçant parfaitement inconnu. Tout le monde s'en fout, personne ne commente, on regarde ailleurs. On en arrive – j'en arrive – à espérer que la course à l'abîme s'accélère ; qu'on en finisse une bonne fois, puisqu'il n'est plus question de remonter la pente. Je ne sais évidemment pas ce qui adviendra après ce qu'on a appelé l'Occident ; ce sera peut-être très bien, et je le souhaite à nos successeurs. Mais il me paraît désormais certain que l'Occident en question est mort.


Jeudi 23 mars

Sept heures cinq.– Le prochain hors-série de FD ne sera pas un “Destins brisés” mais tout entier consacré à Monaco, son rocher, son casino, ses Grimaldi, etc. Et, tel que l'affaire semble se dessiner, je vais en écrire au moins la moitié à moi seul, ce qui représente un gros travail, notamment les deux articles se faisant suite : un “historique” et un “économique” (les deux devant être digérables par notre lectrice type), qui devraient, à eux deux, avoisiner les quarante mille signes ; sans compter trois autres babioles concernant Grace, Caroline et Stéphanie, mais qui, elles, sont davantage des adaptations et compléments d'articles déjà écrits par moi (pour de précédents “Destins brisés”, justement). Tout cela doit être fini pour le 20 avril, sachant que je ne pourrai rien faire la première semaine du mois, celle où nous avons prévu de rejoindre les Pluton à Nohant. Je me remonte le moral en songeant aux quelque quatre mille euros que ce numéro va faire tomber dans l'escarcelle de Catherine, mon exploiteuse (exploiteure ?) en chef.

– Au chapitre des lectures, j'ai remisé Isherwood, dont les souvenirs, Christopher et son monde, m'ont moins enthousiasmé qu'Un homme au singulier, pour revenir à Scott Fitzgerald ; lecture double puisque j'alterne Tendre est la nuit (pour l'instant moins emballant que Gatsby, à mon sens) et sa biographie par un nommé Bruccoli, laquelle, me dit-on, “fait autorité”. Pour ce qui est des mémoires d'Isherwood, j'ai tout de même été frappé par leur construction diffractée, si je puis dire : il décrit ses aventures de jeunesse voyageuse à la troisième personne : « Christopher décida de faire ceci… Ce fut cette année-là que Christopher rencontra… etc. » Mais, lorsqu'il entend nuancer un aperçu “d'époque”, ou apporter une précision, voire un jugement, moral ou non, sur lui-même, le “je” revient, sans que pour autant Christopher ne s'efface ; il y a alors dédoublement dans le temps : « Je ne crois pas que Christopher ait eu raison de… Je me souviens avec précision de la lettre que Christopher écrivit… » Tout cela est encore compliqué par le fait que, souvent, l'auteur confronte son Christopher aux personnages qu'il en a tirés dans ses romans, à l'époque ou un peu plus tard, lesquels portent évidemment d'autres noms. Et tout cela reste parfaitement lisible, semble même apporter un surcroît de clarté. Il n'empêche que le résultat ne m'a pas paru particulièrement intéressant ; il est possible que l'aspect “petite diaspora homo” qui baigne le livre y soit pour quelque chose ; pourtant, c'est une chose qui ne m'a jamais rebuté, ni même freiné dans mon goût pour les livres les plus exclusivement homosexuels de Renaud Camus ; il doit donc bien y avoir autre chose, mais je n'ai pas très envie de gratter pour trouver quoi.


Vendredi 24 mars

Sept heures vingt. – Il n'y a rien à lui rapprocher, à cette biographie écrite par Mr Bruccoli, vraiment rien : elle paraît complète, écrite (et traduite) de façon honorable, sans considérations filandreuses, etc. Le problème est que, plus j'avance en ses pages et moins la personne de Fitzgerald me semble attirante ; cela commence par une vague irritation, face à ses rodomontades souvent puériles, pour se transformer en un début d'animosité. C'est au point qu'à un moment, après environ trois cents pages lues, je me suis demandé si cet éloignement de plus en plus grand entre nous deux n'allait pas m'empêcher de poursuivre la lecture de Tendre est la nuit, dont j'ai achevé hier la première partie, soit environ le tiers. Afin d'en avoir le cœur net, j'ai remisé Bruccoli pour me replonger dans l'œuvre même. Est-ce le fait que le roman bascule entre la première et la deuxième partie, par un grand flash-back ? Toujours est-il que le livre m'a repris, et même plus étroitement que dans ses cent cinquante premières pages. Finalement, je devrais peut-être abandonner la biographie. Car, au fond, la vie des époux Fitzgerald ne m'intéresse pas plus que cela ; et même moins.


Samedi 25 mars

Sept heures vingt. – J'en ai terminé avec Tendre est la nuit, puis avec la biographie de Matthew Bruccoli. Le roman est décevant, surtout lorsque, comme moi, on sort tout juste de Gatsby : mal construit, complication inutile du flashback de début de deuxième partie ; et, surtout, le peu d'intérêt et la relative incohérence du personnage principal, Dick Diver, qui sombre trop vite dans une déchéance que le lecteur peine à s'expliquer. Quant à Fitzgerald lui-même, rarement une biographie m'aura autant éloigné du personnage dont elle a fait son sujet : quelle vie sinistre que celle-là ! et quel pauvre bonhomme, à la fois pitoyable et horripilant ! Je sais bien que l'œuvre est censée tout racheter, mais enfin, là, dans ce cas précis, j'ai eu bien du mal à m'en persuader ; je pense même n'y être pas du tout parvenu : Scott Fitzgerald, voilà bien un homme dont on ne regrette pas de ne l'avoir jamais rencontré. En fait, livre refermé, je m'aperçois que le sentiment qui domine chez moi est une grande tristesse devant un tel gâchis. Et c'est sans doute elle, cette tristesse profonde, qui s'est muée rapidement en exaspération, sentiment beaucoup plus simple à canaliser, à gérer.

Je pense que, demain, je vais sagement revenir à mes Portugais. En tout cas à mi-temps car j'ai reçu ce matin le livre de Jean des Cars sur les Grimaldi à travers les âges, pensum qu'il va falloir que je m'appuie, et en prenant des notes siouplaît ! Ce qu'il ne faut pas faire, quand même, pour payer nos prochains Relais et Châteaux…


Dimanche 26 mars

Sept heures et quart. – Serait-il exagéré de définir José Maria Eça de Queiroz comme un “écrivain français de nationalité portugaise” ? Sans doute, oui ; ne serait-ce que parce qu'il écrivait dans sa langue maternelle et non dans la mienne. Néanmoins, lorsqu'on lit La Capitale, que ce contemporain presque parfait de Zola écrivit à la fin des années soixante-dix, on a réellement l'impression de lire un roman français, avec toutefois un certain sentiment d'étrangeté diffuse, comme si une bizarrerie presque onirique s'était glissée là, subrepticement. C'est que La Capitale, de par son sujet, son déroulement, les milieux dans lesquels évolue l'histoire, lorgne de façon explicite du côté des Illusions perdues balzaciennes (du reste, Eça de Queiroz fait explicitement référence à Balzac plusieurs fois dans le livre) ; mais, en même temps, le lecteur s'aperçoit tout de suite, avant même qu'Artur Corvelo, ce “grand homme de province” ne monte à Lisbonne (est-ce que les provinciaux portugais montentà Lisbonne comme les Lorrain ou les Gascons, à Paris ?), que ces Illusions perdues lusitaniennes ont été vidées de leurs personnages  balzaciens pour être remplacés par ceux de l'Éducation sentimentale de Flaubert, Lucien Chardon s'est mué en Frédéric Moreau, avec tous les rétrécissements que cela entraîne, de même que les autres protagonistes se sont eux aussi débalzacisés et flaubertisés. Du reste, si l'histoire doit beaucoup à Balzac, le style, lui, penche très nettement du côté de Flaubert ; au point que, souvent, il faut aller vérifier le nom de l'auteur sur la couverture pour être bien sûr qu'on est à Lisbonne et non à Paris ou à Yonville. Exemple de phrase parfaitement flaubertienne – mais je pourrais en citer cent autres (c'est moi qui souligne) : « Il mangeait d'un appétit tout provincial et les noms français des plats les lui faisaient trouver meilleurs. » Ou encore ce début de paragraphe : « Le Moyen Âge l'enthousiasma, avec ses cathédrales et ses monastères, et le Rhin gothique avec ses châteaux d'héroïques burgraves dressés sur des pitons rocheux ; l'Orient l'enchanta, avec ses cités hérissées de minarets où se posent les cigognes, les caravanes dans le désert, les jardins des sérails où soupire, en même temps que le murmure de l'eau, la passion musulmane ; puis il fut attiré par la Renaissance italienne, ses galants Décaméron et la pompe de ses papes, etc. » ; on croit voir se dérouler une rêverie frelatée et sans prise sur rien d'Emma Bovary.

Pour autant, le Portugais n'est pas le vil imitateur de ses prédécesseurs français (pour qui il ne s'est jamais caché d'avoir une très grande admiration). Il fait preuve presque tout le temps d'un humour légèrement teinté de cynisme qui le ferait plutôt pencher du côté de Dickens, mais avec un ton bien à lui, moins “bon enfant” que celui de l'Anglais. Il peut même lui arriver d'annoncer, de préfigurer des livres encore dans les limbes. Ainsi cette phrase : « Il s'extasia devant l'illustre Fonseca qui, dans son horreur pour les expressions vulgaires, commandait un bifteck chez Carneiro en s'écriant : “Apportez-moi un lambeau du vieil Apis préparé selon les formules du progrès !” » Est-ce qu'on n'a pas, soudain, l'impression d'entendre parler le Bloch de Proust ? De même, lorsque le personnage du journaliste parasite et exploiteur de gogos (son nom est en train de m'échapper) s'exclame “Tout pour les amis, tout !”, est-ce que ne pointe pas déjà monsieur Verdurin ?

À ce stade de mes ratiocinations, il est temps d'avouer que je n'ai encore lu que 230 pages sur 500, et que la suite du roman va peut-être m'infliger, ce jour ou demain, de sévères démentis.


Mercredi 29 mars

Sept heures vingt.– Il n'est pas mal du tout, le roman d'Eça de Queiroz, même s'il m'a semblé que l'intérêt fléchissait un peu dans les dernières dizaines de pages, tant l'issue est prévisible. C'est en cela que le Portugais me paraît tout de même inférieur à ses deux devanciers français, Balzac et Flaubert : on voit trop bien et trop tôt que son personnage principal, Artur, n'a aucune chance ; que, par décret de l'auteur en quelque sorte, il est condamné dès la première page à subir désillusion sur désillusion ; pour l'excellente raison que c'est une nullité ; pas antipathique, d'ailleurs, mais parfaitement vide de toute espèce de talent, ce qui n'est pas le cas de Rubempré, je suis bien obligé de le reconnaître, malgré le mépris qu'il m'a toujours inspiré. Même Frédéric Moreau a plus de relief, une certaine “épine dorsale”, ce qui fait que, presque jusqu'au bout de L'Éducation sentimentale, on se dit qu'il va peut-être, quand même, arriver à quelque chose. Ce doute, le Portugais nous en prive dès le début de son roman.

J'ai ensuite voulu enchaîner avec Un amour de perdition, de Carmelo Castelo Branco, écrivain contemporain de Flaubert, donc de la génération précédant celle d'Eça de Queiroz, mais j'ai jeté l'éponge après soixante ou soixante-dix pages : les passions “sublimes et contrariées” d'adolescents, façon Roméo et Juliette, ce n'est vraiment plus de mon âge.

De toute façon, il me fallait entamer un cycle monégasque, puisque je dois à mes Puissances tutélaires deux longs articles sur l'histoire et l'économie de Monaco (environ quarante mille signes au total) et que, pour cela, il m'a bien fallu acheter deux ou trois livres traitant de ces sujets. Ça ne m'amuse pas plus que cela, mais enfin, comme l'argent ne tombera pas des branches de notre cerisier (en fleurs)… Monégasque, je le suis doublement puisque, en plus de ces lectures annotées, je viens de remanier trois articles déjà écrits – à propos de Grace, Caroline et Stéphanie – et d'en écrire un quatrième, concernant la benjamine de la famille ; il m'en reste un cinquième à faire sur sa sœur, avant de quitter la maison pour quatre jours : direction le Berry et la bonne dame de Nohant, chez qui nous retrouverons les Pluton, mardi en fin de journée. Entretemps, samedi midi, nous aurons reçu ma mère, ma sœur et son homme. C'est bien ça que l'on appelle une retraite paisible ?

– Deuxième tontine de l'année, cet après-midi.


Jeudi 30 mars

Sept heure et quart. – Visite annuelle chez la dentiste de Pacy : râtelier comme neuf. C'est réconfortant de se dire que, sur l'ensemble de la machinerie, il y a reste deux ou trois secteurs qui ne partent pas encore en digue-digue. De toute façon, personne, à ma connaissance, n'est jamais mort d'un cancer des molaires ni d'un infarctus des canines. Quant aux incisives, je les ai à l'œil.


Vendredi 31 mars (écrit le lendemain matin, 1er avril)

–  Soirée agitée et fort peu agréable, hier (31 mars, donc) : entre sept heures et minuit, Bergotte s'est offert quatre crises d'épilepsie, ce qui est toujours très impressionnant, comme on sait, et à quoi s'ajoute ce pénible sentiment d'impuissance totale face au haut mal. Catherine a rendez-vous avec elle chez le vétérinaire dans une heure ; mais si la médecine, même animale, pouvait quelque chose contre l'épilepsie, je pense qu'on le saurait. Naturellement, cela tombe aussi mal que possible, puisque nous attendons aujourd'hui ma mère, Isabelle et Olivier à déjeuner, et que, mardi matin, nous allons rejoindre les Pluton à Nohant pour quatre jours. Bref, un mois qui se termine dans les teintes grisâtres.

Avril 2017

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LE SOURIRE DE KARÉNINE








Dimanche 2 avril

Deux heures.– Hier, nous avions à déjeuner ma mère, Isabelle et Olivier (et leur chien). Au cours du repas (excellente joue de bœuf aux carottes mitonnée par Catherine), je ne sais comment, mais évidemment pas sur mon initiative, la discussion est arrivée sur Le Chef-d'œuvre de Michel Houellebecq et sur moi. Et Isabelle s'est mise à me reprocher, sans agressivité aucune naturellement, d'avoir “oublié Philippe”, notre frère, dans le chapitre 5, celui où Evremont revient dans la maison natale pour une soirée avec son père, sous l'égide de l'ombre de sa mère morte. Isabelle aurait trouvé normal, naturel, que Philippe soit évoqué, puisqu'elle-même y était. J'ai tenté, bien entendu, de lui expliquer que, de même qu'Evremont n'était pas vraiment moi, sa sœur (dont j'ai déjà oublié comment je l'ai prénommée…) n'était pas du tout elle. Je lui ai même précisé que, lui donnant naissance, j'avais pensé non à elle mais à X, femme que nous connaissons tous les deux depuis longtemps. Elle n'a jamais voulu en démordre : j'étais Evremont et elle était sa sœur, il n'y avait pas à sortir de là.

Un peu plus tard, quand tout le monde fut reparti, Catherine et moi revînmes sur cet épisode, en commençant par nous étonner de ce qu'Isabelle tenait si fort à être représentée par ce personnage, d'une part très secondaire, et surtout éminemment désagréable. J'en suis arrivé à la conclusion que son plaisir, ou sa fierté, à se retrouver “dans un livre” était supérieur au désagrément de se voir portraiturée de telle façon peu amène ; et que, du coup, elle s'accrochait à cette identité, dût son amour propre en être un peu malmené.

– Avant leur arrivée, Catherine était descendue avec Bergotte à la clinique vétérinaire de Saint-Aquilin.  Le praticien s'est montré assez peu optimiste. S'il s'agit vraiment d'une épilepsie “simple” le traitement qu'il nous a donné pour elle devrait entraver les crises d'ici une huitaine ou une dizaine de jours. Mais si les crises persistent au-delà de cette date, cela signifiera qu'elles sont provoquées par autre chose, c'est-à-dire très vraisemblablement par une tumeur au cerveau ; auquel cas, évidemment, la piqûre deviendrait inéluctable. En attendant, aucune crise n'a été à déplorer hier, ni cette nuit, ni (pour l'instant) aujourd'hui.


Lundi 3 avril

Midi moins le quart.– Heure assez inhabituelle pour venir ici, mais les circonstances l'exigent. Demain matin, très tôt, notre voisin “de derrière”, qui tient, à Pacy, échoppe d'informatique, va passer et embarquer ce vieil ordinateur dont je me sers quotidiennement, ainsi que le Mac flambant neuf, acheté voilà quelques semaines, et qui n'est pas encore sorti de sa boîte. Le but est qu'il profite de nos quatre jours d'absence pour transvaser de l'ancien vers le nouveau tout ce qui se trouve dans le premier des deux. « Mon idéal, lui ai-je dit lorsqu'il a accepté de se charger de ce travail, serait que, à mon retour, allumant la nouvelle machine, je me rende à peine compte d'en avoir changé. » Évidemment, je doute fortement qu'il puisse en aller ainsi, ce serait trop beau, et je prévois déjà des heures d'irritation et d'abattement (le second faisant généralement suite au premier : je me connais), avant d'être familiarisé avec le nouveau monstre. C'est d'ailleurs pourquoi, à notre retour, vendredi ou samedi, j'ai prévu de rebrancher l'ancien, dans un premier temps, pour écrire aussi vite que possible les deux très longs articles que je dois encore à mes Puissances pour le hors-série consacré à Monaco et à ses princes. Ensuite, il sera toujours temps de me confronter à l'inéluctable.

– Quant à nous, nous quitterons Le Plessis demain matin, sans doute vers dix heures, pour rallier le Berry de Mme Sand, où nous opérerons notre jonction avec Anna et Dominique Pluton, qui, s'ils ne se nomment évidemment pas Pluton, se prénomment en effet comme je viens de le dire. Outre la soirée de demain, nous passerons avec eux le mercredi et le jeudi, avant de reprendre, vendredi matin, eux la route du Sud et nous celle du Nord-Ouest. Pour ce retour, j'ai prévu de remonter par Châteauroux (difficile à éviter quand on est à Nohant), Blois, Châteaudun et Chartres, pour nous changer un peu du chapelet d'autoroutes qui sera notre lot demain. Nous partirons avec l'espoir, assez fortement mâtiné de crainte, que Bergotte ne soit pas reprise par ses crises d'épilepsie durant le voyage. Mais c'est une éventualité dont nous ne sommes pas les maîtres.


Jeudi 6 avril

Cinq heures et quart.– Rien écrit dans ce journal depuis que nous avons quitté la maison. Sans raison particulière, du reste. Je le fais, maintenant, par le biais d’un document Word, sur l’ordinateur de Catherine, la connexion wifi triomphalement annoncée par voie d’affichette sur la porte de l’auberge étant effective environ vingt minutes par jour, et encore : entre sept et huit heures le matin.

Nous sommes donc partis du Plessis mardi, peu après neuf heures. Voyage mal inauguré puisque j’ai commencé par me tromper de route, alors que je suis censé connaître tous les chemins qui conduisent, non à Rome, mais à Dreux puis à Chartres. Heureusement, après ce mauvais départ, le reste se fit sans encombre. Nous arrivions à l’auberge de la Petite Fadette à quatre heures, soit cinq minutes après les Pluton, qui ont profité de cette infime avance, les salauds, pour s’octroyer la meilleure chambre des deux ; ce que j’aurais évidemment fait aussi à leur place ; du reste, elle n'est pas vraiment meilleure, c'est juste qu'elle dispose de deux fenêtres au lieu d'une. Nohant est vraiment un endroit plein de charme, en tout cas en ce qui concerne la place ayant pour centre la petite église romane, et bordée par diverses bâtisses, dont notre auberge et la maison de George Sand. Chambres tout à fait correctes et munies de doubles portes (je le précise pour Renaud Camus, au cas où il viendrait à traîner en ce journal). L’endroit est calme, malgré la route dangereusement proche. Pour le restaurant, que nous avons testé à partir de sept heures, il est correct sans plus ; mais le sancerre blanc et le menetout-salon gouleyent tant qu’ils peuvent, si bien que, la conversation ajoutant ses pouvoir à ceux du vin, la soirée fut réussie en tout point.

Le lendemain, hier donc, nous décidâmes de surseoir aux indispensables visites sandiennes, au profit de l’abbaye de Noirlac, puis de Bourges. La première fut, pour Catherine et moi, une vraie révélation de beauté, que même les importants travaux en cours ne sont pas parvenus à gâcher. Quant aux Pluton, ils étaient déjà venus là, une vingtaine d’années auparavant. C’est alors que nous nous promenions sous l’arche des gigantesques tilleuls du jardin (qui n’est d’ailleurs pas tellement “jardin”, ou pas encore), que Catherine reçut un appel du père B., avec lequel il était prévu que nous dînassions le soir-même. Il nous signala que nous nous trouvions à deux minutes à vol d’oiseau de sa demeure des environs de Saint-Amand-Montrond, que ce serait donc bien si nous venions prendre un petit apéritif et découvrir sa nouvelle installation – ce que nous fîmes aussitôt. Il m’a d’emblée paru en grande forme, disert, jovial même, et, si sa mésaventure lyonnaise doit bien encore, parfois, lui brûler l’âme, il paraît tout à fait content de son changement d’existence. En dehors de ses activités purement ecclésiales, il s’est lancé dans le jardinage bio, et il ne semble pas peu fier du poulailler qu’il a édifié de ses mains. Nous ne sommes restés que peu de temps ensemble : nous avions des visites à faire, et lui, un enterrement à célébrer (on célèbre un enterrement ? Voilà qui me semble suspect, d’un coup). De toute façon, rendez-vous était confirmé pour le dîner.

La cathédrale de Bourges, où j’avais conduit Catherine voilà plus de vingt ans, m’est apparue encore plus impressionnante, majestueuse et belle que dans le souvenir que j’en avais gardé, avec ses cinq nefs qu’aucun transept ne vient interrompre, et ses vitraux qui, s’ils ne forment pas un ensemble tout à fait aussi riche que ceux de Chartres, sont tout de même d’une très grande beauté ; enfin : beaucoup d’entre eux.

En revanche, lors de notre première incursion berruyère, nous n’avions vu le palais Jacques-Cœur que de l’extérieur, ce qui était une pure stupidité (mais peut-être étions nous pressés par le temps, je ne me rappelle pas). L’intérieur est somptueux, l’arrivée dans la grande cour fait un effet magistral, surtout à moi d’ailleurs, qui ai toujours adoré cette architecture du quinzième siècle, période durant laquelle le gothique cède la place à autre chose, qui n’est pas encore vraiment la Renaissance, mais qui tend à le devenir, sans que le gothique de l’âge précédent ne se laisse encore oublier.

Le dîner avec le père B fut une réussite parfaite, c’était à qui se montrerait plus réactionnaire que son voisin : nous faisions assaut de réactionnariat comme d’autres d’amabilité – ce qui, je le dis, ne nous empêchait nullement de nous montrer fort aimables. Agapes et libations prirent fin vers dix heures, le père ayant tout de même une cinquantaine de kilomètres à faire en voiture pour retrouver sa maison. C’est d’ailleurs pourquoi il avait dû se contenter d’un demi-verre de sancerre au moment de l’apéritif, avant de passer et de se tenir à l’eau minérale. Mais, comme je le lui avais dit un peu plus tôt : « De toute façon, vous êtes censé être en carême… »

Aujourd’hui, la journée fut tout entière consacrée à Mme Sand : Nohant ce matin, Gargilesse cet après-midi. Pour plus de détails, je renvois aux deux textes publiés par Camus dans son volume des Demeures de l’esprit consacré au quart nord-ouest de la France : ils sont excellents et, en mettant les choses au mieux, je ne pourrais que les paraphraser. Or, je commence à en avoir assez de ce clavier, et j’ai envie d’aller m’offrir une petite bière en terrasse de l’auberge et d’y fumer tranquillement ma pipe. Je pense que je poursuivrai demain, quand nous serons rentrés à la maison. (Penser à parler de Bergotte.)


 
Samedi 8 avril

Onze heures vingt.– Quand ça ne veut pas, ça ne veut pas. Hier, ayant quitté Nohant vers neuf heures, et avoir renoncé au trajet “écolier” passant par Blois et Châteaudun au profit de l’autoroute la plus directe, nous sommes arrivés à la maison aux alentours de deux heures. Nous en sommes ressortis un peu avant quatre heures, à cause de Bergotte (j’y reviendrai). Les déposant, Catherine et elle, à la clinique vétérinaire, je suis allé ensuite tout droit à la boutique de notre génie informatique local ; lequel avait effectivement, ainsi qu’il était prévu, transvasé le contenu du vieux Mac dans les insondables entrailles du nouveau, m’assurant que, branchant ce dernier, j’allais m’y retrouver “comme chez moi”. Parce que j’étais fatigué et que j’avais le traditionnel “apéritif de retour” en ligne de mire, j’ai lâchement remis le branchement de la bête à ce matin.

Et, en effet, tout s’est d’abord déroulé au mieux : les raccordements n’ont posé aucun problème (ni même de souci), le nouveau venu a immédiatement et fort cordialement identifié l’imprimante à laquelle il était raccordé, et, lorsque le “bureau” est apparu, il était en effet en tout point semblable à ce qu’il était auparavant, sur l’ancien – lequel coule désormais une retraite que j’espère longue et paisible dans le garage. Les choses ont commencé à se gâter un peu lorsque j’ai ouvert le nouveau logiciel Word, lequel, évidemment, puisqu’il est tout neuf, n’était en rien paramétré comme le précédent : cela ne m’a nullement affolé car je pense être en mesure, avec du temps et de la patience, de le dresser à ma main.

Ensuite, j’ai entrepris de me connecter à internet. L’affaire a démarré assez bien, puisque l’ordinateur “reconnaissait” notre Livebox ; mais, pour amorcer de cordiales relations avec elle, il exigeait un mot de passe, que j’ignorais évidemment. J’ai donc attendu qu’il soit dix heures pour pouvoir appeler Catherine au presbytère ; elle m’a informé que le mot de passe en question était l’interminable théorie de lettres et de chiffres qu’elle avait recopiée sur un post-it, lequel se trouvait en principe juste sous mon nez ; il y était effectivement. Malheureusement, il s’est trouvé que, entre ma première tentative et celle que je m’apprêtais à refaire, muni du précieux sésame, la fucking Livebox avait tout bonnement décrété l’extinction des feux (plus aucune de ses petites diodes n’était allumée) et, conséquemment, refusait tout service. Après divers connexions (depuis le presbytère) et appels téléphonique (ici), une dame à l’accent maghrébin la rendant très difficile à comprendre m’a assuré qu’un technicien passerait lundi après-midi pour tout remettre en ordre ; nous verrons. D’ici là, je suis donc contraint de poursuivre ce journal sur un document Word, dont je ne maîtrise pas encore grand-chose, comme j’avais vaguement commencé à le faire, sur l’ordinateur portatif de Catherine, à Nohant.

Ce séjour berrichon, aurait été parfait – nos retrouvailles avec les Pluton nous ont enchanté, et, à première vue, il a semblé qu’il en allait de même pour eux – sans Bergotte. Aucune nouvelle crise d’une éventuelle épilepsien’a été à déplorer, heureusement, mais, dès mercredi matin, le double œil médical de Dominique et d’Anna a eu tôt fait de découvrir la faiblesse du train arrière dont elle faisait preuve en marchant ; ce qui, d’après le bon Dr Pluton, était plutôt un signe de tumeur cérébrale que d’épilepsie “simple”. Joint par téléphone, l’également bon Dr Le Thomas, de Pacy, a aussitôt recommandé un comprimé de cortisone quotidien, prescription que nous avons pu réaliser grâce à la carte magique de Dominique dans la première pharmacie venue, mais qui a confirmé celui-ci dans son diagnostic. Et, en effet, lors de sa consultation de quatre heures, hier, le vétérinaire nous a dit qu’il s’agissait très probablement d’une tumeur, laquelle, évidemment, ne pouvait aller qu’en empirant ; si bien que nous avons commencé à nous familiariser avec l’idée que Bergotte n’allait pas tarder à nous quitter – en bref et en clair : à mourir. D’autre part, le médicament qu’elle prend depuis six jours maintenant, destiné à parer aux crises éventuelles tant que c’est encore possible, a pour effet secondaire de la faire boire quatre à cinq fois plus que d’ordinaire. Et comme qui dit boire dit pisser, cela a obligé Catherine, lors de nos nuits d’hôtel, à descendre en pyjama avec la chienne, sur les coups de quatre heures du matin, pour la faire se soulager dans l’herbe plutôt que sur la moquette de la chambre. Du coup, nous avons décidé d’annuler notre petit voyage de mai (La Baule, Guérande), car il ne nous semble pas raisonnable de continuer à voyager avec Bergotte, dont nous allons plutôt essayer de rendre sa rapide fin de vie aussi sereine que possible.

Quatre heures.– Au fond, les gens de notre époque, mes surprenants et affligeants contemporains, semblent les victimes d’un don-quichottisme inversé : l’Homme de la Manche fonçait lance au poing sur les moulins à vent parce qu’il les prenait pour des géants menaçants ; nous, qui voyons s'avancer des armées de géants – géants par le nombre uniquement, il va sans dire –, entrouvrons à peine un œil, puis nous rendormons l’âme en paix, bien certains de n’avoir aperçu que de fort innocents moulins ; qui, en plus d’être inoffensifs, trouveront certainement le moyen, grâce à la farine qu’ils ne manqueront pas de produire (puisquece sont des moulins…), de nourrir nos chers petits descendants.

Cinq heures et quart.– Une société normale (c’est-à-dire devant absolument être détruite, selon les critères post-modernes), c’est celle où, sur dix personnes la composant, six arrosent leur dîner d’une carafe d’eau, trois d’un pichet de beaujolais et la dernière d’une bouteille de romanée-conti ; une société vraiment égalitaire, celle qui n’attend plus que nous, sera celle où l’on mélangera tout cela dans un baquet et où tout le monde boira de la pisse d’âne.

Sept heures et demie. – Premier apéritif en terrasse de l’année. En principe nous n’aurions dû prendre aucun verre ce soir, puisque nous rentrons de quatre jours alcoolisés chaque soir. Mais il s’est trouvé que le temps (Le printemps clair l’avril léger chers à Apollinaire) a incité Catherine à acheter ce matin des travers, non de porc comme il est coutume, mais d’agneau ; lesquels impliquaient le barbecue, lui-même entraînant un whisky pour l’officiante, ce qui fait que j’ai débouché, pour mon usage personnel, la bouteille de chablis que j’avais épargnée hier. De plus, deux heures plus tôt, j’avais tondu le jardin, ce qui en général entraîne également un apéritif – mais pas toujours.

La journée, en somme, aurait été parfaite, sans ce stupide lâchage de la Livebox. Comme je lui disais cela, Catherine s’en est étonnée : qu’est-ce que j’en avais à faire, de cet incident ? Rien en lui-même, c’est vrai ; mais il se trouve que, sans lui, le changement d’ordinateur, et sans doute pour la première fois, se serait déroulé sans la moindre anicroche, ma relation avec le nouvel appareil aurait eu toutes les allures de la lune de miel. Cela étant, je ne suis pas entièrement mécontent de ce rab de non connexion : c’est un peu un supplément de vacances, comme si la bonne dame de Nohant continuait d’étendre sur moi son aile protectrice. (De plus, j’ai commencé à mettre le nouveau logiciel Word à raison, et il semble disposé à reconnaître en moi son maître naturel ; on verra dans les jours prochains s’il ne me réserve pas quelque rébellion insidieuse.)

En plus de cette tonte, que j’ai faite un peu contre mon gré (Catherine avait besoin d’herbe coupée…), mais dont je suis très content qu’elle soit derrière moi, j’ai eu ce petit plaisir gamin de découvrir que je disposais désormais d’une souris sans fil, ce qui, pour mon esprit rétrograde, ressortit bon an mal an à la magie la moins compréhensible. En couronnement de tout cela, la factrice – une remplaçante aussi jolie que jeune – m’a apportée l’intégrale de la série dont nous avions commencé à regarder la première saison avant notre départ, À la Maison Blanche (je ne suis pas sûr de placer les majuscules où il faut). En couronnement du couronnement, nous avons, hier, en arrivant, trouvé dans la boîte aux lettres Insoumission, le journal 2016 de Renaud Camus, un cru forcément très moyen puisque je n’y apparais pas. Mais enfin, vu la manière dont j’étais traité dans la précédente édition, je suppose que je dois m’estimer heureux de cette absence ; et d’autant plus qu’on y croise, dans ce journal, beaucoup Jérôme Vallet : cette “réconciliation” entre Vallet et Camus, au vu de ce que disait le second sur le premier il y a quelque temps, m’amuse et m’attriste tout en même temps. J’aurais bien des choses à ajouter, d’ailleurs, à propos de Vallet, mais je crois qu’il est aussi bien que je m’en abstienne (des histoires de surmoi…).


Dimanche 9 avril

Dix heures du matin.– Le fait de m’éveiller en sachant que j’étais, au moins pour un jour et demi encore, privé d’accès au monde virtuel a provoqué chez moi deux sensations, violemment contradictoires, au moins en première apparence. D’une part, une grande impression de liberté recouvrée, de n’être nulle part, pas là, injoignable, indétectable ; et, simultanément, celle d’un enfermement, d’une claustration, voire d’un engeôlage, puisque l’ensemble du monde et de ses occupants m’était tout à fait inaccessible. Trois heures après mon lever, aucune de ces deux sensations ne semble en mesure de prendre le pas sur l’autre ; mais peut-être se trouvent-elles très bien ensemble.

Je suis, depuis hier, occupé à lire le journal 2016 de Renaud Camus, tombé dans la boîte aux lettres pendant que nous étions à Nohant. Il porte le titre d’Insoumission, en référence directe, ainsi qu’il est précisé en quatrième de couverture, au dernier roman de Houellebecq. Cette livraison ne diffère pas beaucoup des deux ou trois précédentes, le climat général, les préoccupations, les centres d’intérêt sont en gros les mêmes. Ce qui, peut-être, me frappe, c’est l’accentuation de ce que j’appellerais le comique de juxtaposition, comique tout involontaire je suppose. Ainsi qu’il en est coutumier depuis déjà fort longtemps, Camus se lance régulièrement dans des développements concernant les règles de savoir-vivre, telles qu’il les a connues et telles qu’il déplore leur disparition, soit en cours, soit déjà effectives. Et, au paragraphe suivant, il explique tout aussi doctement, et pour s’en désoler, au moins verbalement, qu’il ne répond pas aux lettres ou aux zimmels qu’on lui envoie, ne remercie quasiment jamais (je confirme…) les auteurs des livres qu’il reçoit, etc. Tout cela, bien sûr, à son corps défendant, par manque de temps. Le temps est, de ce point de vue, pour ce qui est d’une soustraction presque totale aux contraintes de la courtoisie, son allié très précieux. Évidemment, l’argument était, me semble-t-il, nettement plus et mieux recevable lorsque ce temps non consacré à la correspondance l’était aux livres nouveaux qu’il écrivait : on se consolait fort bien d’une lettre ou d’un colis restés sans réponse si l’on savait que ce silence allait déboucher, quelques mois plus tard, sur Du sens ou un Éloge du paraître. On a un peu plus de mal à le faire lorsqu’on sait qu’une bonne partie des journées du Maître de Plieux est désormais consacrée à Twitter et à Facebook. Enfin, moi, en tout cas, j’ai un certain mal à considérer que les deux choses, livres et “réseaux sociaux”, sont d’égale importance. Néanmoins, le journal a toujours le même charme à mes yeux et oreilles, aussi ne l’ai-je pas quitté depuis hier matin et l’ai-je presque terminé.

Deux heures. – Lecture du journal terminée : me voilà quitte pour un an. Comme je ne tenais pas à m'éloigner de Camus aussi vite, j’ai ressorti de son rayon Etc., un abécédaire (ainsi qu’il est précisé sur la couverture de P.O.L) paru en 1998 et que je n’ai pas parcouru depuis longtemps ; je me demande même si je l’ai déjà relu depuis que je l’ai acheté, en 2007 ou 2008 probablement.

– Il règne ici, hormis quelques gazouillis de mésanges, roucoulements de tourterelles et bourdonnements d’insectes, un calme parfait qui, associé au grand beau temps et à l’absence de vent, pourrait faire croire à un après-midi de plein été – mais un été tout de même un peu frais pour la saison.

Sept heures dix.– Eh bien, en voilà une affaire ! Comme, après Etc., petit livre vite lu, surtout si l’on saute comme je l’ai fait les entrées qui, depuis, ont été reprises et abondamment développées dans d’autres livres, mon “envie de Camus” n’était pas tout à fait étanchée, j’ai eu envie de reprendre son journal presque à son début, soit celui de 1987, Vigiles, pour tenter de saisir les grandes lignes de l’évolution du personnage à travers les âges. Comme je me suis attelé à ce volume vers six heures, il est encore trop tôt pour que je me hasarde dans cette voie comparative. Mais je me demande tout de même où cette embardée va me mener.


Lundi 10 avril

Sept heures dix. – Nous avons récupéré internet vers quatre heures. Le technicien “Orange” qui est venu est un habitant du Plessis, installé à deux rues de la nôtre depuis 2002, la même année que nous, et… c'était la première fois que nous nous voyions : c'est beau, la vie de village.

– J'ai finalement remisé Camus sur son rayon (sur l'un de ses rayons, devrais-je écrire, puisqu'il en occupe à lui seul deux et demi) pour reprendre, et terminer tout à l'heure, La Création du monde de Torga. Demain, plus le choix : il faut se plonger dans l'histoire de Monaco et de ses Grimaldi, si décoratifs.

– Bergotte semble aller bien.


Mercredi 12 avril

Sept heures dix. – Contrairement à ce que j'annonçais optimistement avant-hier, je n'ai toujours pas fait mine d'ouvrir le premier des trois livres que je dois ingurgiter, à propos de Monaco : Procrastin 1er, le retour. À la place, j'en ai fini avec le journal de Miguel Torga (qui a une certaine tendance à la pontification, sur ses vieux jours), lu le petit livre du Pr Klein, offert par le Dr Pluton à notre arrivée à Nohant, consacré à Ettore Majorana, dont j'ai tiré un petit billet cet après-midi, et commencé les Portraits littéraires de Sainte-Beuve.

Tout cela n'a occupé que mon après-midi, puisque Catherine et moi avons passé une matinée entièrement ébroïcienne, ayant diverses choses à faire en cette charmante Préfecture, comme prendre rendez-vous à la clinique Pasteur pour mon prochain scanner (en mars 2018 : j'ai pu sans problème choisir mon jour et mon heure…), acquérir un taille-haie à la jardinerie, passer à la “coop bio” pour acheter du riz (thaï et basmati), filer jusqu'au garage Volvo pour faire changer les piles de nos deux clés, et j'en oublie. Ah ! si : passer par le centre d'Évreux, où je savais trouver un bureau de tabac, près de la Poste, vendant des pipes selon mon goût. J'en ai acheté deux, une droite et une courbe ; plus un paquet de tabac “au whisky”, qui, pour être parfumé, ne m'a cependant pas provoqué la moindre ivresse.

Demain, il faut vraiment que je prenne d'assaut ce foutu Rocher.


Jeudi 13 avril

Sept heures dix. – Je m'y suis finalement mis, et dès dix heures ce matin, à mon pensum monégasque ! C'est-à-dire que je me suis plongé dans le livre illustré d'Alain Decaux, Monaco et ses princes (éditions Perrin), en notant les personnages saillants, à la fois pour l'article à écrire et pour faciliter la recherche photo d'Anthony qui en est chargé, et en repérant les anecdotes “piquantes” dont j'allais faire des encadrés. Ensuite, ce livre fini, j'ai attaqué celui de Jean des Cars, beaucoup plus volumineux. Mais, me rendant compte que j'avais bien assez de matière avec Decaux, et que je risquais, sinon de me noyer, mais au moins de me diluer dans l'autre, j'ai abandonné. J'écrirai l'article (environ vingt mille signes) soit demain soit samedi. (Tel que je me connais, ce sera sûrement dimanche…)

– Côté jardin (lectures), le méchant petit livre qu'un professeur de philosophie a consacré à Houellebecq et qu'un lecteur du blog m'avait signalé. J'ai eu l'impression de lire une très bonne copie d'examen, pour laquelle Houellebecq, plutôt que de sujet, faisait office de portemanteau auquel notre professeur a suspendu ses ratiocinations ; pas forcément inintéressantes, du reste, mais dont il ne reste absolument rien une fois l'opuscule refermé, et dont on se dit qu'il aurait pu tout aussi bien ne pas exister. Mais, à la vérité, c'est le cas de 98 % des livres qui paraissent, y compris les miens.

– Nous avons terminé, hier soir, la première saison d'À la Maison Blanche (The West Wing), série de la première moitié des années 2000, excellente, rythmée, drôle, servie par des acteurs parfaits, Martin Sheen en tête, dans le rôle de l'occupant du bureau ovale. Avec, en outre, le plaisir de se dire qu'il y en a six autres qui nous attendent : à raison de 22 épisodes par saison, et si la qualité ne baisse pas avec le temps, nous voilà occupés pour plusieurs mois. D'autant que, pour ne pas risquer la surdose, nous panachons séries et saisons : ce soir, début du sixième volet de The Shield, qui me semble bien être la meilleure série policière de tous les temps (expression un rien pompeuse, pour parler d'un phénomène dont l'existence ne passe guère le demi-siècle, mais enfin…).


Samedi 15 avril

Trois heures. – Ce matin, pas tout à fait dès le réveil mais presque, j'ai posté sur le blog le petit billet suivant :

« À peu près au mitan de la journée, hier, Sa Très-Incertaine Majesté Procrastin 1er, Grand Commandeur des Indécis, eut l'heur de s'aviser de ce que le monde chrétien venait d'entrer dans le week-end pascal. En conçut-il un regain de piété ? Une reviviscence de ferveur ? Non pas. Contemplant de son œil flottant les multiples provinces sur quoi il régnait, de la principauté des Hésitations au petit-duché des Expectatives, englobant même dans son regard panoramique les lointaines et immenses steppes de l'Indifférence, que borde au sud la mer des Découragements, il accueillit avec un diffus sentiment de liberté volée, le fait que ses Puissances tutélaires ne s'occuperaient point des affaires du royaume avant mardi et que, donc, il n'était nul besoin qu'arrivât dès lundi matin le riche fabliau qu'il s'était engagé à écrire pour elles, lequel devait chanter la gloire transséculaire de Monaco et de ses très-glorieux princes, puisque personne ne serait là pour s'en extasier. Et, soudain, le monde parut plus vaste à Sa Nonchalante Grandeur Procrastin 1er, l'air plus transparent et l'azur plus profond, par la grâce de cette journée supplémentaire qu'elle allait pouvoir consacrer tout entière à la paresse et à ses remords. »

À peine l'avais-je envoyé dans les airs que j'introduisais une sorte de procrastination seconde à l'intérieur de la première, que je suspendais l'atermoiement, décrétais un moratoire sur l'irrésolution… et attaquais bille en tête l'article dont je venais de me vanter qu'il allait être repoussé d'une journée pour cause de week-end dilaté. Procrastin était trahi par Procrastin. Cela dit, j'y ai travaillé une heure et, après environ quatre mille signes, ai recouvré mes esprits pour remettre la suite à demain. Tout de même : une brèche s'était ouverte, dont les conséquences seront peut-être incalculables.

– En ayant momentanément fini avec Machado de Assis (momentanément car un second roman de lui est arrivé ce matin), j'ai retraversé l'Atlantique du Brésil au Portugal, pour reprendre le Livre de l'intranquillité de Pessoa. À ce propos, d'ailleurs, il convient de noter que la malédiction qui m'afflige depuis des années, voire des décennies, a opéré une fois de plus : lorsque, il y a trois jours, j'ai décidé de relire le livre de Pessoa, il m'a été absolument impossible de mettre dessus la main, ce qui m'a obligé à le racheter. Pour que la farce soit complète, je suppose que, d'ici une semaine ou un mois, je vais retomber pile sur le premier exemplaire (alors que je chercherai un autre ouvrage, que je ne trouverai pas, etc.) ; ou bien l'un de nos amis, la prochaine fois qu'il viendra déjeuner ici, me le tendra en me remerciant de le lui avoir prêté lors de son précédent passage.


Lundi 17 avril

Sept heures et quart. – Eh bien, finalement et tout compte fait, Procrastin 1er a tout de même, en deux jours, écrit un article d'un peu plus de vingt mille signes, accompagné de sa petite farandole de six encadrés d'environ mille ou mille deux cents signes chaque : on a vu pire fainéant. En outre, je suis désormais tout ce qu'il y a de plus ferré sur l'histoire de Monaco, ce qui peut se révéler un précieux atout lors des dîners mondains où l'on ne manque jamais de m'inviter et auxquels je me rends avec un plaisir sans cesse croissant à mesure que passent les années.

Demain – beaucoup moins amusant –, il va me falloir plonger dans la documentation “économique” de la dite principauté. Pour en tirer à peu près le même nombre de signes, mais concernant un domaine qui m'ennuie au-delà de ce que je saurais dire.

– Ayant terminé un second roman de Machado de Assis, j'en ai, d'enthousiasme, commandé trois autres. Il ne me reste plus qu'à ressortir mes vieux disques de Vinicius de Moraes, à m'inscrire à un cours d'initiation à la capoeira et à faire emplette d'une collection de strings :  ma brésilinisation sera alors complète.


Mardi 18 avril

Sept heures et quart.– Cela fait maintenant plusieurs jours que je lis quotidiennement, un peu le matin au réveil et encore un peu le soir avant le dîner, une trentaine ou une quarantaine de pages du Livre de l'intranquillité ; jamais davantage, et toujours en deux fois : c'est une lecture trop éprouvante, difficile, dérangeante, à la fois pénible – par son opacité même – et stimulante, dont je sens obscurément qu'à plus forte dose elle pourrait devenir néfaste, dangereuse ; sans être plus que cela capable de préciser en quoi. L'impression qui se dégage est celle d'un homme, Fernando Pessoa ou Bernardo Soares au choix, qui se meut à l'intérieur de son propre esprit comme les protagonistes du film The Cube se déplacent dans l'univers où ils viennent de s'éveiller : les différentes pièces du puzzle en trois dimensions ont beau être innombrables, presque infinies, au bout du compte on est toujours prisonnier, incapable de sortir – de la machine pour les héros du film, de son propre cerveau dans le cas de Pessoa. Sensation qu'il semble d'ailleurs éprouver lui-même, comme l'indiquent des notations de ce genre : « Entre la vie et moi, une vitre mince. J'ai beau voir et comprendre la vie très clairement, je ne peux la toucher. » Et on en arrive à se dire que, finalement, c'est sans doute le lot commun que l'on vient de découvrir (ou bien on le savait déjà mais on préférait regarder ailleurs) ; la différence est que la plupart d'entre nous, aux trois quarts sourds, muets et aveugles, est enfermée dans un cube unique dont nous ne discernons qu'à peine les parois, tandis qu'un Pessoa a au moins la ressource d'explorer toutes les chambres d'une prison beaucoup plus vaste. C'est lorsqu'on en arrive à ce type de réflexion que l'instinct de survie (ou le besoin d'un sommeil sans trop de soubresauts) commande de fermer le livre jusqu'au soir ou au lendemain et de revenir à Machado de Assis, quand ce n'est pas de remplir une grille de mots croisés.

Il est tout de même, dans ce Livre, des passages qui sonnent de manière moins menaçante, et même plus familièrement que les autres. Celui-ci : « Je répugne d'ailleurs à la seule idée de me voir contraint au contact avec d'autres gens. Une simple invitation à dîner avec un ami me cause une angoisse difficile à définir. L'idée d'une obligation sociale, quelle qu'elle soit – aller à un enterrement, traiter avec quelqu'un d'un problème du bureau, attendre à la gare une personne quelconque, connue ou inconnue –, cette seule idée me gâche les pensées de toute une journée (et parfois même de la veille), je dors mal, et la chose réelle, quand elle se produit, se révèle totalement insignifiante, ne justifie en rien mon appréhension, mais la même histoire se répète sans cesse, et je n'apprends jamais à apprendre. »

Et puis, quelques pages plus loin que la citation que je viens de recopier, je suis soudain tombé sur un début de paragraphe qui a résonné en moi avec une familiarité indubitable, immédiate, presque inquiétante. Il m'a fallu plus d'une minute pour comprendre : il y a une vingtaine d'années, lors de ma première lecture, j'avais extrait ce passage, l'avais transcrit en grosses lettres et affiché derrière moi, sur le mur du bureau du rewriting, à FD, où il est resté des mois, peut-être même plusieurs années. C'était le suivant : « Ce qu'on éprouve n'est pas de l'ennui. Ni de la peine. Pas même de la lassitude. C'est l'envie de s'endormir avec une autre personnalité, d'oublier – avec augmentation de salaire. » Je l'avais, à l'époque, trouvé parfaitement adapté à notre rewriteuse condition…

Mais je me demande si la phrase la plus terrible que j'ai lue chez Pessoa jusqu'à maintenant (page 161) ne tient pas en ces quelques mots : « Je ne suis pas pessimiste, je suis triste. » Elle mériterait d'aller trôner quelques semaines ou mois en tête du blog.


Mercredi 19 avril

Midi. – Si Le Chef-d'œuvre est un roman médiocre, c'est aussi, en dehors de mes limites propres, parce qu'il ne répondait à aucune nécessité chez moi, en moi. Jérôme Vallet, un jour, m'a lancé une sorte de défi puéril, sans doute sans y attacher la moindre importance lui-même, et je me suis mis à le prendre au sérieux et à tenter de le relever ; j'aurais évidemment mieux fait de m'abstenir. Malheureusement, ce qui est fait n'est pas effaçable.

Sept heures et quart.– Quand Dieu eut travaillé d'arrache-pied, et qu'il s'éveilla de sa sieste du septième jour, il constata qu'il avait totalement manqué son affaire. Pour tenter de se faire pardonner, il inventa le roman.

– Il y a deux minutes, alors que je venais d'entrer dans la Case, le téléphone se met à sonner ; je décroche, bien certain qu'il ne pouvait s'agir que de l'un de ces horripilants Maghrébins des deux sexes, sous-payés (supposé-je) pour tâcher de nous vendre je ne sais quelles choses inutiles ou services superflus. C'était un message enregistré, comme il arrive parfois, dit par une de ces voix un peu trop décidée que prennent les adolescents lorsqu'ils veulent se vieillir. Il commençait ainsi : « Bonjour ! C'est Emmanuel Macron… » J'ai raccroché avant de savoir ce qu'il me voulait.


Vendredi 21 avril

Sept heures dix.– Eh bien ça y est : cet après-midi, vers trois heures, j'ai mis le point final à mon dernier pensum pour le hors-série monégasque. Il était temps : j'avais, en dernier, l'impression que j'étais moi-même en train de me transformer en rocher. J'ai donc parfaitement respecté les délais qui m'avaient été fixés, contrairement au Petit Arnaud qui, lui, me doit toujours, au bout de 90 jours, une facture censée être payée dans les 60 ; sans même parler de la suivante qui, elle, vient tout juste de doubler ce cap fatidique des soixante jours et dont j'aurai de la chance si elle m'est réglée avant l'été.

– J'ai quitté aujourd'hui Portugais et Brésiliens pour filer vers l'Est, plus exactement la Tchécoslovaquie (c'est-à-dire l'entité étatique qui se nommait ainsi au siècle dernier) : j'ai commencé Les Noces dans la maison, de Bohumil Hrabal (mais comment diable prononce-t-on ce nom ?), et je me demande si je ne vais pas me laisser tenter par le premier des deux volumes de la Pléiade consacré à Kundera, afin de rafraîchir le souvenir que j'ai gardé de ses romans tchèques. Un très bon point en faveur de Kundera : il a accepté que son œuvre soit éditée dans la Pléiade, à condition qu'il n'y ait aucune note ni “appareil critique” d'aucune sorte. Voilà un homme sensé. Je n'en revenais pas, tout à l'heure, de constater qu'il avait déjà 88 ans. Il est vrai que moi-même, n'est-ce pas…

– Demain, nous accueillerons Rémi Usseil à l'heure du déjeuner et le garderons jusqu'à ce qu'il commence à s'ennuyer en notre compagnie. Prenant appui sur cette visite, j'ai ce matin acheté quelques bouteilles de Montée de Tonnerre. Certes, c'est un chablis qui n'est pas franchement bradé, mais enfin, comme il y a maintenant deux semaines que je n'ai pas bu une goutte d'alcool, j'ai estimé que cette abstinence tendant vers l'infini justifiait ce petit plaisir que je me suis fait.


Dimanche 23 avril

Trois heures.– Nous passâmes donc, hier, la journée avec Rémi, lequel se pose beaucoup de questions au sujet de son avenir littéraire, et notamment sur l'intérêt de continuer à écrire des livres qui se vendent si peu : c'est une question qui, pour ma part, est à peu près réglée. Néanmoins, vu son jeune âge, j'ai tout de même encouragé Rémi à persévérer, à condition, peut-être, de sortir de la voie dans laquelle il s'est engagé, les chansons de geste, qui ne peut guère être autre chose qu'une impasse, aussi fleurie soit-elle à ses yeux. Nous avons fait assez largement honneur au premier cru de chablis dont j'avais fait l'emplette, et quand je dis “nous”, le sagace lecteur comprendra que je parle essentiellement de moi. Lorsque Catherine annonça qu'elle allait nourrir Bergotte, je fus très surpris de constater que, en effet, il était déjà six heures, alors que je me pensais à peine au milieu de l'après-midi. Si bien que, Rémi parti (ses parents l'attendaient à Évreux pour le dîner, alors que j'avais, moi, l'impression qu'on venait tout juste d'en terminer avec le déjeuner…), Catherine et moi avons enchaîné sur un bref apéritif au whisky, lequel nous envoya rapidement, dès sept heures, elle devant la télévision et moi au lit.

Après douze heures de sommeil, j'ai rapidement chassé les dernières vapeurs d'alcool avec quelques pages de Pessoa. De son côté, Catherine avait passé une nuit assez agitée et pénible, Bergotte ayant été malade, vomi partout, etc. Du reste, aujourd'hui, elle semble ne pas aller bien du tout, comme si elle avait commencé à n'être plus que l'ombre d'elle-même. Signe inquiétant entre tous : elle a par deux fois refusé le morceau de fromage que nous avons l'habitude de lui donner chaque matin. Il n'est pas impossible que tout cela se termine plus rapidement que prévu, à la clinique vétérinaire de Saint-Aquilin.

– Nous avons marché jusqu'à la mairie peu avant une heure, afin d'y accomplir notre devoir de citoyen, en glissant deux bulletins Fillon dans la boîte transparente ; d'après les trois personnes qui se trouvaient là, près de la moitié du corps électoral hébertot-plessiste était déjà venu voter, ce qui est nettement plus que d'ordinaire (toujours d'après les mêmes personnes). Il ne reste plus qu'à attendre ce soir, pour obtenir des résultats qui, je dois dire, m'intéressent de moins en moins.

Sept heures et demie. – Évidemment, nous n'aurions pas dû boire de l'alcool ce soir, puisque nous en avions bu hier. Seulement, il y a Bergotte, qui semble s'acheminer vers la fin de sa vie, et c'est à nous de décider quand cette vie va se terminer. Depuis un certain nombre de nuits, Catherine dort autant qu'elle peut, c'est-à-dire peu : dès que Bergotte bouge, elle s'éveille, se lève et accompagne la chienne là où elle veut aller.

Or, Bergotte ne veut plus aller nulle part, elle n'a plus grand rapport avec ce qu'elle était avant sa quadruple crise qui, c'est presque évident maintenant, n'avait rien à voir avec une quelconque “épilepsie”. Aussi bien Catherine que moi, dès que Bergotte se bouge et change de pièce, nous nous raidissons et la suivons, dehors ou dedans. Et il y a ce regard qu'elle nous adresse, que nous ne pouvons absolument pas interpréter (est-ce qu'elle souffre ? Et de quoi ?). Il y a surtout le fait qu'elle a l'air de ne pas savoir qui elle est, qu'elle semble déjà en dehors de sa propre vie, que… Merde à la fin : je supporte assez mal l'idée que ce chien nous quitte.


Lundi 24 avril

Dix heures et demie du matin.– Bergotte ne va pas mieux, elle est à la fois apathique et comme égarée. Nous avons rendez-vous avec le vétérinaire à deux heures et quart : il est malheureusement probable que nous ressortirons de la clinique à deux, après y être entrés à trois. Du coup, il y a comme une chape de tristesse qui s'est abattue sur cette maison, laquelle est encore augmentée par le fait que Bergotte ignore tout de ce qui l'attend certainement ; c'est comme si nous prenions sur nous la part de chagrin et de peur qu'elle est hors d'état de ressentir, tel un manteau supplémentaire que l'on enfilerait par-dessus le premier, et qui gênerait nos mouvements et même notre respiration.

Dès ce matin, j'ai fait une sélection de photos d'elle, que je mettrai sur le blog si l'issue prévue se réalise tout à l'heure. J'ai d'ailleurs déjà préparé le billet, qui est plutôt un faire-part, dont j'ai fermé les commentaires pour épargner aux visiteurs les lieux communs auxquels, par gentillesse ou amitié, ils se penseraient tenus.

– La conséquence de cette ambiance particulière est que je me moque absolument des élections présidentielles dont le premier tour s'est terminé hier. Je m'en moque d'autant plus que, dans deux semaines, entre M. Macron et Mme Le Pen, j'ai déjà choisi de rester chez moi.

Trois heures.– À la clinique, tout s'est déroulé comme attendu.

Dix heures.–  Je ne suis même pas saoul, c'est presque terrible. L'impression d'un vide qui ne sera jamais comblé, alors que, en même temps, je sais qu'il sera comblé, puisque Bergotte n'était rien qu'un chien. Mais, en attendant, ce chien mort emplit tout l'espace de cette maison et du jardin qui l'entoure. Elle semble être partout et se demander pourquoi j'ai décidé de la tuer. Elle ne donne pas l'impression de m'en vouloir, de cette scène rapide, chez le vétérinaire, à peine deux ou trois minutes, où elle s'est endormie sous les caresses de Catherine (et moi qui, pendant ce court temps, essayais de faire l'homme, de retenir ces larmes stupides, de redresser ma colonne vertébrale, de me persuader que tout était prévu, logique, inéluctable, et d'autres mots du même genre), pendant que le vétérinaire s'affairait sur elle, couchée sur le flanc, et les paupières papillotant de moins en moins, et puis plus.

J'écoute Ferré chanter Baudelaire, maintenant que Catherine est partie se coucher, parce que j'en éprouve le besoin depuis des heures, sans trop savoir pourquoi (peut-être parce qu'hier, avec Rémi, j'ai parlé d'Harmonie du soir et que, d'une manière qui m'échappe, Bergotte s'est en quelque sorte reliéeà ce poème-là). Malgré Baudelaire, il y a une dizaine de minutes j'étais dehors et mes yeux cherchaient Bergotte un peu partout dans le jardin, sachant que je ne la trouverais pas, ni ce soir ni jamais.


Mardi 25 avril

Sept heures. – Première journée sans Bergotte, grisâtre, incertaine, sans contours ; avec tout de même quelques pics, des solidifications de l'absence à des moments précis (à six heures, par exemple, moment où, chaque jour, je quittais mon fauteuil et que la phrase rituelle : « On va manger ? » précipitait la chienne vers la porte, puis vers le garage). J'ai relu La Plaisanterie de Kundera, roman intelligent tout au long et un peu ennuyeux par moment.


Mercredi 26 avril

Sept heures cinq.– Rien de particulier à signaler. Lu La Vie est ailleurs de Kundera. Ailleurs, je veux bien, mais où ?


Jeudi 27 avril

Sept  heures dix. – Petite distraction médicale en duo, ce matin : Catherine et moi avions rendez-vous, à un quart d'heure d'intervalle, avec le Dr R., ophtalmologiste de son état (oculiste, en ancien français) à Levallois-Perret. En ce qui me concerne, il s'agissait seulement de vérifier ma vue, laquelle n'a pas bougé depuis deux ans, et je suis ressorti du cabinet sans la moindre ordonnance. Pour Catherine, c'était un peu différent : elle a, depuis quelque temps, comme une sorte de tache qui la gêne, à l'œil gauche ; “un peu comme une poussière qui ne partirait pas”. En fait de poussière, il s'agit d'un décollement du… du… et bien entendu je ne me souviens pas du quoi. [Rajout du 30 avril : décollement du vitré.] En tout cas, ce n'est pas “de la rétine”, mais d'un autre composant de l'œil. Il s'agit d'une chose à la fois gênante, incurable et bénigne, simple effet du vieillissement, mais qui peut, dans certains cas, entraîner des complications nettement plus ennuyeuses (le fameux décollement de la rétine, justement). Si cela recommence ailleurs, par exemple dans l'autre œil, elle est censée se précipiter chez l'oculiste (laquelle, bien sûr, donne ses rendez-vous à deux mois…) ou alors aux urgences. Bref, un “petit truc pas grave” mais bien emmerdant tout de même, surtout lorsqu'il vient se mettre sagement en rang derrière d'autres “petits trucs pas graves”.

– De retour ici vers une heure et demie – à demi mort de faim… –, je me suis débarrassé (après avoir déjeuner) des quelque six mille signes dont je devais enduire M. Jean-Pierre Pernaut, à propos d'une anecdote qui n'en valait pas deux mille. Je comptais au départ laisser reposer le pensum jusqu'à demain, mais je me suis avisé que, lundi prochain étant le premier mai, ce devait être l'habituel mini-branle-bas de combat à FD, et que tout le monde serait peut-être bien aise d'avoir mon article dès cet après-midi. Comme je le disais à Catherine ensuite : « Quel dommage que les gens de la comptabilité ne soient pas aussi scrupuleux que moi dans leurs délais ! » La personne qui est, dans ce service, notre seule interlocutrice vient d'annoncer triomphalement à Catherine que lui serait réglée demain sa facture du 14 février, laquelle, d'après les règlements édictés par les sbires du petit Arnaud, devrait l'être depuis presque deux semaines. Quant à celle du 28 janvier, qui semble s'être perdue dans les limbes, voilà une facture “à 60 jours” qui ne court désormais plus le moindre risque d'être payée “à 90”. Ils ont de la chance que nous soyons des êtres plutôt nonchalants : à ma place, un Gérard de Villiers aurait déjà débarqué rue Anatole-France avec une kalachnikov à la hanche.

– Lu La Valse aux adieux, le plus immédiatement séduisant des romans de Kundera (je veux dire : des trois pour l'instant relus), car le burlesque et la gravité y forment un mélange parfaitement réussi et fort agréable. Lecture presque primesautière, où l'on sent mieux qu'ailleurs l'influence (bénéfique) qu'a pu avoir le Diderot de Jacques le Fataliste sur le Franco-Tchèque. Il se risque même à quelques scènes presque boulevardières, sans sombrer pour autant dans l'artificiel.


Vendredi 28 avril

Trois heures.– Chaque roman de Kundera est une longue méditation qui s'incarne, mais qui s'incarne à peine (la locution en son double sens : elle s'incarne peu et difficilement, presque comme à regret). Ou bien encore – c'est très sensible dans La Valse aux adieux–, c'est une scène de théâtre à plateau tournant, sur lequel les acteurs seraient pris dans une résine translucide et dure.


Samedi 29 avril

Sept heures dix. – Dans les dernières pages de L'Insoutenable Légèreté de l'être, Kundera parle d'un couple face au cancer et à l'euthanasie de leur chien, baptisé Karénine (la septième et dernière partie du roman s'intitule d'ailleurs Le Sourire de Karénine) ; il va de soi que cette lecture ne m'a pas laissé indifférent : elle tombait à pic, si l'on peut dire. Du reste, parvenu tout à l'heure au terme de ce sixième roman, rien de ce que je relis de Kundera depuis une semaine ne me laisse indifférent. Et je me demande comment j'ai pu professer l'opinion – auprès de Michel Desgranges notamment, la dernière fois que j'ai déjeuné chez lui – que Kundera n'était pas vraiment romancier, dans la mesure où tous ses romans se confondaient les uns avec les autres pour former une sorte de magma çà et là traversé d'éclairs : en vérité, ils me semblent, cette fois-ci, à la relecture, extrêmement différenciés ; autant que peuvent l'être, par exemple, Anna Karénine d'avec Guerre et Paix. Cependant, je crois comprendre, ou au moins entrevoir, ce que j'essayais de traduire quand je parlais de “magma”. Mais je n'ai pas trop le temps ni l'envie de me lancer là-dedans ce soir : je tâcherai d'y revenir demain dans la journée, ce qui devrait me permettre de conclure ce mois d'avril par autre chose que l'absence de Bergotte, qui répand sur toute la maison comme un voile d'ennui teinté de tristesse, que l'on piquerait par instant (en des moments bien précis de la journée) de brefs coups d'aiguille, fugaces mais douloureux.


Dimanche 30 avril

Trois heures et demie.– Eh bien, finalement, non : je n'ai aucune envie de parler de Kundera ni de ses romans ; beaucoup plus de planter là ce journal pour retourner lire L'Immortalité, commencée ce matin… et sur laquelle je me suis endormi piteusement il y a une heure, comme il m'arrive désormais tous les après-midi. Quand je commencerai à baver en dormant, je saurai que la vieillesse est bel et bien (ou plutôt moche et mal) là.

Sept heures et quart. – En tout cas, pour l'avril léger, Apollinaire repassera.

Juin 2017

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LE SYNDIC DE FAILLITE









Lundi 1er mai

Sept heures vingt. – Passé la journée avec Kundera et son dernier roman "tchèque", L'Immortalité, dans lequel il m'a semblé que la virtuosité de construction atteignait son point limite, et même le dépassait quelque peu. De plus, à force de vouloir se libérer des contraintes et d'afficher une liberté de plus en plus grande par rapport aux conventions, Kundera  en arrive, un peu paradoxalement sans doute, à sembler ici plus artificiel que, par exemple, dans L'Insoutenable Légèreté de l'être, où, pourtant, cette tendance était déjà à l'œuvre par rapport au Livre du rire et de l'oubli. Demain, j'aborderai La Lenteur, premier roman “français”.

Pendant ce temps, les imbéciles défilaient contre le fascisme-qui-est-à-nos-portes, quelques “antifas” mettaient le feu à un policier et le petit Emmanuel, à grands coups de symboles grossiers et très visiblement électoralistes, tentait de nous persuader que l'antisémitisme est lié exclusivement à l'extrême droite (message en creux : et n'a par conséquent rien à voir avec ces populations si sympathiques qui vont massivement voter pour moi dans cinq jours). La routine…


Mardi 2 mai

Sept heures vingt. – Il commence à être temps que cette élection se conclue : je n'en puis plus, de toute cette épaisse bêtise, docte, satisfaite, péremptoire, vertueuse, qui s'étale partout, et notamment, bien entendu, sur les blogs. Depuis quelques jours, les commentateurs de Sarkofrance (ce que j'appelle la maison de retraite…) se surpassent, dans la prospective échevelée.

– Moi, je continue à lire Kundera, alternant essais et romans, les panachant au fil de la journée. Ses deux premiers romans français, La Lenteur et L'Identité m'ont paru fort décevants ; pis que ratés : anodins (relativisons : anodins par rapport aux sept romans “tchèques” qui les avaient précédés, ce qui est quand même placer la barre assez haut). Le troisième en revanche, L'Ignorance, commence beaucoup mieux. Du reste, je ne pense pas, même si c'est la première explication qui vienne à l'esprit, forcément, je ne pense pas que la cause de cette baisse soit le changement de langue ; c'est plutôt que, comme je le notais plus ou moins hier, en vitesse, Kundera semblait, avec L'Immortalité, être parvenu à l'extrême limite de la voie dans laquelle il s'avançait depuis ses débuts – en l'ayant même quelque peu outrepassée, à mon humble avis. Les romans suivants, nettement plus courts, sont également conçus dans un esprit radicalement différents (empruntant au langage de la musique – il est coutumier du fait –, Kundera lui-même dit, en gros, qu'il est passé des variations à la fugue), et c'est peut-être cette nouvelle forme qui me séduit moins, je ne sais pas trop. Il est possible également que, enchaînant ses livres les uns derrière les autres à une cadence très soutenue, une certaine lassitude soit en train de poindre, dont l'auteur ne serait nullement responsable.

– Dégât collatéral : Kundera m'a donné envie de relire Cent ans de solitude, roman que je n'ai évidemment plus (alors qu'il a traîné dans mes diverses bibliothèques durant au moins trente ans) et qu'il m'a fallu racheter. Comme mes Puissances tutélaires, ce matin, m'avaient fait gagner deux cents euros en à peine plus d'une heure, j'ai commandé le volume la tête haute et le regard plein de défi.


Jeudi 4 mai

Sept heures vingt. – Juste avant le dîner, je suis retombé (page 63 de l'édition Points-Seuil) sur une phrase qui m'avait frappé lors de ma première lecture de L'Homme sans qualités, il y a une vingtaine d'années ; je l'avais même recopiée, et elle avait trôné derrière mon bureau, à FD, durant quelques semaines ou mois. Cette phrase, la voici : « Il n'est pas de plus bel exemple de l'inéluctable que celui que nous offre un jeune homme doué se rétrécissant pour entrer dans la peau d'un vieil homme quelconque ; sans intervention du Destin, par le simple ratatinement auquel il était voué ! » Or, les guillemets dont j'ai entouré la phrase ne sont pas de mon fait : on les trouve bel et bien dans le texte original ; et je suis bien certain de ne pas les avoir indiqués sur mon affichette de l'époque. Ce qui veut dire que ce que j'ai pris durant des années pour une citation de Musil n'en était nullement une – en tout cas ne pouvait lui être attribuée avec certitude – mais seulement une exclamation d'Ulrich, son “homme sans qualités” ; ce qui, bien sûr, n'est pas tout à fait la même chose, surtout quand on sait que tout le roman baigne dans une ironie diffuse, parfois à peine discernable. Le romancier était-il “solidaire” de la remarque de son personnage ? Ou, au contraire, ne l'a-t-il notée que pour prendre ses distances avec lui ? Ou encore un peu de ceci et un peu de cela ? Cela me reste, au moins pour l'instant, tout à fait indécidable.

– Ma lecture de Musil, déjà difficile en soi, a été brusquement parasitée par une sorte d'irruption de mes Exilés, auxquels pourtant je pense de moins en moins, étant pratiquement assuré de ne jamais les écrire. Mais, là, la pulsion était si encombrante que j'ai dû interrompre ma lecture pour noter ce qui s'était mis à tournicoter dans mon esprit, et en particulier une phrase qui a surgi pour ainsi dire tout armée, telle Athéna du crâne de Zeus (l'auteur de ce journal ne souffre pas d'un excès de modestie : c'est déjà ça).

– J'ai dû regarder environ vingt minutes du débat d'hier soir, et encore : par quatre ou cinq tranches de quelques minutes. Il m'a semblé (comme à la plupart des commentateurs, ai-je pu constater ce matin) qu'Emmanuel Macron était assez mauvais, sonnant le creux les trois quarts du temps ; mais il finissait par paraître bon tant, en face de lui, Marine Le Pen était d'une nullité pénible, adoptant systématiquement un ton faux, des postures déplaisantes, etc. J'ajoute que, ayant résolu de m'abstenir dès le soir du premier tour, cette constatation m'a laissé tout à fait serein ; d'autant plus que, face aux gesticulations résistancielles de nos petits antifascistes de jeu vidéo, je sais sans le moindre doute, également depuis le soir du premier tour, que Macron est d'ores et déjà le prochain président. (Je vais avoir l'air malin, lundi matin, si c'est Mme Le Pen qui a passé la ligne d'arrivée…)


Vendredi 5 mai

Sept heures cinq. – Décidément, non : la vie est trop courte, et la part qui reste trop petite, pour relire L'Homme sans qualités. On reverra ça au purgatoire, si la bibliothèque de cette espèce de gare de triage est correctement approvisionnée. Pour faire suite, sous l'influence de Kundera qui en dit grand bien, j'ai repris Cent ans de solitude, lu dans ma grande période sud-américaine, c'est-à-dire aux alentours immédiats de l'année 1975. Le roman était arrivé ce matin, à point nommé, et dans l'édition (Seuil) qui est celle où je le découvris jadis (bizarre, cette phrase…).

– Ce matin, visite au Dr D., Ana de son prénom, qui est officiellement devenu mon médecin traitant, ou référent, ou je ne sais quoi d'approchant. Je n'étais pas peu fier de pouvoir lui brandir des analyses de sang pratiquement irréprochables.

– Parce qu'elle en a vu un “trop mignon” cet après-midi à la clinique vétérinaire où elle emmenait Golo (fiévreux et amorphe depuis hier), Catherine est reprise par des envies de chien. Elle a même commencé à écumer un peu les sites de la SPA…


Samedi 6 mai

Sept heures dix. – Pour cause de désintérêt grandissant, et même d'ennui, j'ai abandonné le roman de Marquez aux alentours de sa deux-centième page. Et, du coup, je ne parviens plus du tout à comprendre ce qui a pu motiver mon enthousiasme lors de sa découverte (il est vrai que j'avais 20 ans à peine…), et encore moins les dithyrambes que je puis lire à son sujet, émanant de plumes tout ce qu'il y a de plus autorisées : au sujet de Cent ans de solitude, certains (Pablo Neruda par exemple) n'hésitent pas à convoquer Don Quichotte et Pantagruel, tout de même !

C'est en essayant de discerner ce qui, dans ce roman, pouvait bien motiver l'enthousiasme de Kundera (hors son amitié avec l'auteur…) que je pense avoir trouvé ce qui n'a pas tardé à m'y déplaire. Car, dans un autre domaine, Kundera est aussi un grand admirateur de Fellini que, pour ma part, j'ai bien du mal à supporter. Et je me suis rendu compte que l'explication était sans doute là : il y a en effet un gros point commun entre le cinéaste italien et le romancier colombien, et c'est ce côté laborieusement “féérique”, ce recours systématique et obligé au “merveilleux”, à la “magie”, choses auxquelles je suis décidément rétif. Surtout que Marquez ne recule pas devant les ficelles les plus visibles, poussant la volonté de “faire poétique” jusqu'au kitsch, ou pas loin (ce qui rend, à mes yeux, d'autant plus étonnante l'admiration de Kundera à son égard). C'est par exemple la pluie de petites fleurs jaunes qui tombe durant toute la nuit suivant la mort de l'un des personnages… Au fond, il n'est pas impossible que ce soit justement cette powésie, ce féhérique généreusement dosé, qui explique le stupéfiant succès de Cent ans de solitude. Ça plus le côté fable, à la morale suffisamment évidente pour que tout lecteur ait la fierté de la trouver lui-même, l'allégorie bien soulignée de l'histoire de l'Amérique latine tout entière, résumée par le village de Macondo. Sans parler de la coquetterie consistant à brouiller artificiellement les pistes en donnant les mêmes prénoms à tous les Buendìa mâles, ce qui ne les rend à vrai dire ni plus ni moins intéressants pour cela.

Comme je n'ai vraiment plus la place de conserver les livres que je ne relirai jamais, celui-ci est parti directement à la poubelle au couvercle jaune.


Dimanche 7 mai

Sept heures cinq.– La plupart des bureaux de vote viennent de fermer, je suppose que M. Macron, ce parfait syndic de faillite, doit être d'ores et déjà le prochain président de la République. Au fond, c'est tant mieux : lorsqu'il n'y a plus aucun remède, autant en finir le plus vite possible, dans l'intérêt même du malade. Pour les civilisations non plus, je ne suis pas favorable à l'acharnement thérapeutique.

– Après mon expérience décevante avec Cent ans de solitude, j'ai provisoirement mis un terme à mes lectures romanesques. J'ai attaqué simultanément le Du Pape de Joseph de Maistre et le petit volume de 1739 que m'a offert Michel Desgranges lors de ma dernière visite chez lui, qui relate un certain nombre de causes judiciaires, soit contemporaines (contemporaines de l'auteur, il va de soit) soit un peu plus anciennes mais susceptibles, parce que célèbres, d'attirer le chaland. Il s'agit en fait du quatorzième volume d'une collection qui en comporte je ne sais plus combien : l'avocat qui a eu cette idée, de revenir sur des procès ayant défrayé la chronique, avait trouvé un excellent filon, qui dure encore de nos jours. Pour le moment, je me délecte des mésaventures matrimonio-testamentaires de Mademoiselle de Kerbabu, dont le nom à lui seul m'enchante.


Lundi 8 mai

Sept heures vingt.– Il m'a semblé que commémorer en grande pompe la victoire de nos grands-parents sur le nazisme était cette année tout à fait superflu, dans la mesure où, pas plus tard qu'hier, nous avons de nouveau écrasé le fascisme dans les urnes. (Plat du jour : l'écrasée de fascisme et sa farandole de petits bulletins macronbiotiques.)


Mardi 9 mai

Sept heures.–  La forte déconvenue qu'a entraîné ma relecture de Cent ans de solitude m'a fait regarder avec une suspicion rétrospective un certain nombre d'écrivains sud-américains, des romanciers essentiellement, lus pour la plupart entre 18 et 20 ans et très admirés alors : et s'ils venaient à subie le même rétrécissement drastique que Marquez ? Mais on pourrait aussi imaginer que certains sortent non pas diminués mais encore grandis de cette épreuve. Comment savoir ? Eh bien, en les relisant, évidemment. C'est pourquoi j'ai commandé hier le roman de Vargas Llosa intitulé Conversation à La Cathédrale (devenu dans une traduction plus récente : Conversation à La Catedral, ceci afin de mieux faire comprendre qu'il n'est, dans ce roman, nullement question d'un édifice religieux mais d'un bar portant ce nom, La Catedral). Et, tout à l'heure, j'ai acheté un gros volume d'Alejo Carpentier, que j'ai choisi parce que, sur les quatre romans qu'il propose, se trouve Le Partage des eaux, livre qui m'avait fort impressionné il y a quarante ans, notamment par son espèce de luxuriance profuse (si je me souviens bien, cela va sans dire). J'ai failli commander aussi L'Obscène oiseau de la nuit, de José Donoso ainsi que La Vie brève de Juan Carlos Onetti ; puis, je me suis dit qu'il était inutile de se précipiter. En attendant que Vargas Llosa et Carpentier n'arrivent ici, je vais sans doute reprendre Marelle de Cortazar, roman assez bizarre, lu également à cette époque lointaine.

Pour aujourd'hui, je me suis délecté de Moi qui ai servi le roi d'Angleterre, roman remarquable à plus d'un titre de Bohumil Hrabal, dont je tenterai de tirer un billet de blog demain.

– Ce matin, après trois ou quatre jours passés sans manger et à dormir tout le temps, Golo semblait aller un peu mieux, ce qui nous a laissé supposer que les antibiotiques que Catherine lui fourre dans la gueule matin et soir ont commencé à produire l'effet que l'on attendait d'eux.

– Je m'aperçois que je n'ai pas parlé des mésanges bleues qui sont venus établir leur nichée dans la petite maisonnette fixée au mur ouest de la Case. Durant des jours et des jours, comme c'est l'habitude, nous avons vu les parents s'épuiser en aller-retour entre la maternité et le bois voisin afin de nourrir leurs petits. Samedi, brusquement, tout s'est arrêté, si bien que nous en avons très logiquement conclu que les jeunes avaient dû quitter le nid de bon matin. Sauf que l'un des deux parents (ou les deux alternativement) a continué à venir de temps en temps, avec une chenille au bec, jusqu'à l'entrée du nichoir, mais sans jamais y pénétrer. Elle repartait jusqu'au cerisier voisin, revenait, etc., comme si elle cherchait – avons-nous pensé – à attirer hors du nid un ou deux retardataires en l'appâtant avec une “friandise”. Comme ce manège a complètement cessé hier, cet après-midi j'ai grimpé à l'échelle et ouvert le nichoir : tous les oisillons, encore assez loin de leur taille adulte, étaient morts. Évidemment, on ignore pour quelle raison. J'ai bien songé à emporter les petits cadavres à la clinique de Saint-Aquilin pour une autopsie, mais bon.

Pour l'instant, le couple de charbonnières qui a élu domicile dans le nichoir du cerisier continue de nourrir activement.


Jeudi 11 mai

Sept heures et quart. – Rien fait d'autre, hier et aujourd'hui, que de relire le Marelle de Cortazar, ce roman qui ressemble à un grand gymkhana (il s'écrit comment, ce putain de mot ?) : même s'il est loin d'être parfait, s'il sent tout de même son époque (début des années soixante) par son côté “invention formelle”, il m'a semblé qu'il passait fort bien la rampe, contrairement à Cent ans de solitude ; en tout cas, je n'ai ressenti aucune déception par rapport au souvenir que j'en conservais, ce qui n'est déjà pas si mal. Du coup, pour attendre sans trop de hâte Vargas Llosa et Carpentier, j'ai ressorti de son rayonnage le très gros volume Gallimard qui contient la totalité des nouvelles écrites par le même Cortazar entre la fin des années trente et le début des années quatre-vingt : le roman polonais reçu ce matin attendra que la vague latina soit passée.


Samedi 13 mai

Sept heures dix. – Depuis hier, ayant provisoirement abandonné Cortazar et ses nouvelles, je suis plongé dans le volumineux roman de Vargas Llosa, Conversation à La Catedral, qui, à mon sens, après 380 pages sur 620, mérite amplement qu'on lui consacre plusieurs jours, à l'exclusion de toute autre occupation (ce qui tombe bien : je n'ai rigoureusement rien à faire d'autre et m'en porte à merveille).  Deux images me viennent, à propos de sa construction : celle du Big Bang et celle de la tasse de thé proustienne. De quoi s'agit-il ? D'un homme dans la trentaine, Santiago, journaliste de base dans un quotidien de Lima, qui, rentrant chez lui pour déjeuner, apprend de sa compagne que leur caniche a été littéralement kidnappé par les employés chargés de débarrasser les rues de ses chiens errants (pour cause d'une campagne contre la rage dont Santiago est l'un des propagateurs…). À la fourrière, il tombe sur Ambrosio, le géant noir qui, 12 ou 15 ans plus tôt, servait de chauffeur à son père ; c'est la première fois qu'ils se revoient. Après que le journaliste a récupéré son chien, les deux hommes vont prendre une bière dans une sorte de cantine populaire, La Catedral. Ils y passent finalement quatre heures, à se saouler plus ou moins et, imagine-t-on, à évoquer leurs souvenirs. Mais, de leurs propos, l'auteur ne nous dit rien. Le temps qu'ils passent à La Catedral occupe à peine cinq pages et on ne nous parle que des impressions que reçoit Santiago, de l'endroit où il se trouve, des gens qu'il y voit, etc. Après s'être séparé d'Ambrosio, il rentre chez lui avec le chien, et sa femme, mi-ironique, mi-tendre, l'envoie se coucher pour cuver ses multiples bières. Je le répète : tout ce que je viens de relater n'occupe pas plus d'une douzaine de pages.

Mais, de ces quelques paragraphes, les 600 pages suivantes vont jaillir, tel l'univers du Big Bang, telle Combray de la tasse de thé : c'est tout le Pérou des années cinquante qui sort brusquement de ces quatre heures de conversation entre le fils de famille devenu échotier et l'ancien chauffeur tombé dans une semi-misère. Le récit va alors proliférer entre plusieurs lignes, qui s'entrecroisent et s'enchevêtrent, la plupart des personnages appartenant presque tous à au moins deux de ces lignes. Dans de nombreux chapitres, ce sont parfois trois ou quatre événements qui progressent en même temps – presque toujours sous forme de dialogues –, comme les couches d'un millefeuille, l'auteur nous faisant sans arrêt passer de l'un à l'autre, puis revenir, etc.  À noter que ces récits “polyphoniques” ne se déroulent pas forcément à la même époque, et même que deux récits peuvent avoir un personnage en commun… mais pas à la même période de sa vie. De plus, régulièrement, dans de très brèves incises dialoguées, Santiago et Ambrosio surgissent dans tel ou tel récit, pour y préciser une chose mais surtout pour rappeler au lecteur que le temps “réel” du livre est bien ces quatre heures que les deux hommes passent ensemble à La Catedral.

Évidemment, succinctement exposé comme cela (et encore, j'ai simplifié…), cela paraît impossible à lire. C'est tout l'immense talent de Vargas Llosa de faire en sorte que cela ne le soit pas, mais que, à l'inverse, cette façon de briser les lignes, spatiales ou temporelles, renforce encore son roman et le rendent véritablement passionnant. Il faudrait évidemment évoquer le contenu du livre, les multiples personnages qui s'y croisent et s'y entrechoquent, de la dictature militaire qui sert de toile de fond (mais pas seulement), de la lâcheté, de l'abaissement, de la figure du père, etc. Mais ce sera pour un autre moment : là, c'est assez discouru.

Tout de même, une dernière remarque : il est tout à fait possible que la nouvelle traduction, dans laquelle je relis le roman, soit meilleure que l'ancienne, dans laquelle je l'avais découvert il y a quarante ans. Mais je suis au moins certain d'une chose, c'est que changer Conversation à La Cathédrale en : Conversation à La Catedral est une ânerie. Le titre original est : Conversacìon en La Catedral. Il est donc évident que Vargas Llosa a joué sur l'ambiguïté du mot, laquelle était à peu près rendu par la première traduction. Je comprends que le scrupule des nouveaux traducteurs les ait poussé à respecter l'orthographe espagnole de tous les noms propres, y compris celui du boui-boui en question. Mais, en l'occurrence, ils auraient pu mettre un bémol à cette fidélité-là, ce qui leur aurait évité une infidélité bien plus grande, aux intentions de l'auteur, et accessoirement ce titre qui sonne comme une incongruité, une double faute de français qu'un éditeur négligent aurait incompréhensiblement laissée passer.


Dimanche 14 mai

Dix heures du matin.– Il y a une chose que j'ai omis de noter hier (en fait il y en a deux, mais pas du même ordre), à propos du livre de Vargas Llosa. La première c'est que le roman ne s'articule pas autour d'une conversation – celle à La Catedral, entre Santiago et Ambrosio – mais de deux. La seconde concerne toujours Santiago, mais cette fois il dialogue avec un autre personnage appelé Carlitos. Celui-ci est évoqué dès les premières pages du premier chapitre : c'est lui aussi un journaliste “bas de gamme” (il y en aurait d'autres ?), qui se trouve actuellement à l'hôpital, suite à une crise de delirium tremens provoquée par son alcoolisme (quand on l'a “ramassé”,  il courait nu dans la rue en hurlant, à cause des araignées énormes et des scorpions qui le poursuivaient…). Avant de rejoindre sa compagne puis de se rendre à la fourrière, Santiago se promet d'aller lui rendre visite. Tout cela n'est pas très clair (ou bien si un détail crucial m'avait échappé ?), mais je suppose que c'est bien à l'hôpital que se déroule la conversation seconde, et donc après celle qui a lieu à La Catedral.

La deuxième chose qu'il faut souligner, c'est l'extraordinaire puissance vivante des dialogues de Vargas Llosa, ainsi que leur variété suivant qui s'exprime. La troisième partie (sur les quatre que compte le roman) est essentiellement consacrée à un coup d'État manqué (des généraux qui veulent destituer et remplacer le général actuellement au pouvoir : un classique de la politique sud-américaine, au moins en ces époques-là). Tout le récit de ce pronunciamiento raté est fait par des dialogues serrés, entre des personnages multiples : l'effet obtenu est saisissant, on sent le grouillement, l'affolement, les initiatives partant un peu dans tous les sens, chacun tirant à hue ou à dia selon ses petits intérêts personnels, et tout cela dans une parfaite clarté d'exposition. Vargas Llosa s'offre des scènes dépassant les vingt ou trente pages sans que l'intérêt fléchisse à aucun moment, au contraire.

Une sentence prononcé par l'un des personnages (Carlitos, je crois) : « Le journalisme n'est pas une vocation, c'est une frustration. »


Lundi 15 mai

Sept heures dix. – Journée vaguement agitée, puisqu'il fallait préparer le départ de demain matin, aller faire quelques courses, tondre le jardin, emmener Golo chez le vétérinaire pour une piqûre ; tout cela tandis que notre peintre habituel passait portail, rampes et balustrade au Kärcher, avant de se mettre à les repeindre : il en a, en principe, jusqu'à vendredi, jour où nous serons, toujours en principe, de retour de La Baule.

J'ai terminé le roman de Vargas Llosa peu de temps avant le dîner, ce qui m'évitera d'avoir à l'emporter : cela aurait été se charger inutilement car l'expérience nous enseigne qu'on ne lit jamais lors de ce type d'escapade ; en tout cas, ni Catherine ni moi. Néanmoins, comme il est inenvisageable de s'en aller sans lecture, j'ai embarqué le roman d'un Polonais contemporain, dont je suis pour l'instant infoutu de retenir le nom, recommandé par Kundera. Je suis un peu méfiant tout de même car, la dernière fois que j'ai suivi ses conseils, je me suis retrouvé à lire le roman d'un Islandais nommé Bergsson (mais au prénom évidemment impossible, un truc se terminant en ur, avec plein de syllabes avant), qui m'a fermement ennuyé et que j'ai abandonné sans regret à mi-parcours : poubelle jaune. J'espère avoir plus de chance avec mon Polonais.

Pour demain, le départ a été fixé (par moi-même) à huit heures, de façon à arriver à Vitré – escale prévue – aux alentours de l'heure du déjeuner.


Mercredi 17 mai

Cinq heures.– « Mais, bon Dieu, qu'est-ce qu'on fout ici ? » Telle est la question qui m'a sauté à l'esprit, ce matin, en m'éveillant dans cette chambre du Castel Marie-Louise, laquelle et lequel sont par ailleurs tout à fait dignes d'éloges. Cette manie du déplacement, de la découverte, des visites en tous genres, etc. m'est apparue clairement comme stupide, privée de sens et d'objet, en tout cas pour moi. Pourtant, la journée d'hier a été, dans son genre, parfaite. Le voyage s'est déroulé agréablement, sans bouchon automobile ni problème d'aucune sorte, et il faisait un temps estival lorsque nous sommes arrivés à La Baule, quatre heures passées de quelques minutes. La rapide découverte de la ville peu après ne peut même pas être qualifiée de déconvenue, dans la mesure où, trouvant toutes les stations balnéaires laides, je m'attendais à ce que celle-ci le soit particulièrement ; je n'ai donc pas été déçu. Nous avons ensuite pris un apéritif nonchalant au jardin de l'hôtel, en écoutant le bruit des vagues et en observant pigeons et merles picorant la pelouse. Ensuite, le dîner fut sans fausse note aucune, le chablis de chez Fourcheaume pareillement. Et comme, vers neuf heures, il faisait encore jour et très doux, nus retournâmes au jardin pour un digestif, rite auquel nous ne sacrifions presque plus.

Ce matin, le ciel s'était couvert, mais la matinée fut tout de même agréable, occupée par une balade le long de la côte, du Pouliguen à Piriac, en passant par Batz et Le Croisic, où je n'étais jamais revenu depuis le mois de vacances que la famille Goux y passa, en 1964 : inutile de préciser que je n'ai rien reconnu. C'est lorsque nous passâmes les portes de Guérande que tout de gâta, avec l'arrivée d'une pluie qui n'a guère cessé depuis. Quant au ciel, il n'était plus couvert mais franchement emmitouflé. Finalement, alors que, tout de même, nous roulions vers Pornic, que j'avais inscrit ce matin à notre programme, au milieu de trombes d'eau et d'embruns qui ne devaient rien à l'océan tout proche sur notre droite, nous avons décidé que cela suffisait comme ça et que nous allions rentrer à la maison dès demain au lieu de vendredi. Ce qui ne devrait pas nous empêcher de savourer sans arrière-pensée notre dîner de tout à l'heure. Voilà en tout cas une région de France où je ne remettrai plus les pieds, sauf sous la contrainte.


Samedi 20 mai

Sept heures dix.– Jeudi, nous avons fait tout le voyage de retour sous une pluie presque continuelle et souvent battante. Bien entendu, dès le lendemain il faisait de nouveau très beau, ce qui tendrait à prouver soit que Dieu n'existe pas, soit qu'il a décidé d'externaliser son service météo vers une officine particulièrement vicelarde. Cela dit, nous n'en avons pas fini avec les hôtels, puisque, en principe, nous devons repartir pour deux jours dès la semaine prochaine : le carreleur qui doit refaire la terrasse et l'escalier qui y conduit sera là et ses travaux nous interdiront l'accès à la maison durant 48 heures. Cette fois, nous irons au château d'Audrieu, qui m'a eu l'air, “sur le papier”, tout à fait accueillant ; à condition qu'il ait une chambre de libre car,  bien entendu, il ne saurait être question de réserver avant d'être sûr que le carreleur viendra bel et bien, et qu'il nous ait précisé les jours exacts durant lesquels notre absence sera requise.

– J'ai repris mon cycle de lectures sud-américaines avec Le Partage des eaux d'Alejo Carpentier, terminé il y a moins d'une heure, en panachage avec L'Orgie perpétuelle, livre que Mario Vargas Llosa a consacré à Flaubert et Madame Bovary : si le roman du Cubain est aussi remarquable que le souvenir que j'en avais gardé, l'essai du Péruvien est plutôt décevant, au moins dans sa seconde partie ; et comme celle-ci occupe les deux tiers au moins de l'ouvrage…

Je vais dès demain soit descendre vers l'Uruguay (La Vie brève de Juan Carlos Onetti), soit monter vers le Guatemala (Monsieur le président de Miguel Angel Asturias) : ce sera à l'inspiration. Et, il y a quelques minutes, j'ai commandé L'Obscène Oiseau de la nuit du Chilien Donoso ; ensuite, ce sera un retour vers l'Argentine d'Ernesto Sabato et peut-être une pointe vers le Mexique avec Juan Rulfo. Après ça, je crois que je pourrai revenir à des choses moins exotiques : Christine Angot ou Yann Moix, par exemple.

– J'ai aussi distrait un peu de mon temps, ce matin, pour expédier six mille signes à propos d'une chanteuse rousse nommée Mylène Farmer, dont je ne sais même pas si j'ai jamais ouï la moindre ritournelle. Ou bien j'ai oublié.


Jeudi 25 mai

Six heures et demie.– Fichtre ! Je ne pensais pas être resté si longtemps sans venir ici : mauvais signe pour ce journal, si je cesse même de penser à lui…

– Depuis quelques jours (mais pas aujourd'hui pour cause d'Ascension), nous avons ici un carreleur, comme je le signalais lors de la précédente entrée. Il a quasiment fini la terrasse, ne nous laissant qu'un étroit passage permettant d'aller de l'escalier à la porte de la maison et vice-versa. Demain, il doit la terminer, et nous devrons nous livrer à d'autres contorsions, pour accomplir le même trajet, en passant sur les dalles posées depuis hier et en évitant soigneusement les nouvelles venues. Lundi ou mardi – ce sera selon le bon vouloir de Madame la pluie –, il s'occupera des marches, si bien que, alors, nous ne pourrons plus accéder à la maison (ou en sortir s'il nous a piégés à l'intérieur) ; d'où notre départ, lundi matin, pour le château d'Audrieu, retour mercredi dans la journée, en espérant qu'il n'aura pas plu durant nos deux jours d'absence car, sinon, tout sera à recommencer et nous aurons dépensé mille cinq cents euros (estimation sans doute exacte) en pure perte.

À propos d'euros, j'en ai gagné six cents aujourd'hui, en brisant les destins de deux pauvres garçons, tellement insignifiants qu'ils ne valent même pas d'être nommés. De toutes façon, malgré mes agissements coupables, ils se portent au mieux.

– Poursuivi mes lectures latinas avec des bonheurs divers. Si le Cubain Carpentier m'a conquis (ou plutôt reconquis), aussi bien avec son Partage des eaux qu'avec Le Siècle des lumières, Le Recours de la méthode ou encore Concert baroque (et j'attends La Danse sacrale qui devrait arriver la semaine prochaine), j'ai abandonné Monsieur le Président du Guatémaltèque Miguel Angel Asturias au bout d'une centaine de pages ; quant au Chilien José Donoso, son Obscène Oiseau de la nuit m'a découragé en moitié moins. Il me reste encore à tenter ma chance avec l'Uruguayen Juan Carlos Onetti et sa Vie brève. Après quoi, il serait sans doute sage que je revinsse à des lectures plus septentrionales ; peut-être en ne quittant pas encore l'Amérique et en retentant ma chance avec Faulkner : on verra. Si lui aussi m'emmerde, je bouderai un moment et ne lirai plus rien d'autre que les fables de La Fontaine et les Mémoires d'outre-tombe. C'est vrai, quoi…

– Tout à l'heure, à la suite d'une panne de cerveau qui m'a atteint moi-même, Catherine s'est levée de son canapé à sept heures moins le quart en disant qu'elle allait préparer le dîner ; une demi-heure plus tard il l'était, prêt, et nous sommes passés à table ; c'est seulement en nous asseyant que je me suis avisé qu'il n'était pas sept heures et quart mais six heures et quart. Comme les assiettes étaient devant nous et leur contenu fumant, nous avons mangé sans désemparer, comme des gens se situant bien au-dessus des pauvres contingences temporelles.


Samedi 27 mai

Sept heures et quart.– Passé l'essentiel de la journée à plonger avec délices dans le roman d'Onetti, La Vie brève, dont j'ai d'ailleurs rapidement parlé sur le blog, en chute du billet destiné à informer mes innombrables lecteurs de notre départ, après-demain, pour le château d'Audrieu (et il a encore fallu que j'aille vérifier son nom, que je ne parviens pas à me fourrer dans le crâne). Du reste, la chaleur n'incitait guère à bouger excessivement. Elle devrait être semblable demain, mais il faudra néanmoins que je m'agite un peu, ne serait-ce que pour passer l'aspirateur dans la maison, qui a une fâcheuse tendance, avec l'irruption de la chaleur, à se transformer en cimetière de mouches, guêpes, et autres insectes volants malaisément identifiables. Je n'y couperai pas, dans la mesure où, avant-hier, en voulant faire la jeune fille et jardiner comme la solide gaillarde qu'elle n'est plus, Catherine s'est fait une sorte de tour de rein qui lui interdit le moindre effort physique, surtout si elle veut être à peu près rétablie pour notre départ, lundi matin. C'est également moi qui ai pendu puis dépendu le linge propre sortant de la machine, activité finalement plutôt agréable, en ceci qu'elle laisse l'esprit totalement libre de ses vagabondages. Mais enfin, il ne s'agirait pas que ça devienne une habitude non plus.

– J'ai reçu ce matin un énorme roman (près de huit cents pages) datant des années 1880, La Régente, dont Vargas Llosa affirme qu'il est le plus grand roman de tout le XIXe siècle espagnol. Ce qui m'étonne c'est de n'en avoir jamais entendu parler, ni de son auteur : il se nomme Leopoldo Alas, et est également connu sous son pseudonyme de journaliste, Clarìn ; deux noms qui ne m'évoquaient strictement rien lorsque je les ai trouvés sous la plume du Péruvien.


Dimanche 28 mai

Sept heures et demie.– Levé à six heures et demie, aspirateur passé à sept heures et quart, pain rapporté de Pacy à huit heures, article de sept mille signes terminé à dix heures et demie : je ne me reconnaissais tellement pas que c'en devenait effrayant, presque malsain. Heureusement, tout est rapidement rentré dans l'ordre naturel, et je n'ai plus bougé une oreille jusqu'à maintenant, me contentant de tourner les pages de La Vie brève, terminé juste avant le dîner et qui est décidément un remarquable livre.

Demain, départ pour Audrieu, à une heure matinale qui dépendra entièrement du carreleur. En gros : si le temps lui permet de travailler et qu'il arrive comme la semaine dernière entre huit heures et huit heures et demie, nous débarrasserons le plancher (ou plutôt la terrasse) dès qu'il sera à pied d'œuvre. S'il tombe de l'eau à notre réveil, nous saurons disposer d'un peu plus de temps, de manière à être à Orbec sur les coups de midi, car j'ai repéré là un restaurant qui m'a eu l'air, “sur le papier”, tout à fait accueillant.


Lundi 29 mai

Six heures. – Nous voilà donc princièrement installés au château d'Audrieu, au milieu d'un parc de 25 hectares (je viens d'aller vérifier dans le guide Relais & Châteaux qui traîne (ou trône) ici), dont le silence n'est troublé que par les piaillements d'oiseaux non identifiés par moi ; mais enfin, il doit bien y avoir quelques merles dans le tas. La matinée s'est passée en vagabondages lents, sans jamais, sauf sur l'extrême fin, emprunter la moindre autoroute ni même voie rapide. Nos deux haltes principales furent, dans cet ordre, Orbec et Saint-Pierre-sur-Dives : deux petites villes charmantes, animées, tout embarrassées de commerces, et où il ferait sans doute bon vivre ; mais il est vrai que nous avons souvent tendance à trouver qu'il ferait bon vivre là  où, précisément, nous ne vivons pas. Toujours est-il que ces deux cités possèdent des églises fort belles, et même imposantes si on les rapporte à la taille de la ville qui les enserre. Celle d'Orbec est en outre d'un plan original, très inhabituel, assez bizarre, mais enfin je n'ai aucune envie de développer.

Sachant que nous allions abondamment sacrifier à Lucullus (langage journalistique de province et d'avant-guerre) ce soir et demain, nous avons sauté le déjeuner, nous contentant d'un sandwich de boulangerie avalé à l'entrée d'un chemin creux, entre un champ de blé et un autre de seigle (céréales nommées parfaitement au hasard, pour tenter d'épater le lecteur citadin, étant entendu que je suis tout à fait incapable de distinguer celle-ci de celle-là, et ces deux de toutes les autres).

Le château d'Audrieu est une assez belle bâtisse, du moins dans son corps de logis principal, datant du début du XVIIIe siècle, avec l'élégante régularité de façade que cela implique. Là non plus je n'en dirai davantage, de peur de passer non seulement pour un cuistre, mais en outre un cuistre inopérant, bien capable, en architecture, de prendre Le Pirée pour un homme. Toujours est-il que, d'un point de vue strictement hôtelier, l'endroit est tout à fait agréable, la chambre, bien que “premier prix”, est étonnamment vaste, meublée avec goût et, il va de soi, parfaitement équipée. Les trois fenêtres donnent sur la cour intérieur et, plus loin, sur les jardins.

Lorsque nous sommes arrivés, vers deux heures, il pleuvait, mais le soleil n'a pas trop tardé à revenir, et nous sommes sortis pour faire le tour du propriétaire, par les sentiers qui sillonnent le bois situé vers la façade arrière du bâtiment principal. Nous voulions aller jusqu'à une colonne que l'on distinguait du château, et de laquelle l'homme aux clés d'or nous avait assuré qu'elle était assyrienne (mais en ajoutant qu'on ne savait pas trop d'où, quand ni par qui elle avait été apportée là). En effet, assyrienne elle est indubitablement. Elle trône loin de tout bâtiment, au bout de ce qui a peut-être été une très large allée rectiligne partant de l'arrière du château, au milieu d'une minuscule clairière incurvée à l'orée du bois, ce qui, vu son origine, produit un effet sévèrement incongru. Durant toute cette assez longue promenade nous avons été suivis par un jeune chat tigré, dont on nous a assuré, au retour, qu'il vivait ici, dans l'enceinte du château, mais qu'il n'était à personne en particulier. Le réceptionniste pense qu'il a dû trouver sans peine “le chemin des cuisines” et qu'il doit être nourri par le personnel qui officie là. Catherine était évidemment toute prête à l'adopter et à le ramener au Plessis, ce qui aurait assurément fait le bonheur de Golo, vu le mal qu'ont en général les chats à se supporter entre eux.

Demain, il est question de retourner à Bayeux, où nous fîmes un rapide passage il y a environ vingt-cinq ans, mais dont ni Catherine ni moi ne nous souvenons d'y avoir vu autre chose que la fameuse “tapisserie” (“la plus grande BD du monde, proclame fièrement le Guide du Routard, avec cet “esprit jeune et décontracté” qui le caractérise si savoureusement). Ce sera à condition qu'il pleuve moins que depuis dix minutes…


Mardi 30 mai

Neuf heures et demie du matin. – Il pleuvinait encore lorsque nous nous sommes levés, vers sept heures et demie, mais, depuis, l'eau a cessé de tomber et le ciel semble vouloir se dégager un peu (on notera la prudence…), si bien que nous n'allons pas tarder à partir pour Bayeux, à une quinzaine de kilomètres d'ici.

Je notais hier que, bien qu'étant une chambre “de petits pauvres”, la nôtre était fort grande et très bien meublée : nous avons appris hier soir, par Georges, le barman (qui s'appelle en réalité Jorge et est brésilien, ainsi que ne l'indique que trop bien son accent), que l'on nous avait en réalité attribué une suite “junior” – appellation répandue mais qui me laisse toujours aussi incompréhensif –, pour le prix d'une chambre simple ; ni lui ni a fortiori nous n'avons été capable de trouver une raison plausible à ce surclassement non demandé, et même pas signalé comme faveur à notre arrivée. En attendant, cette découverte nous a considérablement rehaussés dans notre propre estime.

La table n'est malheureusement pas à la hauteur de l'hôtellerie. Ce n'est pas que nous ayons mal dîné, au contraire ; les desserts notamment étaient dignes d'éloges sans réserve. Mais, pour le reste, les plats donnent l'impression que le chef marie un peu n'importe quoi avec n'importe quoi, au gré de son inspiration, laquelle n'est guère une conseillère sans reproche. Cela donne des plats hautement mangeables, mais dont on ne saisit pas bien le principe directeur, dont on a l'impression qu'ils ne doivent leur existence qu'au hasard du moment et des apparentements fortuits. Cela dit, ça reste d'un assez bon niveau tout de même, et c'est sans déplaisir que nous envisageons de nous y attabler de nouveau ce soir. Comme je le disais hier soir à Catherine : « Pour que tout soit parfait en ce bas monde, il faudrait transplanter le chef du Castel Marie-Louise ici. » Le projet est à l'étude, il suffit juste de faire jouer nos relations occultes mais puissantes (puissantes parce qu'occultes, bien entendu).

Six heures.– Nous n'avons pas eu à déplorer la moindre goutte d'eau aujourd'hui. Il était environ dix heures lorsque nous avons mis le cap sur Bayeux, laquelle fut très vite atteinte puisque fort peu distante. La cathédrale vaut vraiment le détour, comme on dit chez Michelin : nef impressionnante de longueur, d'altitude et d'élégance, avec son premier niveau roman et le reste, au-dessus, d'un gothique presque gracile. En revanche, s'il est vrai que le centre de la ville a été miraculeusement épargné par nos chers alliés de 1944, on en a néanmoins très vite fait le tour. Si bien que, ayant décidé de ne pas retourner voir la “plus grande BD du monde”, nous avons pris la direction des plages du Débarquement, lesquelles se sont révélées fort courues, puisque nous sommes tombés au beau milieu des réjouissances commémoratives du D-Day. C'était plein de touristes internationaux, mais fortement anglo-saxons, et je me suis mis à imaginer à voix haute un personnage de roman, ou de nouvelle, Allemand ayant fait la guerre ici même en 44 (ou son fils, suivant l'époque à laquelle on situe le présent romanesque) et qui, chaque année, reviendrait passer une semaine entre Arromanches et Courseulles, début juin, et s'arrangerait pour se lier avec des commémorants anglais, américains et canadiens, pour leur expliquer avec force détails émouvants comment et combien il avait, à cette époque bénie de sa jeunesse, tué d'envahisseurs venus de la mer ou tombés du ciel. L'idée a beaucoup amusé Catherine. (Laquelle Catherine, pendant que j'écris cela, est en train de se faire tripoter par Mademoiselle Spa, quelque part dans le château ; je devrais la récupérer dans une demi-heure et, ensuite, nous irons dire un petit bonsoir à Jorge et à son ami, Lord Macallan, âgé de 12 ou 15 ans, je n'arrive pas à m'en souvenir.)

Demain, retour au Plessis, avec l'espoir que le carreleur aura terminé ce qu'il avait à faire, et qui a servi d'excuse à notre escapade.


Mercredi 31 mai

N'importe quelle heure. – Cette fois encore, je me livre à une tricherie puérile, puisque ces lignes sont écrites au matin du premier juin et non à la date indiquée. Mais c'est que, notre excursion ayant pris fin en même temps que mai, il eût été stupide d'en reporter le récit au mois suivant. Du reste, de récit il n'y aura pas car il n'y a rien de particulier à noter à propos de notre trajet de retour, si ce n'est que nous avons quitté le château d'Audrieu au milieu d'un assez épais brouillard, lequel a eu la bonne grâce de se dissiper peu après. Nous sommes repassés par les mêmes lieux qu'à aller (Saint-Pierre-sur-Dives, Orbec, Conches-en-Ouche), mais dans l'ordre inverse et sans nous y arrêter puisque nous l'avions fait il y a trois jours. À l'arrivée, deux bonnes surprises nous attendaient. La première était que le carreleur avait terminé son ouvrage ; la seconde, le virement par Lagardère d'une facture de 1400 €, laquelle remontait au mois de janvier et s'était, dans un premier temps, perdue dans les méandres administratifs de cet admirable groupe de presse ; le versement en question étant presque égal à ce que nous avions payé quelques heures plus tôt aux puissances hôtelières et châtelaines, c'est tout juste si nous n'avons pas eu l'impression d'avoir été hébergés et nourris gratuitement durant deux jours, tels d'authentiques migrants. Il y a de pires manières de finir un mois.

Juin 2017

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À L'HEURE HISPANIQUE









Jeudi 1er juin

Sept heures et demie.– En principe, ce mois-ci, il n'est pas prévu que nous bougions de la maison, et c'est tant mieux, au moins pour nos finances. Le prochain “échappement libre” devrait avoir lieu la première semaine de juillet, lorsque nous irons passer trois jours dans les Landes avec mon frère et sa femme (et probablement leur fille benjamine). Comme c'est très loin et que je n'ai plus envie de faire des trajets de sept cents kilomètres d'une seule traite, nous avons prévu une étape à Rochefort, à l'aller, et dans un château des environs de Poitiers au retour ; si bien que, finalement, nous serons partis six jours. Ensuite, plus aucun mouvement de troupes jusqu'à la fin de l'été, saison très propice aux pigistes en embuscade puisque, à FD comme ailleurs, la moitié de la rédaction sera absente en juillet et l'autre en août.

– Passé l'essentiel de la journée à lire La Régente : après deux cents pages (sur sept cent cinquante), il ne s'est toujours rien passé, ce qui n'empêche pas le roman d'être très prenant ; j'y reviendrai sans doute.


Vendredi 2 juin

Sept heures et demie.– Vargas Llosa a bien raison, lui qui affirme que La Régente est le meilleur roman espagnol du XIXe siècle. En réalité, mes piètres lumières en cette matière particulière ne me permettent pas d'affirmer que c'est le meilleur, mais c'est en tout cas un excellent roman. S'il n'était déjà pris, Leopoldo Alas aurait pu l'intituler Scènes de la vie de province, puisque c'est de cela qu'il s'agit : la peinture, à la fin du siècle, de la “bonne” société (y compris ses domestiques, plus quelques coups de projecteur sur les pauvres) de Vetusta, une ville de province espagnole dont on nous dit que le modèle serait Oviedo, lieu natal de l'auteur. L'Église y est évidemment très présente, elle est même, dans son ensemble, l'un des pivots de ce roman sans véritable intrigue. Notamment par la personne du Magistral, don Fermín De Pas, on lorgne du côté du Zola de La Conquête de Plassans, avec une brusque embardée, au milieu des 750 pages, vers celui de La Faute de l'abbé Mouret ; mais un Zola qui aurait hérité de l'humour d'un Dickens, avec un brin de cruauté flaubertienne. Par moment, on songe aussi à une sorte de pré-Proust que l'on aurait plongé dans un milieu fortement clérical (et, bien entendu, également anticlérical, l'un n'allant jamais sans l'autre au XIXe). C'est une lecture très agréable, facile et coulant de source, malgré une construction plus subtile qu'il n'y paraît d'abord et mettant en scène un grand nombre de personnages. On pourrait reprocher à Alas un certain statisme dans les caractères, qui semblent ne pas devoir évoluer du début jusqu'à la fin ; je dis “semblent” car, venant à peine d'atteindre la mi-roman, il est possible qu'il me réserve quelques surprises. Mais ce sont des caractères bien dessinés, parfaitement individualisés, et baignant constamment dans une sorte de tendresse malicieuse, qui pourrait bien être la marque de cet écrivain.


Samedi 3 juin

Six heures et demie.– Heure traditionnelle d'arrivée dans ce journal, les samedis soirs où la messe a lieu en l'église du Plessis : pour une raison qui, avec le temps m'échappe un peu, cela entraîne automatiquement un apéritif surnuméraire. En réalité, je sais très bien la raison : c'est que j'ai pris l'habitude, attendant le retour de Catherine, de me servir un verre en écoutant de la musique, et qu'elle se joint à moi lorsqu'elle revient. À première vue, aucun rapport avec le fait de venir plus tôt écrire ici ; mais en fait, si : comme Catherine n'arrive guère avant huit heures moins le quart (une heure de messe puis une dizaine de minutes pour ramener chez elles les trois ou quatre vieilles dames que Catherine passe prendre en voiture : ce qu'elle appelle sa “tournée des mamies”), il convient pour moi de ne pas commencer à boire trop tôt, si je ne veux pas être à demi-ivre au retour de la paroissienne ; d'où la nécessité de m'occuper. C'est ainsi que, avant de venir m'assoir devant ce clavier (ou derrière, je ne saurai jamais), je me suis taillé la barbe. (Je sens que cette entrée va battre des records d'intérêt.)

– Contrairement à ce que j'ai affirmé à Catherine, avec un aplomb dont je devrais probablement rougir si j'étais doté de la moindre trace de conscience, je n'ai même pas fait mine, aujourd'hui, de m'intéresser à la documentation qui doit m'aider à briser un dernier destin pour le hors-série en cours. À la place, j'ai poursuivi la lecture de La Régente : le roman est affligé d'un gros trou d'air d'une cinquantaine de pages, aux environ de la quatre-centième. Puis, l'auteur semble se ressaisir et l'intérêt renaît. C'est égal : si vraiment ce roman est le meilleur de tout le XIXe siècle espagnol, je comprends pourquoi on ne parle pas davantage des autres romanciers ibériques pour la période. Elle est très bien, cette Régente, mais en aucun cas elle ne saurait se mesurer avec les grands romans français, russes ou anglais de son siècle.


Lundi 5 juin

Sept heures vingt.– À quoi bon m'entêter à ce journal, si c'est pour n'y plus noter que les titres des livres que je lis, assortis de deux ou trois lignes de commentaire ? Or, je ne vois pas bien ce que je pourrais y consigner d'autre, dans la mesure où – effet de la retraite ? – j'ai l'impression que mon univers se rétrécit de plus en plus – sans que je m'en plaigne d'ailleurs. Hormis nos courtes escapades ici ou là, je ne sors plus, ne vois plus que trois ou quatre personnes, et encore : de loin en loin. J'ai aussi perdu toute espèce de curiosité pour ce qu'on appelle l'actualité : le monde ne m'intéresse pas, ce qui s'y passe encore moins ; quant à la France, je la considère comme perdue de façon irréversible et, par conséquent, j'ai également cessé de m'intéresser à ce qui peut s'y produire ou non. Que reste-t-il dans ces conditions, hors les livres ? Oui, il y a aussi les petits articles que je continue à écrire pour FD (dix mille signes ce matin…) ; mais eux n'ont jamais présenté le moindre intérêt, et ce n'est pas maintenant qu'ils risquent d'en acquérir un. Du reste, je sens que cette occupation-là ne tardera guère, elle non plus, à s'interrompre.

– Eh bien, revenons donc aux fiches de lecture, si tel est mon lot. J'ai fini La Régente hier. Contrairement à ce que je disais voilà quelques jours (ici ou sur le blog ? Je ne sais plus), le roman comporte bel et bien une “intrigue”. Seulement, elle ne commence à apparaître que vers la moitié du livre, toute la première partie étant, en quelque sorte, une gigantesque exposition du cadre et des différents personnages qui s'y meuvent, ou plutôt s'y engluent. Ensuite, on assiste à la mise en place d'un classique triangle amoureux, où deux hommes se disputent les faveurs d'une femme mariée et, a priori, fidèle (la fameuse Régente) ; pas si classique que cela, d'ailleurs, ce triangle, puisque l'un des deux hommes n'est autre que le confesseur de la dame (le Magistral). C'est une mise en place très lente, très subtilement graduée, qui est l'occasion d'une plongée profonde dans le cœur et le cerveau de deux d'entre ces trois, la Régente et le Magistral. Avec, finalement, un dénouement très rapide, en forme d'explosion, ou de paroxysme brusquement dénoué – bref : d'orgasme.

Aujourd'hui, j'ai consacré tout mon temps (hormis les dix mille signes dont je parlais) à Tirano Banderas, le roman grimaçant et superbe de l'Espagnol Valle-Inclán. Demain, je vais probablement faire retour en Amérique latine, avec La Danse sacrale d'Alejo Carpentier. Au passage, je me demande bien pourquoi on a traduit ainsi le titre de ce roman, dans la mesure où l'original s'intitule Le Sacre du printemps ; c'est-à-dire l'équivalent espagnol du Sacre en question. Serait-ce une histoire de droits à payer aux héritiers de Stravinski ?


Mercredi 7 juin

Sept heures dix.– J'ai fait preuve aujourd'hui d'une activité qui m'a étonné moi-même. Notamment par ce courage que j'ai eu de m'attaquer enfin aux écuries d'Augias, à savoir ce bureau où je suis. Car l'état des rayonnages des diverses bibliothèques ne permettait plus de surseoir à un sévère nettoiement, dans la mesure où, après avoir empilé des livres devant ceux qui étaient proprement alignés, j'en suis arrivé au stade où il n'y a même plus de place pour empiler nulle part – sauf au sol, et encore : pas beaucoup. Comme je ne dispose plus nulle part de murs vacants pour y apposer de nouvelles bibliothèques, il fallait bien se résoudre à faire le vide. Cela tombe bien : je n'ai jamais fait partie de ces gens qui ne peuvent admettre de jeter un livre à la poubelle. J'ai décidé de commencer par un premier toilettage, c'est-à-dire de prendre les bibliothèques une par une et d'y opérer une sélection destinée à éliminer les livres qui ne m'ont pas vraiment plu, ou dont, même en ne les ayant pas trouvés inintéressants, je sais très bien que je ne les rouvrirai jamais. Sur les deux bibliothèques réservées aux littératures étrangères, j'en ai “épuré” une et demie. Résultat : quatre cartons de “rejetés”, dont deux sont déjà partis pour la solution finale, savoir la déchetterie. Je vais finir d'expulser les étrangers demain, avant de m'attaquer aux bibliothèques d'histoire, puis de littérature française, etc. Bien entendu, il est fort probable que la sélection sera plus sévère dans telle partie que dans telle autre, ce qui fait que, à la fin, un reclassement général sera sans doute indispensable. Je n'en suis pas là.

Comme si une telle agitation ne suffisait pas, j'ai ensuite, retour de la déchetterie, empoigné la tondeuse et ratiboisé le jardin. Juste avant, j'avais commandé deux documentations, mes Puissances tutélaires m'ayant ce matin enjoint de briser deux destins supplémentaires. Tout cela aurait mérité sans doute un modeste apéritif : j'ai eu l'héroïsme de m'en passer, je me demande encore pourquoi.

– Continué à lire La Danse sacrale, mais moins qu'escompté, pour les raisons que je viens de dire. Entretemps, sont arrivés dans la boîte aux lettres Juan Rulfo et Ernesto Sábato ; qui ont sagement pris leur tour dans la file d'attente.


Jeudi 8 juin

Sept heures et demie.– À peine moins actif qu'hier (le “moins” vient de ce que la pelouse n'avait pas assez poussé durant la nuit pour que je la retonde, comme disait Foch en signant l'armistice) : j'ai brisé un destin en sept mille signes (celui de David Carradine, l'homme qui, suite à un défaut de prononciation, a confondu bandaison et pendaison) dès potron-minet, j'ai continué à jouer les officiers nazis en envoyant quelques dizaines de livres au crématoire (où je les ai moi-même conduits) et j'ai presque terminé La Danse sacrale de Carpentier, dont les sympathies pro-castristes ne parviennent même pas à gâter le magnifique roman. Je n'aurai pas volé ma séance de télévision. Au programme ce soir : le premier épisode de la deuxième saison de Prison break (DVD), puis deux épisodes de Westworld (TV), la série “dérivée” du film des années soixante-dix avec Yul Brynner : Mondwest. Le tout avec, à l'entracte, une coupe de fraises mûres à point, généreusement recouvertes d'une crème que Catherine vient tout juste de fouetter. La soirée devrait être supportable.


Lundi 12 juin

Sept heures dix. – En début d'après-midi, j'ai empli un grand carton avec les cent trente ou cent quarante livres “alimentaires” (on a fort bien mangé, merci) que j'ai écrits durant un peu plus de vingt ans ; tous ces livres non écrits. À la déchetterie, tandis que je les lançais par poignées de trois ou quatre dans le grand bac destiné à recevoir les œuvres mortes, j'avais l'impression d'un allègement considérable, d'une sorte de revirginisation. Nous nous sommes, eux et moi, séparés sans regrets, sans le moindre regard en arrière.

– Samedi, journée passée avec Rémi Usseil, fort agréable comme chaque fois. Il commence à songer sérieusement (je le crois, du moins) à revenir vers son domaine d'élection, l'histoire et la littérature médiévales, et à tenter de placer des articles soit dans des revues plus ou moins spécialisées, soit dans des magazines plus grand public, tels L'Express, le Nouvel Obs, etc. Il m'a semblé que les conseils que je pouvais lui donner, pour y parvenir, étaient bien minces et pauvres. Il est reparti d'ici les bras chargés de livres, ceux que j'avais mis de côté pour lui, parmi ceux que je n'entendais pas conserver, pensant qu'ils pourraient éventuellement l'intéresser. Si ce n'est pas le cas, sa mission consiste à les mettre lui-même dans une grande poubelle à couvercle jaune.

– Je n'ai rigoureusement rien à dire à propos des résultats électoraux d'hier : je crois bien que, depuis mes 18 ans, c'est la première fois que je m'en fous à ce point.


Mercredi 14 juin

Sept heures et demie. – Finalement, après des mois d'hésitations, de revirements, de tractations, il semblerait que Catherine et ses deux filles vont aller passer une semaine au sud de la Corse durant la première quinzaine d'octobre. (Elles sont passées successivement par la Grèce (projet initial), l'Espagne, le Portugal, la Crète et j'en oublie sûrement.) Du coup, il est probable que, pour me récompenser de n'avoir pas bougé d'ici durant tout l'été et d'y avoir travaillé d'arrache-pied pour FD (du moins je l'espère), nous irons, début septembre, passer tous les deux quelques jours en Auvergne, probablement ici.

– Tout à l'heure, message d'alerte de cet ordinateur : la batterie de ma souris sans fil était “très faible” et menaçait de rendre l'âme d'un instant à l'autre, si je ne la connectais pas séance tenante à son “port USB” ; port USB qui, bien entendu, ne se trouvait dans aucun des tiroirs que je fouillai aussitôt. Commander un “port” me fut facile, et je m'apprêtais à m'en glorifier lorsque, ouvrant le seul tiroir qui ne l'avait pas encore été, j'y découvris, au premier plan, n'attendant que moi, le port en question. À la même seconde, comme dans une mauvaise pièce de boulevard, Catherine faisait irruption dans la Case, brandissant un autre port exactement semblable. Il n'y avait plus qu'à annuler la commande qui venait tout juste d'être passée : chose plus facile à dire qu'à exécuter, puisque, bien entendu, j'avais oublié mon mot de passe chez Apple Store. Il a donc fallu suivre des méandres absurdes pour en créer un nouveau (que j'ai noté…), avant de pouvoir finalement annuler cette fucking commande précipitée. Il m'a semblé que toutes ces agitations idiotes méritaient que nous lichassions le fond de la bouteille de Glenlivet qui se morfondait dans l'arrière-cuisine – ce que nous fîmes.


Vendredi 16 juin

Huit heures moins le quart.– Ce qu'on a appelé la blogosphère (que j'avais, pour mon usage personnel rebaptisée la blogoboule) est en train de mourir de sa belle mort, si tant est qu'il y en ait de belles. Que ce soit à gauche ou à droite, c'est un territoire exsangue, un champ de ruines que nul n'a envie de visiter. Il ne reste plus de vraiment amusant que le blog de ce pauvre Juan, ex-Sarkofrance, qui se convulse d'autant plus frénétiquement qu'il s'agit pour lui de masquer le fait qu'il est et a toujours été “macron-compatible” ; il devait même déjà l'être avant la naissance de l'actuel président de la République. Mais, en l'occurrence, l'élément vraiment comique (et vivant : il faut le reconnaître) ce n'est pas lui, mais l'espèce de maison de retraite mâtinée d'hôpital psychiatrique que constitue l'ensemble de ses commentateurs (dont moi…), révolutionnaires flamboyants dont la moyenne d'âge doit dépasser les 70 ans.

– Ma souris sans fil a retrouvé une impeccable jeunesse, je n'en suis pas peu fier : j'ai un peu l'impression d'être son père.

– Pour ce qui est du feuilleton de Catherine et ses filles, il semble que l'on se dirige vers une semaine dans un hôtel du Pays basque espagnol. J'ai hâte d'être à l'option de demain.


Dimanche 18 juin

Sept heures vingt.– Rapide passage ici, uniquement pour y noter que je n'ai rien à y noter : je ne vais tout de même pas parler chaque jour de ce que j'ai lu depuis le matin, tout de même ! Cela étant, la trilogie romanesque de Sábato est vraiment remarquable, excitante, étrange. Du coup, je viens de commander deux autres livres de lui, l'un étant un long entretien avec Borges. Curieux, d'ailleurs, quand on y songe, l'idée de cette rencontre entre l'écrivain aveugle et l'auteur du Rapport sur les aveugles, destiné lui-même à le devenir quelques années plus tard.

– Désintérêt complet pour ces élections législatives en train de s'achever. Il va sans dire que je ne suis pas allé voter ; Catherine non plus, d'ailleurs, alors qu'elle s'était rendue à la mairie dimanche dernier. « Il fait trop chaud… », fut sa motivation politique, ou en tout cas son explication.


Mercredi 21 juin

Sept heures vingt.– Je ne sais plus à la suite de quelle tortueuse association d'idées, je me suis retrouvé sur la page Amazon consacrée à En territoire ennemi. Toujours est-il que j'y découvre alors que l'ouvrage en question, au lieu des six qu'il a depuis environ trois ans, possède désormais sept commentaires. Naturellement, c'est avec une avidité certaine que je me suis précipité sur le nouvel arrivant ; et j'ai lu ceci, dû à la plume d'une certaine Leslie Grunberg : « Livre incroyablement complet, fouillé. Que l'on aime ou pas le tango, c'est un livre romanesque tant les occurrences font rêver. Bravo aux 3 auteurs !!!! » Certes, je ne nie pas qu'En territoire ennemi soit complet et fouillé : j'aurais mauvaise grâce. J'admets volontiers que l'amour qu'on éprouve ou non pour le tango ne devrait pas influer sur le jugement de ses lecteurs. Je suis en outre tout prêt  à reconnaître que ses occurrences font rêver. L'alternative qui m'angoisse est la suivante : cette brave et enthousiaste Leslie a-t-elle chroniqué un livre tout en en ayant lu un autre, ou bien suis-je réellement trois auteurs à moi seul ? Je crois qu'il va être temps d'arrêter les romanciers sud-américains.

– Je lis depuis hier La ville et les chiens, de Vargas Llosa, qui m'enthousiasme moins que Conversation à La Catedral. J'ai aussi rapidement feuilleté le livre reproduisant plusieurs entretiens de 1974 entre Jorge Luis Borges et Ernesto Sábato : l'ensemble est rien moins que passionnant (le volume est parti directement dans l'enfer de la poubelle jaune), mais j'y ai appris avec un léger sursaut que les deux écrivains étaient d'accord pour placer la seconde partie de Don Quichotte assez nettement au-dessus de la première : choc pour moi, qui, lors de mes trois ou quatre tentatives, n'ai jamais réussi à aller au-delà de cette première partie. J'ai donc ressorti le volume, en me promettant de retenter l'aventure, cette fois sans relire la première partie (mais, en écrivant cela, je me demande si ce n'est pas déjà ce que j'ai fait la dernière fois, et sans succès).

– J'avais encore deux ou trois bricoles à noter ici, mais ce bureau est en train de virer au sauna et je vais m'interrompre avant d'être totalement liquide. En tout cas, la dénomination habituelle de La Case n'aura jamais été aussi méritée que depuis ces derniers jours, où le thermomètre dépasse les 35° chaque après-midi : j'ai l'impression de me transformer en écrivain africain ; en scribe de brousse ; en nègre au carré.


Jeudi 22 juin

Sept heures vingt.– Contrairement à celle du chômage sous François II, la courbe des températures s'est brusquement inversée en milieu d'après-midi : au lieu de 37° hier, nous avons à peine franchi la barre des 30, et il souffle désormais un petit vent à l'agréable fraîcheur, qui permet d'aérer rapidement toutes les pièces de la maison, en en ouvrant les fenêtres et laissant les portes ouvertes. Bref : d'africaine qu'elle était depuis cinq ou six jours, l'atmosphère est redevenue civilisée.

– J'ai abandonné au bout de 300 pages La ville et les chiens de Vargas Llosa, roman un peu trop ennuyeux pour ses 560 pages, et, pas découragé, commencé La maison verte, du même. En réalité, j'avais inauguré ma matinée avec le prologue et le premier chapitre de la seconde partie du Quichotte, mais je me suis interrompu pour demander par himmelà Carlos s'il ne pourrait pas me conseiller une traduction un peu plus moderne que celle des sieurs Oudin et de Rosset, qui sent un peu beaucoup son XVIIe siècle, même toilettée par Jean Cassou pour la Pléiade. Ce n'est pas qu'il s'agisse d'une langue désagréable, au contraire ; mais elle finit par faire plus ou moins écran entre le texte et son lecteur du XXIe siècle. De plus, je soupçonne ces deux personnages d'avoir adapté Cervantès au fameux “goût français”, sans trop craindre de s'éloigner de son original. On va voir ce que Carlos m'en dira.


Samedi 24 juin

Sept heures vingt.– J'échange depuis deux jours des zimmels avec mon ami “historique” Carlos. Comme nous y parlons beaucoup de ces écrivains sud-américains que j'ai découverts grâce à lui et que je relis depuis quelques semaines, il m'a semblé qu'il pourrait être intéressant de reproduire cet échange ici ; avec son plein accord bien entendu et en y supprimant les quelques passages plus personnels qui ne concernent que lui et moi.


Mon cher Carlos,

Je lisais hier, dans les entretiens enregistrés en 1974 par Borges et Sábato (qui, entre parenthèses, m’ont semblé bien décevants) que tous les deux étaient d’accord pour trouver la seconde partie du Quichotte supérieure à la première : pour un lecteur de mon acabit, qui a dû lire trois fois la première partie mais n’est jamais venu à bout de la seconde (sans d’ailleurs être capable de dire pourquoi), il y avait là un défi !

J’ai donc ressorti mon vieux volume de Pléiade, avec la ferme intention de m’attaquer sérieusement à cette maudite deuxième partie qui me résiste depuis trente ans (au moins). Et, après avoir lu le prologue et le premier chapitre, je me suis soudain demandé si je ne devrais pas, pour mettre toutes les chances de mon côté, laisser tomber la traduction classique Oudin/Rosset au profit d’une plus « moderne ». C’est pourquoi je me tourne vers le spécialiste que tu es : penses-tu qu’il vaille la peine d’acquérir une autre traduction que celle-là, et si oui laquelle ?

Sinon, comme tu l’auras peut-être vu si tu continues à fréquenter mon blog, je me suis lancé dans une vaste relecture de tous les grands Sud-Américains que j’ai découverts grâce à toi, il y a de cela quarante ans. Cela m’a valu une mauvaise surprise (Cent ans de solitude) et plusieurs bonnes, en particulier tous les romans d'Alejo Carpentier et la Conversation à La Catedral (nouvelle orthographe du titre en français…) de Vargas Llosa. Mais aussi la Marelle de Cortázar ou encore La Vie brève d’Onetti.

Pendant que j’y étais, j’ai élargi le cercle avec Sábato (sa « trilogie romanesque »), dont je crois bien n’avoir rien lu du tout à l’époque, et fait une rapide incursion en Espagne, en relisant Tirano Banderas, ainsi qu’un romancier dont je crois bien n’avoir jamais entendu parler, ni par ton père ni par toi (mais qui peut être sûr ?) : Leopoldo Alas, dont j’ai lu La Régente avec beaucoup de plaisir et d’intérêt.

Tout cela pour en revenir aux fondations essentielles, c’est-à-dire au Quichotte : je le mets de côté en attendant ton avis éclairé…

Amitié,

Didier


Cher Maître,

commençons par répondre à la question posée : il existe une traduction du Quichotte, contemporaine et qui traduit le texte, ce qui n'était pas le cas des anciennes qui le transposaient, le coupaient, le mettaient au goût du lecteur français, etc. C'est la traduction d'Aline Schulman, publiée au Seuil, c'est en poche, point-Seuil. J'ai eu l'occasion de la lire et de travailler dessus l'année où le Quichotteétait au programme des Math-Spé. Je trouve qu'elle se lit bien, ne trahit jamais le texte et en rend bien le "ton". C'est, pour moi, la seule traduction acceptable en français.

Je lis évidemment régulièrement ton blog, et cela m'a amusé de te voir te replonger dans les auteurs latino-américains parce que c'est exactement ce que j'ai fait l'année dernière ; un critique quelconque prétendait dans El País qu'on ne pouvait plus relire Marelle de Cortázar, que c'était complétement dépassé ; comme j'en avais un bon souvenir je l'ai relu et ai trouvé que le critique était un crétin, j'ai eu grand plaisir à la relecture et ai enchaîné sur Onetti, Carpentier, José Donoso, Sábato et García Márquez dont Cent ans de solitude m'est tombé des mains au bout de 50 pages... Pour la Régente, mon père l'avait lu et l'aimait beaucoup, mais en Espagne on appelle l'auteur par son surnom (pseudo pour la presse, je crois), Clarín, si mon père en a parlé il a forcément parlé de Clarín et pas de Leopoldo Alas. Son deuxième roman, Le fils unique, est pas mal aussi, mais un peu décevant après La Regenta.

Si tu veux continuer à dépenser ta maigre retraite en compagnie de latino-américains, tu devrais aller voir du côté de Augusto Monterroso (guatémaltèque réfugié au Mexique et maintenant décédé), récits courts d'un humour anglo-saxon, et mes trois préférés du moment : Juan Villoro (Mexique); Ricardo Piglia (nouvelles et romans, et surtout son Journal qu'il a publié comme s'il s'agissait du journal d'un personnage qui apparait dans quelques-uns de ses romans : on y suit, de l'intérieur, la vie intellectuelle et politique de l'Argentine de la fin des années 50 aux années 90) et Sergio Pitol dont on vient de traduire un choix de nouvelles : La panthère et autres contes, édition de la Baconnière (2017), certaines me semblent d'une qualité à faire pâlir Cortázar ; voir aussi de lui L'art de la fugue et Le voyage....
Et je garde le meilleur pour la fin : j'ai acheté ton roman.... j'attends pour le lire d'avoir l'esprit libre et le temps pour le lire sans interruption et ce n'est guère le cas car […]

Tu excuseras les fautes d'accents, mais je suis parti trois jours à Barcelone pour souffler un peu et je tape sur un clavier espagnol.

A très bientôt

Amitié

Carlos



Mon cher Carlos,

Mon œil avait été attiré par la traduction de Mme Schulman, je suis donc bien aise que tu confirmes ce choix : je vais commander le second tome, c’est-à-dire celui de la partie que je veux lire. En passant, j’aimerais bien savoir si tu souscris au jugement de Borges et Sábato, lorsqu’ils disent que la seconde partie est littérairement supérieure à la première : après tout, c’est toi, le quichottologue… 

Je trouve non seulement amusante mais tout à fait satisfaisante cette concordance entre nous à propos de nos “grands Sud-Américains”. Si j’ai fait montre d’un peu plus de résistance que toi avec Cent ans de solitude (150 pages au lieu de 50), je te rejoins tout à fait au sujet de Marelle : je craignais de trouver très artificiel et un peu vain le découpage si particulier du roman, mais j’y ai pris un très grand plaisir, peut-être plus profond que lors de ma lointaine première lecture. En revanche, pas plus que la première fois, je n’ai été capable de lire L’Obscène Oiseau de la nuit, dont je n’ai pas dû dépasser la cinquantième page : voilà un roman qui se refuse absolument à moi, dirait-on. Pour ce qui est de Carpentier, je me souvenais d’avoir été fort impressionné par Le Partage des eaux, et je l’ai de nouveau été cette fois-ci. Par contre, tout en sachant que je les avais lus, il ne me restait à peu près rien du Siècle des lumières ni du Recours de la méthode, qui sont pourtant, dans leurs genres respectifs, d’aussi grands romans que le premier cité. 

Celui qui, en ce moment même, me pose un problème, c’est Vargas Llosa : là encore, je n’avais lu de lui, à l’époque, que Conversation à La Catedral, et j’en gardais un souvenir très flou mais tout à fait positif, qui m’a poussé à le relire : éblouissement ! Emporté par l’enthousiasme, j’en ai aussitôt acheté trois autres ; et, là, mon enthousiasme est retombé. Pour ce qui est de La Ville et les Chiens, j’ai jeté l’éponge au bout de 300 pages (sur plus de 500), le trouvant artificiellement compliqué dans sa construction, dans ses sautes syntaxiques, etc. Ne voulant pas m’avouer vaincu, j’ai commencé hier La Maison verte, et je sens déjà, après environ 80 pages, que celui-là non plus je ne le terminerai sans doute pas, pour des raisons à peu près identiques.

Sinon, je me suis empressé de noter les noms des trois ou quatre autres écrivains que tu me jettes en pâture et irai voir un peu de quoi il retourne dès que j’en aurai terminé avec ce himmel, ce qui ne devrait plus tarder, rassure-toi.

[…]

À propos d’Augustin Goux, sauf erreur de ma part, il n’est pas de ma famille. Mais au fond, qui sait ? Après tout, mon grand-père, Maurice Goux, était né à Charenton, ce qui faisait de lui un parisien. Or, je crois savoir qu’il n’était pas fils unique. En revanche, lui venait du Doubs et non d’Alsace. Quant à mon pauvre roman, si jamais tu le lis, tu auras l’insigne honneur de devenir membre du club le plus fermé qui soit : celui des gens… qui ont lu mon roman. Cela étant, je serais bien aise de recueillir ton avis à son sujet (un vrai avis, bien entendu : pas des louanges convenues…), mais ce n’est nullement une obligation évidemment.

Sur ce, je vais aller commander quelques livres, à commencer par le Quichotte.

Amitiés, 

Didier

P.S. : Dans la mesure où notre échange s’insère parfaitement dans mon “paysage intellectuel” de ce mois-ci, j’aimerais, avec ta permission, le joindre à mon journal de juin. Il va de soi que 1) je supprimerais les paragraphes “intimes” ; 2) je te rajouterais tes accents manquants.

Didier


Cher Maître,

en effet, il est est curieux – mais peut-être pas tant que cela – que nous retrouvions plaisir aux mêmes lectures et laissions tomber les mêmes, je n'ai pas relu, non plus, Donoso jusqu'au bout. Vargas Llosa est un autre problème, Conversation m'avait intéressé à l'époque, ainsi que Tante Julia et le scribouillard, pour des raisons différentes, mais je n'arrive pas à lire ou relire Vargas LLosa : impression d'une écriture figée, trop calculée et qui ne m'apporte ni plaisir esthétique ni plaisir intellectuel ; tout le contraire de Carpentier dont tout me procure du plaisir.

Je ne sais pas si je préfère la deuxième partie du Quichotteà la première, mais il est vrai qu'elle me semble littérairement plus élaborée, plus subtile, avec des interactions entre le personnage, le narrateur, l'auteur et le lecteur qui sont d'une étonnante modernité.

[…]

Sans aucun rapport : il est prévu que j'aille cet été au Canada, Felisa a fait un échange d'appartements à Montréal et à Toronto. 

A bientôt

Amitiés

Carlos



Cher grand voyageur,

[…]


Pour parler d’autre chose, j’ai reçu tout à l’heure au courrier La Panthère et autres contes, du señor Pitol. J’ai aussi acheté La Ville absente, de Piglia ; dont il semble bien, en revanche, que son journal n’ait pas été encore traduit.

Il me reste à te souhaiter un bon voyage canadien !

Amitiés,

Didier

P.S. : tu ne me dis pas si tu m’autorises à reproduire notre échange dans mon journal de ce mois-ci…


– Après avoir beaucoup aimé sa pentalogie, La Grande Intrigue, et plus encore peut-être la trilogie de L'Écriture du monde, je vais maintenant de déception en déception avec François Taillandier. D'abord à cause des Nuits Racine, qui m'a paru inabouti, mais avec des parties intéressantes, et plus encore aujourd'hui avec Anielka, roman très ennuyeux et raté (ce n'est pas un pléonasme : il y a des romans réussis et ennuyeux, et d'autres qui sont ratés mais passionnants). Ces deux derniers viennent d'ailleurs de subir l'enfer de la poubelle au couvercle jaune.


Dimanche 25 juin

Onze heures (du matin…). – Les gens qui se révèlent plus cultivés que soi, et même très nettement plus cultivés, ne sont pas forcément des personnes ayant lu davantage (même si c'est souvent le cas, néanmoins) : ce sont d'abord des gens qui ont mieux compris, et surtout plus retenu, ce qu'ils ont lu – ceci étant sans doute la conséquence directe de cela.

– J'ai reçu hier le premier des trois auteurs sud-américains dont Carlos (voir l'échange ci-dessus) m'a révélé l'existence : Sergio Pitol. J'ai commencé par lire la copieuse préface d'Enrique Vila-Matas, sorte de faux journal où il parle de ses rencontres, réelles et épistolaires, avec l'auteur – rencontres qui pourraient tout aussi bien être fictive, ou au moins “réinventées”. Du coup, je me suis aperçu que, tout en ayant assez souvent entendu parler de lui, je n'avais jamais rien lu de ce Barcelonais, qui écrit et publie pourtant depuis plus de quarante ans. J'ai donc adressé un nouvel himmel à Carlos, pour lui demander ce qu'il en pensait, et s'il pouvait éventuellement me suggérer un titre ou deux par quoi commencer. C'est-à-dire que, à quarante ans d'intervalle, je me suis retrouvé exactement dans la situation où nous étions alors, lycéens puis étudiants (fort peu étudiant, en ce qui me concerne…), quand il m'initiait aux diverses littérature hispaniques : j'en ai souri.

– Ce qui ne me fait pas sourire, et même m'agace dans des proportions si démesurées qu'on frise le ridicule, c'est de constater la mutation typographique qui s'est produite dans ce journal, depuis que j'y ai inséré les zimmels de Carlos et les miens. Heureusement, le mois est bientôt terminé.

(On pourra constater, en relisant les deux précédents paragraphes, que le mot que j'ai forgé à mon usage exclusif pour désigner les courriers électroniques, himmel, a un pluriel tout à fait irrégulier, et même étrange, puisque, se multipliant, il perd son H initial au profit d'un Z, dont à la réflexion je trouve le surgissement vaguement inquiétant.)


Lundi 26 juin

Trois heures et demie.– Je crois savoir ce qui me différencie de Renaud Camus, pour ce qui est de ce Grand Remplacement, que par ailleurs je persiste à trouver mal nommé, peu heureux dans sa formulation ; mais qu'importe. Cela m'a sauté aux yeux en repensant à cette sentence de Fernando Pessoa, qui m'a tellement frappé quand je suis retombé sur elle que j'en ai fait le nouvel exergue du blog : « Je ne suis pas pessimiste, je suis triste. » Notre différence est là, je crois : Camus est pessimiste et je suis triste. Le pessimiste pense que les choses vont mal tourner, qu'elles sont en train de mal tourner, tandis que l'autre est triste de ce qui est déjà advenu et contre quoi on ne peut plus rien puisque nul ne peut faire revivre ce qui est mort. Autrement dit, par comparaison entre eux deux, parce qu'il pense qu'il y a encore place pour le combat, même si les chances de vaincre s'amenuisent un peu chaque matin, le pessimiste fait quand même preuve d'une certaine forme d'optimisme, par rapport à celui qui est entré dans une large tristesse grise, étale. Bien entendu, le pessimisme n'empêche nullement la tristesse, mais d'une certaine façon il la contient, l'empêche de se propager trop vite et de tout submerger. Maintenant, il faudrait voir si la tristesse dont je parle ici ne s'accompagnerait pas, en dessous, d'une espèce de soulagement lâche (puisqu'il n'y a plus rien à faire, restons chez nous et fermons les yeux en attendant la mort, ou quelque chose d'approchant).


Jeudi 29 juin

Sept heures et demie.–J'ai commencé ce mois avec des lectures nettement hispaniques (je viens d'aller vérifier), je le termine avec Taillandier, Boèce et Éginhard, ce qui n'était nullement prévu à mon programme, si tant est que j'aie un programme. J'ai terminé en début d'après-midi La Croix et le Croissant, deuxième volume de la trilogie de l'Auvergnat (Taillandier est de Clermont-Ferrand, comme Renaud Camus), qui va des débuts de la catastrophe mahométane à la mort de Charles Martel. Avant de commencer le troisième, situé à l'époque de l'empire carolingien, j'ai ouvert La Vie de Charlemagne d'Éginhard, dont j'ai lu environ la moitié (c'est très court : pas plus d'une cinquantaine de pages) ; quant à Boèce, j'ai lu ces jours derniers les trois premiers livres de sa Consolation, et il n'est pas impossible que j'en reste là. Ensuite, je vais probablement retourner vers mes hispaniques puisque, sous l'impulsion de Carlos, j'ai deux ou trois “Sudam” sous le coude, ainsi que l'Espagnol Vila-Matas. Après cela, j'aurai le choix entre l'Angleterre, avec Trollope (recommandé par le père B.) et un Italien contemporain dont le nom m'échappe totalement, qui a écrit un gros roman sur les années de terrorisme en Italie, mais – si j'ai bien compris – suivies du point de vue d'un “méchant”, d'un fachisse.

– Je n'ai pas noté que, samedi matin, j'ai dû conduire Catherine à la clinique Bergouignan, plus exactement aux urgences de cardiologie, et ce sur les conseils de la pharmacienne qu'elle était allée consulter : depuis deux ou trois jours, elle ressentait des tremblements spasmodiques dans les jambes, et, ce jour-là, son cœur s'était mis à battre très vite, elle s'essoufflait rien qu'en faisant dix pas et présentait des points rouges sur les paumes des deux mains – bref, il y avait alerte… rouge. 

Examens et prise de sang effectués, il s'est avéré que son cœur fonctionnait parfaitement. En revanche, le cardiologue en bois d'ébène qui était de permanence lui révéla (et à moi qui étais là) qu'elle avait très probablement un problème de tyroïde (comment s'écrit-elle, cette putain de glande ? Avec une H peut-être ?). Depuis, c'est la ronde des rendez-vous : généraliste, labo, endocrinologue… La première conséquence a été de nous faire renoncer au petit séjour landais que nous devions faire la semaine prochaine, pour y retrouver mon frère, sa femme et leur benjamine. Trouver rapidement un glandologue dans l'Eure s'est évidemment révélé une gageure et, après deux ou trois essais infructueux, nous nous sommes rabattus sur Neuilly, où nous en avons trouvé un avenue de Gaulle, qui verra Catherine le 6 juillet. Du coup, j'ai pris rendez-vous le même jour avec le bon Dr Jobbé-Duval, mon cardiologue depuis 14 ans, puis annulé celui pris en novembre dernier avec un praticien d'ici. Quand j'ai annoncé ma défection à sa secrétaire, elle m'a dit que c'était un peu ennuyeux car elle ne pouvait pas me proposer d'autre rendez-vous avant juillet de l'année prochaine. J'ai franchement ri et lui ai fait comprendre que, son rendez-vous, elle pouvait en faire une cocotte en papier, et que je comptais en rester là de mes relations avec son patron.


Vendredi 30 juin

Sept heures vingt.– J'ai oublié de noter, hier, que j'avais passé la deuxième partie de la matinée à briser le destin de Louis de Funès en douze ou treize mille signes. Ce matin, je comptais faire subir le même sort à Fernand Raynaud (le comique qui ne m'a jamais arraché un sourire, même de son vivant et même quand j'étais très jeune), ce qui aurait dû me prendre encore moins de temps, vu qu'on me demandait de ne pas dépasser dix mille signes, voire de ne pas tout à fait les atteindre. Malheureusement, juste avant de m'y mettre, en prenant mon “café d'échauffement” sur la terrasse, il m'est venu une idée : comme cet ivrogne s'est tué au volant de sa voiture, alors qu'il fonçait vers sa ville natale, Clermont-Ferrand, pour y donner un gala d'adieu (il s'était mis en tête d'arrêter la scène et de changer de vie : le syndrome Brel, quoi), pourquoi ne pas construire l'article façon “les choses de la vie” ? C'est-à-dire en écrivant une petite nouvelle plutôt qu'un article ? On commence en montrant Raynaud au volant de sa Rolls, à quelques kilomètres du village où il s'est tué, et on le termine à sa mort, une poignée de minutes plus tard. entre les deux, on le fait repenser à des tas de choses, celles qui doivent nourrir l'angle “destin brisé”. Pas mal, pas mal… sûrement plus amusant à faire que le sempiternel article…

Plus amusant, c'est sûr, mais nettement plus délicat et prenant. Le résultat est qu'au bout d'une heure et demie, je commençais à fatiguer un peu, alors que je n'avais écrit que trois mille signes, soit le tiers de la chose. Comme rien ne me pressait (ce n'est certainement pas demain ni dimanche que les maquettistes vont mettre ça en page), j'ai décidé d'en rester là et de remettre la suite à demain matin, pendant que Catherine sera partie faire bonne du curé. Le pire est que je ne suis même pas tout à fait sûr que mon initiative soit appréciée par mes Puissances tutélaires. Elles ont intérêt, cependant : il ferait beau voir qu'elles me fissent refaire l'article ! Ce serait des coups à leur coller ma dem', comme on dit dans les salles de rédaction, et à entamer une vraie vie de petit pauvre. Pauvre mais digne, évidemment.

Juillet 2017

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Samedi 1er juillet

Dix heures du matin. – J'ai toujours eu horreur, dans tout ce qui relève du commerce, de ce qu'on appelle les rabais, les ristournes, les remises, les bonnes affaires. Bien entendu, en vertu de cette détestation, jamais on ne m'a vu ni me verra marchander quoi que ce soit : si l'objet convoité est “dans mes prix” je l'achète ; s'il ne l'est pas, je passe mon chemin. On dira peut-être que c'est seulement parce que je souffre d'une infirmité mentale, que je ne sais pas discuter. Je pense que non, car mon rejet s'étend à ces rabais que les commerçants vous accordent sans que vous ayez seulement songé à les leur demander ; les vendeurs de voitures neuves pratiquent régulièrement cela : établissant votre contrat de vente, alors que tout semble parfaitement clair entre vous et lui, le voilà qui, avec un sourire à la fois bienveillant et gourmand, vous annonce qu'il vous accorde une remise de 5 %. Le pis est que, naturellement, parce que vous avez été correctement élevé, vous vous sentez tenu de le remercier, ce doucereux commercial, alors que vous auriez plutôt envie de lui demander de quel droit il s'autorise cette ristourne ; ou s'il pense vraiment que vous n'avez pas les moyens de payer la somme initialement demandée. Et qu'on ne vienne pas me dire que j'ai beau jeu d'adopter cette attitude, moi qui n'ai jamais eu de problèmes d'argent. D'abord, c'est faux : j'ai déjà eu, notamment dans ma jeunesse, des problèmes d'argent, ce n'est pas pour cela qu'il m'est venu à l'idée de discuter tel ou tel prix. Ensuite, je connais ou ai connu des gens dont le train de vie était au moins égal au mien et qui passaient pourtant leur vie à rechercher voire à susciter ces fameuses “bonnes affaires”. Je sais bien pourquoi : autant j'ai tendance à trouver presque inconvenant que l'on me propose spontanément un abattement, autant, eux, se sentiraient profondément ridicules et diminués s'ils devaient en venir à payer le prix marqué.

Ce refus du rabais agit dans les deux sens. À chaque fois que nous avons eu à vendre une maison ou une voiture – ce qui, évidemment et par chance, ne s'est pas produit trop souvent –, j'aurais vivement souhaité que, après en avoir fixé le plus juste prix, nous n'en bougeassions plus. C'est évidemment impossible : à ce que j'ai compris, personne n'achèterait aujourd'hui une maison au prix indiqué dans la vitrine de l'agent immobilier (personne sauf moi, donc). Il faut donc se livrer à cette simagrée ridicule, et pour tout dire humiliante, qui consiste à gonfler son prix de vente de dix pour cent pour, ensuite, offrir à l'acheteur la satisfaction puérile d'obtenir un rabais de dix pour cent.

Le comble du grotesque est atteint par ces gens qui, parce qu'ils sont allés trois fois passer leurs vacances dans des pays exotiques, pensent qu'ils connaissent parfaitement “la mentalité de ces gens-là” et vous assurent d'un ton docte et supérieur, qu'en payant sans discuter la petite statuette made in Germany au prix que vient de vous lancer le vendeur accroupi devant son misérable étal du grand marche d'Addis-Abeba, vous le frustrez terriblement, car ce brave homme jubilait déjà de la demi-heure qu'il allait passer avec vous en savoureuses palabres marchandes, puisque c'est dans sa culture. L'argument est évidemment de la crédibilité la plus haute ; et on imagine très bien le chagrin de ce brave autochtone, contraint de ravaler sa langue et de rentrer chez lui avec, en poche, les quarante dollars que vous lui avez donnés pour sa statuette, au lieu des huit que vous lui auriez payés après cet interminable marchandage dont il se faisait un bonheur.


Lundi 3 juillet

Sept heures vingt. Le Chef-d'œuvre de Michel Houellebecq : je pensais le mener à bien, je l'ai mis à mal.

– Je comptais bien, ce matin, briser le destin de Jacqueline Maillan, mais il m'a fallu surseoir à cet acte de vandalisme : Catherine, qui avait rendez-vous pour une échographie de la thyroïde à la clinique Pasteur d'Évreux, ne se sentait pas en état de conduire, elle qui tient une très petite forme depuis quelques jours. Il faut espérer que le glandologue, que nous verrons après-demain à Neuilly, saura faire rentrer tout cela dans l'ordre rapidement. En tout cas, nous avons agi sagement en annulant notre périple landais, qui devait en principe débuter demain matin : comme elle dort la moitié de la journée (au moins), Catherine n'en aurait guère profité ; et, par contrecoup, moi non plus.

– Parce qu'il en est longuement question dans le Paris ne finit jamais de Vila-Matas, j'ai voulu lire Paris est une fête de Hemingway. J'avais déjà le doigt sur la touche “envoi” de la commande, lorsqu'une petite voix m'a ordonné d'aller vérifier dans la bibliothèque que se partagent les Russes et les Américains, si par hasard il ne s'y trouverait pas ; en effet il y était. Pourtant, je suis bien certain de ne jamais l'avoir lu. Le mystère des bibliothèques serait donc double : tandis que disparaissent des livres qu'on a aimés, souvent relus, vus en passant près d'eux des dizaines de fois, d'autres à l'inverse apparaissent sans qu'on les ait sollicités, en une sorte de génération spontanée. Sinon, puisqu'on en est aux livres, j'ai mis hier un point final à la solution du même nom, en remplissant les deux derniers cartons de promis au crématoire. il ne me reste plus qu'à répartir les survivants dans les différents baraquements.


Mardi 4 juillet

Trois heures.– Appel téléphonique d'André, de Strasbourg, pour nous dire que Béa et lui partirons dimanche de chez eux pour rallier le Mont Saint-Michel où ils doivent être lundi. Il sollicitait donc l'honneur et l'avantage de bivouaquer en notre misérable demeure, ce qui lui fut aussitôt accordé d'enthousiasme.

– Penser que nous devrions être depuis ce matin dans la voiture, en route pour cinq jours de pérégrination et de vie socialo-familiale, mais que, à la place, nous sommes ici, à la maison, tout tranquilles, voilà qui me remplit d'aise. Je n'irais pas jusqu'à bénir la thyroïde de Catherine pour s'être mise opportunément à débloquer, mais enfin je n'en suis pas loin.


Samedi 8 juillet

Quatre heures et demie.– Si la température ne se décide pas à baisser, ce journal de juillet risque d'être aussi vide qu'un discours présidentiel car, chaque soir depuis un moment, il fait beaucoup trop chaud dans la Case, à l'heure où je suis accoutumé d'y venir (dans le journal) pour que j'aie envie de m'y attarder (dans la Case). Ce qui n'est guère gênant dans la mesure où je n'ai rien à y noter (dans le journal), passant mes journées à lire ceci ou cela, au salon, toutes fenêtres closes dès neuf heures du matin, pour tenter de préserver ce qui subsiste de la relative fraîcheur nocturne. Il n'empêche que, vu les migrations insensées qui semblent avoir lieu aujourd'hui partout en France, je suis fort content d'être ici (dans la Case), derrière mon store baissé, plutôt que sur une route quelconque, entre Landes et Poitou, ainsi qu'il était initialement prévu.

– Hier, simplement parce que les volumes avaient accroché mon regard en passant, j'ai relu coup sur coup deux livres de Perec : Penser/Classer puis Espèces d'espaces. Et, dans la foulée si je puis dire,  j'en ai commandé trois autres : W ou le souvenir d'enfance, Les Choses et Je me souviens.


Mardi 11 juillet

Sept heures vingt. – La soirée de dimanche, avec André et Béa s'est fort bien passée ; il aurait d'ailleurs été surprenant qu'il en fût autrement, dans la mesure où, depuis presque 40 ans que nous nous fréquentons, je n'ai pas le souvenir d'avoir jamais passé une mauvaise soirée avec eux, ni même une soirée à demi réussie. Elle fut aussi confortablement alcoolisée, André étant arrivé avec une bouteille de riesling dans chaque main, et moi, de mon côté, l'accueillant avec trois montée de Tonnerre : le lendemain matin il n'en restait plus rien, et on ne peut pas dire que les deux femmes aient abusé de ces deux breuvages…

Hier, ils nous ont quitté pour rallier Dol-de-Bretagne, où ils avaient rendez-vous avec Kent et Freddie, ayant prévu tous les quatre une visite conférence du mont Saint-Michel. André avait pris soin de réserver avec le vrai guide, celui que nous avions eu la première fois où j'y ai emmené Catherine, pour être sûr d'éviter la misérable greluche dont nous écopâmes la fois suivante, avec Élodie.

– Je poursuis mon petit voyage dans l'œuvre de Perec : après avoir lu les trois livres commandés la semaine dernière – assez courts tous les trois –, je me suis replongé dans La Vie mode d'emploi, en attendant La Disparition, commandé aujourd'hui et que je n'ai jamais lu.

– Pour ce qui est de notre prochain “échappement libre”, prévu en octobre, nous avons presque décidé, sur ma suggestion, d'abandonner l'Auvergne, que nous connaissons déjà, au profit du lac d'Annecy. Nous irions passer deux nuits à l'auberge du Père Bize. Prenant comme excuse que Talloires est à plus de sept cents kilomètres d'ici, j'ai proposé que nous scindions le trajet en deux étapes, la première se terminant, à l'aller, chez Bernard Loiseau à Saulieu, et, au retour, en ce château auvergnat de Codignat où nous devions initialement aller passer ces deux jours. La proposition, quand je l'ai faite, a évidemment été adoptée sans le moindre amendement.


Mercredi 12 juillet

Cinq heures.– On entend parfois dire – je suis sûr, en tout cas, de l'avoir lu – que c'est un vrai miracle si, avec La Vie mode d'emploi, Perec a réussi à écrire un vrai roman malgré le nombre hallucinant de contraintes, tortueuses, complexes, qu'il s'est imposées. Il me semble, à moi, que c'est précisément parce que ces contraintes sont à la fois nombreuses et complexes qu'il a pu, en effet, écrire un roman remarquable, c'est-à-dire non artificiel : en réalité, le nombre et la complexité font que ces contraintes ne se voient tout simplement pas ; qu'elles ne sont là que pour le bon plaisir de l'auteur au moment de l'élaboration, et ne conditionnent en rien la lecture du “produit fini”. Par exemple, il est tout à fait indifférent au lecteur, et cela n'influe nullement sur la qualité du roman, que l'on passe d'une pièce à l'autre de l'immeuble suivant la manière dont se meut le cavalier du jeu d'échec : si Perec avait mis les 99 pièces dans un chapeau et les avait ensuite réparties au hasard, le roman n'aurait pas été moins bon, j'en suis bien persuadé. Seulement, lui se serait moins amusé, probablement. Ajoutons que beaucoup de contraintes sont du domaine de l'infinitésimal, si je puis dire. La liste qui s'intitule “positions” par exemple : elle comprend des impératifs tels que “assis”, “allongé sur le dos”, “le bras levé”, etc. Ensuite, ces contraintes de positions se combinent à d'autres, selon un algorithme assez complexe (en tout cas pour moi). Mais est-il si difficile, dans un chapitre de plusieurs pages, de faire qu'un personnage soit assis ? D'autant que, s'il ne l'est pas, il peut se trouver que soit pendu au mur de sa chambre un tableau qui, lui, montre un personnage assis ; ou que la fenêtre ait eu autrefois un chien assis, etc. Même chose pour les citations d'écrivains, elles aussi obligatoires dans un certain nombre de chapitres : elles ne risquent pas de gêner la lecture, tant elles sont courtes et bien camouflées (je n'en ai, pour l'instant, repéré que deux ; mais il faut dire que je ne les cherche pas). Je me disais d'ailleurs qu'on pourrait pousser la logique encore plus loin, en s'imposant des contraintes tellement minuscules qu'elles en deviendraient totalement indétectables. Par exemple : écrire un roman dont chaque page contiendrait un mot utilisé par Proust dans La Recherche, un dont Flaubert se serait servi pour L'Éducation sentimentale et un troisième que l'on irait chercher dans Mort à Crédit.

(Il y a quelques années, je m'étais dit que j'allais moi aussi écrire un roman lipogrammatique, qui serait entièrement dépourvu de la lettre W. Et, à une époque encore bien antérieure, vers 1981 ou 82, probablement influencé alors par ma découverte de l'OuLiPo, j'ai, pendant deux ou trois semaines, écrit les articles qu'on me demandait sans un seul adjectif qualificatif.)

Il reste que La Vie mode d'emploi est un roman prodigieux.


Samedi 15 juillet

Sept heures dix.– Décidément, l'Italien Garlini n'est pas un écrivain pour moi. J'avais déjà abandonné Les Noirs et les Rouges après 400 pages (c'est-à-dire à la moitié…), je viens de faire pareil avec le deuxième livre que j'avais acheté de lui, alléché par son titre : Venise est une fête. Je me disais que cela pouvait constituer un intéressant triptyque, après le Paris est une fête de Hemingway et le Paris ne finit jamais de Vila-Matas : c'est raté. Pour me remettre, et en attendant que n'arrivent les Perec commandés hier ou avant-hier, je suis reparti pour l'Argentine : Adán Buenosayres de Leopoldo Marechal.


Mardi 18 juillet 

Sept heures dix.– À moins que je ne soit pris d'une soudaine logorrhée, ce journal de juillet va être bien court. L'une des raisons en est que je n'aime pas changer mes habitudes, et que l'une d'elles est d'arriver ici juste après le dîner, soit entre sept heures et sept heures et demie. Or, en cette période où nous sommes, il commence vraiment à faire très chaud dans la Case, à ce moment-là, et je n'ai aucune envie de m'y attarder. Une autre raison est que mon existence quotidienne étant de plus en plus constituée d'absence, je ne vois pas ce que je pourrais raconter ici : c'est, en quelque sorte, La Vie molle d'emploi. Bon, oui, aujourd'hui, par exemple, je pourrais livrer mes premières impressions à propos de La Disparition de Perec, commencée ce matin. Seulement, aussitôt, on retombe sur la première raison : il fait bien trop chaud ! Et puis, je me dis que, n'en ayant lu que le tiers, j'ai tout le temps. D'ici demain ou après-demain, ce sera bien le diable si la température ne redevient pas chrétienne.

– J'ai, depuis deux ou trois jours une gencive assez douloureuse (maxillaire supérieur gauche, vers le fond) ; j'espérais, comme cela m'est déjà arrivé, que l'affaire allait se régler d'elle-même sans faire d'histoire, mais ça n'en prend pas le chemin ; ça emprunterait même plutôt l'inverse. Du coup, je me dis que j'ai peut-être un joli abcès en train de s'installer et qu'il serait sans doute bon que j'allasse consulter Mme D., ma dentologue attitrée. Encore faudrait-il 1) qu'elle ne soit pas en vacances, 2) qu'elle puisse me recevoir assez rapidement, ce qui est beaucoup demander, je le crains. Je m'occuperai de ça demain matin… à moins que la douleur ne disparaisse dans la nuit, ce que je ne crois pas du tout.

– Hormis le dernier hors-série “Destins brisés”, voilà à peu près quatre semaines que FD ne m'a pas demandé le moindre article : il n'a pas l'air loin, le temps où nous allons remplacer les relais z'et châteaux par les auberges de vieillesse…


Mercredi 19 juillet

Sept heures vingt.– Comme de juste, non seulement la douleur dentaire, ou plutôt gingivale, ne s'est nullement atténuée durant la nuit, mais elle a même assez nettement empiré, au point de me réveiller une bonne vingtaine de fois. Après trois essais infructueux, j'ai enfin réussi à joindre le Dr D., à qui j'expose mon problème. « Venez tout de suite !, me répond aussitôt cette excellente femme, en tout cas à onze heures et quart dernier délai : après, il ne me sera plus possible de vous prendre, et demain non plus… » Sauf qu'il était déjà dix heures passées… et que Catherine venait de partir pour la piscine avec la voiture. Elle est rentrée à onze heures moins quelques minutes : inutile de dire que je me suis tranquillement assis sur les différentes limitations de vitesse entre la maison et la place des Déportés où est sis le cabinet ; dans la salle d'attente duquel je pénétrai à onze heures et dix minutes. Je suis ressorti du cabinet, après un rapide examen qui m'a conforté dans ce que je pensais, nanti d'une ordonnance pour six jours d'antibiotiques, lesquels, comme il se doit, ne commenceront à produire leurs effet que sous quarante-huit heures, ce qui veut dire que la journée de demain va encore être grisâtre de tons. Je dois aussi aller à Pasteur pour une radio “panoramique” de mes broyeuses : rendez-vous est pris pour la semaine prochaine.

– Je ne sais si c'est en raison de cette douleur, supportable quoique incessante, mais j'étais aujourd'hui d'une humeur morose, et aucune lecture ne trouvait grâce à mes yeux. Il est vrai que dévorer un livre quand on peut à peine ouvrir la bouche… Bref, c'est en m'ennuyant assez ferme que j'ai lu les quatre-vingts dernière pages de La Disparition, roman tour de force, certes, mais qui aurait bien mérité d'être réduit d'un tiers, me semble-t-il. Ensuite, j'ai repris le roman de Leopoldo Marechal, un moment abandonné au profit de Perec, mais, là encore, parvenu aux alentours de la page 180, je me suis rendu compte que je n'irais jamais au bout des six cents et j'ai aussitôt abandonné. Sachant que je ne le reprendrai jamais, il est allé finir ses jours dans la poubelle jaune (phrase tout à fait anacoluthique…). Du coup, en désespoir de cause, je me suis rabattu sur une valeur sûre, un Alejo Carpentier qui patientait depuis des semaines. Mais, avec tout ça, c'était l'heure de dîner. Et la journée va se finir d'une manière probablement aussi peu excitante que son long commencement, Catherine s'étant mis en tête de regarder Tarzan, film qui doit être une nouvelle mouture de celui avec le consternant Christophe Lambert, lequel doit dater de vingt-cinq ans, voire trente, et qui était déjà bien niais. Mon seul espoir est que ce nouvel avatar soit suffisamment mauvais pour qu'elle jette l'éponge au bout d'une demi-heure.


Jeudi 20 juillet

Sept heures vingt. – Aucune amélioration notable du côté des mandibules. Il est vrai que le traitement n'a été entrepris qu'hier à midi, et qu'il faut compter avec l'habituel “effet retard” (je ne sais trop si l'expression est ici bien appropriée) des antibiotiques : patience et longueur de temps, donc.

– Après avoir abandonné mon troisième livre en moins de trois jours (La Guerre de la fin du monde, Vargas Llosa), je me suis soudain avisé que j'en avais assez, provisoirement assez, de lire des romans. J'ai donc repris, en “panachage”, les mémoires de Saint-Simon et le Journal d'un lecteur d'Alberto Manguel – dont, par parenthèse, j'avais oublié qu'il parlait, entre autres, de Machado de Assis, cet écrivain brésilien du XIXe que j'ai découvert il y a peu. Depuis, ça glisse tout seul ! Demain ou après-demain, selon le bon vouloir de la poste, je devrais recevoir Écrivains et Artistes, de Léon Daudet, volume chaudement recommandé par Michel Desgranges ; chez qui, par ailleurs, je déjeunerai jeudi prochain, si toutefois j'ai réussi à me débarrasser de mes ennuis gingivoïdaux.


Vendredi 21 juillet

Sept heures vingt. – Ce sans-gêne de Max Hilaire continue à prendre ses aises dans ma bouche, mais, me semble-t-il, avec un peu moins d'arrogance depuis ce matin : le douloureux a fait place à l'endolori.

– Le gros livre (850 pages) de Léon Daudet est bien arrivé en fin de matinée, et je ne l'ai plus quitté depuis. Ses portraits sont tous hautement réjouissants, qu'il étrille ou admire, et ses avis sur les livres bien tranchés, c'est le moins que l'on puisse dire. Si bien que, tantôt on approuve bruyamment, tantôt on sursaute : qu'est-ce que c'est que cette idée, de rabaisser Flaubert et de souffler dans le cul de Barbey, à seule fin de nous faire croire que celui-ci est nettement supérieur à celui-là ? Il y a aussi, mi-ridicule, mi-attendrissant, mi-irritant (ce sont de toutes petites “mi”…), cette manie, dès qu'il énumère quelques très grands écrivains, d'y glisser Alphonse Daudet ; ou, s'il s'agit de poètes, Frédéric Mistral, qu'il met sans rougir sur le même plan que Virgile ou Dante. Mais peut-être en va-t-il des poètes comme des maisons : ceux que l'on a connus étant soi-même enfant peuvent paraître ensuite beaucoup plus grands qu'ils ne l'étaient en réalité. C'est ce qui, sans doute, conduit Daudet à mettre le Félibrige à la même hauteur que la Pléiade. Cela dit, n'ayant pas lu les uns ni les autres depuis au moins quarante ans, je serais bien en peine de dire en quoi ce bon Daudet a tort.


Samedi 22 juillet

Sept heures vingt.– Pas grand-chose à noter ici, ayant passé la journée à lire Daudet, sur lequel je tâcherai de revenir lorsque le volume sera terminé, c'est-à-dire probablement demain ou après-demain matin : j'ai déjà corné quelques pages en vue d'un éventuel billet…

– Le mieux semble se poursuivre, côté quenottes (je déteste tous ces mots en “ote”, ne sachant jamais quel nombre de “t” ils exigent). Mais je sens encore, de la pointe de la langue, une certaine tuméfaction vers le haut de la joue (ou le bas de la gencive, allez savoir).

– Bonne surprise ce matin, lorsque Catherine a constaté en ouvrant sa boitamel que FD lui avait payé deux factures d'un coup, hier soir à minuit. La seconde, de 1300 €, était parfaitement dans les temps, puisque émise le 19 mai, mais la première, de 750, traînait depuis la fin de mars, et nous finissions par craindre qu'elle ne fût vraiment perdue, ce qui aurait contraint à la renvoyer dans le circuit et, donc, à l'attendre encore deux mois – au moins. Bref, nous avons, durant toute la matinée, nagé dans une bienheureuse opulence ; ensuite ça s'est tassé, notamment lorsque je me suis avisé que cette manne serait entièrement engloutie, d'ici une semaine, lorsque seraient présentées les cartes bleues du mois écoulé. Il n'empêche : nous aurons eu deux à trois heures de félicité financière, et ce n'est nullement à négliger.

– Notre vieille voisine, Mme  G., a dit à Catherine, hier, que nos voisins “de gauche”, songeraient à vendre la moitié du verger qui jouxte notre jardin, afin de le transformer en terrain à bâtir. Nous avons aussitôt décidé de leur dire que, si vraiment ils faisaient cela, nous nous nous porterions acquéreurs ; non pas pour y faire construire quoi que ce soit, mais au contraire pour empêcher un fâcheux quelconque de venir le faire. Évidemment nous n'avons pas le premier sou pour une telle transaction : il faudra alors voir avec ma mère si 1) elle dispose de la somme qui sera requise ; 2) elle accepte de nous la prêter. Si elle acceptait, il me semble évident que je n'aurais jamais de quoi la rembourser et que, en fait, cela reviendrait à dépenser par avance mon hypothétique part d'héritage. (Je dis “hypothétique” car, ma grand-mère ayant vécu jusqu'à 103 ans, je ne considère pas déraisonnable l'idée que je puisse mourir avant ma mère.) En tout état de cause, le plus simple serait évidemment que les voisins ne vendent rien du tout : cela nous éviterait un endettement pour acheter un terrain dont nous n'avons nul besoin.


Lundi 24 juillet

Sept heures.– Rendez-vous était pris à la clinique Pasteur d'Évreux pour trois heures et quart cet après-midi : radio “panoramique” de mes distinguées mandibules. J'avais bien entendu emporté un livre, Une histoire de la lecture, d'Alberto Manguel : j'ai à peine eu le temps d'en lire une demi-page. Arrivé à trois heures cinq, j'étais ressorti à trois heures vingt, radio en main ; laquelle radio a ensuite été déposée au cabinet dentaire du Dr D., qui est censée me téléphoner s'il y a un problème quelconque nécessitant sa prompte intervention : jusqu'à présent, elle ne s'est pas manifestée.

– Toujours aucun travail à faire pour FD ; cela fait au moins quatre semaines que cela dure, alors que, en principe, en ce temps de vacances, je devrais crouler sous les articles à écrire. Tout cela ne sent pas très bon, j'vous l'dis. D'un autre côté, comme je m'en fous…

– J'en ai fini avec Daudet, dont la lecture est décidément bien pourléchante. Je suis donc, comme indiqué plus haut, revenu à Manguel. Ensuite, je m'attaquerai probablement à l'Histoire de la Révolution française de Gaxotte, arrivée ce matin en même temps que le roman d'un vieil Argentin (fin du XIXe), qui m'était tellement inconnu que je me suis empressé d'oublier son nom ; mais ça me reviendra. Après quoi, si mon appétit de roman est réactivé, je plongerai sans doute dans un mini-cycle nord-américain, avec Philip Roth, dont j'attends quatre ou cinq romans (en un seul volume) dans les jours prochains, ainsi que Thomas Pynchon, abordé sans grand succès il y a une quinzaine d'années (Mason et Dixon, abandonné à  moins de la moitié) ; et peut-être un timide retour à Faulkner, si les deux précédents ne m'ont pas trop désabusé de la littérature yankee.


Mardi 25 juillet

Sept heures vingt.– Je ne sais déjà plus qui (mais je le retiens, celui-là) en disait grand bien, de ce livre, au point que je l'ai illico commandé. Reçu ce matin et lu cet après-midi, j'en suis fort désappointé. D'abord parce qu'il y a nette tromperie sur la marchandise : intitulé Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? il ne traite à peu près pas de la question. D'autre part, je m'attendais à un petit ouvrage piquant, drôle, inventif, voire sarcastique tout en étant pertinent ; je me suis retrouvé à ingérer de pesantes tartines, façon explications de textes pour étudiants en grande difficulté, dans lesquelles la légèreté et le second degré attendus ont été remplacés par un imperturbable sérieux. Et, en plus, sans le moindre attrait de style : poubelle jaune. Wikipédia nous assure que l'auteur fait preuve d'un “certain sens de l'humour absurde” : c'est un certain sens que je ne dois pas posséder, à l'évidence. Toujours sur Wiki, j'apprends aussi que Pierre Bayard, l'auteur donc, est professeur de littérature à l'université et psychanalyste. Je me disais aussi…

Du coup, j'ai commencé la Révolution française de Gaxotte.


Mercredi 26 juillet

Sept heures dix.– « Si si, Alphonse Daudet est un très grand écrivain, et un romancier bien supérieur à Flaubert. » Voilà ce que m'assénait, hier ou avant-hier, Michel Desgranges, en post-scriptum d'un himmel, et sans doute en réaction à ce que j'écrivais dans mon billet de blog précédent. J'ai fait un saut, comme dirait Catherine. Daudet supérieur, et même bien supérieur, à Flaubert ? Allons donc ! Il est loin d'être mauvais, Alphonse, j'en conviens, et Tartarin sur les Alpes reste d'une lecture réjouissante… mais tout de même ! Pour ne pas en rester là, j'ai ressorti ce matin le volume “Omnibus” que je possède, et qui contient entre autres Sapho, roman que je n'ai jamais lu et que, à plusieurs reprises dans ses articles, Léon Daudet élève au pinacle, ou pas très loin. Ce n'est pas mal, en effet ; sans doute un peu mieux que pas mal même ; mais grand écrivain ? Bien supérieur à Flaubert, dont on sent par ailleurs l'influence en de nombreux paragraphes ? Non et non ! Je ne le trouve même pas supérieur à Zola, à vrai dire, auquel il fait souvent penser également. Daudet est un peu trop sage, un peu trop appliqué à lécher les “scènes à faire”. Et ses personnages manquent cruellement de relief, de contours nets. Supérieur à Goncourt ou à Vallès, d'accord. Mais pas à Flaubert, ça non !  Il va falloir que Michel, chez qui je déjeune demain, s'explique un peu là-dessus…


Vendredi 28 juillet

Sept heures dix.– Excellente demi-journée, hier, chez les Desgranges, comme chaque fois que je vais chez eux. J'ai eu la surprise de découvrir un Michel barbu, si bien que ses allures habituelles de vieil aristocrate normand, façon La Varende, prenaient tout à coup des reflets dostoïevskiens. Il m'a offert l'Histoire naturelle de Pline l'Ancien (celui qui a trouvé la mort lors de l'éruption du Vésuve de 81), dans une très élégante édition, en deux volumes cartonnés présentés sous coffret, que les Belles Lettres ont publiée l'année dernière. Les deux tiers de chaque page sont occupés par la traduction de Littré, et le tiers du bas, en plus petits caractères et en rouge, par le texte latin. Du coup, depuis ce matin, je suis plongé dans la lecture de la cosmogonie de Pline, qui est parfois assez ébouriffante. Pour cette fois – je reviens à ma visite desgrangienne –, nous n'avons qu'assez peu parlé de littérature, mais surtout de séries télévisées et de musique, Michel ayant depuis peu replongé dans la musique classique. Dès ce matin, j'ai commandé les Mémoires de Berlioz et le Monsieur Croche de Debussy. Côté télé, ont été également commandées la troisième saison de Penny Dreadful, série horrifique anglaise, ainsi que les deux premières saisons d'une autre série d'horreur, américaine celle-là : The Strain, dont j'ignorais tout à fait l'existence. Les deux occuperont mes soirées en septembre, lorsque Catherine m'abandonnera lâchement pour aller festoyer durant une semaine avec ses filles et sa petite-fille, à Saint-Malo.

– Depuis ce matin, le cercle de famille s'est agrandi de deux poules, une rousse et une grise, que Catherine est allée acheter à la jardinerie des hauts de Pacy. Pour l'instant on ne les voit pas, le vendeur ayant expressément recommandé de les enfermer dans leur poulailler (monté par Catherine hier) jusqu'à demain afin de leur laisser le temps de se “déstresser”. À compter de demain matin, elles auront droit au petit enclos grillagé qui prolonge le poulailler ; et ce n'est qu'après-demain qu'elles pourront librement vaquer dans le jardin. Comme il s'agit de poules de demi-luxe, nous les avons baptisées Odette et Nana ; celle-ci étant bien entendu la rousse.


Samedi 29 juillet (anniversaire de Catherine)

Cinq heures.– Normalement, suivant les recommandations du poulologue patenté, Odette et Nana auraient dû passer cette seconde journée chez nous sans encore sortir de l'enclos grillagé qui fait office de narthex à leur asile de nuit (et de ponte, espère-t-on). Seulement, ce matin, lorsque Catherine a ouvert le petit abattant de bois du dit poulailler (je dormais encore), Golo s'est précipité sur l'enclos. Du coup, les deux malheureuses se sont agitées inconsidérément, et, on ne sait trop pourquoi (je suppose, comme chantait Brassens, qu'on avait dû la fermer mal), la petite porte de l'enclos s'est ouverte ; voilà Odette et Nana dans le jardin. Contrairement aux craintes de Catherine, elles ont par la suite, après un petit tour d'inspection, très bien retrouvé le chemin de leur home, où se trouvaient eau et nourriture, auxquelles elles ont fait largement honneur. Depuis, le chat s'est complètement désintéressé d'elles et elles semblent tout à fait acclimatées à ce qui sera leur résidence jusqu'à ce qu'elles meurent de vieillesse (ou de maladie), car il ne saurait bien entendu être question que nous les zigouillassions pour les manger.

– Jeudi, Michel Desgranges et moi-même nous demandions s'il ne vaudrait pas la peine de lire (pour moi) ou de relire (pour lui) quelques romans de Pierre Benoit, dont nous avions pu constater tous les deux que Léon Daudet disait grand bien. Pour le savoir, j'ai commandé, reçu et lu Mademoiselle de La Ferté : c'est un roman très bien construit, fort honnêtement écrit mais tout à fait dispensable. J'ai eu l'impression de me trouver face à une sorte de sous-Mauriac, ou d'infra-Green. La seule chose qui y retient un tant soit peu l'attention, c'est la manière fort subtile dont l'auteur suggère l'attirance homosexuelle qui naît entre Anne de La Ferté et la jeune veuve anglaise de l'homme qu'elle aurait dû épouser ; c'est bien peu. Je crois bien que mes amours avec Pierre Benoit ne dureront pas plus que cette journée.


Lundi 31 juillet

Sept heures et demie.– Philip Roth m'emmerde. Voilà deux jours qu'il m'occupe, et il m'emmerde : trop verbeux. Et son fameux humour me laisse assez froid. La prochaine fois que j'aurai envie de lire un Roth, je reviendrai à Josef. Poubelle jaune. Du coup, je suis passé à Debussy et à son Monsieur Croche, reçu ce matin.

– Il y avait donc un mois que je n'avais rien écrit pour FD, et je pensais vraiment que c'en était fini de cette collaboration. Or, aujourd'hui, six feuillet pour enterrer Jeanne Moreau, et, demain matin, quatre feuillets supplémentaires pour également enterrer un comédien de télévision dont je n'ai que très vaguement entendu parler, et en tout cas jamais vu jouer : Jean-Claude Bouillon. Les affaires reprennent, donc.

– Hier, comme je m'étais mis, Dieu sait pourquoi, à relire quelques vieux billets de mon blog, je me suis dit que, ma mère n'ayant pas internet, mais “aimant beaucoup ce que je fais”, je pourrais procéder pour la période 2013 – 2017 comme je l'ai fait pour 2008 – 2013, c'est-à-dire à une sélection des moins mauvaises de mes petites productions, que je tâcherais ensuite d'ordonner de façon à en faire un livre à peu près cohérent. Comme le premier s'appelait En territoire ennemi, ce second volet du diptyque pourrait s'intituler Retour au camp de base, un titre qui implique d'éliminer la plupart de mes textes “polémiques”, évidemment. Je pourrais toutefois en conserver quelques-uns, que je regrouperais sous un sous-titre du genre : Escarmouches d'arrière-garde, ou quelque chose d'approchant.

Évidemment, si je m'obstine dans cette idée, il n'est pas question que je présente le produit fini aux Belles Lettres, à qui j'ai assez fait perdre d'argent comme cela, avec mes deux précédentes et malheureuses tentatives. Je me contenterai d'une ordinaire blurberie, que je ferai tirer à trois quatre exemplaires sans même mettre le livre en vente publique, et ça ira très bien comme cela.

Août 2017

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NICOLÁS ET ÁLVARO








Mardi 1er août

Trois heures et demie.– Lecture très agréable que celle de Monsieur Croche. Dans ces chroniques, publiées au début de son siècle d'abord à la Revue blanche, puis au Gil Blas, puis encore ailleurs mais j'ai oublié où, Debussy se montre armé d'une plume volontiers sarcastique et nanti d'un jugement pour le moins tranché. Le revers de la médaille est que son ironie est tellement répandue que, quand il fait des compliments à tel chef d'orchestre ou loue le morceau de tel compositeur, on se demande toujours à quel degré il faut prendre les lauriers qu'il distribue, au premier ou au second. Pour donner une idée de sa manière, voici ce qu'il dit d'un certain Émile Sauer dont, en mars 1903, le Concert Lamoureux vient de donner un concerto pour piano et orchestre : « Cet homme qui n'a pourtant pas l'air méchant a le concerto sans pitié ; par un artifice diabolique, il paraît devoir finir, mais il recommence des petites choses folles, pas gaies du tout, où, de temps en temps, intervient une valse infernale, pendant laquelle M. Émile Sauer projette des mains d'escamoteur, de façon à inquiéter les araignées mélomanes du plafond. Notez qu'il joue fort bien du piano, qu'il a une autorité incontestable sur les diverses façons de faire les gammes ; pourquoi se croit-il obligé d'écrire des concertos ? Est-ce la conséquence d'un vœu ? Ou bien est-il né comme cela ? » Par moment, on songe à Paul Léautaud quand il revêtait l'habit de Maurice Boissard, même si Debussy n'a tout de même pas son aisance de style ni son goût parfait en la matière.

– J'ai pleurniché ici, plus ou moins, tout le mois dernier, de ce que FD ne faisait plus appel à mes talents et semblait même déterminé à s'en passer définitivement. Or, depuis hier, ce sont trois articles que j'ai écrits, pour le numéro qui est en train de se boucler, soit pas moins de quatorze feuillets (21 000 signes). Cela ne veut pas dire, d'ailleurs, que Philippe B. n'essaie pas de se passer de moi – et de la dépense qui s'attache à mes services – le plus possible, mais en tout cas qu'il n'a pas reçu, de la part de ses propres puissances souveraines, l'interdiction formelle d'y recourir.

– Voilà Catherine tout inquiète, s'étant persuadé que, depuis ce matin, Nana tousse… Je suppose que c'est cela qu'on appelle communément une “mère poule”.


Mercredi 2 août

Quatre heures.– Suivant le conseil de Jérôme Leroy, dans Causeur, j'ai acheté l'épais roman d'un certain Jean-Pierre Martinet, intitulé justement Jérôme. Apparemment, le Martinet en question (1944 – 1993) était une sorte de génie méconnu qu'il importait de redécouvrir urgemment, un maître de la noirceur absolue, à propos de qui il convenait de citer Céline et surtout Dostoïevski. J'ai tenu un peu plus de cent pages avant d'abandonner. Trop de noirceur tue la noirceur. À empiler les unes sur les autres le plus d'horreurs possible, à force de se rouler soi-même dans l'abjection, on finit par obtenir un résultat radicalement inverse à celui que, je suppose, on visait : le lecteur se met à pouffer. Il paraît que le malheureux auteur, mort d'alcoolisme et de frustrations diverses, si je comprends bien, a été réellement aussi désespéré que son improbable Jérôme : c'est possible, hélas, mais cela ne lui a pas donné, à mon sens, la capacité littéraire d'exprimer réellement ce désespoir. On me parle de Dostoïevski ; mais il y a, chez le Russe, des traits de lumière fulgurants, des personnages radieux, qui par contraste font ressortir les ténèbres dans lesquelles d'autres sont en effet plongés. Ici, tout n'est que noirceur, on baigne dans un baril de goudron liquide qui empêche de distinguer quoi que ce soit dans ce magma : combat de nègres dans un tunnel. J'ai eu l'impression de lire l'interminable imprécation d'un tout jeune homme, avide de “dire son fait” à une société dans laquelle il n'est pas parvenu à entrer et qui n'entend même pas ce qu'on croit lui hurler dans les oreilles. Ou encore de voir le guerrier géant d'Astérix chez les Normands, qui se demande “mais où est passé le barde ?”, alors que celui-ci, juché sur ses épaules, est entrain de lui marteler le crâne, les traits déformés par sa fureur impuissante. L'écrivain maudit a donc pris le chemin de la poubelle à couvercle jaune, ce qui est une façon, après tout, de ne pas faire mentir sa destinée.


Jeudi 3 août

Sept heures vingt. – Depuis mardi, environ quarante fois par jour, je me plante sur la terrasse et regarde Nana. A-t-elle bougé ? Respire-t-elle mieux ou moins bien ? Ah, elle se dirige vers l'abreuvoir ! Boit-elle ? Non, il me semble que non… À moins que… si, peut-être… Impossible à dire, je retourne m'assoir et lire. Et, un quart d'heure après, je recommence. Elle a mangé ? me demande Catherine. Difficile à dire, je ne sais pas… Mais il me semble qu'elle a bougé… Bon Dieu ! J'ai réussi à ne pas faire d'enfant durant les quarante et quelques années qui viennent de s'écouler : je ne vais quand même pas, maintenant, devenir le père d'une poule malade !

– Cela dit, les Mémoires de Berlioz sont passionnants, même lus entre deux observations gallinacéennes.


Vendredi 4 août

Neuf heures et demie du matin.– La saga des poules (la sagallinacée…) continue et même se corse salement. Dès son lever, Catherine est allée médicamenter Nana, en lui injectant dans le bec quelques millilitres d'eau dans laquelle est dilué le dit médicament. En revenant, elle m'assène : « Nana a perdu un œil ! » Moi : « Comment ça, perdu un œil ? » Et elle de m'expliquer que, d'un côté (j'ai déjà oublié lequel), il n'y a plus qu'un trou à la place où, en principe, aurait dû se trouver, et se trouvait effectivement au départ, un œil. Elle a bien vu que j'avais les plus grandes difficultés à avaler une fable aussi énorme. Cependant, à quelques dizaines de minutes de là, se rendant sur un forum de poulolâtres, Catherine a effectivement appris que lorsqu'une poule tombait malade (de certaines maladies précises, supposé-je), il leur arrivait fréquemment de voir l'un de leurs yeux se nécroser, voire les deux. Nous voilà donc avec une poule borgne… et bien évidemment toujours malade. Je pense que si, demain, après une nouvelle journée de traitement intensif, on ne constate aucune amélioration notable, il va bien falloir prendre des décisions extrêmes…


Samedi 5 août

Sept heures vingt.– Nana n'aura donc passé que peu de jours chez nous. Malgré notre ardent désir de trouver qu'elle allait mieux, il nous est apparu ce matin que son état, après trois jours d'antibiotiques, ne s'était nullement amélioré. Du coup, en début d'après-midi, Catherine l'a rendue à la jardinerie, avec l'idée d'en rapporter une autre.

(Mais, pour des raisons n'ayant rien à voir avec cette pauvre poule, je n'ai aucune envie de poursuivre. La raison s'en éclairera peut-être dans les jours à venir.)


Dimanche 6 août

Deux heures.– Je crois que j'ai un peu trop forcé, hier soir, sur l'apéritif sabbatique… Bref, pour en revenir à Nana, elle est donc repartie pour la jardinerie où, si son état ne s'améliore pas – et on ne voit pas pourquoi il s'améliorerait –, elle sera très logiquement tuée. La première idée de Catherine était de racheter exactement la même et de revenir avec. Mais le vendeur l'en a fortement dissuadé : il valait mieux, d'après lui, attendre de voir si l'autre, Odette, n'était pas contaminée par le virus ; auquel cas, en lui amenant une nouvelle compagne, nous risquions de tomber dans un cercle vicieux qui n'aurait pas de fin (je me demande soudain si ce n'est pas justement le propre des cercles vicieux de n'avoir pas de fin…). Conseil judicieux puisque, ce matin, Odette a commencé à donner à son tour des signes de maladie ; ils sont moins prononcés que dans le cas de Nana, mais c'est sûrement parce que, depuis cinq jours maintenant, Catherine mêle l'antibiotique à l'eau qu'elle ingurgite. Comme le traitement doit cesser demain, on verra bien ce qui se produit. Si elle venait à mourir également, il a été décidé que nous ne reprendrions d'autres poules qu'à la fin de septembre, quand Catherine rentrerait de ses vacances à Saint-Malo.

– Je suis, depuis ce matin, replongé dans le Cahier de l'Herne consacré à Houellebecq. Par une sorte de ricochet qu'il serait fastidieux d'expliquer, cela m'a poussé à commander deux volumes du journal de Dantec, écrivain dont je suis rigoureusement incapable de lire les romans. On verra.


Lundi 7 août

Cinq heures.– E bien voilà : Odette est morte à son tour. Il ne reste plus qu'à désinfecter entièrement le poulailler vide, de manière à ce que leurs remplaçantes de septembre n'attrapent pas le virus (si c'est bien un virus) à leur tour. On ne peut pas dire que notre première expérience soit bien encourageante, mais enfin…


Vendredi 11 août

Sept heures vingt. – C'est très intéressant, de relire, comme je le fais depuis quelques jours, les billets de blog que l'on s'est laissé aller à publier, entre 2013 et maintenant. D'abord parce qu'on se rend compte que neuf sur dix d'entre eux auraient gagné à n'être pas écrits. Mais, ça, je le savais déjà, depuis que j'avais passé au crible ceux de 2008 à 2013, pour composer En territoire ennemi. Le plus amusant est de balayer du regard les commentaires qui font suite à chacun d'entre eux : c'est une procession de fantômes. Certains sont encore là aujourd'hui : ils n'ont pas changé, ils disent les mêmes choses qu'alors ; comme, suppose-t-on, soi-même. Beaucoup ont disparu : on en regrette certains (Georges, Marchenoir…), on se félicite de la disparition d'autres, qui publiaient des tartines pesantes sous chaque billet, et dont on va oublier les noms : ceux-là, à les relire, sont aussi pesants et dormitifs qu'ils l'étaient à l'époque ; c'est leur malédiction personnelle, je suppose. Néanmoins, les uns comme les autres prennent place dans une sorte de temps incertain, dont on a la surprise de se retrouver un peu nostalgique. Et, pour ceux-là qui semblent évanouis, on se demande s'ils se sont simplement échappés dans un ailleurs ensoleillé (on n'y croit qu'à moitié, mais on le leur souhaite quand même), ou s'il leur est arrivé des choses plus pénibles et irrémédiables, dont personne ne nous aurait tenu au courant. En tout cas, à la relecture, leur silence est retentissant.


Dimanche 13 août

Sept heures dix. – Passé l'essentiel de la journée à lire Le Théâtre des opérations, journal “métaphysique et polémique” de Maurice Dantec pour l'année 1999. C'est un invraisemblable fatras. Deux images me sont venues, tandis que je bourlinguais entre ces pages chaotiques : d'une part celle d'un fleuve en crue qui emporterait tout sur son passage sans distinction ni choix, charrierait tout indistinctement jusqu'à l'océan, et d'autre part celle d'un gigantesque vide-grenier. On sent que Dantec n'est pas du genre à trier ce qui tombe de sa plume, ou plutôt s'écoule de son clavier ; et comme il a des idées, souvent sentencieuses, sur tout, cela donne cette espèce d'encyclopédie saisie de démence dont je viens d'avaler six cents pages (en en sautant un certain nombre tout de même). Il arrive que l'on rie, ou sourie, tant est comique sa propension à affirmer péremptoirement des choses impossibles à étayer ; comme par exemple son long développement à propos des complots successifs de la CIA pour cacher l'existence de l'extraterrestre de Roswell. Ou encore ceci :  « Comme l'esclavage, le rapt sexuel fut une condition essentielle de la survie de nombreux peuples, aux premiers âges de l'humanité. En effet, les systèmes claniques, vivant la plupart du temps en autarcie, se voyaient confrontés régulièrement au problème terrible de la consanguinité. La guerre, la mise en esclavage, avec le rapt sexuel comme finalité, devenaient alors une condition sine qua non de la pérennité du clan. »

En effet, on imagine très bien le chef d'un clan “aux premiers âges de l'humanité”, s'adresser ainsi aux demi-singes de sa tribus : « Les gars, l'heure est grave : à force de niquer toujours entre nous, on va finir par ne plus engendrer que des petits mongos. Il va être temps d'aller diversifier nos gènes dans la vallée voisine ! » La drôlerie atteint son paroxysme, si je puis dire, dans les deux dernières phrases de ce paragraphe, qui se trouve à la page 207 de l'édition Folio (c'est moi qui souligne) : « Il est probable que les Romains des âges légendaires enlevèrent les Sabines dans le but de revigorer un sang devenu trop familial. La guerre de Troie eut vraisemblablement les mêmes origines. »

Tout en admirant la prudence de ce “probable” et de ce “vraisemblablement”, le lecteur se dit qu'imaginer des australopithèques se préoccuper de leur génotype, alors qu'ils ne devaient même pas avoir fait le lien entre coït et génération, c'est pousser un peu le bouchon. Et, justement, page  364, Dantec vous donne raison (c'est toujours moi qui souligne) : « Ce n'est vraisemblablement qu'à un âge tardif (il y a moins de cent mille ans, sans doute cinquante mille) que l'homme et la femme comprirent le rapport plus qu'étroit qui unissait sexualité et reproduction. » Que ceci soit incompatible avec cela ne semble pas du tout gêner Dantec. Qui, de toute façon, n'est déjà plus là, mais en train de vous brosser un vaste tableau de la décadence de Rome et des premiers siècles du Moyen Âge, à moins que ce ne soit le séquençage de l'ADN ou la cybernétique qui s'en vient.

On ajoutera à cela que, pour un écrivain, il manie une langue lourdement pâteuse. Un exemple, pris à peu près au hasard entre mille : « Qui de nos jours s'est risqué à essayer d'établir la typologie psychologique tout à fait singulière de Jésus de Nazareth ? De nombreuses études ont, semble-t-il, cherché à cerner la modélisation d'une telle typologie dans les conditions sociales et culturelles de son époque, et il serait absurde de prétendre que l'environnement singulier dans lequel Jésus naquit et vécut, la Palestine juive romanisée par l'Empire, n'eut sur lui aucune influence. »

Je peux à la rigueur admettre d'un sociologue de modèle courant qu'il puisse envisager de “cerner la modélisation d'une typologie”, mais certainement pas d'un écrivain. De même que si je me résigne à ce que les journalistes et les blogueurs emploient une monstruosité syntactique comme “au final” ou utilise “éponyme”  en dépit de son bon sens, je ne le pardonne pas à Dantec, qui pourtant ne s'en prive pas.

Mais alors, pourquoi continuer à le lire, et même envisager de lire le second volume ? Parce que, dans cet énorme fatras, on trouve de nombreuses pépites, tout comme les chineurs attentifs peuvent découvrir de petits trésors dans le vide-grenier le plus bas de gamme. Pour ne pas avoir l'air d'être injuste, il faudrait que je trouve le courage, demain, de dire tout ce qui a pu me retenir dans ce volumineux livre (700 pages) ; qui, d'ailleurs, fascine peut-être aussi par ses boursouflures même.


Mercredi 16 août

Cinq heures. – Je continue ma lecture de Dantec, j'en suis aux deux tiers du deuxième volume, intitulé Laboratoire de catastrophe générale. C'est le même fatras boursouflé que le précédent tome, souvent assez délirant, partant dans tous les sens, rameutant tout à trac Jésus et les cyborgs, les grandes invasions et les neurosciences, Nietzsche et Thierry Ardisson, etc. Le tout dans une langue décidément peu agréable, et même assez mal assurée : il semble parfois ne pas tellement savoir le sens des mots qu'il emploie, comme par exemple lorsqu'il évoque un mur “aussi impénétrable qu'une impasse”. Je ne voudrais pas jouer les pions, mais enfin, il n'y a rien, à part une rue, de plus pénétrable qu'une impasse, à ma connaissance. En fait, on a l'impression d'un homme en perpétuelle état d'ébullition, pour ne pas dire d'ébriété, laquelle lui fait par exemple adorer le préfixe “méta” qu'il utilise quasiment une fois par paragraphe et à propos de tout et de n'importe quoi. (Si j'en faisais un billet de blog, je l'intitulerais sans doute Métarobe blanche, métaceinture dorée…) D'une manière générale, Dantec aime les préfixes “qui-font-riche” : méta, post, infra, sub, etc.  Le plus étrange, ce qui m'étonne moi-même, c'est que, bien qu'irrité par cette lecture, bien qu'en sautant des pages entières, je viens pourtant de commander le troisième et dernier volume, American black box. Il doit bien y avoir une raison…

– Parallèlement, je me suis attaqué (hier) à une autre trilogie, celle de James Ellroy qui commence par American Tabloid : roman foisonnant, parfois pénible en raison de ce style télégraphique auquel je ne suis guère habitué, et qui, surtout, traite d'un sujet – les Kennedy – auquel je ne suis jamais parvenu à m'intéresser. Malgré cela, je n'envisage pas, pour l'instant, de lâcher le livre.

– Pendant ce temps, tout ce que nos pays en phase terminale comptent de joyeux progressistes s'est levé comme un seul homme pour s'alarmer du raz-de-marée nazi qui, dans une ville du sud des États-Unis, a tué… une personne. Ils sont tellement occupés, ces gentils nounours en guimauve, à reformer les cohortes sacrées pour aller combattre l'hydre, qu'ils n'ont plus une seconde à eux pour enregistrer les voitures qui, en France, foncent droit sur les devantures des cafés, en tuant un homme par-ci, une fillette par-là. Il est vrai que ces véhicules-là ne sont pas conduits par des gestapistes mais par de simples “déséquilibrés”, naturellement plus à plaindre qu'à blâmer. D'ailleurs, avec un minimum d'effort conceptuel, nos angéliques racaillolâtres devraient réussir à établir que si, chez nous, certains malheureux en sont réduits à foncer sur les terrasses de bistrots pare-choc en avant, c'est parce qu'ils ont été littéralement rendus fous de terreur par la remontée du nazisme américain : coup double gagnant.

Face à leurs envolées avortées de poules caquetantes, dont chaque paragraphe est une insulte à l'intelligence, on perd jusqu'à l'envie d'argumenter, par exemple en faisant remarquer que rien ne serait arrivé à Charlottesville si les pressions conjuguées des gauchistes décervelés et des noirs vociférants (on pourra sans dommage inverser les deux adjectifs) n'avaient conduit au déboulonnage de cet homme remarquable que fut le général Lee ; et si, d'autre part, ces mêmes gauchistes décerférants et vocivelés, ne s'étaient pas lancés dans “contre-manifestation” qui n'était rien d'autre qu'une invitation pressante à la baston générale. À quoi bon discuter, objecter, contredire ? Affronter la bêtise à front de taureau armé de la simple muleta du verbe, voilà qui allait bien quand on était jeune. Aujourd'hui, les taureaux s'étant faits rhinocéros, il nous reste le rire qui finira bien par dissoudre leur corne ; et à passer loin d'eux pour éviter de marcher dans leurs bouses.


Samedi 19 août

Sept heures et demie. – J'aimerais que l'on nous voie, Catherine et moi, depuis quelques jours, entre six et sept heures du soir, lorsque nous nous asseyons sur la terrasse, un verre en main, et que nous nous mettons à faire la conversation à Odette et Nana, dont c'est le moment où elles se sentent aventureuses (sinon, elles passent l'essentiel de leurs journées sous le millepertuis, n'en sortant que pour rejoindre leurs deux gamelles, celle à graines et celle à eau). Nous devons être particulièrement croquignolets, avec nos “Poulettes ! Poulettes ! ” , et les dialogues que nous entamons, d'une voix stupidement guillerette, avec ces deux volatiles qui, la tête sans cesse en mouvement, nous guettent de leur œil parfaitement vide. Les vieux ont de ces amusements…

– Passé la journée à lire le recueil d'articles et de préfaces de Guy Dupré, Je dis nous. Il semble particulièrement marqué par la guerre de 14 et par l'affaire Dreyfus. À propos de cette dernière, je crois qu'il ferait pousser des cris d'horreur à nos gentils progressistes, si ces derniers avaient connaissance de son existence ; heureusement, leur totale inculture nous préserve de leurs criailleries vertueuses.


Dimanche 20 août

Sept heures vingt. – Ce soir et avant-hier, nous avons mangé du chou-fleur (faut-il un trait d'union ?) ; avant-hier, recette indienne : sauce au curry et œufs durs ; ce soir, le reste en gratin. J'aime bien manger du chou-fleur, car cela me ramène systématiquement à la maison de La Ferté et me rend mes parents jeunes (moi aussi, par la même occasion). J'ai passé les trente premières années de ma vie à détester (ou au moins à n'aimer pas) le chou-fleur. Cela n'empêchait pas, évidemment, ma mère d'en cuisiner, et les dîners où ce fucking légume était servi m'étaient évidemment pénibles, d'autant que j'avais alors un appétit gargantuesque qui s'en trouvait fort frustré (je me rattrapais plus avant dans la nuit, après lecture, lorsque je redescendais de ma chambre, vers trois heures du matin, pour engloutir les trois quarts d'un pain garni d'un camembert entier…).

Je me suis mis à aimer le chou-fleur (et les légumes en général) lorsque j'ai commencé à vivre avec Catherine et que j'ai compris que l'on n'était pas obligé de cuire ces choses durant des heures, jusqu'à ce qu'ils perdent tous goût et texture (penser à supprimer ce paragraphe quand j'imprimerai ce journal pour ma mère…). Il n'empêche que, depuis une paire de décennies, chaque fois que que je mange du chou-fleur, me vient l'image de ma mère tentant de me persuader que j'ai vraiment tort de n'aimer pas ça ; et aussi, dans la cuisine de La Ferté qui se reconstitue instantanément, telle qu'elle est dans le chapitre 5 de mon Chef-d'œuvre, la présence de mon père au bout de la table, dos à la fenêtre dont les volets de bois sont fermés, avec le chat du moment qui se prélasse sur la table à repasser, et la huche à ma droite, puisque de tout temps c'est à moi qu'il appartient de trancher de pain pour tout le monde, autour de cette table de fantômes.


Mardi 22 août

Sept heures vingt.– À cause de (ou grâce à) Michel Desgranges, je  me suis mis à relire Barbey d'Aurevilly : en alternance Les Diaboliques et ses articles de journaux. Pour ce qui est du premier recueil cité, c'est  effectivement très bien. Mais de là à trouver ça supérieur à Flaubert, je persiste à ne pas être d'accord.

Quant à ses articles de critique littéraire, il y a en effet une certaine flamboyance, y compris dans la mauvaise foi, laquelle est réjouissante quand elle rejoint la mienne (par rapport aux Misérables de Hugo, par exemple). Néanmoins, il me semble qu'il a une tendance à tourner indéfiniment autour du pot avant d'entrer dans le vif de son sujet. Dans les moins bons de ses articles, on a presque l'impression d'une sorte de Juan Asensio, mais qui, évidemment, écrirait dans un français étincelant au lieu de produire le magma bourbeux de l'autre zouave. Il y a aussi que, à cette époque, il convenait de réduire Zola en miettes selon les mêmes arguments convenus à base de scatologie, comme le faisaient les Goncourt, Daudet et quelques autres, et comme on en retrouve la trace jusque chez Kléber Haedens qui, ce jour-là, aurait mieux fait de reprendre un verre et de se taire. On reconnaît le critique à courte vue de la fin du XIXe siècle à ceci qu'il ne comprend rien à Zola, lequel reste, en dépit de ses faiblesses, l'un des quatre ou cinq grands romanciers de son siècle.


Mercredi 23 août

Onze heures du matin.– Décidément, James Ellroy et moi-même ne vieillirons point ensemble. Après avoir abandonné American Tabloid au bout d'environ 300 pages, j'ai voulu lui offrir une seconde chance, en relisant Le Dahlia noir, découvert à sa sortie en France, quelque part dans la seconde moitié des années quatre-vingt : je viens de le lâcher à son tour, après 150 pages ; toute cette littérature “efficace”  m'emmerde au plus haut point : poubelle jaune pour tous les deux. Je vais aller de ce pas me plonger dans le Volupté de Sainte-Beuve : comme je n'en attends à peu près rien, je ne m'expose qu'à de bonnes surprises.

Cinq heures. – Baptême du feu pour Odette et Nana, qui n'ont que très modérément apprécié le vacarme de la tondeuse à gazon fonçant droit sur elles ou peu s'en faut : elles se sont carapatées au fin fond du jardin de Catherine, se sont blotties derrière la haie, au plus profond qu'elles le pouvaient, et n'en sont toujours pas ressorties à l'heure où nous mettons sous presse. J'espère ne pas les avoir traumatisées à vie, ni avoir transformé en omelette rancie leur hypothétiques futurs œufs.

Sept heures.– Les D. sont des voisins parfaits. (Je ne sais d'ailleurs pas pourquoi je ne leur donne pas leur nom entier : il est si courant qu'ils seraient bien incapables de se retrouver ici, si jamais ils le tapaient dans la fenêtre Google.) Ils vivent juste de l'autre côté de la rue de l'Église, en face, depuis exactement 15 ans (phrase tout à fait manquée : eux vivent là depuis bien plus longtemps, et c'est nous qui sommes arrivés voilà 15 ans). Nous n'avons aucune idée d'à quoi ressemble l'intérieur de leur maison, vu que nous n'y avons jamais été invités. Lui (l'homme) sait à quoi ressemble le nôtre, d'intérieur, puisque nous lui avons vendu deux épaves de voitures, et qu'il lui a bien fallu venir ici pour signer les papiers de vente. Mais cela ne l'a jamais conduit à nous inviter chez lui, ce dont je lui sais infiniment gré, car, l'aurait-il fait, nous nous serions sentis obligés de dire oui et d'y aller. Les D. sont une famille attendrissante. Ils ont deux fils, que nous avons connus, l'un à 17 ans, l'autre trois ou quatre années de moins. Leur mère les engueulait volontiers, d'une voix perçante qui nous distrayait beaucoup. Puis, l'aîné est parti, s'est marié, a fait deux enfants. Il revient régulièrement ici et, en ce moment, l'aînée (car c'est une fille) est sous la garde de ses grands-parents, lesquels semblent raisonnablement gâteux de cette gamine blonde. Quant au fils cadet, il n'a pas quitté la maison, bien qu'il travaille : c'est peut-être une sorte de Tanguy, mais qui semble heureux de vivre encore chez ses parents, et eux qu'il soit encore là, avec eux. Il leur arrive, comme ce soir, de se chamailler, mais on sent dans tout cela une forme d'amour qui a bien l'air indestructible.


Vendredi 25 août

Sept heures vingt.– Je ne sais déjà plus, bien que ça ne remonte qu'à cet après-midi, pourquoi j'ai ressorti de leur rayonnage les deux volumes que je possède de Nicolas Gomez Davila (et merde pour ses trois accents toniques ! Je les les lui rajouterai peut-être à la relecture…). Toujours est-il que, le relisant, j'ai décidé d'imiter ces imbéciles antichrétiens qui se croient pourtant obligés de marquer le dimanche d'un sceau spécial, celui-ci en publiant une “pensée” (généralement une pure imbécillité émanant d'un politicien n'en ayant jamais eu aucune), celui-là en proposant une ritournelle stupide, généralement anglo-saxonne, etc. Il m'a semblé que la plus efficace méthode pour leur mettre le nez dans leur merde fadasse était encore de feindre de les imiter, mais en proposant des choses scandaleusement intelligentes. À partir d'après-demain, donc, je vais mettre en ligne chaque dimanche, sur le blog, douze aphorismes du Colombien, et cela s'appellera Nos dimanches Davila. À cette fin, j'ai commencé à le relire – avec un plaisir extrême – et à entourer d'un petit cercle de crayon les pensées que je vais infliger à mes lecteurs.

– Sinon, au bout d'une centaine de pages, j'ai compris pourquoi on ne lisait plus Volupté de Sainte-Beuve, et j'ai également remisé le fatras que constitue le troisième volume du journal de ce pauvre Dantec, qui en plus de se prendre pour un prophète omniscient, écrit un français presque aussi pâteux que celui de Juan Asensio, à qui ce pavé est plus ou moins dédié. Néanmoins, comme pour les volumes précédents, je suis allé jusqu'au bout, parce qu'on découvre dans ce magma assez fortement délirant un certain nombre de pépites qui méritent qu'on s'y arrête. Ce qui fait la différence essentielle entre Dantec et l'Asensio déjà nommé, lequel n'a jamais rien produit qui fût simplement lisible.

Il n'empêche : revenir à Davila après Dantec (je ne parle même pas de l'autre) donne une impression d'évidence, de clarté et de sérieux. Car ce qui reste de la lecture des deux mille pages du journal de Dantec, c'est une irrépressible envie d'éclater de rire et de reprendre un verre. Voilà encore un prophète dont il ne restera rien ; dont il ne reste déjà rien.


Dimanche 27 août

Sept heures vingt.– Comme tous les ans à cette période, je commence à en avoir marre de l'été (en réalité, j'en ai marre dès son commencement ; disons que, maintenant, je commence à en avoir sérieusement marre) : ça ne va pas bientôt finir, ces journées trop longues et trop chaudes, ces commerçants fermés, ces abrutis hilares et en shorts, ces bonnes femmes exhibant leur graisse dans des choses fluo coupées au plus près des bourrelets ? Est-ce qu'on ne va pas bientôt renvoyer tous ces enfants bruyants dans les locaux de la Garderie nationale sous la surveillance de leurs moniteurs à diplômes ?

– Repris les Considérations sur la France, de de Maistre. Et commandé deux romans d'Álvaro Mutis, sans doute à cause de Gómez Dávila.


Mardi 29 août

Cinq heures.– J'ai été requis dès dix heures du matin, hier, pour envoyer les traditionnelles pelletées de terre sur la dépouille encore chaude de cette pauvre Mireille Darc ; que, pour ma part, j'ai toujours trouvée absolument délicieuse, au moins quand elle faisait l'actrice chez Audiard, Lautner et Cie : la réalisatrice de documentaires sur “nos sœurs les femmes-qui-souffrent” m'attirait déjà moins, forcément.

– Sinon, voilà deux jours que je passe en compagnie d'Alvaro Mutis (et fuck l'accent tonique !), écrivain sud-américain qui, je crois bien, m'avait totalement échappé dans les années soixante-dix. Il est vrai – je m'en avise en écrivant – que, à l'époque, il n'avait encore publié que de la poésie ; or, je ne lis que rarement des vers (mais à l'époque si) et jamais de vers traduits. Toujours est-il que si on tient absolument à lire un romancier colombien, on aura intérêt à délaisser Marquez (et re-fuck pour…) au profit de celui-là. De plus, voilà un homme qui avait le savoir-vivre d'écrire bref : aucun des quatre romans composant le cycle de Maqroll le Gabier, son héros récurrent, ne dépasse les cent cinquante pages, dans la collection des Cahiers rouges de Grasset. Le premier roman du cycle s'intitule La Neige de l'Amiral ; il s'agit d'une sorte de quête dont l'objet perd de son intérêt, et même finalement toute pertinence, à mesure que l'on remonte avec Maqroll le fleuve amazonien enserré par la jungle et barré par la Cordillère. On pense évidemment au Partage des eaux d'Alejo Carpentier, bien que les deux livres soient radicalement différents. Le second volet de la tétralogie a pour titre Ilona vient avec la pluie : on y sillonne la mer des Caraïbes pour, au tiers du roman, arriver à Panama ; où je suis bloqué à l'heure de mettre sous presse. Et je n'ai pas encore fait la connaissance d'Ilona, alors qu'il pleut déjà à torrent ; mais j'ai bon espoir.

– Odette et Nana semblent se porter à merveille et, au bout de quinze jours ici, ont pris possession, petit à petit, de la totalité du jardin, avec une préférence assez marquée pour le potager de Catherine.


Mercredi 30 août

Sept heures vingt.–  Mon enthousiasme pour Álvaro Mutis croît à mesure que j'avance dans son œuvre (qui, heureusement pour ma bourse, est assez peu abondante). Je lui ai consacré l'entièreté de ma journée, finissant Ilona vient avec la pluie avant d'enchaîner directement sur Un bel morir,roman à la fin duquel meurt le héros récurrent, Maqroll le Gabier (mais j'ai cru comprendre qu'on le retrouvait tout de même dans les cinq autres livres de Mutis que je viens de commander, ou au moins dans deux ou trois d'entre eux). Rien que pour cette découverte que j'y ai faite, je suis content de m'être replongé dans les scolies de Gómez Dávila.


Jeudi 31 août

Sept heures dix.–  Rien à noter ici, en dehors du fait que je suis bien aise de voir ce stupide mois d'aout disparaître enfin. (Disparu aussi, le petit curseur vertical qui permet de savoir où l'on en est dans la progression de sa phrase, ce qui est assez pénible, mais heureusement ne dure jamais bien longtemps : espérons qu'il sera de retour en septembre.)


Septembre 2017

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ESCALE À SAINT-MALO









Vendredi 1er septembre

Sept heures vingt.– Je n'avais jamais lu Le Nain jaune de Pascal Jardin, lacune qui a été comblée ce matin, pour partie dans mon fauteuil habituel, pour l'autre dans l'un de ceux qui meublent la salle d'attente de la dentiste de Pacy. C'est un excellent livre, qui semble parfois s'être écrit tout seul, à la fois tendre et fort drôle, de par la personnalité de son personnage principal, Jean Jardin. Mais, en même temps, alors que l'on s'amuse énormément, on y sent une grande tristesse sous-jacente, qui ne demande qu'à s'emparer de vous, un peu comme ces rochers qui, invisibles sous la surface des eaux, vous éventre pourtant très proprement la coque du bateau imprudent. Mais pourquoi le jury du Médicis, en 1978, lui a-t-il attribué son prix du meilleur roman, alors que, manifestement, ce n'en est pas un ? Ensuite, je suis reparti avec Álvaro Mutis pour les mines d'or désaffectées de la Cordillère des Andes.

– Le gros orage qui vient de passer au-dessus de nous, en déversant ses habituelles trombes, a envoyé les deux poules au lit encore plus tôt que d'habitude.


Samedi 2 septembre

Sept heures et quart.– Finalement, l'expression “se coucher avec les poules” n'est pas une simple image : depuis quelques jours, Odette et Nana rejoignent leur perchoir de plus en plus tôt. Ce soir, elle y sont depuis déjà un quart d'heure, alors qu'il fait encore grand soleil.

– Grand soleil aussi sur ma vie de lecteur, grâce aux récits de Mutis, qui me séduit décidément de plus en plus. Au point que, moi qui n'en lis jamais, et encore moins en traduction, je crois que je vais tout de même commander le recueil de ses poésies complètes.


Dimanche 3 septembre

Midi.– J'ai terminé, voilà une heure, le derniers des romans de ce que j'appellerai le cycle de Maqroll le Gabier, lequel en comporte sept et forme en définitive l'essentiel de l'œuvre en prose d'Álvaro Mutis. En réalité, ce cycle comporte une sorte de “tronc” composé de trois romans (dans l'ordre La Neige de l'amiral, Ilona vient avec la pluie et Un bel morir), auquel sont venues s'adjoindre quatre branches secondaires (mais non moins importantes : La Dernière Escale du tramp steamer ; Écoute-moi, Amirbar ; Abdul Bashur, le rêveur de navires ; et enfin Le Rendez-Vous de Bergen : c'est ce dernier que j'ai terminé tout à l'heure. Je ressens de cet achèvement une sorte de frustration mélancolique, tant l'envie est grande de voir se poursuivre indéfiniment cette longue errance que forment, pris dans leur ensemble, les romans de Mutis. La frustration s'augmente de ce que, depuis plusieurs jours, je suis taraudé par le désir d'écrire un long billet de blog sur cette expérience que je viens de faire, et bien sûr les livres qui l'ont engendrée, mais que je ne me décide pas à “y aller”, par une sorte de timidité qui me surprend un peu moi-même, un peu comme on hésite à se plonger dans un océan froid où l'on vient de risquer un ou deux orteils. Toutes les choses qui me semblent devoir être dites arrivent en ordre dispersé, et je suis presque persuadé que, malgré les efforts que je pourrais faire, elles resteraient rétives à toute composition un tant soit peu intelligible. En fait, disons-le : j'éprouve une telle envie de communiquer mon enthousiasme que j'ai peur, n'y parvenant pas, de déboucher sur le résultat inverse. En attendant que la situation se débloque, si elle doit se débloquer, je laisse ici le  himmel que j'ai envoyé hier à Carlos, et qui pourra peut-être, dans les jours qui viennent, jouer son rôle d'étincelle initiale. Voici donc :

Mon cher Carlos,

Comme il arrive souvent, c’est en relisant les « scolies » de Gómez Dávila (j’en ai marre de ces p… d’accents toniques qui m’obligent à passer sans arrêt au clavier espagnol !) que, ricochant d’un Colombien à un autre, j’ai eu envie d’aller voir du côté de chez Álvaro Mutis, que je n’avais jamais lu.

(Entracte : je me suis demandé durant quelques jours pourquoi, dans les années 70, tu ne m’avais jamais parlé de lui… avant de me rendre compte que, à cette époque, il n’avait encore écrit que de la poésie.)

Depuis une dizaine de jours, j’enfile ses brefs romans l’un derrière l’autre, je m’en gorge, m’en pourlèche avec de sourds grognements de plaisir. Et, du coup, je me demandais si, de ton côté, tu partageais ce mien enthousiasme pour les aventures et quêtes de Maqroll el Gabiero. 

Cette constellation de petits récits qui, en fait, ne sont que les différentes parties d’un seul et même roman beaucoup plus vaste, avec son tronc, ses branches principales et ses rameaux adventices, m’a fait penser, dans un genre évidemment tout différent, à un autre écrivain – français et vivant celui-là : Eugène Nicole, qui, depuis une trentaine d’années, publie lui aussi des textes relativement brefs mais qui, en réalité, ne font qu’alimenter et grossir son œuvre maîtresse, intitulée L’Œuvre des mers, dont le personnage principal est l’île de Saint-Pierre-et-Miquelon, et que je t’encourage vivement à lire si ce n’est déjà fait. 

Pour en revenir à Mutis, je trouve notamment ses portraits de femmes (il y en a un par roman, à peu près ; en tout cas un qui se détache nettement) particulièrement réussis, ce qui n’est finalement pas si fréquent chez ces messieurs les romanciers. Sans parler bien entendu de Maqroll lui-même, homme fuyant et lourd tout à la fois, poursuivant comme par lassitude intime des chimères qu’il sait dès le départ être des chimères. Les procédés de narration aussi sont d’une belle subtilité, et la langue – pour autant que j’en puisse juger par la traduction – apte à faire sentir aussi bien les variations de l’âme que les touffeurs et les froidures des différents climats rencontrés.

Bref, me voici devenu alvarophile, pour ne pas dire mutissolâtre…

Amitiés,

Didier

 J'aurais pu aussi, dans ce message, souligner mieux en quoi le rapprochement entre Mutis et Nicole me semblait pertinent : par le rôle essentiel que joue la mer dans leurs œuvres respectives, même si ces rôles sont très éloignés l'un de l'autre. Alors que chez le Colombien, la mer est une sorte d'écheveau de chemins que l'on ne peut s'empêcher de parcourir, tout en sachant qu'ils ne mèneront qu'à la désillusion et à la constatation que nos agitations humaines ne peuvent jamais servir à rien, chez le Français, elle représente plutôt une sorte de cocon entourant l'île primordiale. J'aurais dû aussi dire à Carlos – surtout à lui qui a écrit un petit livre sur cet auteur – combien, souvent, Mutis me faisait penser à Cervantès, par cette façon qu'ils ont tous deux de solliciter les hasards sans que cela paraisse jamais artificiel ni forcé. Chez l'Espagnol, les personnages ne cessent de se retrouver “fortuitement” dans toutes les auberges perdues de la Manche, tandis que chez le Colombien, ce sont les ports du monde entier qui jouent ce rôle nodal.

Je crois qu'il me faut laisser un peu reposer tout cela. Et si ça ne débouche finalement sur rien de lisible, eh bien tant pis pour moi.

Sept heures vingt.–  Je viens juste de recevoir la réponse de Carlos à mon himmel ci-dessus. Je trouve qu'il a toute sa place ici (moins les paragraphes plus personnels) ; le voici donc :

Cher maître,

[… ] Mais revenons à ton sujet : Alvaro Mutis. Je partage totalement ton enthousiasme, je le relis toujours avec passion, c'est l'un des rares écrivains dont la lecture me donne immédiatement envie d'écrire; je ne sais pas exactement pourquoi, peut-être parce que tout paraît juste, élégant et simple, sa langue est magnifique. De plus j'admire sa façon de construire, récit après récit, une sorte de monde dans lequel une parole ou un objet d'un récit ne révèlent leur sens que dans un autre récit. Je suis impressionné par cette maîtrise et par le fait qu'il avait ce monde en tête, du moins sous forme embryonnaire, dès le début. Le personnage de Maqroll apparaît dès ses premiers poèmes en 1948. Tout le cycle romanesque est déjà suggéré, en esquisse, en germe dans ses poèmes. Je n'ai pas vérifié si c'est traduit, mais ce doit l'être, en espagnol le titre de l'œuvre poétique est : Summa de Maqroll el Gaviero, poesia, 1948-1997. 
L'homme Mutis était aussi  intéressant, je l'ai entendu parler de son œuvre et de l'écriture à la maison de l'Amérique latine à Paris, il y a plus de vingt ans. Il était élégant, intelligent, brillant; revendiquant son amitié avec Garcia Marquez et sa pensée réactionnaire; il se disait "d'ancien régime", opposé à notre époque gouvernée par la bureaucratie d'État, la technique, la science, le rationalisme, une époque qui conspire contre la personne, l'individu. Il ne croyait pas au progrès et craignait que la création finisse par disparaître. Les lectures de Maqroll me semblent représentatives de la pensée de l'auteur : Mémoires du Cardinal de Retz; Mémoires d'Outre-Tombe; Lettres et mémoires du Prince de Ligne; les oeuvres d'Emile Gabory sur les guerres de Vendée; Georges Simenon, Balzac et Céline. Il a répondu à beaucoup d'interviews dans la presse espagnole et latino-américaine dans lesquels il exposait sa pensée réactionnaire et commentait son œuvre, ils sont tous d'une merveilleuse intelligence. […]

Amitiés

Carlos


Mardi 5 septembre

Sept heures vingt.– Curieux comme on change, en à peine 20 ans. Je gardais un excellent souvenir de Réjean Ducharme, ce romancier québécois qui est mort il y a quelques semaines ; au moins de deux de ses livres : L'Hiver de force et Va savoir. Évidemment, plus aucune de ses œuvres ne se trouvait dans la bibliothèque, et tout aussi évidemment je ne me souvenais absolument pas de ce qu'il avait pu advenir d'elles. J'ai donc racheté les deux titres que je viens de citer, avec le ferme projet de les relire,  dans la mesure où je ne connais pas d'autre manière de rendre hommage à un écrivain mort. Les deux volumes sont arrivés hier et j'ai assez logiquement commencé par le plus ancien des deux, L'Hiver de force (1973). Quelle déception ! Quel ennui que celui dégagé par cette non histoire tournant mollement sur elle-même et ces personnages dont le créateur se donne un mal de chien pour nous les faire trouver originaux, décalés ! Et je ne dis rien de cette irritante propension de l'auteur à placer tous les jeux de mots qui lui viennent à l'esprit : rien de tel pour “tuer” une page. J'ai fini le roman bride abattue, en sautant bien des obstacles. Je vais tout de même, d'ici quelques jours, lui accorder une dernière chance avec Va savoir, avant de refermer définitivement le tombeau de Réjean Ducharme. Pour me remettre, je me suis invité au sein de La Famille de Pascal Duarte, roman de l'Espagnol nobélisé et mort Camilo José Cela, qui en plus d'être un véritable écrivain a l'élégance de posséder un nom dont l'unique accent est disponible sur un clavier français. Je viens de commander deux autres romans du même : La Ruche et San Camilo, 1936.

– La géante biélorusse nous ayant lâchement abandonnés, sous le fallacieux prétexte qu'elle a trouvé un travail en CDI, nous allons, demain, en début d'après-midi, voir débarquer une femme de ménage inconnue. Avec la lâcheté qui me caractérise, il va de soi que je vais me réfugier ici, dans la Case, et laisser Catherine affronter ce nouveau Moloch.


Vendredi 8 septembre

Sept heures dix.– Bien que le fâcheux mois d'août soit déjà loin derrière nous, et que, donc, tous les joyeux plaisanciers soient censés être rentrés au port, FD continue de m'envoyer en rafale des articles à écrire – ce dont je ne me plains nullement, d'ailleurs, mais qui m'étonne un peu.

– Ce matin, nous avons remis la chaudière en “mode hiver”, nous lassant un peu de devoir, au réveil, enfiler pull sur pull. Aujourd'hui, la température extérieure n'a pas excédé quinze degrés rigoureusement celsius, et il a plu presque sans discontinuer. Les poules semblent se ficher totalement de cette eau qui leur tombe dessus, au grand abattement de Catherine, qui aimerait bien les voir, dès la première goutte, se réfugier sous l'un des deux abris qu'elle a gentiment confectionnés pour elles. Mais la poule est têtue par nature, et continue de picorer sous les bourrasques.

– Depuis deux jours, ayant renoncé au deuxième roman (Va savoir) de Ducharme après quelques pages, je ne sais plus quoi lire (« J'ai pus rien à m'mettre ! », pleurniche la blonde devant son armoire dégorgeant les vêtements à peine portés). Il y aurait bien la seconde partie du Quichotte, mais quelque chose me retient d'y plonger, probablement de l'ordre du surnaturel. Si le symptôme persiste demain, je vais sans doute relire quelques dizaines (ou centaines, je me connais…) de pages des Mémoires d'Outre-Tombe (je ne saurai jamais où placer des majuscules dans ce titre-là ; dans le doute, comme on voit, j'en fous partout). À moins que, demain, n'arrivent les deux romans de Cela commandé il y a une couple de jours.


Samedi 9 septembre

Sept heures dix. – Repris effectivement les Mémoires d'outre-tombe (dont j'ai vérifié l'orthographe depuis hier…). Comme d'habitude, je suppose que je vais “caler” dans le premier tiers de la troisième partie, c'est-à-dire au début du second volume de La Pléiade.

– J'ai également écrit près de cinq mille signes sur deux présentateurs de la météo, mais comme même moi je m'en fous, je me demande si c'est vraiment la peine de développer.


Dimanche 10 septembre

Sept heures vingt. – On ne peut décidément plus se fier à rien ni à personne. Je triomphais, hier, parce que j'avais finalement trouvé où placer les majuscules des Mémoires d'outre-tombe. J'étais sûr de mon fait puisque m'étant abreuvé à la meilleure source : la page de garde du premier tome de l'édition de La Pléiade. Jusqu'à ce que je m'avise, ce matin, que, sur la couverture de ce même volume, s'étalait le titre suivant : Mémoires d'Outre-Tombe. Refusant de demeurer dans une aussi pénible incertitude, je viens d'aller tirer le tome 2 de sa léthargie, comptant sur lui pour lever tous les doutes. Peine perdue : la même discordance s'y trouve fidèlement reproduite. Cela dit, il me semble plus logique d'écrire outre-tombe sans majuscules.

– Pendant ce temps, à Saint-Martin, on endure un autre cyclone, purement humain celui-ci. Les rats n'ont pas tardé à sortir des tanières pour voler, saccager, détruire ce qui ne l'était pas encore tout à fait ; et probablement tuer, mais ça, je suppose qu'on ne l'apprendra que plus tard et comme par inadvertance, tant nos journalistes ont sans doute à cœur, en ce moment, de ne rien écrire ou dire qui pourrait venir lézarder le vivre-ensemble. On repense fatalement à la dignité simple et sans phrase des habitants de Fukushima après leur catastrophe. Et l'on se dit que, toutes les races étant bien entendu égales (la preuve c'est qu'elles n'existent même pas), si jamais on devait revenir vivre une seconde existence humaine sur cette planète – étrange punition –, on préférerait faire partie d'une quelconque communauté extrême-orientale, plutôt que de renaître au sein d'une tribu caribéenne, même avec l'assurance alléchante de devenir, une fois adulte, fonctionnaire à la Poste ou travailleur associatif.


Vendredi 15 septembre

Trois heures.– Catherine est partie hier midi, en compagnie d'Adeline et Maléna, pour Saint-Malo où les attendait Élodie. Auparavant, nous étions allés chercher les deux premières citées à l'aéroport de Roissy, puisque je m'étais héroïquement proposé comme chauffeur, de façon à épargner deux cents kilomètres de conduite à Catherine. Ensuite, tout traditionnellement, j'ai commencé à m'ennuyer, ne trouvant aucun goût à ma lecture en cours. Il est vrai que les dernières pages du journal de Matthieu Galey ne sont pas, en elles-mêmes, des plus réjouissantes, puisque, pour l'essentiel, il se borne à noter les progrès de son inexorable maladie de Charcot. En dehors de ça, les mille pages de ce journal furent une très agréable redécouverte, car je ne me souvenais pas de l'avoir autant aimé à ma première lecture, laquelle remonte à Dieu sait quand. J'aimerais d'ailleurs bien en tirer un billet pour le blog, de cette lecture ; mais, pour l'instant, je n'ai pas encore trouvé le courage de m'y mettre, faute d'en avoir aperçu le fil. Et ce n'est certainement pas l'absence de Catherine qui va me pousser au travail. Cela dit, poussé ou non, il va bien falloir, dès demain, m'atteler au premier des cinq articles que Philippe B. m'a demandés, en vue du premier numéro d'un nouveau hors-série, consacré aux coups de foudre des gens célèbres (et aussi, forcément, à l'histoire qui s'en est suivie). Comme c'est un coup à 2500 €, j'ai bien sûr sauté sur la proposition, mais enfin j'aurais bien aimé des délais un peu moins drastiques : le premier papier (Céline Dion et son vieux maquereau mort) doit être rendu dès lundi.

Côté jardin (celui des lectures), j'ai commencé ce matin La Ruche, roman de l'Espagnol Camilo José Cela, mais j'ai très vite senti que ce n'était pas là une lecture adaptée à ma solitude forcée. Je l'ai donc remisée, cette ruche, pour reprendre le journal de Philippe Jullian (1940 – 1950), en attendant le premier volume de celui de Jacques Brenner, dont j'aimerais bien qu'il arrive ici rapidement. Bref, me voilà très journaleux, ces temps-ci.

Je profite des six jours d'absence de Catherine pour arrêter de nouveau la cigarette et reprendre la pipe, elle-même ayant décidé d'un nouveau sevrage tabagique dès qu'elle rentrera de Saint-Malo, ville où elle n'aura peut-être plus l'occasion d'aller, Élodie semblant avoir décidé de partir se réinstaller à Québec. Mais enfin, les décisions d'Élodie…


Samedi 16 septembre

Onze heures du matin.– Il est vrai que j'ai tendance à m'ennuyer dès que Catherine quitte la maison pour plusieurs jours (alors même que je continue à faire strictement les deux ou trois mêmes choses que quand elle est là), mais ce n'est pas pour autant que j'ai envie que l'on vienne me visiter, c'est même tout le contraire : je ne tiens pas à être distrait de mon ennui.

– Je comptais occuper une partie de mon après-midi en racontant sur huit mille signes le meeerveilleux coup de foudre dionesque (je n'ose pas écrire dionisiaque…). Mais ce pensum va finalement me distraire nettement moins que prévu dans la mesure où, dans mes petites archives personnelles, je viens de retrouver un article de Didier Balbec, écrit en janvier 2016, et qui relate… le coup de foudre en question. Comme il m'a semblé que ce Balbec écrivait bien et savait construire un article pour FD, je ne vois pas l'intérêt d'essayer de faire différemment de lui, ce qui serait prendre le risque de faire moins bien.

Midi et demie.– Quand on sort tout juste de celui de Matthieu Galey, le journal de Philippe Jullian est un peu décevant, en tout cas pour moi ; sans doute parce qu'il est nettement plus “mondain” et qu'il fréquente nettement moins d'écrivains. Mais enfin, il est tout de même fort agréable. Ce qui l'est aussi, agréable, c'est que l'édition en a été faite par Ghislain de Diesbach, dont les notes sont concises, toujours strictement informatives mais également souvent pimentée d'humour et de petites “piques” envers tel ou tel dont il est question dans le journal que l'on est en train de lire. L'une d'elle, ce matin, alors que le jour apparaissait tout juste, m'a tout de même fait sursauter, avant de me plonger dans une sorte de tristesse découragée. À la date du 26 février 1942, Jullian vient de dire ceci : « Mon héros favori reste Anthony Adverse. » Appel de note ; Diesbach écrit : « Héros du fameux roman éponyme de Hervey Allen dont la traduction avait paru chez Gallimard en 1937. » Si même Diesbach, ce précieux précipité de culture et d'élégance, si même lui en est à utiliser ce malheureux “éponyme” à tort et à travers, alors c'est que, vraiment, tout est foutu.

Pour ne pas rester sur cette sombre impression, une petite anecdote relatée par Jullian, le 5 juin 1943 : « À un mariage, […] le duc de Lorge, qui a une vocation de maître des cérémonies, règle le cortège dans ses moindres détails, puis se dirige à la sortie vers un groupe de mendiants sur les marches de Sainte-Clotilde, donne cent francs à chacun d'eux et leur dit : “Messieurs, je vous remercie d'être venus.” »


Lundi 18 septembre

Huit heures du matin.–  Reçu à l'instant, par porteur spécial, diligent et matinal, les trois livres que j'ai commandé hier après-midi chez Amazon : la rapidité de ces gens continue à m'épater. Il s'agit d'Au temps des équipages, mémoires d'Élisabeth de Gramont (devenue duchesse de Clermont-Tonnerre par mariage, avant de se faire la maîtresse de Natalie Clifford Barney, la plus célèbre gouine du temps), du livre de pastiches de Philippe Jullian, Les Morot-Chandonneur, et enfin d'un volume réunissant quatre romans d'André Fraigneau, Les Étonnements de Guillaume Francœur. Il est bon que tous ces livres – plus trois ou quatre autres encore en souffrance – se mettent à arriver en rafale, car j'ai décidé que, le mois prochain (il s'agit du “mois Carte Visa”, lequel va du 20 au 19…), aucune commande ne devrait être faite, afin d'apurer un peu les finances de la maison, plus ou moins mises à mal à la fois par mes achats compulsifs et par les petites vacances de Catherine qui ont lieu en ce moment même : elle m'a appelée vers sept heures et demie, pour me dire que les filles et elle se trouvaient à bord du bateau qui les emmène vers Jersey où elles doivent passer la journée. Pour ce qui est de moi, je me suis réveillé fort satisfait d'avoir écrit dès hier mes dix mille signes sur Johnny Hallyday et son encore jeune épouse, plutôt que de les repousser à aujourd'hui, ce que j'étais pourtant fort tenté de faire.

– Hier soir, tout avait été prévu et organisé par moi pour regarder sur Arte la version longue d'Apocalypse now, laquelle commençait quelques minutes avant neuf heures. De six à sept, j'ai regardé un épisode de la série que j'ai en cours, The Strain (de moins en moins convaincante, du reste) ; de sept heures à huit heures moins le quart, apéritif léger (léger au regard de mes critères personnels…) ; puis dîner sur le pouce et dans la cuisine ; de nouveau un épisode de The Strain, et enfin le film de Coppola. Seulement, j'étais éveillé depuis sept heures du matin et, malgré un dosage pour enfant de chœur, le Ricard a commencé à produire ses effet somnifères aux alentours de dix heures. Je ne m'endormais d'ailleurs pas vraiment, mais sentais tout de même mes paupières s'alourdir quelque peu. J'aurais tenu sans problème s'il était, à ce moment-là, resté une demi-heure ou trois quarts d'heures de film. Mais constater que c'était encore deux heures de projection qui m'attendaient a suffi pour me décourager : j'ai éteint la télé et suis allé me coucher. Et je n'ai même pas vu Marlon Brando.


Mardi 19 septembre

Dix heures du matin. – C'est assez curieux, tout de même, cette différence qu'il y a entre les apéritifs pris avec Catherine et ceux que je m'accorde seul, quand elle n'est pas là. À deux, nous parlons de choses et d'autres, de livres et d'écrivains, des petits projets qui surgissent entre nous Dieu sait pourquoi et comment, des menues tâches à accomplir dans les jours qui viennent, des corvées auxquelles on ne pourra échapper, etc. En somme, le réel gagne à tous coups, et je suis comme maintenu au sol par l'existence même de notre duo. Quand je suis seul, bien sûr que la première différence est le silence qui s'installe, uniquement troublé par la musique que j'ai choisie ce soir-là. Mais, très vite, parfois avant même que l'alcool ne produise un commencement d'effet, le salon se peuple de nombreux fantômes, ceux que d'ordinaire je tiens en lisière. Dès le premier verre, ils resurgissent, fidèles, attentifs, parfois avec une nuance de reproche mais sans acrimonie. Ils viennent rarement tous ensemble, c'est plutôt une sorte de procession : l'un se présente, puis, avant de se fondre à nouveau, il en appelle un autre, qui à son tour, etc. C'est une expérience d'une agréable mélancolie.

– Dans ses mémoires (Au temps des équipages), Élisabeth de Gramont évoque les “races dorées de l'Asie”.

Quatre heures.– Je viens de terminer un “six mille” pour un nouveau hors-série de FD : on ne brise plus les destins, on magnifie les coups de foudre ! C'est le troisième article (après deux “dix mille”) que j'écris depuis que Catherine est partie en goguette, jeudi dernier. Ce qui m'amuse, c'est de penser qu'elle et les trois filles sont probablement en train de dépenser l'argent à Saint-Malo à peu près à la vitesse où je le gagne ici. C'est ce qu'on appelle, je suppose, la circulation de la monnaie.


Mercredi 20 septembre

Midi et demie. – Nana a pondu son premier œuf ce matin. Et Catherine, sauf anicroches, sera ici dans environ cinq heures. Journée fertile en événements heureux, donc.


Jeudi 21 septembre

Sept heures vingt.– Repris des habitudes et des horaires conformes à la normale. Aujourd'hui, pas hier : Catherine est arrivée peu après cinq heures, fourbue par les près de cinq cents kilomètres qu'elle venait d'avaler, depuis la Vendée, avec arrêt à Nantes pour y déposer, au train, sa fille et sa petite-fille. Bien évidemment, j'ai, sur les coups de six heures, débouché une Montée de Tonnerre, puis une autre, que nous avons à peine entamée : à sept heures (avant les poules !), Catherine a déclaré forfait et est allée se coucher. J'ai quant à moi repris un verre en écoutant Le Condamné à mort chanté par Marc Ogeret, puis rapide sandwich, et à huit heures j'étais également couché.

– Aujourd'hui, en dehors de quelques courses de premières urgences, ma journée a été entièrement occupée par le cahier de L'Herne consacré à Joseph Roth, puis par un recueil de chroniques d'André Fraigneau, C'était hier, tous deux arrivés ce matin au courrier.


Vendredi 22 septembre

Quatre heures.– Depuis deux heures, je sens gonfler en moi la colère, heureusement tempérée, freinée, jugulée par un accablement tout aussi exponentiel. Je tente de lire le Cahier de L'Herne consacré à Joseph Roth, reçu hier. C'est consternant : en dehors de quelques textes et lettres de l'écrivain lui-même, le reste, l'immense reste de 400 pages, n'est qu'un grouillement de professeurs d'université, qui alignent avec un sérieux imperturbable leurs pauvres lieux communs, pensant sans doute que personne ne détectera leurs misérables supercheries, et que les tarabiscots de leur verbiage abscons suffiront à dissimuler le vide de leurs textes filandreux et vides. On en arrive, au détour d'une d'une page, à ressentir un véritable soulagement coloré de gratitude, parce qu'on vient de laisser un moment derrière soi l'armée des cuistres et des pédants au profit d'un texte de… Pierre Assouline. Ce qui est un comble. Plutôt que de commander cette grosse et pâteuse merde, j'eusse mieux fait de laisser tomber mes 39 euros dans la sébile d'un mendiant quelconque, si j'en avait trouvé un entre la rue Isambard et le Super U.

Pour tenter de me remettre d'aplomb, j'ai refermé le Cahier trois fois maudit et saisit en son rayon le Job de Roth ; roman qui, Dieu sait pourquoi, dans l'ancienne traduction que j'ai, se nomme Le Poids de la grâce.


Samedi 23 septembre

Sept heures vingt.– Je me suis plus ou moins réconcilié, en fin de journée, avec ce maudit Cahier de L'Herne consacré à Roth : dans le troisième tiers, les pompeux cuistres que je stigmatisais hier cèdent la place aux articles d'écrivains, témoignages de proches et d'amis (Zweig, Morgenstern…), aux extraits de correspondances, etc. De toute façon, j'étais redevenu d'une humeur d'ange, ayant passé la fin de l'après-midi d'hier et l'essentiel d'aujourd'hui à relire L'État de grâce (autre titre pour Job, roman d'un homme simple), qui est certainement le meilleur des romans du Joseph Roth juif. Demain (et les jours suivants), je m'intéresserai au Roth austro-hongrois, en relisant La Marche de Radetzky (une Marche qu'il serait dommage de manquer…) puis, sans doute, La Crypte des capucins, qui en est la suite logique. Ensuite, si mon appétit rothien n'est pas comblé, on verra : j'ai encore de la réserve, sur le rayonnage germanique.

– Il ne se passera pas beaucoup de jours avant que je sois de nouveau contraint d'allumer la lumière dans cette pièce, à l'heure où j'y reviens pour le journal.


Lundi 25 septembre

Sept heures.– Terminé le Cahier de L'Herne consacré à Maurice Sachs, et enchaîné aussitôt avec le premier des cinq tomes du journal de Jacques Brenner, arrivé justement ce matin ; tout en poursuivant la lecture de La Marche de Radetzky. On comprend que je n'ai guère bougé de mon fauteuil ! Et comme je n'ai strictement rien à dire sur les élections d'hier, qu'elles soient allemandes ou sénatoriales, on ne m'en voudra pas trop d'en rester là pour ce soir.

– Demain, il va falloir que je m'extirpe une dizaine de milliers de signes à propos de Jean-Pierre Pernaut, présentateur de journal télévisé que je crois bien n'avoir jamais vu, mais que la détestation dont le poursuivent les progressistes de toutes obédiences me fait a priori trouver sympathique.


Mardi 26 septembre

Onze heures et demie du matin.– Dans son journal – c'est-à-dire dans le premier tome, celui de son extrême jeunesse –, Jacques Brenner emploie régulièrement la locution (?) à cause que, laquelle, chaque fois que je la rencontre, me provoque un léger sursaut, comme si, dans une bibliothèque silencieuse, quelqu'un venait de péter juste à côté de moi.

– Si je suis “au” journal à cette heure inhabituelle, c'est que notre nouvelle femme de ménage règne sur la maison depuis neuf heures. Or, si elle est efficace dans son travail, elle est aussi à fuir absolument, étant incapable de ne pas parler et le faisant d'une voix désagréablement criarde, rendue encore plus pénible peut-être par l'enjouement exagéré qu'elle donne au plus anodin de ses propos. Mais enfin, encore un quart d'heure et ce sera la délivrance…


Jeudi 28 septembre

Sept heures dix.– Terminé tout à l'heure le Chateaubriand de Ghislain de Diesbach : excellent livre, comme tous ceux de cet auteur (tous ceux que j'ai lus…), très bonne biographie, dans laquelle le biographe trouve la juste distance vis-à-vis de son modèle (c'est le plus difficile), celle d'une admiration lucide qui, souvent, n'exclut pas la discrète ironie lorsque, vraiment, François-René exagère dans le moi-je-isme, ce qui lui arrive plus souvent qu'à son tour. J'ai tout de même trouvé que Diesbach plaçait vraiment trop bas le dernier livre de Chateaubriand, sa Vie de Rancé, que je tiens, moi, pour son livre restant le plus lisible (hors Mémoires d'outre-tombe bien entendu). Le plus lisible et même, il faut bien le dire, quasiment le seul, avec l'Itinéraire de Paris à Jérusalem. Mais je défie quiconque, s'il n'est pas un tâcheron universitaire (ou s'il n'a pas été payé par un éditeur pour écrire cinq cents pages sur Chateaubriand…) de lire de bout en bout Les Martyrs, l'Essai sur les révolutions, Le Génie du christianisme, pour ne rien dire des impayables Natchez. Même René et Atala n'ont guère pour eux que d'être fort brefs. En revanche, la Vie de Rancé reste un livre étonnant, et c'est précisément son côté “bric-à-brac” que stigmatisait Sainte-Beuve qui en fait le prix – disons : une partie du prix.


Vendredi 29 septembre

Sept heures.– J'ai repris avec un certain plaisir Une histoire de la littérature française de Kléber Haedens. Si je ne craignais pas les lieux communs journalistiques, je dirais qu'elle se lit comme un roman. Bien sûr, on sursaute souvent : à chaque fois que l'auteur ne place pas un écrivain à l'exacte hauteur où le lecteur souhaiterait qu'il fût. Mais c'est aussi, cette partialité, une grande partie de ce qui fait le charme de cet épais volume. Du reste, la couleur est annoncée honnêtement dès le titre ; qui n'est pas : Histoire de la littérature française, mais bien : UNE histoire de la littérature française ; procédé que, de son propre aveu, Lucien Rebatet a repris à Haedens pour son propre livre, Une histoire de la musique (ces vieux collabos, c'est rien que des voleurs sans vergogne…).

– Catherine me racontait tout à l'heure que, lorsque ses filles et elle étaient à Jersey, elles s'étaient, pour leur goûter, acheté un assortiment de muffins dans un genre (j'imagine) de salon de thé. À peine avaient-elles déposé leur chargement sur leur petite table de terrasse que, tel un Stuka en piqué, un pigeon est venu leur rafler un gâteau sous le nez, sans qu'aucune ait le temps de la moindre réaction. Et j'imaginais une horde de pigeons cernant le moindre bistrot de l'île, immobiles au sommet de chaque poteau disponible, attendant la moindre occasion de razzia, tels des vautours du désert arizonien dans un album de Lucky Luke.

– J'ai eu, cet après-midi, la curiosité de faire l'addition des sommes gagnées grâce à FD depuis que je suis en retraite ; sommes déjà encaissées ou “à venir”. Pour onze mois de travail, j'arrive à un total de 27 750 €, soit un peu plus de 2500 par mois ; argent qui a bien entendu disparu tout aussi vite qu'entré, en travaux divers dans la maison, en achat de meubles, ainsi que dans deux ou trois Relais et Châteaux (et je ne compte pas les livres et les nombreuses séries télévisées en DVD ou Blu-ray). Si, demain, la pompe à phynance se fermait brusquement, il y aurait un sérieux travail d'adaptation à faire pour arriver à vivre uniquement de nos retraites. En attendant, puisque la pompe reste ouverte…


Samedi 30 septembre

Sept heures dix.– Catherine traîne toujours cette sale petite fièvre qui ne la lâche pas depuis une semaine. L'ennui est que son médecin, consulté il y a deux ou trois jours, ne lui a rien trouvé d'anormal ; ce serait donc, sans doute, sa thyroïde qui fait des siennes, ce qui arrive paraît-il fréquemment en début de traitement. La parade, en général consiste à arrêter le médicament responsable, avant d'établir un nouveau diagnostic (enfin, quelque chose comme ça). Mais, comme les analyses ont révélé que le taux de……… le diariste avoue ici à la fois son ignorance et son manque de mémoire……… était satisfaisant, l'endocrinologue, consulté par téléphone, a préconisé de ne pas arrêter le dit médicament. Sauf que, aujourd'hui, Catherine s'est mise à tousser sans discontinuer. Donc, je pense qu'octobre va être inauguré par une nouvelle visite chez le médecin, lundi, voire aux urgences demain si le phénomène s'aggrave cette nuit.

Pour le moment, le chat, les poules et moi nous portons à peu près bien.

Octobre 2017

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ET CHARLUS VINT









Dimanche 1er octobre

Quatre heures et demie.– Voici un mois qui démarre sous les meilleurs auspices, puisque, lorsque minuit a sonné son inauguration, nous nous trouvions depuis déjà deux heures aux urgences de l'hôpital d'Évreux. Peu de temps avant cela, vers neuf heures, Catherine était partie se coucher en grelottant de fièvre et après avoir toussé toute la journée à peu près sans discontinuer. Grelottante, elle pouvait l'être : par le téléphone intérieur, elle m'annonçait bientôt un inquiétant 39°8, alors même qu'elle avait avalé un Doliprane une heure plus tôt. L'endocrinologue ayant vivement conseillé, en cas de fièvre importante et inopinée, le recours aux urgences, nous sautâmes dans la voiture et fonçâmes vers icelles. Nous commençons par les urgences de la clinique Pasteur, parce que Catherine a ses habitudes dans l'établissement en question. J'étais presque certain que, là-bas, on allait nous rediriger vers l'hôpital général, mais Catherine n'est guère contrariable lorsqu'elle est malade. Bien entendu, il se passa ce que j'avais prévu : direction l'hôpital, situé de l'autre côté de la ville, en pleine nature, accolé au terrain de golf. La salle d'attente était presque totalement vide, ce qui nous parut d'assez bonne perspective. De fait, Catherine fut tout de suite prise en charge (en compte, en considération, au sérieux…) par la jeune femme brune qui se tenait derrière la cloison transparente et percée de petits trous destinés à laisser passer les plaintes dans un sens, dans l'autre les recommandations, mais les postillons dans aucun. Ensuite, après avoir rempli les questionnaires d'usage, nous fûmes séparés, Catherine allant prendre place dans l'un des “box d'examen”, tandis que j'étais invité à patienter dans la salle d'attente quasi-déserte, mais où, évidemment, piaillait tout de même un écran de télévision. C'est à ce moment que je me rendis compte avec un certain effarement que, dans notre départ précipité, j'avais oublié à la maison non seulement ma pipe et mon tabac mais, encore plus grave, un livre.

Malgré tout, je survécus sans trop de dommages visibles à l'heure qui suivit. Quand l'infirmière vint me chercher, elle me trouva tout frétillant de ce que la fin de la corvée semblait en vue. Il était alors dix heures et quart. Je me trompais lourdement : on venait simplement de pratiquer la prise de sang demandée par l'urgentiste de service, il fallait maintenant en attendre les résultats, ce qui, je le savais par expérience, n'allait guère demander moins d'une heure et demie. Et, en effet, c'est au bout de deux heures que le médecin resurgit dans le box n°5 – le nôtre – pour annoncer à Catherine qu'elle avait simplement une bronchite (entretemps, la monotonie de l'attente avait été un peu rompue par la radio des poumons qu'on l'avait emmenée subir) et qu'elle pouvait rentrer chez elle ; d'autant plus que, dans l'intervalle, la fièvre était mystérieusement retombée en dessous de 38°.  Nous étions à la maison peu après une heure, plutôt contents finalement de nous en être tirés à si bon compte, surtout Catherine qui n'envisageait pas sans grand déplaisir un nouveau séjour en cet hôpital qu'elle déteste depuis celui qu'elle y fit en 2013. Il me sembla alors que cette soirée et le rôle héroïque que j'y avait joué justifiaient pleinement l'absorption d'un ou deux gin-coca (boisson que les Espagnols appellent cuba libre) avant d'aller dormir ; ce que fis.


Lundi 2 octobre

Sept heures dix.– Journée passée sans eau et sans chauffage, deux sympathiques plombiers ayant eu à cœur de nous remplacer notre vieille chaudière à fuel par une neuve chaudière à fuel. La bête est en place, l'eau a été rétablie, mais, comme le couvreur chargé de  l'évacuation par le toit de la machine en question (enfin, pas de la machine elle-même mais de ce qui est supposé sortir de ses flancs sous forme plus ou moins gazeuse), nous serons encore privés de chauffage cette nuit et probablement une bonne partie de demain. Heureusement, le temps semble vouloir se maintenir au doux ; pour l'instant. Les plus touchées par cette intrusion artisane furent Odette et Nana : le portail devant rester ouvert à cause de la camionnette à demi engagée dans la descente de garage, elles ont, pour la première fois, dû passer toute leur journée enfermées dans le très exigu enclos qui sert de narthex à leur poulailler. Elles ne semblent pas nous en avoir tenu rigueur puisque, non seulement Nana nous a gratifiés de son œuf quotidien, mais Odette a également pondu le premier des siens. Demain : omelette aux cèpes.

– Le deuxième volume du Journal de Jacques Brenner est arrivé au moment où j'en finissais avec le premier : deux pavés de 800 pages, et il y en a trois autres derrière. Il y a, dans ces pages de jeunesse, des choses tout à fait passionnantes, entrelardées d'autres assez irritantes. Mais j'y reviendrai plus longuement demain (ou un autre jour…), n'ayant pas envie, ce soir, de m'attarder ici.


Mardi 3 octobre

Dix heures et demie du matin.– J'ai beau y être plus ou moins habitué, c'est un phénomène qui me demeure curieux : cette impossibilité à travailler – sauf en cas de force vraiment majeure –, dès lors que la moindre micro-perturbation intervient dans l'ordonnancement des journées. Ainsi, depuis hier matin, j'ai la liste des cinq articles que je dois écrire pour le prochain hors-série de FD ; et même la documentation pour deux d'entre eux. Pourtant, je n'ai encore rien fait, pas même ouvert les pdf de la documentation susnommée, pour une seule raison : depuis hier aussi, les plombiers sont là (plus un couvreur ce matin), qui s'occupent de remplacer la chaudière chargée de nous fournir eau chaude et atmosphère clémente. Or, bien entendu, ils ne travaillent qu'au sous-sol (et partiellement sur le toit…), et je suis donc tout à fait tranquille dans ma Case. Malgré cela, pas moyen de me concentrer si peu que ce soit sur le travail à faire ; j'ai même du mal à lire lorsque je retourne au salon (il est vrai que le journal de Brenner m'ennuie de plus en plus, et qu'il est de moins en moins probable que je fasse l'acquisition des trois volumes qui me manquent – surtout au prix où on les trouve). Heureusement, ces jeunes gens sont censés en terminer aujourd'hui même, en début d'après-midi : la vie va pouvoir reprendre son cours normal dès demain matin…


Mercredi 4 octobre

Onze heures du matin. – Évidemment, suivant la loi qui, pour n'avoir pas de nom n'en est pas moins d'airain, la chaudière neuve, installée d'hier, était déjà en panne ce matin : radiateurs glacés et eau tiédasse au robinet. Notre plombier sauveur a promis de passer dans la journée (dans la nuit m'aurait davantage surpris).

– Après m'être accroché durant les deux cents premières pages du deuxième volume, j'ai finalement abandonné le journal de Brenner, décidément bien ennuyeux, avec ses multiples histoires de coucheries et d'amourachages homosexuels, et fort irritant à cause de son envahissement par les initiales. Cela donne, constamment, des phrases de ce type (laquelle, ici, est inventée par moi à titre d'exemple) : « Entré aux Deux-Magots avec M. Nous tombons sur Z et Cl qui veulent nous entraîner chez G où ils doivent être rejoints par A. Finalement, dîné avec N, R et Q. » Au bout d'un moment ça lasse. Je n'aurai donc pas à acheter les trois tomes suivants, ce qui représente une économie d'environ 120 €.

Sept heures dix.–  Repris le Journal de Gide, sans bien savoir pourquoi. Peut-être par manque d'envie  de commencer un livre “neuf”.


Jeudi 5 octobre

Sept heures dix.– Passé la journée à lire assez paresseusement le Journal de Gide ; plus, en milieu d'après-midi quelques dizaines de pages de l'Histoire naturelle de Pline. J'ai aussi écrit un court billet afin d'expliquer pourquoi… je n'écrivais plus de billet, ou en tout cas beaucoup moins : je crois que je suis passé au-delà. Au-delà de quoi ? C'est une question désormais secondaire, me semble-t-il. Chaque journée qui passe apporte un petit fait nouveau, allant dans la direction générale que je perçois de plus en plus nettement : celle d'un effondrement définitif de notre civilisation, contre quoi il me semblerait vain de vouloir ériger des étais au moyen d'allumettes. Naturellement, il se peut que je me trompe du tout au tout et que cette vision “crépusculaire” que j'ai ne soit rien d'autre qu'un effet de mon âge et du ratatinement spirituel allant avec. Mais quelle importance ? De toute façon, je ne serai plus là pour constater si j'avais raison ou bien tort. Et, dans un cas comme dans l'autre, cela ne peut influer en rien sur le fait que je perds rapidement tout intérêt pour ce qui n'est pas du domaine de la littérature, à commencer bien sûr par la politique et les diverses démences “sociétales” qu'elle favorise quand elle ne les engendre pas. Il me semble qu'il faut être complètement fou pour faire des enfants en ce moment. Mais, bien entendu, l'instinct de l'espèce est plus fort que n'importe quel raisonnement de ce type ; sinon, il y a beau temps que nous aurions disparu de la surface de la terre. Quand je dis “nous”, je parle des peuples civilisés, bien entendu, les autres se reproduisant sans y penser, ce qui doit bien leur faciliter les choses. Mais, au fond, je ne suis pas sûr que nous y pensions beaucoup plus qu'eux, à part l'infime minorité dont je fais partie, laquelle, de toute façon, est sans doute composée de gens qui n'auraient pas fait d'enfant même dans les circonstances les plus favorables d'apparence.


Vendredi 6 octobre

Dix heures du matin.– Je poursuis ma déambulation à travers le journal de Gide (alors que je ferais sans doute mieux de briser un destin ou deux pour FD…), et je suis un peu effaré par les journées que s'inflige continuellement l'écrivain. J'en prends une au hasard, semblable à presque toutes les autres de la même époque, celle du lundi 19 février 1912. On ne sait à quoi Gide a occupé sa matinée, mais elle est suivie par un déjeuner chez lui, où sont Paul Valéry, Henri Ghéon et André Ruyters. Gide note que la conversation ininterrompue l'a énormément fatigué, ce que je conçois fort bien. Seulement, dès trois heures, ce sont Paul Dukas et deux autres personnes qui se présentent chez lui, et la conversation reprend avec ceux-là. À cinq heures, Gide quitte sa maison d'Auteuil pour se rendre chez un certain Eugène, rue de Lisbonne, lequel (après longue discussion) l'accompagne jusqu'au boulevard Saint-Germain, où ils prennent une voiture pour chez Jean Schlumberger, où doit se tenir une réunion NRF. Il y retrouve Ruyters et Ghéon (avec qui il a déjeuné quelques heures plus tôt, je le rappelle), et une douzaine d'autres personnes, dont Alain-Fournier Vildrac, Gallimard et Fargue : de nouveau conversation “par petits groupes”. Sur la réunion se greffe le dîner, qui, bien sûr, ne se passe pas en silence. Et encore, ce jour-là, Gide échappe-t-il à la soirée au théâtre.

Je comprendrais à la rigueur que l'on puisse avoir un tel appétit de vie sociale vers vingt ou vingt-cinq ans ; mais, en 1912, Gide a passé la quarantaine ! Comment fait-il pour parler et entendre parler autant sans céder à des envies de suicides ou de retrait définitif à La Trappe ? Le pire est qu'il se plaint régulièrement de conversations stériles, de fatigue excessive, de temps gâché, de pages non écrites, etc. Mais, dès le lendemain, il recommence. Ou alors, il fuit et va retrouver sa femme à Cuverville. Mais, là, au bout de quelques jours, à la rigueur semaines, il commence à étouffer d'ennui et se dépêche de remettre le cap sur Paris. Et la ronde des conversations reprend de plus belle.

Sept heures vingt.– Je pensais bien, après déjeuner, remettre à demain l'article sur Cynthia Sardou (la fille de) que je dois à FD. Et puis, je me suis dit que six mille signes ce n'était vraiment pas la mer à boire, que c'était l'affaire d'une heure, que je ferais mieux de m'en débarrasser tout de suite ; et je suis venu m'assoir ici. J'avais environ un feuillet (1500 s) d'écrit, lorsque je me suis aperçu que la longueur demandée n'était pas six mille mais bien dix mille signes. Un tel travail, avant de commencer, aurait sans doute suffi à relancer mon envie de procrastination. Mais puisque j'étais en route…

Finalement, j'étais si content de moi, deux heures plus tard, que j'ai décidé de me remettre à la marche quotidienne et suis parti faire le tour du village (il faut recommencer modestement, sinon les muscles se rappellent douloureusement à votre souvenir). Et tout cela sans même la plus petite tentation d'apéro. Fort, le mec.


Dimanche 8 octobre

Sept heures dix. – S'il est une absence retentissante dans le journal de Gide – au moins jusqu'en 1935 où je suis arrêté –, c'est bien celle de Proust. Non pas par méconnaissance bien entendu ; ni de l'homme ni de l'œuvre. Mais, entre 1913 (parution de Swann) et 1922 (mort de son auteur), Gide ne relate qu'une seule conversation avec lui, et même uniquement la partie où ils abordent le thème de l'homosexualité. Ce doit être vers 1920 ou 21, j'ai la flemme de rechercher. Avant, pas un mot ; après presque rien, sinon, en trois lignes à chaque fois, des réserves. En fait, on sent que Gide n'a jamais encaissé la manière dont apparaissent les invertis dans La Recherche, lui reprochant d'en avoir fait des sortes de monstres grimaçants, au rebours, évidemment, de l'image solaire que lui n'a cessé de vouloir en promouvoir dans ses livres. Du reste, lors de la rencontre que je viens de mentionner, il en fait le reproche à Proust. Celui-ci se défend assez mollement, en expliquant que, ayant conféré toute la beauté à ses jeunes gens transfigurés en jeunes filles, il ne lui est plus resté que la laideur et le vice pour ses homosexuels. L'argument est faiblard, et on sent bien que Proust lui-même n'y croit pas, qu'il l'a “bricolé” vite fait pour éluder l'attaque de Gide.

Mais il n'y a pas que cela, que cette raison de surface, ponctuelle. Il me semble que l'irruption de Proust en 1913, et plus encore après le Goncourt de 1919, a dû représenter un séisme terrible dans l'univers de Gide. Qui était assez intelligent et bon lecteur pour s'apercevoir, ou au moins subodorer fortement, que, d'un coup, il venait de perdre toute chance d'être consacré par la postérité comme LE grand écrivain français du premier XXe siècle : Anquetil venant d'apparaître, il se retrouvait avec le maillot de Poulidor. C'était même pis que ça puisqu'il se voyait désormais coincé entre ces deux sommets : Barrès et Proust, l'un ayant alors bien plus d'influence que lui sur la jeunesse, et l'autre se révélant du premier coup un créateur de génie supérieur à lui-même. Dans cette optique, compte tenu de cette déception que l'on devine avoir été cuisante, on doit porter au crédit de Gide de n'avoir rien fait contre Proust, et même d'avoir œuvré pour que la NRF le récupère. Et aussi pour, bon gré mal gré, avoir tout de même reconnu et salué son génie.

(Je voulais aussi parler, toujours à propos de Gide, de son attristante adhésion au communisme, entre 1931 et son voyage en URSS de 1936. Mais, finalement, j'ai préféré en faire un billet de blog, que j'ai programmé pour demain matin.)


Mercredi 11 octobre

Quatre heures.– Je ne crois pas avoir signalé ici que, depuis une petite semaine, je me suis remis à la marche quotidienne, abandonnée depuis des années. Sachant bien que les muscles qui allaient être sollicités devaient être aussi réduits que la peau de chagrin de Balzac, j'ai commencé très modestement le premier jour, en me contentant du tour du village : un quart d'heure (mais à un assez bon rythme). Du côté du souffle, rien à redire ; mais, comme prévu, mes mollets (surtout le droit, bizarrement) se sont douloureusement rappelés à moi, pratiquement dès les premières enjambées. Le lendemain, même parcours plus un aller et retour au terrain de foot : vingt minutes. Le surlendemain, je ne sais plus exactement, mais la boucle s'était de nouveau un peu allongée. C'est hier que j'ai franchi un pas (si je puis dire), en renouant avec l'un de mes circuits d'il y a une quinzaine d'années. Certes, j'ai opté pour l'un des plus courts de l'époque, quarante-cinq minutes (mais il m'a paru bien long…), j'étais néanmoins fort satisfait de moi-même en constatant que la carcasse se montrait tout à fait complaisante à l'effort réclamé d'elle. Aujourd'hui, parce qu'il vente méchamment, je me suis contenté d'une demi-heure. Mais enfin, l'important est que le pli semble repris. Évidemment, le fait d'avoir une douzaine de kilos en moins, à promener par les champs et par les grèves, a bien facilité la reprise. Du coup, j'ai presque hâte de me retrouver dans le cabinet de mon cardiologue pour avoir la fierté de lui annoncer tout cela : on n'est pas plus gamin.

– Reçue hier, je me suis mis à relire la biographie de Gaston Gallimard par Pierre Assouline : lecture aimable, divertissante, écrite sans génie aucun mais dans une langue qui ne rebute nullement, qui donne l'impression de se retrouver enfin chez soi, tant on a l'impression de déjà bien connaître toutes les figures que l'on y croise.

– J'ai aussi pris le temps ce matin, profitant de ce que la femme de ménage me consignait dans la Case, d'écrire douze mille signes à propos d'Anthony Delon, qui n'avait certes pas besoin de moi pour être le triste bénéficiaire d'un destin brisé. Mais enfin, j'ai bien aidé.


Jeudi 12 octobre

Trois heures et demie.– Riche idée qu'a eue Yann Savidan, de me téléphoner hier après-midi. Le motif de cet appel était de m'informer qu'il avait mis la dernière main à son roman, et de me demander d'avisés conseils pour la suite, c'est-à-dire les mille et un moyens de trouver un éditeur complaisant (bon courage, l'ami !). Comme c'est un homme qui a du savoir-vivre, il a commencé par s'enquérir de nous et, entre autres, a voulu savoir si nous avions repris un chien depuis l'hécatombe qui, en une poignée de mois, a fauché Elstir, Swann et enfin Bergotte. Il a eu l'air surpris que nous n'en ayons rien fait, et même légèrement désapprobateur. C'est alors que j'ai eu la fatale imprudence de lui confier que cette absence complète de chien à la maison me pesait parfois. Ce n'est pas tombé dans l'oreille d'une sourde, si je puis dire : une demi-heure plus tard, Catherine avait, sur internet, trouvé trois éleveurs habitant dans l'Eure, dont l'un, à Bourneville emprès Pont-Audemer; pratiquant le cocker en série, race qui nous a semblé représenter un compromis acceptable entre mes goûts (pour les grands et gros pépères) et les souhaits de Catherine, délibérément portée désormais sur le “chien de poche”. Enchaînement implacable, voire diabolique : sur la dernière portée de rouquins, disponibles à partir du 26 octobre, il restait précisément un petit mâle qui attendait encore preneur. Un quart d'heure plus tard, rendez-vous était pris pour ce matin, onze heures. Et, comme de juste, une demi-heure plus tard, nous reprenions la route vers la maison, virtuellement propriétaire d'un jeune cocker feu, dont j'ai déjà oublié le nom, ce qui est sans importance puisque nous avons décidé, surtout moi, que Charlus il serait.

Petit moment comique, lorsque l'éleveur nous a spécifié que le père de Charlus (lequel, au même moment, maculait de boue mes Weston et le bas de mon pantalon avec un bel enthousiasme) était né au Danemark. Aussitôt, Catherine, qui tenait notre futur molosse dans ses bras, s'est mise à lui parler dans cette langue de sauvages, à la grande surprise de notre interlocuteur humain.


Samedi 14 octobre

Cinq heures.– Je commence à la trouver bien agréable, cette marche d'environ trois quarts d'heure qui est devenue mon lot quotidien depuis une huitaine de jours ; même si je dois encore me botter moralement le cul pour m'extraire de mon fauteuil au moment où il s'agit de lacer les chaussures. En réalité, ce n'est pas tant la marche elle-même que je trouve gratifiante que le fait de l'avoir accomplie, que cette plage ultérieure, qui ne doit pas durer loin d'une heure, où tous les muscles se détendent progressivement, où l'on a l'impression de respirer plus large.

– Je prends tellement de plaisir, depuis hier, à relire Le Piéton de Paris de Fargue, que j'ai ressorti de leur rayonnage les trois autres livres que je possède de lui. Du coup, j'ai un peu abandonné les Cahiers de la Petite Dame. D'un autre côté – je veux dire, en arrière-plan du plaisir que j'y prends –, cette évocation de différents quartiers de Paris qui relevait déjà plus ou moins de la nostalgie au moment où Fargue les évoquait, c'est-à-dire dans la seconde moitié des années trente, voilà qui suffit à étaler un voile de tristesse, un fin brouillard de never more, sur tout ce que je lis et sur les images que les phrases font naître.


Mardi 17 octobre

Sept heures dix.– Nous avons, depuis quelques heures et pour dix jours, une pensionnaire : Mona, la très vieille chienne d'une amie de Catherine. D'après sa maîtresse, elle ne voit “plus très bien”. Je suis persuadé qu'elle est en outre complètement sourde, car elle n'a pas le moindre frémissement des oreilles quand on l'appelle par son nom, qu'elle connaît forcément. Sinon, dès son arrivée, elle a affiché une superbe indifférence envers Odette et Nana, qui, du coup, la lui ont rendue avec intérêt (rendre de l'indifférence avec intérêt est d'ailleurs une chose assez curieuse). Comme c'est une chienne habituée, chez elle, à vivre dans le jardin et au sous-sol, elle n'a même pas fait mine de vouloir monter jusqu'à la maison. Même si la pauvre semble vraiment à l'extrémité de sa vie, cela fait tout de même plaisir de revoir un chien ici.

– Je me suis, en début d'après-midi, débarrassé de mon dernier article (dix mille signes) pour le prochain hors-série “Destins brisés” ; je trouve presque vertigineux que l'on en soit déjà au numéro 13. Je suppose que, d'ici une quinzaine de jours, peut-être moins, je vais enchaîner sur le deuxième volume des hors-série “coups de foudres de stars” : pour un type qui est à la retraite depuis près d'un an (l'anniversaire sera le 31 octobre), je me trouve assez productif.

– Je n'ai pas noté ici que je m'étais replongé dans Le Côté de Guermantes, lecture qui fait mes délices, et d'autant plus que je ne relis vraiment que les longs passages où Proust enferme ses personnages dans un salon, ou une salle à manger, et prend un plaisir palpable à les faire évoluer, se frôler et s'entrechoquer devant nous. Je parcours très rapidement tout ce qui ne ressortit pas à ce genre-là, et pense que je vais, ensuite, faire de même avec Sodome et Gomorrhe, avant de sauter directement et à pieds joints dans Le Temps retrouvé.

– Si tout se passe bien, Charlus sera chez nous dans onze jours.


Samedi 21 octobre

Sept heures vingt.– Je suis très sensible aux efforts méritoires et conjoints que font Amazon et Price Minister pour m'inciter aux économies budgétaires, mais enfin, il ne faudrait pas non plus tomber dans l'excès de zèle. En début d'après-midi, je suis venu devant ce clavier pour tâcher de commander les Souvenirs inédits de Ferdinand Bac, auxquels Ghislain de Diesbach se réfère assez souvent dans sa biographie de Proust. J'ai possédé (et lu) un livre de souvenirs de Bac, que j'avais bien aimé et qui, comme de juste, a depuis disparu des rayonnages (j'espère au moins que ce n'est pas moi qui l'ai éliminé lors de ma solution finale d'il y a quelques mois…) : pas moyen de trouver rien qui ressemble à ce que je cherchais, dans l'une ni dans l'autre de ces centrales d'achat. (D'un autre côté, puisqu'il s'agit de souvenirs inédits, j'aurais dû m'y attendre, peut-être…) Deux ou trois heures plus tard, je retente ma chance, cette fois dans l'espoir d'acquérir à vil prix les mémoires de Maurice Rostand : introuvables, même à des tarifs prohibitifs. Je n'ai donc, à mon corps défendant, pas dépensé un sou aujourd'hui.

– Je ne voudrais pas passer pour le snobinard que j'espère ne pas être, mais il me semble que Proust, c'est encore mieux que je ne le pensais. Les très longs extraits que j'ai relus ces derniers jours, en tout cas, m'ont ébloui, davantage me semble-t-il que lors de mes précédentes lectures. Du coup, comme chaque fois, je ne parviens pas à rompre avec lui, si bien que, depuis avant-hier, je flâne autour de Proust : le petit livre impertinent et revigorant de Revel hier, la remarquable biographie de Diesbach aujourd'hui. Après, il va bien falloir repasser à autre chose, tout de même.

– Mona, la vieille chienne que nous avons en pension jusqu'à samedi prochain, est d'un naturel fort paisible. Elle ignore aussi bien le chat que les poules, vit l'essentiel de sa journée dans le jardin et dort la nuit au sous-sol, car c'est ainsi qu'elle a été habituée chez elle. (Mais je ne comprendrai jamais ces gens qui veulent un chien et, ensuite, quand ils l'ont, lui interdisent de franchir le seuil de leur maison : quel intérêt, aussi bien pour lui que pour eux ?) Nous aimerions bien, surtout Catherine, qu'elle passe du temps avec nous, à l'intérieur, mais dès qu'elle s'y trouve, il n'y a plus moyen de la faire tenir en place : elle ne cesse de parcourir les pièces en tous sens, et comme ses griffes cliquètent méchamment sur le faux parquet (bien fait, salaud de pauvre, tu n'avais qu'à t'en payer du vrai !), cela devient très vite horripilant, surtout si l'on essaie au même moment de démêler l'écheveau des phrases proustiennes (lesquelles, d'ailleurs, ne sont longues qu'à certains moment, essentiellement dans les passages descriptifs ou de réflexion : dans toutes les scènes “balzaciennes”, Proust a un style rapide, vif, et sait parfaitement manier la phrase courte et fusante).


Lundi 23 octobre

Cinq heures. – Décidément, ce journal a de plus en plus tendance à partir en quenouille (mais j'ai déjà déclaré cela vingt fois…). Hier, n'ayant pas le courage d'y écrire rien après le dîner, j'ai noté devant le clavier les deux ou trois choses que j'avais dans l'idée, en me promettant d'y revenir aujourd'hui, mais plus tôt dans la journée. Naturellement, pris dans mes lectures proustiennes, je n'en ai rien fait. (De ma place, je vois Mona, la vieille chienne percluse, sur la terrasse, Odette et Nana grattant furieusement l'herbe en bordure de l'allée menant au portail ; et, telles deux vigies jumelles, un couple de tourterelles les observant depuis le faîte du toit.)

Du reste, c'est précisément de Proust que je voulais parler. D'abord pour dire que, de ses trois biographies les plus exhaustives, les plus fournies, c'est vraiment celle de Ghislain de Diesbach que je recommanderais avec le plus de chaleur, si jamais je connaissais quelqu'un qui ait envie de lire une biographie de Proust, et si mon avis l'intéressait. Celle de Painter, la plus ancienne des trois, est loin d'être sans mérite. Mais d'une part il est un peu pénible, avec cette obstination de vouloir à tout prix que Proust ait eu des aventures féminines, ce qui ne tient pas debout, et d'autre part, ses explications de ceci ou de cela sont vraiment trop entachées de psychanalyse pour être recevables : partant d'un sujet riche, ondoyant, complexe, elle n'aboutissent qu'à des pauvretés, soit évidentes, soit absurdes. Celle de Jean-Yves Tadié (l'homme qui a réussi à faire passer À la recherche du temps perdu de trois volumes moyens de La Pléiade à quatre gros, sans que Proust ait ajouté une seule ligne à son texte…) sent évidemment son universitaire, même si elle est d'un universitaire sachant écrire sans jargonner, ce qui est déjà beaucoup. Mais, bien entendu, comme il est en quelque sorte the spécialiste de Proust en France, il passe beaucoup trop de temps à parler de l'œuvre, à la décortiquer, l'observer sous tous les éclairages possibles, alors que ce qu'on demande à une biographie c'est avant tout de nous raconter la vie du personnage pris pour cible, ce qui ne semble pas passionner beaucoup M. Tadié. De plus, son gros volume donne plus l'impression d'un vaste fourre-tout que d'un livre vraiment construit, pensé, écrit.

Diesbach échappe à tous ces défauts. Non seulement il sait sa langue, comme on disait jadis et jusqu'à naguère, mais il connaît admirablement la société de cette époque, et particulièrement ce qu'il est convenu d'appeler le monde. Il a l'art des enchaînements habiles, il est pétri d'un humour fin et toujours discret, lequel ne s'exprime jamais mieux que dans les nombreux “médaillons” qu'il donne à lire, chaque fois qu'apparaît dans son récit un personnage destiné à jouer un rôle plus ou moins important dans la vie de son personnage éponyme (pas fâché de pouvoir le placer à bon escient, celui-là, tiens !) : s'il n'atteint pas à la virtuosité rageuse de Saint-Simon, ni à la vachardise tonitruante de Léon Daudet, ses portraits sont tout de même constamment savoureux.

Proust a dit à plusieurs reprises en quelle piètre estime il tenait ce qu'on appelle l'amitié, quelle valeur, proche du zéro, il accordait à ce sentiment. Lorsqu'on lit ses biographes, et aussi, d'ailleurs, sa correspondance, on se rend compte qu'il ne sait absolument pas de quoi il parle lorsqu'il prononce ce mot : amitié, faisant partie de ces gens totalement inaptes à sa pratique. J'en ai connu deux ou trois, des comme lui (dont un ces dernières années) ; de ces gens pour qui l'amitié n'est qu'une longue chaîne de brouilles successives provoquées par leur inaptitude même. Avec eux, vous ne savez jamais ce qui est le plus pénible, des périodes de fâcherie ou de celles de beau fixe. Car, durant celles-ci, vous devez supporter tout le poids d'une présence et d'une sollicitude hautement accaparantes, auxquelles il n'est pas question que vous vous soustrayez, sous peine de retomber aussitôt dans une nouvelle brouille, généralement précédée de récriminations et de reproches en chapelets aux grains serrés. Les périodes de “froid” (qui ne peut jamais être, avec eux, autre que glacial) ne sont pas plus agréables, dans la mesure où, généralement, ces hommes incapables d'une amitié normale (pour faire bref) font aussi partie de ceux dont vous n'avez pas envie qu'ils disparaissent complètement de votre existence. Je crois qu'il faut les prendre, ces périodes de froid, pour des plages de repos. À noter aussi que l'orientation sexuelle n'entre sans doute que fort peu en ligne de compte : mes inaptes à moi étaient tous des hétéros de stricte obédience. Mais je suppose que l'homosexualité doit devenir facilement un facteur aggravant, à cause de son côté “brouilleur de frontières”. (Je parle des hommes, non pas au sens d'êtres humains mais bien à celui de mâles de l'espèce, l'amitié avec les femmes (quand on est un homme) m'ayant toujours semblé relever du rêve ou du vœu pieux. Quant à l'amitié entre femmes, je n'en connais rien du tout et ne suis même pas certain que cela existe ; à vrai dire, j'ai même assez fortement le soupçon du contraire.)


Mardi 24 octobre

Sept heures vingt. – Vers trois heures cet après-midi, quasiment d'une minute sur l'autre, Catherine s'est mise à “voir” une grosse tache filamenteuse sur le côté de son œil droit. Elle a déjà, depuis plusieurs mois, deux petits points obscurs dans l'autre, dont elle avait parlé au Dr R., notre mirettologue de Levallois ; laquelle, après examen, lui avait affirmé que ce n'était rien, mais que si de nouvelles taches apparaissaient, il fallait la consulter sans tarder, car il pourrait alors s'agir d'un décollement de la rétine : plus facile à dire qu'à réaliser, quand on sait que la fameuse désertification médicale des campagnes a largement commencé à toucher les grandes villes. De fait, par téléphone, le Dr R. annonça à Catherine, par la voix de sa secrétaire, qu'elle était dans l'impossibilité de la recevoir aujourd'hui, pas davantage demain, et qu'il lui fallait donc se rendre aux urgences les plus proches. Nous voilà donc partis. Nous nous attendions à y passer des heures comme la dernière fois (voir mon journal de je ne sais plus quand). Mais la réceptionniste des urgences (qui doit sans doute avoir une autre “raison sociale”) nous aiguilla tout de suite vers la consultation d'ophtalmologie, où l'on assura à Catherine qu'un médecin allait la voir “entre deux rendez-vous”. Comme me souffla Catherine dès que nous fûmes assis sur les inconfortables chaises du hall d'attente : « Le tout est de savoir s'il va me recevoir entre les deux prochains rendez-vous ou entre les deux derniers de sa journée… » Eh bien, contre toute attente (!), ce fut entre les deux suivants ; et, environ une heure après y être entrés, nous quittions l'hôpital d'Évreux, contents du diagnostic fort apaisant du spécialiste (lequel, à nos yeux de vieillards, ne semblait pas avoir plus de 17 ou 18 ans, ce qui produisait un effet étrange). Afin que notre bonheur soit tout de même un peu bémolisé, pour nous rappeler que la perfection ne saurait être de ce monde, il eut tout de même à cœur de déceler à sa patiente un début de cataracte, mot qui me fait toujours irrésistiblement penser à de mini-chutes de Niagara se déversant soudain dans la cavité oculaire.


Mercredi 25 octobre

Cinq heures.– Bref aller-retour (trois heures tout de même) à Levallois-Plage, où Catherine avait rendez-vous avec son ORL. Miraculeusement, le Dr D. était à l'heure ou peu s'en est fallu. Voilà tout de même un petit voyage qui va nous coûter cher car, si la visite d'aujourd'hui sera bien sûr remboursée intégralement, il n'en ira pas de même pour les petits appareils que Mme Amplifon (fon, fon, les petites marionnettes) va coller dans les oreilles fatiguées de ma chère épouse, lesquels coûtent chacun un bras et sont aussi mal remboursés, voire pis, que les soins dentaires. Mais enfin, si je veux continuer à me faire entendre dans cette maison…

– Dans son Journal d'un attaché d'ambassade (commencé tout à l'heure à la terrasse ensoleillée de la levalloisienne brasserie des Fontaines), Paul Morand note, en octobre 1916, que le nouveau ministre des Affaires étrangères russe se nomme Protopopov. C'est presque trop beau.


Samedi 28 octobre

Sept heures dix. – Va-et-vient canin : en fin de matinée aujourd'hui, nous avons rendu la vieille Mona à sa maîtresse légitime (si je puis ainsi dire) ; demain, à peu près à la même heure, nous irons à Pont-Audemer prendre livraison du très jeune Charlus, lequel sera, le soir même, baptisé au sancerre ou au pouilly fumé (et peut-être aux deux, selon la forme de son nouveau maître…).

– Ayant accepté d'écrire une nouvelle critique de livre pour le prochain bulletin paroissiale (collaboration bénévole qui s'était interrompue quelques mois, je ne sais plus pourquoi), j'ai feuilleté rapidement les trois biographies que nous possédons de saint François d'Assise : celle de Julien Green, celle de G.K. Chesterton et celle d'un historien italien, Franco Cardini, fort bien traduite par le père Hervé Benoît. Demain après-midi, pendant que Catherine gâtifiera au salon avec le nouvel arrivant à longues oreilles, je tâcherai de mixer cette trilogie sur environ deux mille signes. En dehors de cela, j'ai poursuivi ma déambulation proustienne, cette fois à travers les massifs compacts de La Prisonnière.

– J'ai également reçu la commande de trois articles pour un prochain hors-série “coup de foudre” de FD, laquelle m'a trouvé admirablement disposée à son endroit puisque, quelques heures plus tôt, à minuit très exactement, les services comptables du Bossu avaient viré 3300 euros sur le compte professionnel de Catherine : on a beau ne pas être vénal pour deux sous (mais qui aurait la stupidité de se montrer vénal pour une somme aussi ridicule ?), c'est une chose qui reste fortement incitative.


Lundi 30 octobre

Dix heures du matin.– Nous fûmes donc, hier matin, chercher le jeune Charlus, dans son village natal, voisin de Pont-Audemer : l'affaire menaça assez vite de virer au cauchemar. À notre arrivée – 11 heures, ponctuels en diable –, un couple formé d'une mère et de sa fille se trouvait déjà là, pour prendre livraison de l'une des sœurs de Charlus. Heureusement, elles étaient sur le départ ; mais l'éleveur faisant partie de cette catégorie de bavards qui n'hésitent pas à répéter trois fois les mêmes choses, avec de légères variations dans le vocabulaire, c'est un “sur le départ” qui prit bien dix minutes. C'était le temps qu'il fallait à deux autres couples pour arriver de leur région parisienne, eux aussi venant chercher leurs chiots respectifs. Les hommes étaient deux avocats qui se connaissaient déjà, tout ce petit monde semblait ravi de se retrouver là ; et, surtout, nul ne paraissait pressé d'en repartir. Au moment où, alors que je commençais à frémir, tant d'agacement que d'impatience, l'éleveur annonça avec des mines gourmandes qu'il allait nous tenir sa petite conférence “ d'une demi-heure”, pour nous expliquer tout ce que nous savions déjà sur les chiens, je me suis dit que c'était là une perspective impossible et qu'il fallait faire quelque chose. C'est à ce même instant que Catherine fit la pleine démonstration de son génie, lequel, à l'instar de celui des grands capitaines, ne se révèle jamais mieux que quand la bataille semble perdue. Avec un naturel confondant, elle servit à notre éleveur de cockers un déjeuner fictif chez ma mère, laquelle, étant une vieille dame, ne supportait pas que l'on arrive en retard chez elle. « Midi, c'est midi ! », l'appuyai-je un peu niaisement. Conséquemment, Catherine sollicita que nous pussions bénéficier d'une entrevue non seulement particulière, mais en outre violemment écourtée. Et c'est ce qui se produisit : arrivés à onze heures, nous remontions dans la voiture à la demie. Avec un chiot dégageant une telle odeur que, au bout de quelques kilomètres, nous étions certains d'avoir en fait adopté un putois (Catherine est actuellement occupée à lui faire un shampooing dans l'évier de la cuisine…).

Pour le reste, tout s'est déroulé au mieux : Charlus est du genre pot de colle, ce qui est bien normal à son âge, nous avons pu constater ce matin, en l'emmenant avec nous, qu'il restait d'un calme olympien en voiture. D'autre part, il semble trouver beaucoup de charme et d'intérêt à la présence de Golo, ce qui n'est pas encore entièrement réciproque. Avec les poules, c'est une sorte d'indifférence tout juste polie qui paraît prévaloir. Ce matin, me levant le premier, j'ai pu renouer avec les joies du ramassage de merdes et de l'épongeage de pisse, dans la salle à manger où le panier de la bête a été installé et garni de couvertures bien moelleuses ; opérations auxquelles, les prenant pour un nouveau jeu, Charlus a eu à cœur de participer, ce qui ne les a rendues ni plus rapides ni plus simples.


Mardi 31 octobre

Sept heures vingt.–  Rien à noter de particulier, si ce n'est que j'en ai terminé (pour cette fois…) tout à l'heure de mes déambulations proustiennes, et qu'il va bien falloir, le mois prochain matin, passer à autre chose, qui va forcément me paraître fade. Sinon, tous les animaux semblent se porter à merveille, Charlus maîtrise déjà parfaitement l'escalier extérieur (mais seulement à la montée), et dresse l'oreille à l'appel de son nom. Nous avons, en attendant des jours meilleurs, disposé des rouleaux de Sopalin un peu dans toutes les pièces où il est susceptible de se rendre, et donc de s'y soulager : c'est étonnant la quantité de matière et de liquide que peut évacuer en vingt-quatre heures un être aussi petit. Et cette profonde pensée me semble tout à fait digne de clore ce mois d'octobre.

Novembre 2017

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RENVOI D'ASENSIO









Mercredi 1er novembre

Sept heures.– Ce soir, omelette aux lardons accompagnée d'une salade de tomates “cerises”. Ainsi que je l'ai fait remarquer à Catherine : « Tomates du jardin, œufs du jardin ; il ne nous manque plus que d'élever un cochon pour avoir des lardons du jardin… »

– La journée de lecture fut consacrée en alternance à Léon-Paul Fargue (Méandres), cet admirable écrivain pour amoureux de la littérature, chevaliers servants de la langue française, et au gros livre de la collection Bouquins qu'un certain Claude Arnaud a consacré à l'art du portrait (du portrait littéraire, écrit), qui s'intitule Portraits crachés, ce qui n'est pas fort heureux. Mais son livre se laisse lire, surtout parce qu'il comporte de très nombreux portraits, “de Montaigne à Houellebecq” ainsi qu'il est précisé en sous-titre.

Ces lectures étaient ponctuées d'interruptions soudaines, à chaque fois que je voyais Charlus sortir de son sommeil. il s'agissait alors pour moi de l'empoigner et de l'emmener dehors, sur l'herbe, afin de commencer à lui faire comprendre que c'était là et nulle part ailleurs qu'il convenait de se soulager. Il se montrait tout à fait ravi de ces petites escapades, lesquelles ne l'empêchaient nullement de pisser et chier dans la maison quelques minutes après notre retour.


Vendredi 3 novembre

Sept heures vingt.– Comme je n'ai guère envie que ce journal devienne celui d'un gâteux canolâtre (j'entends d'ici les ricanements de Marco Polo), je n'ai, du coup, à peu près rien à y noter, vu que, depuis lundi, je m'aperçois que nos journées sont presque entièrement organisées autour de Charlus ; pour une part parce que nous y sommes contraints (pisse et merde à guetter et à faire disparaître avant que de marcher dedans, sortir la bête dix fois par jour pour l'inciter à se soulager dans l'herbe, à l'instar des poules…) et d'autre part par simple plaisir de le voir évoluer, apprendre et retenir certaines petites choses, déjà, s'amuser de la façon qu'il saute sur Golo dès que celui-ci s'aventure dans la même pièce que lui, etc.

J'ai tout de même trouvé le temps, ce matin, d'écrire six mille signes sur le “coup de foudre” de Caroline de Monaco et Vincent Lindon, survenu il y a un peu plus de 25 ans et qui, comme l'on sait, s'est soldé non par un mariage princier mais par une rupture tout ce qu'il y a de plus banalement roturière.


Dimanche 5 novembre

Deux heures.– Je ne sais quand, ni dans quels replis obscurs, l'idée s'est formée. Toujours est-il qu'elle a jailli à la surface toute armée il y a trois jours : j'allais arrêter de fumer. Je sais bien que c'est une décision qui a déjà été prise quatre ou cinq fois, et jamais suivie d'un résultat durable. Mais, au moment même où elle se présentait à moi, j'ai su que cette fois elle le serait. J'étais si sûr de mon fait que j'ai communiqué la nouvelle à Catherine, qui, bien sûr, m'a assuré qu'elle arrêterait le même jour. Ce sera quand nous aurons fumé les cinq ou six paquets qui nous restent, soit dans une semaine environ. Le plus étrange est que je me dis depuis trois jours que, cette fois, ça va être non seulement possible mais même facile. Ce qui, sans doute, ressortit davantage à la méthode Coué qu'à une certitude démontrable.

– En dehors de cela, on peut noter que, à deux mois et demi, Charlus est déjà un personnage enclin à la facétie. Ainsi, quand, après qu'il eut fait une sieste d'une heure ou plus, nous le sortons préventivement dans le jardin, il a à cœur de pisser presque aussitôt, sans doute afin de recevoir les chaudes félicitations auxquelles il sait qu'il aura droit. Ensuite, il remonte l'escalier de la terrasse, pour nous faire comprendre que, son devoir acquitté, il aimerait mieux rentrer à la maison. Et, une fois là, il se dépêche de se délester de ce qu'il avait soigneusement conservé par-devers lui, c'est-à-dire au fond de sa vessie. À moins qu'il ne s'imagine mériter des félicitations non pas quand il pisse dehors, mais quand il le fait devant nous. Auquel cas on ne serait pas sorti du bois (ou de l'auberge).


Mardi 7 novembre

Sept heures vingt.– Je viens de commander un roman de Louise de Vilmorin (son premier : Sainte-Unefois, 1934), envie qui, ces quarante dernières années, ne m'avait jamais effleuré ; tout cela parce que Fraigneau lui rendait hommage, au moment de sa mort, dans un article lu tout à l'heure et que j'ai bien aimé. Aussitôt, je me suis senti presque obligé de lire quelque chose d'elle : c'était comme un hommage que je devais lui rendre ; ou un salut à la fois respectueux et fraternel, alors que, je le répète, jamais je n'ai été le moins du monde tenté de m'intéresser à cette dame, même si, évidemment, je savais plus ou moins qui elle était. C'est un phénomène qui se produit de plus en plus souvent, l'âge venant : lorsque ma route croise un écrivain que je n'ai jamais lu (il faut que ce soit un écrivain mort : les vivants n'ont nul besoin de moi), je ressens – parfois, pas toujours, heureusement pour mes précaires finances – comme un appel impératif : il faut que j'ouvre un livre de lui, quitte à ne pas l'aimer. C'est un peu comme dans ces films de maison hanté, où les occupants doivent accomplir tel ou tel rite pour que, enfin, l'âme errante du fantôme puisse goûter la paix et le repos éternel. Les écrivains morts que je n'ai jamais lus sont ces âmes errant dans des limbes d'un genre particulier (que l'on appelle généralement des bibliothèques), d'où il faut absolument que je les tire par la lecture que je vais faire d'eux ; et il n'y a bien sûr que moi qui puisse le faire. Je me sens, dans ces moments, comme une sorte de lecteur missionné.


Mercredi 8 novembre

Deux heures.– Je ne découvre qu'aujourd'hui, et par le plus parfait des hasards, le billet que Juan Asensio a bien voulu consacrer à En territoire ennemi, le 18 septembre dernier. En en découvrant le titre (En territoire ennemi de Didier Goux, Dupont Lajoie de la critique (dite) littéraire), je jubilais d'avance, à la pensée du flot d'ordures et d'imprécations baveuses qui devaient m'attendre. J'étais encore, pour mon plus grand bonheur, très en dessous de la réalité. Ensuite, j'ai nettement eu l'impression, depuis le temps que je n'avais pas essayé de m'enfoncer dans le marécage de sa prose asilaire, que le cas de Juan s'était considérablement aggravé, qu'il faisait désormais du Ansensio au carré. Rien que les proportions de ce palud : sur 33 000 signes au total (ce qui est déjà une preuve patente de dérangement mental, il me semble), il ne commence à être question de moi qu'au bout de 21 000, lesquels forment un magma préambulatoire dont je serais en peine de dire ce qu'il entend signifier. Enfin, on en arrive à mon pauvre bouquin (après un détour par ma personne, coupable de racisme, d'ivrognerie perpétuelle, de camusisme aigu, plus deux ou trois autres tares de moindre importance). Là, le tombereau de détritus se déverse comme prévu ; mais d'une manière si outrée, si écumante, avec une sorte d'hystérie de femelle en manque, qu'elle provoque rapidement le rire le plus franc, ce qui n'était probablement pas son but premier. À mesure que la logorrhée se déverse et que le dégorgeoir s'emplit, on a l'impression de voir un dément en crise, martelant des poings et des orteils les parois capitonnées de sa cellule de confinement. On repense irrésistiblement à ce que Léon Daudet disait de la prose de Jean Lorrain : « Le clapotement d'un égout servant de déversoir à un hôpital. »

(Au passage, Asensio me reproche par trois fois de tenir un journal interminable : il me semblait, moi, que c'était justement le propre d'un journal, de ne jamais se terminer, sinon avec la vie de celui qui le tient.)

Un peu plus tard.– Mon idée première était, maintenant, de composer un petit florilège des éructations les plus drolatiques du forcené. Je me suis donc astreint à relire entièrement ce long pensum boursouflé de graisse jaune pour y trouver mes perles. Or, de perles point. Il n'y a même pas ça : juste un flot épais qui s'écoule entre deux rives désertes. Rien à y repêcher, même dans le genre grand-guignol. Pour les téméraires qui aimeraient se faire une idée, c'est ici que ça fermente.

Où ça devient vertigineux, c'est lorsqu'on s'aperçoit que, ayant compris dès les premières pages qu'il avait entre les mains un livre situé bien au-dessous du nul, Asensio s'est tout de même astreint à le lire jusqu'à la dernière, texte après texte, qui plus est en prenant des notes. Il ferait presque peur.

Sept heures et demie.– Je repensais à Asensio, tout à l'heure, entre deux chapitres du Camp volant de Fraigneau. On en plaisante, comme ça, mais je me demande vraiment ce qui peut pousser un homme à ouvrir un livre, à le trouver au bout de dix pages atrocement mauvais, à le lire pourtant jusqu'à son terme, en prenant des notes, puis à écrire sur lui et son auteur plus de trente mille signes, dont près des trois quarts parlent de tout à fait autre chose, à quoi on ne comprend à peu près rien. Je sais bien ce qu'on va me répondre : qu'Asensio avait décidé, avant même de l'ouvrir, que mon livre serait une merde absolue. C'est naturellement vrai ; c'est même pour ça que j'avais tenu à lui faire parvenir, et avec un envoi en plus, ce que je n'ai fait pour à peu près personne ; j'étais curieux de voir quelle option il allait choisir, entre les deux que je lui accordais : le silence complet, c'est-à-dire le mépris, ou la descente en flamme. Vu le temps qu'il a mis à se réveiller, j'ai longtemps cru que l'affectation de mépris l'avait emporté ; ce qui m'a surpris de lui, vu que c'était évidemment la solution la plus intelligente des deux. Donc, finalement, depuis midi je suis en quelque sorte rasséréné : Asensio a bien réagi comme, d'une certaine manière, je l'avais incité à le faire. L'appât était trop tentant, il a fini par le gober. En vérité, je jouais un peu sur du velours : cet homme vit dans un tel chaudron de petites haines, recuites dans le bouillon de ses rancœurs intimes, qu'il est tout à fait incapable de s'en départir, de les suspendre durant deux ou trois heures, le temps d'une lecture. C'est en ce sens qu'il n'a jamais été un critique intéressant, et c'est la raison pour laquelle il a complètement échoué dans ce domaine où il espérait faire une brillante carrière de “plume influente”, alors qu'il se retrouve, à près de 50 ans, à tenir un blog, dont je suis bien certain qu'il n'a pas le quart des lecteurs dont il se targue. Le fiel lui a corrodé l'entendement et tordu le jugement (cette remarque ne vaut nullement pour En territoire ennemi, qu'il a évidemment le droit de trouver raté, mauvais, ridicule même, etc.). Par moment, lorsqu'il devient la caricature de lui-même (ce qui n'est pas facile…), il me fait penser au loup bavant et dentu de Tex Avery.


Vendredi 10 novembre

Quatre heures.– Petite palinodie du jour. Il y a environ deux mois, Catherine me signala que je devrais bien m'occuper de prendre rendez-vous avec le Dr R., notre oculiste levalloisien commun pour un examen du fond de l'œil ; ma frousse de devenir aveugle est telle que je le fis aussitôt ; il fut fixé au 10 novembre. Ce matin, nous partîmes peu avant onze heures, à deux car Catherine devait conduire au retour (les gouttes que l'œillologue vous colle dans les deux yeux une demi-heure avant l'examen proprement dit rendent la conduite risquée durant plusieurs heures ensuite), et seulement à deux car, après hésitation, il fut décidé de laisser Charlus ici. À midi moins cinq, j'entrais en salle d'attente, muni du volume “Pochothèque” des œuvres à peu près complètes du jeune Radiguet, qu'une sorte de prévention diffuse m'avait interdit de lire jusqu'à maintenant. À midi dix, le Dr R. n'était toujours pas venu m'arroser les iris avec son produit magique et je prévoyais donc un vrai retard pour l'examen lui-même. Elle apparut enfin à midi vingt. Ce fut pour m'apprendre que mon dernier “fond de l'œil” ne remontait qu'à février de cette année et que, par conséquent, elle ne pouvait en pratiquer un autre avant au moins février 2018.  C'est comme cela qu'on se retrouve à faire 160 kilomètres exactement pour rien, sinon pour le plaisir de revoir la place Georges-Pompidou de Levallois-Plage, joie qui n'est certes pas à la portée de tout le monde. La cerise sur le gâteau (ou l'étoile au haut du sapin, comme on voudra) fut posée lorsque je trouvai le moyen d'érafler et même de cabosser légèrement le flanc droit de Liselotte sur un poteau du parking souterrain, à la suite d'un virage un peu court.

– Ce soir, une sorte d'apéritif dînifiant (j'en ai assez du sempiternel dînatoire…) est prévu ; non pour noyer notre sottise mais parce que demain doit être notre dernière journée avec tabac, et que nous voulons sortir par la grande porte, avec sourire et panache.


Samedi 11 novembre

Sept heures vingt.– Normalement, nous devrions fumer nos dernières cigarettes ce soir ; mais, comme j'ai mal calculé mon coup (par peur de manquer ?), il va nous en rester une demi-douzaine pour demain. Nous arrêterons donc dans le cours de la journée, lorsque les deux dernières auront été fumées.

– Ce minuscule politicien lyonnais de Romain B. y est allé ce matin de son petit billet répugnant et annuel pour nous expliquer que, en vrai rebelle de gauche qu'il croit être, il ne célébrerait pas le 11 novembre, dont il “pense”  qu'il contribue à entretenir la haine au sein du “peuple européen” qui n'existe que dans sa pauvre imagination de décérébré modernœud. Lui, cet âne semi-couronné, il est pour célébrer le 9 mai, la “fête de l'Europe”, évidemment. Comment peut-on être aussi aveugle, ou aussi con ? Est-ce qu'il ne se rend pas compte qu'il est suffisamment insignifiant et conformiste pour que tout le monde se foute de ce qu'il célèbre ou ne célèbre pas ? Il y a vraiment des individus qui feraient douter le plus armé des croyants que Dieu ait créé l'homme à son image.

– Alerté par Michel Desgranges, je me suis abonné à L'Incorrect, mensuel de droite que les imbéciles, je suppose, doivent déjà qualifier d'extrême droite, voire de droite extrême (ce qui est pire, si j'ai bien compris). Je n'ai jamais été fou du sieur de Guillebon (que je lisais dans La Nef au temps où nous y étions abonnés), mais enfin, après lecture de deux des trois premiers numéros, il me semble que l'entreprise est, pour le moment, plutôt réussie. Argument lourd (quoique puéril) en faveur de ce nouveau venu : Asensio le trouve très mauvais.


Dimanche 12 novembre

Sept heures vingt.– Ce qu'il y a de bien, avec l'arrêt du tabac, c'est que ça occupe parfaitement l'esprit : depuis ce matin dix heures, moment de la dernière cigarette, je suis rigoureusement incapable de penser à quoi que ce soit d'autre ; et je sais qu'il devrait en aller encore ainsi demain : la situation ne s'améliorera (un peu, un très petit peu…) qu'à compter de mardi, selon toute vraisemblance. Là, je suis en plein dans la phase où l'on se demande par quelle aberration mentale on a décidé d'arrêter de fumer alors que nul ne vous y forçait ; et où l'on est tout à fait assuré que la suite des jours qui restent, dussions-nous vivre 103 ans comme ma grand-mère Suzanne, ne pourra être qu'une morne et grise étendue, quelque chose comme le paysage régnant dans La Route de McCarthy. Incapacité totale à la lecture, évidemment.


Mardi 14 novembre

Trois heures et demie. – La palinodie du sevrage tabagique aura donc duré quarante-huit heures. Hier soir, tandis qu'elle SMSsait avec ses filles, Catherine leur a dit que, depuis deux jours, elle avait l'impression de vivre à côté d'une sorte de zombi, prostré dans son fauteuil, le regard totalement vide. Et c'est bien, en effet, ce que j'étais, incapable de lire plus de deux paragraphes de n'importe quel livre, et même de remplir une grille de mots croisés. Ce matin, vers sept heures, alors que j'étais levé depuis une heure et que j'avais déjà repris la même attitude prostrée, j'ai brusquement décidé que la plaisanterie avait assez duré : je suis allé partir une cafetière (expression strictement d'usage local) dans la cuisine, avant d'aller rechercher mes pipes et mon tabac dans la Case. Une tasse et une demi-bouffarde plus loin, j'avais miraculeusement récupéré toutes mes facultés de naguère. Du coup, bien sûr, Catherine m'a demandé de lui remonter un paquet de cigarettes en allant chercher le pain. L'arrêt a tout de même eu ceci de bon, que Catherine a repris sa “consommation basse” de quatre cigarettes par jour, et moi de me cantonner à six ou sept demi-pipes, en évitant de piocher dans son paquet. (La phrase qu'on vient de lire est assurément incorrecte grammaticalement ; mais elle me convient ainsi, c'est pourquoi je la laisse telle.) De fait, depuis ce matin neuf heures, j'ai dû fumer l'équivalent d'une pipe, et sans souffrir du moindre manque : le fait de savoir que je vais pouvoir en fumer une autre plus tard suffit à ne pas céder immédiatement à l'envie lorsqu'elle surgit.

Mais enfin, je pourrai bien dire tout ce que je voudrai, il faut tout de même reconnaître qu'il s'agit là d'un échec patent ; et tellement rapide qu'il en devient également un peu ridicule.


Mercredi 15 novembre

Sept heures et demie.– J'ai commencé hier un gros roman – 800 pages – russe contemporain (son auteur s'appelle Prilepine) qui se passe dans les années vingt et aux îles Solovki, ce prototype du goulag ouvert dès le temps de Lénine. Après environ cent cinquante pages, je ne peux pas dire que j'en sois lassé, c'est même un assez bon roman, très “russe” avec ses nombreux personnages (et allons-y les clichés !) ; mais je ne parviens pas, le lisant, à m'affranchir des “grands anciens” tels que Chalamov, Grossman, Dombrovski, Soljénitsyne, etc. Et, bien sûr, la comparaison ne joue pas en faveur du “jeunot”, d'autant qu'on ne peut s'empêcher de se dire que lui n'a forcément qu'une connaissance livresque de ce qu'il met en scène, même s'il le fait avec une réelle puissance, alors que les autres témoignaient d'un enfer dont ils étaient effectivement revenus. C'est bien pourquoi je ne suis pas encore capable de déterminer si j'irai jusqu'au bout de ce voyage ou si le livre va me tomber des mains dans les jours qui viennent.


Dimanche 19 novembre

Sept heures et demie. – Rémi Usseil nous a fait le plaisir, hier, de venir déjeuner ici et d'y passer l'après-midi. Il est arrivé avec trois livres pour moi, deux prêtés et un donné. Pour ce dernier, c'était Rolandin, sa troisième chanson de geste publiée comme les deux précédentes par les Belles Lettres. J'en ai lu le préambule, qui est un alliage parfait de modestie non feinte et d'élégante érudition. Mais, préférant me garder le texte même pour un jour sans gueule de bois, c'est aux deux autres livres que j'ai consacré ma journée. Ma matinée à un gros volume, richement illustré, consacré aux cafés littéraires, du XVIIe siècle à nos jours, en France (c'est-à-dire à Paris) et un peu partout en Europe, ainsi qu'en Orient. Je n'ai réellement lu avec attention que les chapitres concernant la France des XIXe et XXe siècles, me contentant de picorer dans le reste. Cet après-midi, la correspondance triangulaire entre Bloy, Huysmans et Villiers de L'Isle-Adam, dans les années 1884 à 1889. Du reste, elle est plus que triangulaire, cette correspondance, puisqu'on y trouve des lettres de ces trois-là, adressées à des tiers, mais où chacun évoque les deux autres (j'espère que je me fais bien comprendre…). Ainsi, un échange serré et émouvant, en juillet et août 1889, au moment de l'agonie de Villiers, entre Huysmans et Mallarmé, qui tous deux se sont démenés pour leur ami, et surtout pour son fils et la mère de celui-ci.

Ce qui est sûr, c'est que ce n'est pas cette correspondance qui me fera changer d'avis au sujet de Léon Bloy, qui se montre d'une bassesse et d'une violence tout à fait répugnantes, notamment vis-à-vis de Huysmans, avec qui bien entendu il se fâche irrémédiablement et se met à se répandre en articles venimeux, n'hésitant pas à couvrir d'opprobre des livres de lui qu'il avait admirés au moment de leur parution (comme À rebours par exemple).. De ce point de vue, et de celui-là seulement, Asensio peut être satisfait : il ressemble en effet à Bloy.

Quant au Rolandin de l'ami Rémi, il devra attendre que j'en aie terminé avec le gros roman de Prilepine (ou que je l'aie abandonné). À propos de Rémi, d'ailleurs, s'il est arrivé avec trois livres pour moi, je me suis bien vengé en lui collant trois pavés russes sur les bras, juste au moment où il allait s'esquiver : Vie et Destin de Grossman, Récits de la Kolyma de Chalamov et La Faculté de l'inutile de Dombrovski. À eux trois, cela doit bien faire deux mille à deux mille cinq cents pages : je ne me suis pas fichu de lui.


Mardi 21 novembre

Sept heures dix.– Pas de journal hier, en raison d'un accès de fièvre, certes modérée, qui m'a pris vers quatre heures de l'après-midi et a eu tendance à augmenter (la fièvre, pas l'accès), au point de m'envoyer au lit dès avant neuf heures (et sans apéritif…). À cinq heures et demie ce matin, lorsque je me suis levé, il n'en restait rien.

– J'ai pratiquement terminé les sept cents et quelques pages du livre de Fanjul consacré au mythe d'Al-Andalus : extrêmement intéressant, d'une solidité qui semble à toute épreuve ; mais, évidemment, je ne connais à peu près rien au sujet, et n'ai jamais eu connaissance des multiples sources sur lesquelles s'appuie l'auteur, dont l'érudition, dans son domaine, paraît vraiment prodigieuse. Il reste que ce n'est pas exactement un styliste, même si je trouve que Rémi Pellet exagère lorsqu'il parle, en commentaire du billet que j'ai consacré tout à l'heure à l'ouvrage, d'une traduction “abominable”. Du reste, si l'on en croit ma commentatrice qui signe Ana Maria, et qui a lu le livre dans sa langue d'origine, certaines lourdeurs et redites seraient imputables à Fanjul lui-même et non à son traducteur.


Mercredi 22 novembre

Sept heures vingt. – Nous avons, hier soir, regardé un film arrivé le matin même : Tel père, tel fils, du Japonais Kore-Eda, dont nous avions, il y a quelques semaines, beaucoup aimé Notre petite sœur. Il y avait fort longtemps que je n'avais pas vu un film (je parle de celui d'hier) aussi implacablement triste. C'est au point que, peu après en avoir passé la première moitié – il dure deux heures –, j'ai cru que j'allais devoir quitter le salon, ayant de plus en plus de mal à supporter ce sentiment qui m'envahissait telle une marée dans la baie du mont Saint-Michel ; seule une assez sotte crainte du ridicule m'a retenu dans mon fauteuil ; ainsi, tout de même, que l'envie de voir la fin.

En tout cas, j'ai eu la preuve éclatante que, en matière d'art, le sujet ne compte à peu près pour rien. Prenons-en un, au hasard (tu parles !) : pour se venger de quelque chose, peu importe de quoi, une infirmière intervertit deux nouveaux-nés à la clinique, un fils de bourgeois aisés, l'autre rejeton de gens nettement plus modestes et moins “policés”. À partir de là, vous pouvez soit faire l'espèce de chef-d'œuvre que nous avons vu hier soir, soit la pochade basse et vulgaire d'Étienne Chatilliez. La grande force du film de Kore-Eda est qu'il ne sollicite pas notre émotion, qu'il semble même ne pas être vraiment conscient de la tristesse qu'il peut susciter chez son spectateur ; et c'est bien sûr cela qui la rend d'autant plus puissante, agissante. Sentiment encore augmenté par le fait que le dit spectateur se doute bien que la fin du film ne lui apportera aucune certitude apaisante, en forme de happy end plus ou moins plaqué : d'entrée de drame, il sait qu'il n'y en aura pas parce que, en vérité, dans ce genre de situation (faut-il échanger les enfants ? Quand ? Comment ? Etc.), il ne peut pas y en avoir. Or, Kore-Eda cerne la vérité des situations et des sentiments, ce semble même être son unique préoccupation, de film en film – des situations et  des sentiments qui sont le plus souvent liés à des problèmes de filiation, de paternité, de famille (les deux titres que j'ai cités le montrent à l'évidence). À l'autre bout du spectre, donc, nous avons La Vie est un long fleuve tranquille, d'une indigne sottise et d'une fausseté à hurler. Du coup, j'ai commandé aujourd'hui deux autres films du Japonais. En plus de m'être réabonné à Valeurs actuelles, sous la pernicieuse influence de Michel Desgranges. Et de m'être livré cet après-midi à une tonte du jardin, que j'espère fermement être la dernière de l'année.


Jeudi 23 novembre

Sept heures et quart. –  À part un petit tour de marché avec Catherine ce matin (il s'agissait de m'acheter une chaude veste d'intérieur, pour remplacer ma vieille bretonne qui est en lambeaux), j'ai passé l'essentiel de ma journée, tout comme hier, à lire le Rolandin de Rémi, terminé juste avant le dîner. Je ne sais pourquoi, je craignais qu'il ne retombe à un niveau un peu inférieur à ses Enfances de Charlemagne, qui m'avaient pas mal impressionné, par la maîtrise et l'aisance dont Rémi faisait preuve dans ce livre. Mes craintes étaient vaines. Je me demande même si je ne placerai pas le dernier-né au-dessus du précédent. Il me reste à tenter de définir pourquoi d'ici demain, car j'ai la ferme intention de lui consacrer un billet sur le blog ; j'ai même pris des notes pour cela, ce qui ne m'arrive à peu près jamais. Donc, inutile de “faire doublon” : si le billet en question ne me semble pas trop indigne de son objet, je me contenterai de le mettre ici, pour rappel. Disons pour le moment que, dans Rolandin, Rémi a réussi à créer d'intéressants et riches “effets de miroir”, en se dédoublant de façon fort adroite, voire en se détriplant ; il s'agit, bien entendu, d'un miroir temporel, dont il me semble qu'il ne jouait pas avec autant d'art dans ses deux précédentes chansons. C'est en tout cas une réussite dont il peut être fier, je crois.


Vendredi 24 novembre

Sept heures. – Petite expédition à Vernon avec Catherine : il s'agissait, pour elle, d'aller faire régler ses oreilles (c'est-à-dire les petits appareils qui les aident à jouer leur rôle naturel) chez Mme Amplifon, et pour moi d'acquérir un pantalon de velours à ma taille. C'est l'inconvénient, quand on passe en moins d'un an de 105 à 90 kg : tous vos vêtements anciens vous donnent des allures de clown. Je taille donc désormais du 46, qu'on se le dise dans les chaumières, moi qui naviguais plutôt dans les 56 ou 58 jusqu'alors. Cela dit, celui que j'ai finalement choisi, après avoir hésité avec la taille au-dessus (ce journal atteint des sommets d'intérêt, même Asensio sera bien obligé d'en convenir…), est vraiment très ajusté : si jamais, par hasard, je venais à reprendre deux ou trois kilos, l'infortuné grimpant se retrouverait pendu dans l'armoire sans avoir jamais été porté.

– Sinon, j'ai tout de même trouvé le temps et le semblant d'inspiration suffisants pour écrire et publier le billet que je voulais consacré au Rolandin de Rémi Usseil. Je le remets ici, pour les distraits auxquels il aurait échappé sur le blog :


« Comme un triptyque ne saurait offrir que deux panneaux, ni un trépied une paire de jambes, il était bien normal qu'après Berthe au grand pied puis Les Enfances de Charlemagne, Rémi Usseil nous offrît le troisième volet d'une œuvre que l'on pressentait dès l'origine trilogale. Avec Rolandin, nous ne sortons pas de la famille carolingienne. Le point de départ est aussi simple qu'éternel : Gisèle, la sœur de Charlemagne, et l'avantageux Milon, duc d'Anjou, sont amoureux l'un de l'autre, mais le roi de France s'oppose à leurs épousailles : on se croirait dans un livret d'opéra romantique (George Bernard Shaw, je crois que c'est lui, disait : « Un opéra, c'est un ténor et une soprano qui veulent coucher ensemble, et un baryton qui les en empêche. »). Sauf que, ici, malgré tous ses prestige et autorité, le baryton se fait flouer : Gisèle et Milon jouent malgré lui – et un peu malgré eux – à la bête à deux dos, puis sont contraints de fuir vers l'Italie pour échapper à la colère du futur empereur. C'est aux abords de la ville de Sutre, emprès Viterbe, que Gisèle met au monde le fruit de ses amours pécheresses avec Milon : Roland, le futur héros de Roncevaux, très vite sobriqué Rolandin. Ce sont les premières années du chevalier en devenir que nous conte Rémi Usseil.

» Mais est-ce bien lui que nous lisons ? Lui appartient-elle vraiment, cette langue admirable, qui semble couler librement, s'engendrer elle-même sans effort, comme les plus grands pianistes parviennent à s'effacer totalement derrière le compositeur auquel ils prêtent leurs doigts et leur esprit ? Cette langue est le résultat d'une alchimie difficile à expliquer. C'est celle que s'est forgée Rémi Usseil, comme il le prouve dans son préambule  – remarquable de tranquille érudition, et d'une modestie si naturelle que le lecteur aurait presque l'impression de savoir de longue date ce qu'il est tout juste en train d'apprendre –, mais éclairée de l'intérieur, enrichie, fécondée par ce parler d'oc qu'Usseil maîtrise mieux que moi le français inclusif. En un mot : est-ce bien lui qui écrit ce livre que nous lisons ? Il faut répondre : non. D'abord parce qu'il nous prévient d'emblée qu'il ne fait que transcrire le rouleau qu'un docte moine avait écrit en latin, après avoir, passant par Sutre, recueilli les témoignages de ses habitants quant aux hauts faits de l'enfançon Roland. Et ce “il” ne peut encore être Rémi Usseil. Alors qui est-il ? Aucune indication précise ne nous est donnée à son sujet. Est-il un clerc ? Un trouvère ? On l'imagine homme d'un Moyen Âge plus récent que ce qu'il nous conte ; du XIIIe siècle, peut-être ? Ou un peu plus vieux que cela : il n'est pas impossible qu'on l'ait vu passer à la cour d'Aliénor, en Aquitaine… Toujours est-il que je tiens ce narrateur pour la principale création d'Usseil dans cet ouvrage, celle qui lui donne son relief, sa force, son originalité, même par rapport aux deux précédents, où sa présence me semblait moins affirmée, moins libre, moins naturelle, moins vivante. Du coup, voilà : en ouvrant Rolandin, on croit avoir affaire à un livre, et on se retrouve plongé dans un kaléidoscope, un jeu de miroirs temporels dont Usseil, en démiurge, a seul la maîtrise des facettes ; et c'est la multitude de ces reflets qui nous donne cette impression d'une histoire intensément vraie, qui nous permet d'accepter le merveilleux comme s'il allait de soi, qui nous fait redevenir, fugitivement, pâlement, l'un de ces hommes qui croyaient assez fort au Ciel pour bâtir Notre-Dame de Chartres ou partir délivrer le tombeau du Christ.

» Est-ce à dire que Rémi Usseil disparaît totalement de son œuvre ? Qu'il s'est dissout entièrement dans ce narrateur à qui il a confié la plume ? Non, il réapparaît, de çà, de là, fort discrètement, tels ces peintres qui se représentaient dans un coin bas de leurs tableaux, simple silhouette au milieu d'un groupe. Il le fait d'une touche si légère que le lecteur pourra fort bien ne pas tenir compte de ces petites lumières qu'il fait clignoter par endroits et qui, elles, arrivent tout droit de notre siècle : c'est sa suprême élégance. Mais comment ne songerait-il pas à lui-même, au moins un peu, lorsque, à la toute fin de sa chanson, il fait ainsi s'exclamer son narrateur : « On doit louer ceux qui s'appliquent à garder en leur remembrance  les hauts faits des prudhommes du passé ! » Puis, parlant de ceux qui méprisent toutes ces “vieilleries”, de Roland, d'Olivier et des autres, il ajoute : « Ceux-là n'ont point mon estime. Ils ont le cœur si pourri et si dégénéré que le récit de nobles exploits du passé ne saurait les émouvoir, de sorte que, n'ayant point de beaux exemples à méditer, ils n'entreprennent jamais rien de grand. Lorsqu'ils meurent, sans avoir rien fait qui vaille la  peine qu'on en parle, ils sont aussitôt oubliés de tous. Mais de Charlemagne et de Roland on se souviendra, tant qu'il y aura de nobles cœurs et de grandes âmes. » Ne peut-on voir là quelque chose comme une leçon donnée aux hommes du XIIIe siècle par l'un de leurs contemporains ? Leçon qui aurait déjà traversé les temps et deviendrait avertissement pour nous, gens du XXIe ?

» Je ne vous dirai rien des péripéties qui vous attendent dans Rolandin ; seulement qu'il y est question d'amour, de fidélité, d'honneur, de respect, de lignage, de bravoure, de récompense et de pardon, entre autres choses. Aucun de ces mots, bien sûr, ne figure dans le “glossaire des termes désuets” que Rémi Usseil a établi en fin de volume. Mais il n'est pas impossible que, si on venait à rééditer Rolandin d'ici quelques lustres, il faudrait songer à les y introduire. En attendant ces temps barbares, piquons droit sur l'Italie de Roland ! »

À la relecture, je me dis que j'aurais pu faire plus et mieux, notamment mettre davantage en relief le tour de force (à mes yeux) accompli par Rémi en créant son narrateur. Et magnifier davantage son style, qui me semble grandir d'un livre à l'autre, gagner en fluidité, en miroitements divers, presque en grâce. Mais enfin…

– Je comptais fermement recevoir aujourd'hui (Doña Amazonia s'y était engagée !) le volume Quarto commandé hier et contenant huit ou dix romans de Modiano. J'en ai lu un, peut-être deux, voi là près de 40 ans, dont je ne garde aucun souvenir, pas même celui de les avoir aimés ou non. L'existence de ce volume était une excellente occasion de s'y plonger pour de bon. Hélas, il m'a fait faux bond. Pour tromper l'attente – seulement jusqu'à demain, je l'espère –, j'ai repris le Proust et Céleste de Christian Péchenard, savoureux et souvent moins frivole que l'air qu'il se donne.


Lundi 27 novembre

Sept heures vingt. – Je suis très heureux d'avoir eu l'idée de revoir l'irremplaçable documentaire consacré par Roger Stéphane à Proust en 1961. C'est à la fois une grand bonheur et une réelle souffrance : bonheur d'entendre parler par tous les intervenants (y compris Céleste Albaret, pourtant inculte) un français admirable, souffrance de devoir mesurer la distance qui nous sépare d'eux, la profondeur du gouffre que nous avons dégringolé en un demi-siècle, et qui n'est évidemment pas remontable. Et, au bout de ces cinquante et quelques minutes, je me suis retrouvé, comme les fois précédentes, avec des larmes plein les yeux en écoutant Céleste raconter l'agonie et la mort de Proust. Ce qui m'a prouvé à nouveau qu'on pouvait en même temps se sentir très triste et très con.

– Modiano, qui aurait dû être ici vendredi matin, n'est toujours pas arrivé. Mais, au moins, je sais pourquoi et ne m'en inquiète donc plus. En allant consulter mon “historique de commandes”, j'ai pu constater qu'Amazon avait choisi de m'envoyer ce livre, non par un service privé, du genre Fed Ex, mais par Chronopost. Or, désormais, la Poste fonctionne à peu près aussi bien que n'importe quel service administratif dans un pays arabe, voire pis. Il est donc tout à fait normal que je n'ai toujours rien vu arriver, cinq jours après l'expédition. Je ne sais pas où est le dépôt d'Amazon, mais je suis prêt à parier que, vivant au XVIIIe siècle, le courrier à cheval m'aurait apporté plus rapidement le dernier ouvrage de Voltaire.


Mercredi 29 novembre

Sept heures dix. – Modiano n'étant toujours pas arrivé hier (ni aujourd'hui d'ailleurs), j'ai annulé ma commande auprès d'Amazon, qui m'a remboursé sans discussion. Parlant de ce petit problème (pardon : souci) avec notre habituelle factrice, je me suis entendu répondre que cela n'avait rien d'étonnant. D'après elle, si le livreur chronopost n'a pas changé, il a pris pour habitude, pour gagner du temps sur sa tournée, imagine-t-on, de déposer les colis, voire de les lancer, devant les portails, plutôt que de prendre la peine d'ouvrir les boîtes aux lettres pour les y mettre. « Et le pire, c'est qu'il se trompe régulièrement dans les adresses et dépose les paquets dans les mauvaises maisons : après, c'est moi qui les récupère pour les rendre aux vraies gens. » Effectivement, ces derniers mois, il m'est arrivé deux fois de retrouver un paquet Amazon devant notre portail. Coup de chance : il ne pleuvait pas ces jours-là.

Celui qui n'a pas à se plaindre du contretemps, c'est ce bon Valery Larbaud puisque, en panne de lecture, j'ai ressorti son volume Pléiade de son étagère et suis actuellement occupé à relire Jaune bleu blanc. D'autre part, j'ai commandé tout à l'heure deux livres de Ramon Gomez de la Serna (et merde pour ses accents toniques !), dont je n'ai jamais lu la moindre ligne – ou alors j'ai oublié. Il y a aussi Blasco Ibañez, dont j'ignore tout : il faudrait un peu aller voir de son côté.

– Demain, déjeuner chez Michel et Agnès Desgranges. (À citer le prénom masculin avant le féminin, il ne faudra pas que je vienne pleurnicher si je me retrouve avec les crocs bavants d'une chienne de garde quelconque plantés dans le mollet !)

Un poil plus tard.– Je viens de commander Arènes sanglantes (édition Calmann-Lévy, 1910) de l'Ibañez en question.

Décembre 2017

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NOËL SOBRE 
MAIS BALZACIEN









Vendredi 1er décembre

Quatre heures.– Mon séjour chez les Desgranges, hier, a été drastiquement écourté. Nous venions à peine de finir de déjeuner lorsque la neige s'est mise à tomber ; d'abord ce ne fut qu'une voltige de petits flocons ; mais ils se sont rapidement musclés et mis à tomber plus drus. À deux heures et demie, sentant le stress monter, j'ai préféré prendre congé de mes hôtes et rentrer à la maison avant que les routes ne devinssent impraticables. Naturellement, je n'avais pas fait dix kilomètres que les nuages se dissipaient avec la foudroyance et la netteté d'une illusion de prospérité socialiste, et je fis à peu près tout le trajet sous un ciel éclatant d'azur et lumineux comme la pensée du président Macron. Tout cela méritait bien un petit apéritif, que nous prîmes en effet, quelques heures plus tard.

– J'ai enfin reçu le “Quarto” contenant dix romans de Modiano. J'ai lu le premier hier et ce matin (Villa triste) et commencé tout à l'heure le second (Livret de famille). C'est nettement mieux que ce que je craignais (le Nobel est rarement bon signe, pour un romancier), mais enfin, pour l'instant, je n'ai pas la sensation de faire une découverte bouleversante, comme ce fut le cas, par exemple, avec Álvaro Mutis. On verra ce que ça donne dans la durée.

– Sinon, sur les recommandations pressantes de Michel Desgranges, j'ai commandé hier, en rentrant de chez lui, Août 14, qui est le premier “nœud” de cette très vaste entreprise de Soljenitsyne dont le titre général est La Roue rouge (titre qui sonne affreusement en français). Michel, pour rester un peu avec lui, traverse une période vouée à l'opéra, dont, à son habitude, il achète tout ce qu'il peut trouver de version filmées. La description qu'il m'a faite de quelques mises en scène “modernes” dépasse en comique de cuistrerie tout ce que je pouvais imaginer. Les metteurs en scène semblent vraiment receler un très haut pourcentage d'imbéciles conformistes mais à posture de rebelles, comme il se doit, de nos jours, quand on est conformiste. Comme me le disait Michel en substance : « Beaucoup aiment situer l'action dans les années vingt ou trente du XXe siècle, parce que ça leur permet de fustiger le nazisme. » On n'est pas plus rebelle, n'est-ce pas ? Ce qui m'étonne, moi, c'est que chefs d'orchestre et chanteurs supportent de participer à de telles pantalonnades prétentieuses et grotesques, qui contribuent – surtout les chanteurs – à les déconsidérer. Mais le pire c'est qu'ils trouvent peut-être cela très bien, très fort.

– J'ai par ailleurs reçu ce matin deux films du Japonais Koré-Eda : je pense que je ne résisterai pas à l'envie de les regarder entre dimanche et mercredi, jours où Catherine me laissera seul ici (non : avec Charlus, Golo, Odette et Nana…) pour aller chercher Élodie à Saint-Malo, avant le départ de celle-ci pour le Québec ; départ définitif, si tant est que quoi que ce soit puisse être définitif avec Élodie. J'en serai quitte, ensuite, pour les revoir avec elle (avec Catherine).


Dimanche 3 décembre

Quatre heures.– Catherine est partie ce matin, peu avant huit heures, ainsi qu'elle l'avait prévu. Elle doit revenir mercredi, avec Élodie et son chat (la bête sera confiée à notre bonne garde, ce qui ne me sourit qu'à moitié : je crains les complications avec les autres bestiaux…). J'ai quant à moi passé la matinée avec Modiano, et l'après-midi avec moi-même, puisque je me suis enfin décidé à m'occuper de mes textes de blogs écrits depuis 2013, à les mettre en ordre de manière à former un livre à peu près cohérent, lequel s'appellera, mais je l'ai déjà dit, je crois, Retour au camp de base, sera imprimé à trois ou quatre exemplaires et pas proposé à la vente : affaire de famille, en quelque sorte. Tout cela – la mise en forme – devrait m'occuper encore une bonne partie de la journée de demain. Après cela, il faudra relire et corriger les textes un à un, aussi soigneusement que s'ils devaient être lus. Ensuite, il n'y aurait plus qu'à “importer” tout ce fatras dans un livre Blurb.

– Finalement, Catherine a décidé de rentrer de Saint-Malo mardi plutôt que mercredi. Ce qui fera bien plaisir à Charlus et à moi.


Mardi 5 décembre

Onze heures du matin. – Ce matin, j'ai rompu avec Renaud Camus. Tout seul, dans mon coin. Comme un gosse buté qui décide de s'enfermer dans une longue bouderie, dont aucun adulte ne s'avisera. C'est à cause du himmel que je lui ai envoyé il y a deux jours et auquel il n'a pas répondu. Bien sûr, ce n'est pas la première fois qu'un tel silence retentit. Mais disons que, à l'époque où il était écrivain et publiait trois ou quatre volumes l'an, je ne trouvais pas anormal qu'il fût suffisamment débordé par ses multiples travaux ; je considérais ses non-réponses comme le petit prix à payer pour, ensuite, pouvoir découvrir ses nouveaux livres. Les choses sont un peu différentes aujourd'hui qu'il s'est transformé en président de partis fantômes (à moins que les partis fantômes ne soient aussi chronophages que les vrais ? Je ne suis pas expert en ce domaine…) ; maintenant qu'il passe environ la moitié de ses journées sur Twitter comme n'importe quel modernœud de modèle standard, il me semble qu'il ne serait pas bien tragique de distraire trente ou quarante secondes de son temps pour écrire une courte phrase de remerciement, ou même simplement pour “accuser réception”. D'autant que je ne lui écrivais nullement pour le solliciter, lui raconter ma vie, etc. Dans les dix ou douze premiers volumes de son journal, il est énormément question du Dr Jean Puyaubert, personnage qui semble avoir été un homme brillant et original ; qui a en tout cas eu une certaine importance dans la vie de Camus, et ce jusqu'à sa mort. Or, il se trouve que dans Dora Bruder, au milieu du roman, Patrick Modiano fait soudain surgir, le temps de deux paragraphes, ce même Jean Puyaubert dans la trame de son récit. Mon mail avait donc pour objet, pensant que cela l'intéresserait, de signaler la chose à Camus, en prenant la peine de lui recopier les deux paragraphes en question. On voit que l'affaire ne nécessitait pas une bien longue réponse, quatre mots m'auraient suffi. Mais non, rien. Alors, j'ai “rompu”. C'est-à-dire que j'ai supprimé de mon “carnet d'adresses” virtuel tout ce qui se rattachait à lui, à commencer bien sûr par son foutu parti de l'in-nocence, que de toute façon, depuis quelques mois, je survolais de plus en plus haut, fatigué du radotage prétentieux de la plupart de ses intervenants (mais j'en sais tout de même deux ou trois qui méritent d'être connus). On a toujours raison de s'alléger. Est-il besoin de préciser que cette “rupture” ne m'empêchera nullement de continuer à lire les livres de Camus que j'ai aimés et que je continue à aimer ? Cela me semble aller de soi : on n'est pas Juan Asensio, le Ciel en soit loué.


Mercredi 6 décembre

Cinq heures. – Catherine et Élodie me sont arrivées hier vers six heures du soir, c'est-à-dire pile pour l'apéro, épuisées mais ravies comme le chantait Aznavour, dans une Liselotte aussi bourrée qu'un lancier polonais un jour de solde. Je ne sais pas si j'ai dit qu'Élodie, repartant s'installer à Québec dimanche, nous laissait sa chatte, bizarrement baptisée Cosmos (je suppose que, au départ, elle a dû croire qu'il s'agissait d'un mâle). Jusqu'à maintenant, la bestiole n'a pratiquement pas quitté la salle de bain, où se trouve la caisse à sable et la gamelle de croquettes. Mais Golo et elle se sont rencontrées, dans cette même salle de bain, et l'entrevue s'est déroulée sans agressivité notable. Les présentations ont également eu lieu avec Charlus, mais plus brièvement, et rien de rédhibitoire ne s'est produit.

– Mort de Johnny H. et aucun appel de FD pour me demander quoi que ce soit. Je crois que je puis faire une croix (sauf peut-être aux périodes de vacances) sur l'hebdomadaire. Il me reste à souhaiter que les hors-série continuent, ce qui semble être prévu pour 2018. Pour ceux-ci, il n'y aurait aucun intérêt financier à se passer de mes services dans la mesure où les salariés de la rédaction exigeraient eux aussi d'être pigés pour y écrire ; il en va évidemment autrement pour l'hebdo.


Jeudi 7 décembre

Cinq heures. – Passé une partie de la journée à lire le recueil de textes de ce prêtre argentin (mort) dont j'ignorais encore l'existence il y a deux jours, Leonardo Castellani. Je dis “une partie” car, dès que Catherine et sa fille sont présente dans la maison, le fait qu'elles parlent sans presque de cesse m'empêche absolument de lire, et je suis alors contraint de me rabattre sur les mots croisés. J'ai tout de même réussi à profiter de leurs siestes respectives pour finir le livre, lequel fait regretter qu'il n'existe rien d'autre de traduit du “curé fou”, comme l'appelaient ses ennemis, lesquels étaient semble-t-il assez nombreux. Mais, au moment où j'attaquais la correspondance de Marie Noël et de l'abbé Mugnier, les siestes se terminaient… Pour me venger, je suis venu devant cet écran et j'ai commandé deux livres – en fait trois – : L'Europe au XIXe siècle de Benedetto Croce ainsi que Le Déclin de l'Occident de Spengler (deux volumes), que j'ai toujours renâclé à m'offrir en raison de son prix. Mais puisque Noël approche, n'est-ce pas… Et j'attends toujours le premier “nœud” de La Roue rouge de Soljenitsyne.


Samedi 9 décembre

Quatre heures.–  En principe, nous devrions, à cette heure, nous trouver chez ma sœur et son homme, à Ermenouville – plus exactement, nous devrions nous apprêter à en repartir. Mais comme le señor Météo nous avait annoncé de la neige (la rue de l'Église était blanche ce matin), j'ai préféré renoncer à l'expédition : je nous voyais mal rester coincés là-bas, alors qu'Élodie est censée prendre son avion pour Québec demain matin.

– Je lis depuis ce matin un roman de Patrice Jean, écrivain dont j'ignorais l'existence, L'Homme surnuméraire. C'est plutôt bien, on pense souvent à Houellebecq mais en restant tout de même, me semble-t-il, à l'étage en dessous. Sinon, Soljenitsyne et Spengler sont arrivés ensemble ce matin : deux pavés dont je me demande si je n'ai pas présumé de mes forces en les achetant…

– À partir de demain, retour à la normale, c'est-à-dire à des soirées sans alcool, ce qui ne nous fera pas de mal. J'ai d'ailleurs décidé de ne plus boire une goutte d'ici la Noël, et aussi de passer sous la barre des 90 kg avant le premier janvier (je suis remonté à 91…) : on voit que mes résolutions de début d'année restent fort modestes.


Mercredi 13 décembre

Sept heures dix. – Si je veux que ce journal continue, il va falloir que je change mes habitudes, en y venant plus tôt dans la journée : je n'ai plus, désormais, le courage ni l'envie d'y consigner quoi que ce soit à cette heure-ci, soit entre le dîner et le début de la soirée de télévision. La matinée serait peut-être le bon moment, à voir.

– Après environ trois cents pages, je me suis résigné à abandonné Août 14, le premier “nœud” de La Roue rouge de Soljénitsyne : ces interminables chapitres de stratégie militaire ont eu raison de ma ténacité. D'autant que les quelques personnages “romanesques” esquissés durant les premières dizaines de pages semblent avoir disparu corps et bien. Je me demande combien de lecteurs, en dehors de Michel Desgranges, sont venus à bout des huit volumes de ce machinécrasant. Je dis “machin” car, vraiment, je ne sais pas comment le qualifier : si c'est un roman, il est manifestement raté ; si c'est un travail d'historien, pourquoi brouiller les pistes avec du romanesque embryonnaire ? Je suis sans doute trop conformiste… Il y a aussi, je crois, le fait que, si l'histoire récente de la Russie m'intéresse, et celle du communisme itou, elles ne me passionnent cependant pas assez pour envisager de ramer durant plus de cinq mille pages serrées. Pour effacer cette expérience avortée (ce qui me laisse toujours un arrière-goût désagréable et peu valorisant), j'ai commencé tout à l'heure L'Europe au XIXe siècle de Benedetto Croce : pour l'instant, j'ai l'impression de comprendre à peu près ce que je lis… Je dois dire que je n'ai pas beaucoup de chance avec mes lectures en ce moment. Avant Soljénitsyne, je m'étais donc farci ces deux romans français dont j'ai fait, lundi, un billet sur le blog : L'Homme surnuméraire et L'Art des interstices, qui ne m'ont emballé ni l'un ni l'autre. Encore avant cela, La Femme d'ambre de Gomez de la Serna : abandonné aux environs de la moitié. Et, ce matin, Arène sanglantes de Blasco Ibañez : abandonné avant d'atteindre sa centième page. Je crois que je vais finir par me remettre aux San-Antonio, si je continue sur cette pente descendante.


Samedi 16 décembre

Sept heures dix.– Nous sommes, depuis hier, nantis d'un enclos à poules, lequel occupe la partie droite de la maison, quand on regarde la rue, précisément entre le portail et le coin formé par l'avancée vers la haie mitoyenne de la cuisine. Cela devrait nous éviter de marcher dans leurs merdes dès que nous sortons de la maison, et à Charlus de les déguster.

– Ma période de “flottement” continue, pour ce qui est des lectures. Je ne m'en inquiète pas dans la mesure où c'est un phénomène qui se produit régulièrement depuis des dizaines d'années, et qui ne dure jamais très longtemps. En attendant que le goût me revienne des découvertes, j'occupe le terrain en relisant paresseusement quelques vieilleries : le Gustave Flaubert de Thibaudet, le Marcel Proust romancier de Bardèche… Comme disait l'autre : en période de crise, se replier sur ses minima.

– J'ai également peut-être trouvé un nouveau travail “d'appoint” : j'ai été contacté par Laurence P., connue il y a une quinzaine d'années à FD et qui a fait son chemin puisque la voilà directrice de trois rédactions, pas moins. Il s'agirait d'un nouveau journal (dont je n'ai pas compris avec certitude s'il serait sur papier ou seulement en ligne ; mais je penche pour la seconde hypothèse) ; on me fournirait la “matière brute” et ce serait à moi d'en faire de jolis petits articles attractifs. Je ne dis pas ici dans quel domaine ce nouveau magazine doit se spécialiser car Laurence m'a demandé le secret. Donc : tombeau. En tout cas, à l'heure où ma participation à FD tend à se raréfier, ce serait tout à fait bienvenu. D'autre part, comme Lagardère n'est pour rien dans l'affaire, cela me permettrait de travailler à visage découvert, sous mon nom, en tant que journaliste “encarté”, et donc de bénéficier de l'abattement fiscal forfaitaire de 7650 €, ce qui n'est nullement à négliger.

– Hier, anniversaire de ma “petite” sœur : 53 ans.


Mardi 19 décembre

Sept heures vingt.– Mon nouveau job semble se préciser : j'ai rendez-vous après-demain, en banlieue sud, au siège du groupe de presse concerné, avec la responsable du projet auquel je vais peut-être participer (mais on n'a pas encore parlé d'argent…). Même si ce déplacement n'aboutit à rien, ce sera toujours l'occasion d'aller acheter quelques produits asiatiques chez Tang puis d'aller déguster une soupe phò dans l'un des restaurants vietnamiens de l'avenue d'Ivry, assidûment fréquentée par moi entre 1985 et 1990 approximativement.

– N'ayant toujours pas le goût de me lancer dans de nouvelles lectures, j'ai repris tout à l'heure le Balzac et son monde de Félicien Marceau : je serais bien surpris, après ça, si je n'avais pas envie de relire une demi-douzaine de Balzac.


Vendredi 22 décembre

Sept heures vingt.– J'ai dû noter, plus haut dans ce journal, que je m'avouais vaincu face au nouveau logiciel “Blurb” et que je renonçais à imprimer désormais tout livre. Tout de même, j'ai demandé à Catherine – plus maligne ou moins sotte que moi en ces matières – de voir si elle ne pouvait pas me débloquer. Elle a tenté sa chance ce matin et n'est parvenue à rien. Néanmoins, elle a eu la phrase magique : « Pose une question auprès du service d'aide, ils répondent toujours. » J'ai obéi docilement et, ce faisant, on m'a proposé un certain nombre d'articles “débloquants”, qui m'ont en effet débloqué : après y avoir passé l'essentiel de l'après-midi, mon Retour au camp de base (suite de En territoire ennemi, qui ne sera pas pas mise en vente) est presque achevé. Cela va donner un livre de format “poche” d'environ 350 pages, que je ferai imprimer dès demain à quatre ou cinq exemplaires.

– Côté Balzac, je suis en passe de finir le livre de Félicien Marceau et, bien entendu, l'envie de relire Balzac lui-même s'est faite impérieuse : j'ai ressorti de son rayonnage Le Cabinet des antiques qui sera probablement commencé demain matin, et que j'alternerai avec le volume de Gide en Pléiade consacré à ses articles et essais critiques, reçu avant-hier.

– J'ai passé, hier, une pure “journée de merde” : trois quarts d'heure d'entretien au siège banlieusard de ce grand groupe de presse européen qui sollicite mes services rémunérés, contre quatre heures d'embouteillages, pour y aller et en revenir. La cerise sur ce gâteau malodorant a été de retourner ensuite à Évreux pour y récupérer Liselotte, laquelle se faisait coquettement changer le pare-brise. On subodore que tout cela a entraîné un apéritif non prévu, et on a raison de le subodorer. Il faut noter tout de même que l'entretien lui-même a été plutôt positif et laisse espérer que, dans l'année qui se profile, quelques dizaines de milliers d'euros tomberont dans mon escarcelle. Mais enfin, rien n'est fait. Au plus fort de l'énervement (parti une heure trop tôt, je suis finalement arrivé à mon rendez-vous avec six ou sept minutes de retard, ce dont j'ai horreur), j'éprouvais une certaine forme de jouissance, à me dire que j'étais désormais, sauf cas exceptionnel comme aujourd'hui, dispensé de plonger dans ce cloaque qu'est la région parisienne.


Dimanche 24 décembre

Onze heures du matin.– Quel bonheur de revenir à Balzac ! C'est une sorte de joie tranquille, apaisante, de type de celle que l'on éprouve, après une absence longue et agitée, à se retrouver chez soi. Je savais de quel Balzac j'avais envie : celui des Scènes de la vie de province. Après quelque hésitation, j'ai piqué droit sur Alençon, pour y retrouver le Cabinet des antiques. J'avais en grande partie oublié à quel point le  personnage central de cette histoire n'est pas le marquis d'Esgrignon, ni sa sœur Armande, ni même ce plat crétin de Victurnien : c'est Chesnel, le notaire dévoué jusqu'à l'aveuglement à la vieille famille d'Esgrignon, dont la faute majeure, aux yeux de Balzac, est de s'obstiner à vivre comme si l'on était encore en 1788 alors que nous sommes, au début de l'histoire, en 1822. C'est d'ailleurs cette obstination à ne pas voir les réalités et les changements du monde qui fournissent le terreau où vont germer, puis grandir et proliférer, les catastrophes provoquées par le pâle Victurnien, qui est une sorte de Rubempré n'ayant même pas l'excuse d'un vague petit talent littéraire. Ce fat dandy n'est en fait que l'étincelle qui permet à Balzac d'enflammer Alençon et de mettre en mouvements les nouveaux mécanismes sociaux et économiques, dans les rouages desquels le vieux marquis d'Esgrignon ne peut qu'être broyé, sans même s'en rendre compte : personnage à la fois comique et attendrissant. Le notaire Chesnel est, lui, une figure tragique en ceci qu'il se retrouve écartelé entre deux mondes et qu'il en souffre affreusement : d'un côté l'ancien domestique de la maison d'Esgrignon, qui est prêt à se jeter dans le feu pour n'importe lequel des membres de cette famille qu'il révère ; de l'autre, le notaire prudent et avisé qui comprend parfaitement le monde nouveau, mais se trouve frappé d'impuissance dès qu'il s'agit de sauvegarder les intérêts de ses anciens maîtres, quitte à s'opposer à eux, même de manière déférente. Quant à Victurnien, c'est un brillant jeune homme, excellemment éduqué, mais aveuli par une enfance d'enfant gâté, et surtout par une enfance où il a manqué une mère (on se souvient que Lucien Chardon, lui, a vécu une enfance sans père, ce qui a produit chez lui des résultats à peu près similaires). Dès que j'en aurai fini avec ce Cabinet, je quitterait Alençon par la route d'Orléans, où je ne m'arrêterai pas, piquant droit sur Issoudun où m'attendent La Rabouilleuse et le répugnant Philippe Bridau – qui, on s'en souvient, est le frère aîné du peintre Joseph Bridau : encore deux garçons élevés sans autorité paternelle, si ma mémoire ne me joue pas de tours.

– Ce soir, petit apéritif dîniforme, avec homard, caviar et pouilly – et champagne pour Catherine, qui a la faiblesse d'aimer cette stupide et prétentieuse boisson gazeuse.


Lundi 25 décembre

Quatre heures.– Notre petite sauterie d'hier soir fut aussi réussie que brève (réussie parce que brève ?) Catherine avait préparé le homard de deux manières, “asiatiques” l'une comme l'autre : sous forme de rouleaux de printemps, froids donc, et sous forme de nems, chauds ; j'ai trouvé que les seconds rendaient davantage justice au crustacé. Nous avions fait sauter les bouchons vers six heures et demie, deux heures après tout était consommé, et nous nous retrouvions devant la télévision ; un épisode de Dexter plus tard nous étions au lit.

– J'ai terminé tout à l'heure La Rabouilleuse, roman aussi riche que dans mon souvenir, sans doute davantage même, et j'ai aussitôt commencé Les Employés… avant de m'endormir dessus. Quand je me suis éveillé de cette pourtant courte sieste, cet animal de Charlus avait trouvé le moyen, et le temps, de pisser et de chier dans la salle à manger. C'est d'autant plus bizarre que, désormais, je trouve la maison propre en me levant matin, alors qu'il vient d'y passer toute la nuit. Comme il aura quatre mois demain, j'espère tout de même que nous sommes proches de la disparition complète de ce genre de petits “accidents”.


Mercredi 27 décembre

Sept heures vingt.– Je poursuis, sans essoufflement, mon ascension de divers sommets du massif balzacien. Depuis hier : L'Interdiction puis Le Contrat de mariage. Et, tout à l'heure, j'ai commencé Une ténébreuse affaire, laquelle risque de le rester encore pour moi : lors de mes deux précédentes lectures, je me souviens de n'avoir à peu près rien compris à ce roman qui fait partie, comme on sait, des Scènes de la vie politique. On verra si j'ai plus de chance cette fois-ci. Quand j'en ai assez de Balzac, je reste avec Balzac, en relisant, avec plus ou moins d'attention, c'est selon, des livres écrits autour de lui : après celui de Félicien Marceau, qui a déclenché ce retour l'écrivain, les différents textes qu'Alain lui a consacrés tout au long de sa vie, puis l'essai de Curtius – un poil emmerdant – et demain, sans doute, les écrits de Michel Butor. Une chose me semble déjà certaine : je me lasserai de ces gloses avant d'être rassasié de Balzac lui-même. Cela dit, après Le Curé de village, qu'Alain m'a donné envie de relire, j'essaierai d'en rester là car deux Américains sont arrivés ce matin : Joyce Carol Oates (trois romans d'un coup…) et John Updike (un seul) ; je ne les ai jamais lus, l'un ni l'autre.


Vendredi 29 décembre

Sept heures et demie.– Je continue mes “panachages” balzaciens. Le matin, Balzac lui-même (aujourd'hui Le Député d'Arcis ; demain Le Curé de village) et, l'après-midi – entre deux siestes… – des livres écrits autour de Balzac ou sur lui, ou sur son œuvre. C'est ainsi que je me suis replongé dans le Balzac romancier de Bardèche, dont j'avais tout à fait oublié que je le possédais. Tout ce qu'il montre des débuts de Balzac, du Balzac d'avant Les Chouans, de la façon dont il est en quelque sorte sorti de la littérature de l'époque de sa jeunesse (c'est-à-dire de l'Empire), tout cela est à la fois très éclairant et un peu ennuyeux ; ce qui peut paraître paradoxal, voire aporétique, mais je me comprends. Dans mon enthousiasme sénile, j'ai également tenté de relire le Balzac et le réalisme français de Georg Lukàcs, mas, ça, ce n'est vraiment pas possible : cette phraséologie marxiste, qui consiste à ne pas pouvoir écrire dix lignes sans y fourrer au moins une fois les mots “bourgeois” et “capitalisme”, c'est devenu illisible. Encore Lukàcs passe-t-il pour l'une des lumière du marxisme critique : on se demande dans quels abîmes pouvaient bien grenouiller tous les autres qui ne le valaient pas. On referme le livre au bout d'une cinquantaine de pages, en éprouvant une vague pitié pour son auteur, et surtout pour les générations de lobotomisés universitaires qui se sont ingurgité sans broncher des tartines aussi bourratives. On imagine assez bien Balzac, les deux mains sur sa généreuse panse, éclater de ce rire dont ses contemporains affirment qu'il était particulièrement communicatif ; avec, en arrière-plan, en contrepoint, le ricanement de Flaubert.

– Sinon, après avoir tout transporté dans un document Word (sauf décembre), j'ai commencé à relire mon journal de l'année qui se termine après-demain, afin, as usual, d'en faire un livre Blurb pour l'auteure de mes jours. Il devrait avoisiner, ce cru 2017, les cinq cent mille signes. Mais comme je ne me souviens nullement à combien j'arrivais les années précédentes, je ne puis en tirer aucune conclusion.

– Regain d'activité du côté de FD, probablement à cause des vacances de fin d'années : je vais avoir écrit trois articles pour le prochain numéro, alors que voilà des mois (depuis la fin des vacances d'été, en fait) qu'on ne me demandait plus rien pour l'hebdomadaire.

– Je ne sais plus si j'ai noté ici que, d'un commun accord spontané, Catherine et moi avons décidé de zapper le réveillon de dimanche prochain, trouvant que celui de Noël était bien suffisant. On devient d'un raisonnable qui ferait presque peur.


Samedi 30 décembre

Quatre heures.– Je me suis sans doute montré trop sévère (trop partial ?), hier, avec mon critique marxiste : son petit livre sur Balzac est émaillé de vues originales, d'idées pertinentes, d'observations justes, etc. Mais tout cela est alourdi, rendu indigeste par l'épais badigeon marxiste à quoi il est, j'imagine, tenu. C'est comme dans les restaurants médiocres, où il faut longtemps et beaucoup touiller la sauce pour découvrir les morceaux de poisson qui s'y dissimulent.

– Plongé dans Le Curé de village depuis six heures ce matin : admirable. Du coup, je n'ai pas écrit le premier des deux articles que je dois à FD (mais j'ai tout de même “dépouillé” la documentation et schtroumpfé un petit plan…). Heureusement, j'ai un sursis jusqu'à lundi soir.


Dimanche 31 décembre

Sept heures dix.– Nous avons déjà vécu des réveillons de nouvel an fort sommaires, commencés tôt et terminés pareillement ; mais pas de réveillon du tout, sans même un verre de quelque chose à peu près buvable, je crois bien que c'est la première fois en 27 ans. En plus, volontairement et sans le moindre regret. Ça sent quand même un peu le début de la fin. Pour ce qui est de mes lectures, je clos l'année avec Eugénie Grandet, ce qui n'est pas si mal.

Janvier 2018

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QUITTER BALZAC








Lundi 1er janvier

Sept heures vingt. – J'ai terminé l'année dernière avec Balzac, j'ai commencé celle-ci avec Balzac : c'est ce qui s'appelle un franchissement sans à-coup (orthographe incertaine…). Je suis simplement, aux environs de six heures et demie du matin, passé d'Eugénie Grandet aux Paysans. En me levant, trois quarts d'heure plus tôt, j'ai eu une pensée consternée pour les lointaines années où, à cette même heure, je n'étais même pas encore couché, après avoir passé une nuit déprimante – déprimante surtout avec le recul du temps, d'ailleurs. En revanche, j'étais ravi de m'être, hier, couché à dix heures du soir, et d'être conséquemment en pleine forme à six heures du matin, avec l'impression d'être le seul humain vivant dans tout Le Plessis, plongé dans un silence qui paraissait ne jamais devoir finir. Mais, bien entendu, comme toutes les choses précieuses il a fini.


Mardi 2 janvier

Sept heures et demie. – Passé l'essentiel de la journée avec Honoré. Les Paysans est vraiment un extraordinaire roman : la prolifération des personnages, le grouillement de la vie, l'enchevêtrement des intrigues des uns et des autres au gré de leurs intérêts, tantôt divergents, puis convergents, avant de s'opposer à nouveau, la description précise des combines et des montages financiers, les luttes d'influence, les alliances, économiques, matrimoniales ou autres ; tout cela forme un ensemble proprement hallucinant, d'où se dégage finalement, avec une acuité inégalée je crois, le tableau de la chute inexorable non seulement de l'aristocratie mais aussi de la grande bourgeoisie foncière qui pensait se substituer à elle. Un maître livre, comme auraient dit mes confrères du XIXe siècle.

– Appelé ma mère, qui a eu 85 ans ce jour. Sur un signe de Catherine, je me suis abstenu de parler de notre déjeuner chez Isabelle et Olivier, le 11 ou le 12, j'ai oublié, puisqu'il semble que ce soit une surprise pour elle. Normalement, Blurb m'a averti que je devrais recevoir mes cinq exemplaires de Retour au camp de base demain. Je n'arriverai donc pas les mains vides à Ermenouville.


Mercredi 3 janvier

Sept heures et quart. – Comme ils étaient acheminés par UPS – maison sérieuse – et non par la Poste – pétaudière tiers-mondiale –, mes exemplaires de Retour au camp de base sont arrivés comme prévu et annoncé, aujourd'hui en milieu d'après-midi. J'ai très rapidement feuilleté le volume, qui ne semble pas comporter de bévues majeures. Ce qui m'ennuie le plus est que, dans le nouveau logiciel Blurb, ni Catherine ni moi n'avons trouvé comment écrire quelque chose sur le dos du livre, alors que cela se faisait très facilement avant. On tâchera de faire mieux pour le journal 2017, dont je pense qu'il va s'appeler Bergotte et Charlus, et qu'il sera dédié à la mémoire de Balbec. Un journal 100 % canin, donc.

– Pas tout à fait fini Les  Paysans– mais c'est un roman assez volumineux et qui demande à être lu avec attention, si on ne veut pas se perdre rapidement au milieu de tous les personnages, et surtout de leurs encore plus nombreux liens, de parenté ou autres. Quoi qu'il en soit, j'ai décidé d'en finir avec Balzac dès que ce livre-là sera terminé. Je ferai alors un bond par-dessus l'Atlantique nord, pour aborder soit John Updike, soit Joyce Carol Oates, jamais lus ni l'un ni l'autre. À moins que le livre de Pierre Manent sur Tocqueville ne  me soit livré demain matin, auquel cas il constituerait un excellent “sas de décompression” non romanesque.


Jeudi 4 janvier

Sept heures vingt. – Comme je le disais dans le court billet que j'ai mis ce matin sur le blog, succéder à Balzac n'est pas chose facile. Dans un premier temps, c'est John Updike qui s'y est cassé les dents. Et, là, après environ 150 pages lues, c'est le Nous étions les Mulvaney de Joyce Carol Oates qui va passer à la trappe ; ou tout au moins au purgatoire (avec Updike) : je tâcherai d'y revenir lorsque se sera dissipé cet “effet Balzac” qui les fait tous – les romanciers – paraître si pâles. Je vais créer une sorte de sas de décompression grâce à Pierre Manent, dont j'ai reçu deux livres ce matin : un essai sur Tocqueville et une histoire culturelle du libéralisme. Voilà qui devrait me remettre d'aplomb.

– J'ai fini de relire le journal de 2017 et j'ai même, “dans la foulée”, créé le livre Blurb chargé de le matérialiser, livre pour l'instant virtuel dans lequel j'ai enfourné les six premiers mois de l'année, ce qui représente un peu plus de deux cents pages (mais je pense que j'ai moins écrit durant les six derniers mois). Il va s'intituler Bergotte et Charlus, et sera donc tout naturellement et très logiquement dédié à la mémoire de Balbec : on n'est pas plus gâteux et satisfait de l'être. (Gâteux, je m'en aperçois à l'instant, au point de répéter presque mot à mot ce que j'ai déjà noté hier…)


Vendredi 5 janvier

Sept heures dix.– Il n' y a, finalement, que deux sortes d'athées : ceux qui, à mon instar, vivent leur absence de foi comme un manque, et les autres, les militants, qui s'en targuent comme d'une conquête, la brandissent comme une supériorité. Nous sommes au fond comme des unijambistes : certains reconnaissent avoir perdu une jambe, et s'efforcent de faire sans, cependant que les autres clament leur fierté de s'être débarrassé d'une jambe.

– Après ma double expérience américaine peu heureuse (Updike et Oates), et bien qu'ayant passé ma journée à lire le petit livre de Manent sur Tocqueville et la nature de la démocratie, j'ai bien dû m'avouer vaincu et reconnaître qu'Honoré était plus fort que moi : discrètement, presque piteusement, je suis venu ici extraire de son rayonnage le troisième volume de la Comédie humaine ; puis, retour au salon, je me suis plongé dans la lecture d'Albert Savarus.


Samedi 6 janvier

Quatre heures.Re – Journée passablement narcissique, dans la mesure où j'en ai passé la plus grande partie à relire Retour au camp de base. Narcissique et stupide, donc, puisque les textes qui composent le volume avaient déjà été abondamment relus et amendés au moment de la confection blurboïde. Mais n'importe quel pseudo-écrivain vous le confirmera : quand c'est imprimé, c'est pas pareil. Je suis assez content de n'y avoir relevé que très peu de fautes, et une seule grosse bévue (deux textes qui s'enchaînent au lieu que le second passe à la page suivante). En revanche, il y a une bizarrerie : dans au moins les trois quarts des textes, le corps du dernier paragraphe est plus petit (je pense qu'il passe de 13 à 12), et je ne comprends pas pourquoi. D'un autre côté, comme personne ne lira ce livre, que ma mère et Catherine, ce n'est guère gênant. Mais tout de même…

– Je ne me suis pas occupé entièrement que de moi-même, puisque, après Albert Savarus (roman qui ne m'a pas enthousiasmé, bizarrement construit ; un Balzac de moyenne cuvée), j'ai lu quelques dizaines de page d'Une double famille. J'y retourne d'ailleurs de ce pas.


Dimanche 7 janvier

Une heure.– C'est une chose curieuse, que ces blocages que l'on peut faire sur certains livres. Dans mon cas, il s'agit toujours de romans ; et pas de ceux qui m'arrivent vierges de toute réputation ou presque : ceux-là, s'ils me rebutent, je les abandonne sans le moindre regret après quelques dizaines de pages, parfois un peu davantage, et en général n'y reviens plus. Non, je parle de ces ouvrages qui s'avancent tout auréolés d'une réputation plus que flatteuse, de ces œuvres consacrées par les siècles, etc. Quand l'un d'eux me repousse, se ferme, j'ai tendance, je crois, à prendre cette fin de non-recevoir comme un affront ; ou une provocation teintée d'ironie plutôt condescendante (« Allons, ne fais pas cette tête-là : tu auras peut-être plus de chance avec moi la prochaine fois, qui sait ? »). De fait, en général, je m'obstine. Et c'est pour m'apercevoir que ce que j'ai nommé “blocage” se comporte en fait plutôt comme un barrage hydraulique. Durant des années je patauge du côté du réservoir ; trois, quatre, cinq fois, je reviens buter contre le mur de béton convexe sans parvenir à trouver le sas qui me permettrait, l'empruntant, d'aller ensuite descendre sans effort le tranquille cours d'eau qui s'enfuit derrière.

Et puis, un jour, “ça passe”. Parfois avec difficultés et sans grand agrément. Ainsi, il y a cinq ou six ans, peut-être dix, je suis enfin venu à bout de Sous le volcan de Malcolm Lowry ; mais ce fut sans plaisir, par le seul jeu de la volonté, en me demandant jusqu'à la dernière page ce que je foutais là. D'autres fois, c'est nettement plus gratifiant. Ainsi de l'Ulysse de Joyce, abordé sept fois et six fois abandonné avant la centième page. La septième tentative fut la bonne et j'y pris un réel plaisir. Mais il faut dire que, peu avant, durant l'escale qu'il fit chez nous à son retour du Québec, Ygor Yanka, par sa persuasion enthousiaste, m'avait habilement ouvert deux ou trois vannes de ce barrage-là, ce qui m'a évidemment facilité la nage.

Dans certains cas, la chose est si nette et si soudaine que j'ai plutôt l'impression que, sans que j'y aie auparavant repéré la moindre faille, c'est le barrage tout entier qui cède d'un coup. C'est ce qui est en train de se produire avec Moby Dick, que je tente vainement de lire depuis trente ou quarante an (je n'essaie pas tous les matins, évidemment…), sans jamais être parvenu à dépasser la première cinquantaine de pages. Je ne saurais même pas dire pourquoi j'ai repiqué au truc avant-hier en fin de journée, au sortir de Balzac. Eh bien, non seulement, des sept cents et quelques pages du roman je m'apprête à franchir le cap de Bonne-Espérance (le passage du premier au second tome), mais je me demande comment j'ai pu être arrêté par ce livre durant autant d'années. Du coup, tout fiérot de cette victoire, j'ai ressorti de son étagère le Nostromo de Conrad (barrage particulièrement solide aussi) ; et, si l'état de grâce se prolonge avec lui, j'enchaînerai avec Faulkner, dont les romans, jusqu'à présent, ne m'ont jamais été qu'un archipel de barrages, si je puis dire. Si tout se passe bien, je devrais finir par mourir en haute mer.


– À part ça, j'ai terminé de finaliser (oui, et alors ? À tant faire que de jargonner, autant y aller à fond, non ?), de finaliser, disais-je, mon journal 2017, dont j'ai commandé trois exemplaires et que je ne mettrai pas en vente. Du reste, je crois que je vais supprimer tous les livres de la colonne de gauche du blog : ça ne rime à rien, cette espèce de devanture d'épicier, quand personne n'a seulement l'idée de pousser la porte de l'échoppe.


Lundi 8 janvier

Quatre heures.– On dirait que je me suis, hier, un peu trop pressé pour cocoriquer que j'avais enfin vaincu Moby Dick : ce matin, entre six et sept, après en avoir terminé avec les 370 pages du premier volume, j'ai abandonné cette maudite baleine à son sort. Je crois que, décidément, les histoires de marins m'emmerdent, même quand elles sont prétexte à autre chose, comme c'est évidemment le cas ici. J'ai aussitôt commencé Nostromo. À l'issue de la première partie (110 pages), je pense être en mesure de continuer encore un peu (on notera la prudence…). Pendant ce temps, notre nouvelle femme de ménage (ne devrait-on pas dire plutôt : une personne de ménage, afin de ne stigmatiser… personne ?) est en train d'essuyer les plâtres, si je puis dire. Espérons qu'elle sera moins pénible que la précédente.

– Demain, petit aller-retour express à Neuilly ; il s'agit de véhiculer Catherine chez son glandologue attitré, puis de la ramener à bon port.


Mercredi 10 janvier

Sept heures vingt. – Aller-retour à Levallois hier, comme annoncé avant-hier ; ce fut pour apprendre de la bouche d'or de l'endocrinologue que la thyroïde de Catherine était venue à résipiscence et fonctionnait de nouveau tout à fait normalement ; donc, arrêt du traitement… jusqu'à la prochaine éventuelle récidive. Pendant ce temps, Charlus nous a gratifié, à tout juste quatre mois et demi, de sa toute première maladie (la seconde si l'on considère que la vie elle-même en est une) : une superbe gastro qui l'a incité, durant près de quarante-huit heures, à vomir tout ce qu'il mangeait et à répandre quelques flaques de diarrhée sur les parquets que la nouvelle femme de ménage venait tout juste de remettre à neuf. Visite chez le vétérinaire, piqûre, cachets et, le moins drôle pour la malheureuse bête, diète presque complète tout aujourd'hui et repas encore très réduits demain. Mais, ce jour, aucun vomissement ni diarrhée n'a été à déplorer. J'ai tout de même vécu plus de 24 heures dans la hantise d'une mort subite, à me mettre la rate au court-bouillon avec des questions sans réponses, du genre : que ferons-nous s'il meurt ? Reprendre tout de suite un nouveau chiot ? Jeter l'éponge ? Etc. Évidemment, de son côté, Catherine était en proie aux mêmes interrogations métaphysiques. Sa conclusion fut sans appel : « En tout cas, si le pioupiou meurt et qu'on en reprend un autre, pas question de l'appeler Charlus ! » J'étais arrivé à la même : on a beau ne pas être superstitieux, il y a tout de même des limites.

– J'ai finalement abandonné Nostromo peu après la deux-centième page, pour cause de vague ennui de l'histoire qui m'était racontée. Je me demande si  je ne serais pas, déjà, en pleine sénescence. Pour me remettre, j'ai lu d'une traite Les Braises, roman relativement court d'un écrivain hongrois que je ne connaissais que de nom : Sándor Márai (et, à cause de ce Magyar, me voilà obligé de réactiver mon clavier espagnol !).


Samedi 13 janvier

Huit heures.– Nous avons passé la journée chez ma sœur et Olivier, ainsi, bien entendu qu'avec ma mère, qui vit à côté. Quand je dis la journée : nous sommes arrivés là-bas peu après onze heures et demie, et à quatre heures nous en repartions, pour l'excellente raison que je supporte de moins en moins bien la conduite de nuit ; à quoi il faut bien sûr ajouter les trois heures de voiture pour aller et revenir. Le résultat est que, en arrivant à la maison, vers cinq heures et demie, j'étais proprement lessivé, exactement comme si j'avais conduit durant mille kilomètres, après avoir dormi trois ou quatre heures suite à une bringue d'anthologie ; et tout cela sans rien boire d'autre que les deux verres de vin blanc qu'Olivier m'a servis à l'apéritif. Mais il se passe que les conversations m'assomment de plus en plus (au sens propre : elles me font le même effet qu'un coup de gourdin derrière la nuque, ou à peu près). Pourtant, là, on ne peut pas dire que j'ai eu à supporter un brouhaha infernal : Olivier a toujours été un taiseux, je parle moi-même de moins en moins ; quant à ma mère, qui a été une grande causeuse, elle ne dit quasiment plus rien, on ne sait même pas si elle écoute encore ce qui se dit (il faudra bien entendu supprimer cette phrase dans la version “papier” de ce journal, que je lui apporterai dans un ans, tout comme aujourd'hui je lui ai donné celui de 2017…) . Donc, les conversations en questions se ramenaient à un dialogue, souvent drôle d'ailleurs, entre Isabelle et Catherine : pas de quoi en ressortir lessivé ; et pourtant, lessivé je suis bel et bien.

Moment drôle toutefois : celui que Charlus et Jasmine, la levrette d'Isabelle et Olivier, ont passé – après avoir surmonté les préventions initiales de la femelle locale – à se courir après dans le jardin. Voir ce gros pataud de Charlus tenter de rattraper à la course un lévrier, lequel saute un muret d'un mètre comme s'il s'agissait d'une marche d'escalier, valait à à soi seul le déplacement.

(Je vais m'interrompre maintenant. Si je continuais à écrire, comme j'en ai plus ou moins envie, c'est de ma mère que je parlerais ; ou plutôt de moi en face d'elle, maintenant à chaque fois, en face de cette femme qui ne parle plus, ou plus guère, dont je dois faire des efforts de plus en plus grands pour la relier à celle qu'elle fut. Il faudrait que je creuse, pour faire venir des mots et des phrases dont je ne dois pas avoir très envie qu'ils apparaissent. Lâcheté peut-être.)


Lundi 15 janvier

Sept heures vingt. –  La semaine dernière, je l'ai peut-être noté ici, j'ai abandonné un roman de Joyce Carol Oates – c'était mon premier d'elle – après une centaine de pages, peut-être un peu plus ; il s'intitulait Nous étions les Mulvaney. Comme, à la suite de je ne sais quelle pulsion imbécile j'avais acheté trois romans d'elle d'un seul coup, je me suis dit que si je ne voulais pas me sentir trop con, il fallait au moins que je tente ma chance avec l'un des deux restants. Bonne pioche, cette fois : j'ai avalé d"un coup, non ma soupe aux vermicelles comme l'oncle de Boris Vian, mais les 550 pages de  ce livre qui s'appelle Les Chutes et qui, comme son titre ne l'indique pas forcément, se passe à Niagara Falls. Titre non mensonger d'ailleurs, car les chutes en question sont omniprésentes et jouent un grand rôle dans l'histoire qui est contée ; sans même parler du sens métaphorique du mot, qui est lui aussi fort sollicité. Du coup, j'ai enchaîné directement avec le troisième, Blonde, qui est une assez étonnante vie imaginaire de Marilyn (oui, Monroe, évidemment ! Il y en a d'autres, des Marilyn ?), une sorte d'existence rêvée mais tout de même basée sur la biographie de la vraie, et qui se déploie sur plus de mille pages. Là encore, un livre étonnant, peut-être moins prenant que Les Chutes, mais je n'en ai lu que deux cents pages, soit à peine le cinquième…

– Je ne sais pas ce qui se passe depuis que j'ai abandonné, voilà quelques jours, mon vieux clavier Mac pour celui sans fil que j'avais d'abord remisé parce qu'il ne comporte pas de clavier “comptable” sur le côté droit, mais de temps en temps, quand je lève les yeux vers l'écran, je constate que je viens d'écrire mes deux ou trois dernières phrases en un étrange charabia : c'est que j'ai, sans bien entendu le vouloir ni savoir comment, sauté du clavier français à l'espagnol. Je suppose que l'un de mes doigts enfonce par erreur une des touches périphériques, dont la fonction est justement de me faire passer rapidement d'un clavier à l'autre ; ce qui doit être fort pratique quand on sait de quelle touche il s'agit, ce qui n'est pas encore mon cas. C'est un peu énervant.


Mardi 16 janvier

Sept heures.– En début d'après-midi, aller-retour à Neuilly-Plage pour ma consultation bisannuelle chez le Dr J.-D., mon distingué cardiologue : électrocardiogramme puis échographie. Tout va pour le mieux, j'ai quasiment un cœur de nourrisson… à quelques détails près évidemment. Mais enfin, mon importante perte de poids (lorsque je suis devenu son patient, je flirtais avec les 110 kg et me voilà rendu à 88) fait que  le précieux organe est même en meilleur état que précédemment, pour avoir rétréci en je ne sais plus laquelle de ses parties (un ventricule quelconque, je crois bien). Tout cela avec 14/7 de tension et un pouls à 59.


Mercredi 17 janvier

Sept heures vingt.– Finalement, la vraie fausse Marilyn de Mme Oates a eu raison de moi : je lui ai dit adieu aux alentours de la sept-centième page (il m'en restait la bagatelle de quatre cents…), trouvant que l'histoire perdait de son intérêt à mesure que l'on quittait Norma Jeane Baker pour Marilyn Monroe, et que la romancière avait tendance à tourner un peu en rond, à se perdre dans sa propre histoire. Comme je ne lui en voulais nullement (à la romancière), j'ai repris Nous étions les Mulvaneyà l'endroit où je l'avais abandonné il y a quelques jours, c'est-à-dire à peu près au tiers du roman. Mais, là encore, il s'agit d'un “pavé” de plus de six cents pages, et il n'est pas sûr que j'aille au bout. Après ça, je crois que je pourrai laisser Joyce Carol Oates poursuivre sa route sans moi.


Jeudi 18 janvier

Sept heures dix.–  Passé l'essentiel de la journée en compagnie de la famille Mulvaney, que je n'ai quitté que tout à l'heure, juste à temps pour servir son repas à Charlus. C'est un excellent roman ; et, du coup, je ne comprends plus très bien ce qui m'avait conduit à l'abandonner après moins de deux cents pages lors de ma première tentative. En fait, si, je crois que je sais : c'est que tout le début du livre tourne autour du viol de la fille de la famille, survenu à l'issue d'une fête de son lycée, du genre “bal de promo”, ou remise des diplômes, ou autre ânerie américaine du même genre. Et, généralement, les histoires de viol m'ennuie, surtout lorsqu'elles sont traitées par des femmes. Je sais bien que je vais faire hurler en disant cela (ou, du moins, je ferais hurler si ce journal était lu), mais je n'y puis rien, c'est ainsi : les intrigues de roman à base de viol me font généralement tomber le livre des mains, tout comme le font les récits de rêves. Seulement, là, en reprenant le roman où je l'avais laissé, je me suis vite rendu compte que le viol n'était pas le sujet du livre, ce n'était que son prétexte, son élément déclencheur ; tout comme, dans un raz-de-marée, ce n'est pas l'effondrement de la croûte terrestre sous-marine qui compte et intéresse mais l'énorme vague qu'il engendre. Ici, la vague, c'est la dissolution implacable d'une famille où l'on parle énormément pour ne rien dire, mais dont tous les membres sont soudain frappés de mutisme dès lors qu'il y aurait vraiment de quoi parler. En fait, si l'action ne se déroulait pas essentiellement dans les années soixante-dix, on pourrait dire que les Mulvaney sont des “bobos” ; ou encore des “néo-ruraux”. La mère, Corinne, est particulièrement gratinée : femme se voulant fantasque, éprise d'antiquailleries, brassant énormément d'air mais ne faisant à peu près rien, cependant que son mari travaille (et réussit) du matin au soir pour entretenir la ferme de sa Marie-Antoinette et les quatre enfants qu'il lui a faits. C'est, pour ceux qui connaissent le spécimen, une sorte de Virginie B., mais en nettement moins sotte tout de même. Après le viol de la fille, cette sympathique façade va se lézarder rapidement, et les murs qui semblaient porteurs vont montrer , en s'écroulant, qu'ils ne portaient que du vent. (Tout cela est noté trop rapidement et de manière bien trop superficielle : le roman vaut beaucoup mieux que l'image que j'ai peur d'en donner.)

– J'ai tout de même pris le temps, ce matin, d'aller faire une visite de politesse au docteur D., mon médecin “référent”, ne serait-ce que pour qu'elle me renouvelle mon ordonnance habituelle. Ma toute relative sveltesse a eu l'air de l'épater un peu. Et elle m'a trouvé en bonne forme, pour autant qu'une vieille bête exténuée comme moi puisse l'être. Je ne lui en demandais pas davantage. et nous nous sommes séparés dans les meilleurs termes. Prochaine étape médicale (sauf imprévu) : le scanner de contrôle de début mars.


Vendredi 19 janvier

Sept heures cinq.– Coup de téléphone de ma mère, en milieu d'après-midi, pour m'apprendre la mort de ma tante Martine, ce matin. Elle était née en 1949 ou peut-être 1950, je ne sais plus. D'ailleurs, il est curieux de noter que, des cinq sœurs Jadoulle, ce sont les deux plus jeunes qui sont mortes en premier. Danielle – née vers 1945 – a ouvert la marche, il y a au moins douze ans, peut-être davantage, et aujourd'hui Martine, donc. Quant aux deux frères, si je n'ai aucune nouvelle de Patrick, le benjamin de la fratrie, mon ami d'enfance (il n'a que trois ans de plus que moi), je sais que Bernard, dont je situerais la naissance vers 1939, mais là ça devient bien incertain, est désormais presque totalement aveugle. Les trois sœurs aînées, en revanche, à commencer par l'aînée de ces aînées qui est ma mère, semblent se porter à merveille ; pour autant qu'on puisse se porter à merveille quand on a passé quatre-vingts ans. Martine était née un 19 mars, tout comme moi ; ou plutôt : moi comme elle.

– Sur les instances de Catherine, qui aimerait savoir si elle doit liquider sa “micro-entrreprise” ou la conserver, je me suis décidé, vers midi, à expédier un himmel à Philippe B. pour savoir si ma collaboration à FD était définitivement enterrée ; il m'a répondu dix minutes plus tard, en m'envoyant deux destins à briser, l'un de quinze mille et l'autre de dix mille signes : le spectre de la misère en a reculé d'autant.

– En attendant les deux livres de Joyce Carol Oates que j'ai commandés (un roman et son journal), j'ai repris les Mémoires intérieurs de Mauriac.

– Sinon, j'ai l'impression d'être pris dans un engrenage curieux. Le soir, nous nous installons devant la télé de plus en plus tôt : entre sept heures et demie et huit heures moins le quart. Ce qui fait que nous allons également nous coucher de plus en plus tôt : rarement après neuf heures et demie. si bien que, n'étant pas capable de dormir plus de huit heures (contrairement à Catherine, marathonienne accomplie…), j'en suis à me lever aux alentours de cinq heures du matin ; pour la plus grande joie de Charlus qui est ainsi nourri de plus en plus tôt.

(Et je viens à l'instant, par hasard, de comprendre pourquoi il m'arrive de passer sans le vouloir du clavier français à l'espagnol, ainsi que je le racontais il y a quelques jours : cela se produit lorsque mes petits doigts gourds enfoncent la touche “command” en même temps que la barre d'espacement qui lui est contiguë. Un irritant petit mystère de moins.)


Samedi 20 janvier

Sept heures vingt. – La facteure m'a gentiment apporté deux livres de Mme Oates, juste au moment où j'arrivais de mon côté à la dernière page des Mémoires intérieurs. L'un des deux est son journal, ou plutôt une coupe réalisée dans celui-ci ; l'autre un roman, Bellefleur, tout aussi volumineux que les précédents : un peu plus de sept cents pages, et même pas en format de poche.

– Demain, si je suis très courageux, j'ai prévu de briser le destin d'Enrico Macias, chanteur et homme que je n'ai jamais pu supporter. Inutile de dire, donc, que quand il sortira de mes mains, le destin de ce triste sire ne sera pas beau à contempler. La demi-journée devrait y suffire. Pour Johnny, en revanche, cela risque d'être nettement plus long ; d'abord parce que l'article doit faire cinq mille signes de plus, mais surtout parce que le pdf que m'a envoyé le service de documentation générale ne contient pas moins de 215 pages. D'un autre côté, ce n'est pas gênant, dans la mesure où je fonctionne comme les taxis parisiens : pendant que lis, le compteur tourne…

– Charlus et Cosmos (le legs d'Élodie avant de partir pour Québec) s'entendent désormais comme chien et chat, c'est-à-dire fort bien. Ils jouent de plus en plus, et suivant un rite qui tend à devenir immuable : ils partent en trombe du salon, Charlus coursant Cosmos ; arrivé dans la salle à manger voire dans le salon de télévision, le chat se perche, sur la table ou sur un fauteuil, tandis que le chien aboie plusieurs fois ; puis, nouveau bruit de cavalcade, et je les vois réapparaître tous les deux au salon, mais cette fois c'est le canidé qui fuit devant le félin ; on s'octroie une courte pause et on recommence ; c'est charmant et très gai.


Dimanche 21 janvier

Dix heures du matin.– Je me rends compte, en lisant le journal de Joyce Carol Oates, que je n'ai à peu près jamais eu ce qu'il est convenu d'appeler une “vie sociale”. Je n'ai jamais participé, par exemple, à des “déjeuners d'affaires” ou même simplement de travail. Hors réunions familiales, mes dîners ne se sont toujours déroulés qu'en compagnie d'amis, ou au moins de “copains” du moment. Déjà le stade suivant vers la vie sociale, les dîners plus larges faisant intervenir les fameux “amis d'amis” (les Amidamis : tribu indienne installée au sud du lac Ontario et aujourd'hui complètement éteinte…), même celui-là m'ennuyait. En fait, il ne m'ennuyait jamais très longtemps, ce stade, puisque, buvant à l'époque comme un trou sans fond, je me trouvais rapidement hors de portée de l'ennui, et même d'aucun sentiment humain répertoriable. Je note cela non pour le déplorer, et non plus pour m'en féliciter : simple constat.

– À part ça l'heure tourne, et je me sens de moins en moins disposé à m'intéresser à M. Macias… Il faudrait au moins (mais l sera bien temps cet après-midi, n'est-ce pas ?) dépouiller la documentation puis ébaucher un vague plan ; ce qui est se donner à petits frais l'impression d'avoir travaillé.

– Cela fait plusieurs jours, au moins une dizaine en fait, que Catherine me dit que ce serait bien que je réponde aux vœux des Pluton (Anna et Dominique), sous prétexte que c'est moi l'écrivain de la maison. Tout à l'heure, à peine cet ordinateur réveillé, je m'y suis mis, sans trop savoir pourquoi ; sans doute parce qu'elle venait de me le rappeler une fois de plus. Une fois le himmel écrit et envoyé, je lui en ai adressé une copie, puisque j'avais écrit aussi en son nom à elle : Catherine le reçut pile au moment où, de son côté, elle achevait de présenter nos vœux aux mêmes Pluton ; qui aurons donc double ration cette année.

Deux heures. – S'ils n'étaient d'un maniement aussi pratique et d'un abord aussi agréable, il y a beau temps que j'aurais cessé d'acheter des volumes de la Pléiade, en tout cas ceux publiés ces quarante dernières années. Depuis deux ou trois jours que je relis François Mauriac (Mémoires et Nouveaux mémoires intérieurs), je ne cesse de pester contre celui que j'ai entre les mains, où sont réunis les essais autobiographiques de l'écrivain. Il date de 1990 et sa réalisation a été confiée à un certain monsieur Durand (quelle funeste idée il a eu d'en sortir !). Ses notes occupent trois cents pages sur mille trois cents, ce qui est déjà une preuve de sans-gêne. Mais surtout, pour une qui se révèle utile, informative, précisante, les neuf autres ne sont là que pour permettre à M. Durand d'étaler sa cuistrerie satisfaite d'universitaire au petit pied, n'étant que du bavardage n'ayant qu'un rapport fort ténu avec le texte qu'on est occupé à lire. Mais, pour M. Durand, la moindre idée qui traverse le casier à fiches lui tenant lieu de cerveau vaut la peine qu'on interrompe grossièrement le lecteur pour l'informer que “sur cette question Mauriac n'a pas toujours été d'un avis aussi tranché” ou bien lui indiquer que telle transition est particulièrement subtile (sous-entendu : moi, universitaire, moi spécialiste, je te fais remarquer, épais lecteur, humain approximatif, ce qui t'aurait immanquablement échappé sans moi). Bien sûr, on fini par ne plus y aller patauger, dans ce palus de fin de volume, mais tout de même : le simple fait de se souvenir qu'il y est suffit à ce qu'un léger agacement persiste.


Lundi 22 janvier

Sept heures dix.– Moi qui pleurnichais, voilà peu, que FD m'oubliait, je frise aujourd'hui l'engorgement. Cet après-midi, alors que j'achevais Enrico Macias en dix mille signes, et que quinze mille autres m'attendaient concernant M. Hallyday, on s'est avisé de m'en demander vingt-deux mille de plus sur les amours de Claude François, ainsi que huit ou neuf mille sur son enterrement. Ces deux commandes sont assez urgentes, ce qui fait que Johnny devra passer son tour. Tout cela parce que quelqu'un de la direction du journal a dû se réveiller en sursaut et s'apercevoir que l'on approchait à grands pas du quarantième anniversaire de la mort de l'immonde “Cloclo”, que j'abomine environ cinq fois plus que le Macias auquel je viens de régler son compte. Je vais essayer de boucler tout ça pour dimanche soir, afin d'avoir l'esprit tranquille la semaine prochaine. Pourquoi avoir l'esprit tranquille la semaine prochaine ? Comme ça, pour rien. Juste pour avoir l'esprit tranquille. Et aussi pour la satisfaction puérile de pouvoir me dire qu'en en douzaine de jours de travail, j'aurai payé le prochain billet d'avion de Catherine pour Québec et rempli la cuve à fuel.

– Poursuivi le journal de Joyce Carol Oates, qui, à mesure qu'on y avance, fait de plus en plus penser à celui de Virginia Woolf, même si les différences entre les deux écrivains l'emportent encore sur leurs ressemblances.


Mardi 23 janvier

Sept heures et quart.– Quasiment rien fait aujourd'hui, alors que je m'étais enjoint, en me levant, de venir à bout des obsèques du répugnant Claude François : je me suis contenté d'ausculter la documentation et d'écrire paresseusement les mille premiers signes. Et voilà que, il y a un quart d'heure, me parvient un himmel de Laurence P., rencontrée en décembre dernier, et dont je pensais que son désir de me faire travailler lui avait passé, comme souvent les désirs passent aux filles. Point du tout : elle m'assure qu'elle ne m'oublie pas et qu'elle va revenir vers moi dès la semaine prochaine. Du coup, côté FD, il va s'agir de “cravacher”, comme aurait dit mon père. « Mais qu'est-ce qu'ils ont tous à me vouloir ? », gémit alors le retraité, écartelé entre son avidité financière et son envie qu'on lui foute la paix.


Vendredi 26 janvier

Sept heures dix. – Ce n'est pas que je boude ce distingué journal : nulle fâcherie n'est à déplorer entre nous. Mais que pourrait-on confier à un journal, je vous le demande, quand on passe le tiers de ses journées à écrire des âneries sur un personnage aussi pénible que Claude François, et les deux autres tiers à avancer dans la touffeur du même roman depuis des jours, à savoir le très volumineux Bellefleur de Mme Oates ? Il est d'ailleurs très bien, ce roman ; étrange, déroutant, foisonnant ; l'histoire d'une famille très riche et d'origine française, depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle jusqu'à nos jours : six générations d'hommes et de femmes, mais qui surgissent dans un complet désordre chronologique, en de courts chapitres, apparaissant, disparaissant, revenant cinquante pages plus loin, etc. Le tout dans une atmosphère que l'auteur elle-même qualifie de “gothique moderne”, c'est-à-dire ne répugnant pas à un certain surnaturel, tout cela se passant dans un château immense édifié par Raphael, l'un des fils du fondateur de la lignée américaine, Jean-Pierre Bellefleur, chassé de France par Louis XV ; château construit en pleine nature sauvage et lacustre, qui abrite toutes les générations de Bellefleur ensemble bien qu'il tende de plus en plus vers la ruine. Mais enfin, quel que soit le plaisir durable que je prenne à cette lecture, je ne peux pas en faire des tartines ici une fois le soir venu. Tout juste puis-je “rallonger un peu ma sauce” en signalant que la traduction de Mme Rabinovitch ne me semble pas digne de tous les éloges, étant particulièrement pataude en certains endroits (mais, évidemment, sans possibilité pour moi de comparer avec l'original), quand elle elle ne verse pas franchement dans l'absurde. Ainsi de ce personnage dont le lecteur apprend dès les premiers chapitres qu'il a trouvé la mort dans un “accident de toboggan”, ce qui ne laisse pas de surprendre un peu le lecteur en question. Il lui faut arriver aux environs de la page cinq cents pour que, l'accident se produisant enfin, il comprenne que Mme Rabinovitch aurait été mieux inspirée de traduire le toboggan original par “traîneau” ou éventuellement “luge”. Le lecteur, du coup, en conçoit une suspicion rongeuse : si la dame traductrice a pu sans sourciller laisser passer une bourde pareille, combien d'autres dans le texte que le lecteur n'aura pas repérées ?

– Charlus a eu cinq mois aujourd'hui ; un âge avancé qui ne l'empêche pas de continuer à pisser et à déféquer dans la maison lorsque la lubie lui en prend. Mais enfin, ce n'est guère plus qu'une fois par jour, et encore pas tous les jours, et presque plus jamais la nuit, ce qui me semble tout à fait étrange : je me serais plutôt attendu à ce qu'il devienne propre la journée – durant laquelle il sort au jardin régulièrement – avant de l'être durant les quelque huit heures qui séparent mon coucher de mon lever.


Samedi 27 janvier

Sept heures vingt. – Eh bien, autant l'avouer d'entrée (de jeu et de journal) : je ne suis pas du tout mécontent de moi ; pour être venu à bout de mes vingt-cinq mille signes consacrés aux amours de ce triste et répulsif personnage que fut Claude François (dont j'ai toujours trouvé qu'il méritait largement la mort ridicule qui fut la sienne : il ne faudrait pas trop me pousser pour que j'y voie une preuve de l'existence d'un dieu justicier et impartial). J'ai construit l'article comme une pièce du répertoire classique français : cinq actes, précédés d'un prologue et augmentés d'un interlude entre le troisième et le quatrième : ç'a de l'allure, crénom ! Il ne me reste plus à faire que la partie la plus rapide et la plus agréable du travail : la facture.

Du coup, Mme Oates a trouvé que je la délaissais, ce qui n'est pas faux. D'abord, j'ai disposé de moins de temps que d'ordinaire, et il faut bien reconnaître que, à l'orée de la cinquième et dernière partie de son Bellefleur, je commence à percevoir chez moi quelques menus signes d'essoufflement. Mais enfin, cela reste suffisamment dense et intéressant pour que j'aille au bout.

– Tout à l'heure, parce que mes yeux sont tombés dessus, j'ai remporté au salon le Dictionnaire de la bêtise concocté par Jean-Claude Carrière et un co-auteur dont le nom m'échappe ; en me disant que, quand je serai venu à bout des greguerías de Gómez de la Serna, ce qui risque d'advenir d'ici un à deux dimanches, je pourrai, sur le blog, proposer ensuite quelques sentences réjouissantes tirées de ce volume-là ; j'ai commencé à en cocher quelques-unes ; non pas forcément les meilleures, mais c'est que je me sens tenu par des impératifs de longueur : il me faut des sentences brèves, pas plus de deux ou trois phrases courtes. Enfin, on verra.


Dimanche 28 janvier

Sept heures et demie. – Passé l'après-midi à éplucher une documentation monstrueuse consacrée à M. Hallyday, plus exactement aux divers pépins de santé qui ont émaillé sa chaotique existence (surtout vers la fin) : le pdf à moi transmis ne fait pas moins de 215 pages ! Certes, dans le lot, il y en a d'inutiles (photo pleine page et courte légende…), mais tout de même. Demain, je tâcherai de réfléchir à un vague plan et, mardi, je me débarrasserai des quinze mille signes qu'on attend de moi sur le sujet. Je m'y serais bien mis dès demain, mais il se trouve que, vers dix heures, j'ai un rendez-vous téléphonique avec Laurence P., ma future éventuelle patronne pour mon nouveau travail de pisse-copie ; avec, en vue, m'a-t-on prévenu, un travail à faire dès cette semaine. encore faudrait-il que l'on tombe préalablement d'accord à propos des sommes qui me seront allouées en échange des dits travaux. On verra cela demain matin, donc.

– Terminé Bellefleur et entamé aussitôt un autre roman de Mme Oates, presque aussi volumineux : Eux (Them, en patois d'origine). Qui, après deux dizaines de pages lues, semble d'un genre fort différent du précédent, plus “réaliste” disons.


Lundi 29 janvier

Sept heures vingt.– Mon rendez-vous téléphonique s'est très bien passé : je devrais recevoir mon premier travail à faire entre demain et jeudi (tout dépendra de cette administration du tiers-monde qui fut jadis, et même encore naguère, la Poste).


Mardi 30 janvier

Sept heures dix.– Comme je l'avais annoncé (mais je suis tout surpris de l'avoir réellement fait), j'ai écrit mes dix-sept mille signes sur le sieur Hallyday entre ce matin neuf heures et demie et cet après-midi trois heures. Il n'y avait plus, ensuite, qu'à relire le tout et à en trouver titre, chapeau et une petite farandole de sous-titres ; enfin, à expédier l'enfant à qui de droit – ce qui fut fait. Après tout ça, je suis allé m'endormir sur Eux, roman de Mme Oates que je trouve assez nettement inférieur à ceux lus précédemment (personnages peu intéressants, sensation de tourner en rond…). Je pense qu'elle (la romancière) va finir le mois en ma compagnie, mais que notre idylle n'ira guère au-delà.

Février 2018

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MONDE ADORÉ








Jeudi 1er

Sept heures dix.– Mme Oates et moi nous sommes séparés tout à l'heure, plutôt satisfaits l'un de l'autre, mais en sachant qu'il y avait peu de chances que nous nous refréquentions un jour ; encore que, dans le domaine romanesque, un retour de flammes est toujours possible. Normalement, je devrais recevoir demain les deux livres commandés aujourd'hui : Intra Muros, le journal tenu par Pierre-Antoine Cousteau durant sa captivité des années post-1945, et un volume “Pochothèque” contenant sept ou huit romans de Mauriac.

– Ma matinée s'est passée, dans sa première partie au garage Volvo d'Évreux, Liselotte ayant exigé un petit lifting de son pare-choc avant (opération qui a pris une heure et m'a coûté 540 euros tout de même : la beauté est hors de prix, même pour les voitures), et dans sa seconde au salon, à compulser la documentation reçue hier sur la vitamine D. Car, je pense que je puis le dire, mon nouveau travail, s'il se confirme, tournera autour de la santé, ou plutôt de ses défaillances. J'ai deux articles à écrire sur ce même sujet : un “sérieux”, à tonalité exclusivement médicale, de sept mille signes ; un autre, deux fois plus long, rédigé de manière plus libre, plus “punchy” ainsi qu'il m'a été comiquement spécifié. À cette occasion, je puis constater, avec une certaine consternation teintée d'amusement, que je suis resté exactement tel que j'étais à 25 ans, c'est-à-dire que je me torture la cervelle depuis au moins trois ou quatre jours avec ça, bien trop disposé à écouter la voix tonitruante qui me clame que je ferais mieux de renoncer tout suite puisque tout le monde sait bien que je vais me vautrer lamentablement, que  je n'y arriverai pas, etc. Mais, derrière celle-là, il y en a une autre qui parvient à se faire entendre, sur le mode de l'ironie, et qui murmure à peu près ceci : « Arrête un peu ton cinéma, tu veux ? Tu sais que, non seulement tu vas très bien y arriver, mais qu'en plus tu n'en a jamais sérieusement douté ! » Ces deux babillardes font un tel raffut dans ma cervelle que je n'aimerais vraiment pas y habiter. Enfin, je vais me débarrasser demain du plus court des deux articles, et je suppose que ça ira déjà mieux après (mais ce n'est pas garanti : les voix sont très rusées).


Vendredi 2

Sept heures vingt.– L'impression d'être une machine à tomber les feuillets. Après être allé faire quelques courses aux aurores, je me suis attelé – le moral dans les chaussettes (peut-être dû à une carence en vitamine D – à l'article de sept mille signes. J'en ai finalement alignés dix mille. Je n'avais pas encore fini et m'octroyais une petite pause “postprandiale”, comme dirait l'autre, que coup de fil de Florian, à FD ; il était pour me demander six mille signes sur Francis Huster. Pensant que je devais encore demain et peut-être après-demain m'appuyer quinze mille signes sur la fucking vitamine (et dont je prévois qu'ils vont probablement monter à vingt mille, vu comme je suis parti), j'ai failli refuser l'obstacle ; mais je me suis dit que ce serait sans doute d'assez mauvaise politique et, finalement, l'âne a pris le bât. Ayant bouclé l'article “Vitamine 1” vers deux heures de l'après-midi, et m'étant fait moi-même monter la pression dans le tube, j'ai enchaîné directement sur le gars Huster et descendu mes six mille signes en à peine plus d'une heure. Ensuite, j'ai enfin pu aller lire les premières pages du livre de Pierre-Antoine Cousteau (le frère aîné de l'homme au bonnet), reçu ce matin. Il s'appelle Intra muros, c'est le journal qu'il a tenu durant ses années de captivité, entre 1946 et 1953 – avec condamnation à mort en prime, prononcée par l'un des petits Fouquier-Tinville grisâtres qui ont pullulé à la Libération, se montrant d'autant plus empressés à envoyer des “collabos” au poteau qu'ils avaient plus de choses à se faire pardonner par les commissaires politiques gaullo-communistes qui tenaient alors le haut du pavé. Le livre démarre très bien, mais je sens que ce n'est pas une lecture propre à me faire rentrer en grâce auprès des cohortes progressistes et vertueusement résistantes. Mais, comme dit Cousteau à propos d'une autre engeance, s'ils courent aussi vite que je les emmerde…

J'ai bien failli, après tout ça, m'accorder deux ou trois verres du chablis que je tiens en réserve, et m'en suis finalement passé. Cela fera trois semaines demain que cette modeste demeure n'a pas vu passer une goutte d'alcool. Et ça ne manque à personne.


Samedi 3

Sept heures dix. – Eh bien, voilà, je m'en suis débarrassé, de cette saloperie de vitamine D, ce n'était pas la peine de se mettre la rate au court-bouillon comme je l'ai fait pendant au moins trois jours. J'ai écrit 16 000 signes entre neuf heures et demie et midi et demie, mais il est vrai que, pour une moitié du texte, il s'agissait plutôt de rewriter l'article d'hier que d'une véritable “création”. De plus, ce n'est pas tout d'en avoir fini : encore faut-il que cela convienne à mes nouvelles puissances tutélaires. Je suppose qu'on verra ça lundi ou mardi.

– Du coup j'ai assez peu lu, quelques dizaines de pages du Cousteau. Il faut dire que le nouveau magazine de télévision est arrivé au courrier du jour, et qu'il fallait bien que quelqu'un se dévouât pour en remplir la grille de mots croisés et les trois de sudoku… Mais je vais pouvoir me rattraper demain, journée “blanche”, durant laquelle, puisque c'est dimanche, il n'y a aucune risque pour que quelqu'un téléphone en me demandant un article.

(Encart beauf dans ce journal en principe hautement intellectuel : si les articles “santé” se mettent à tomber régulièrement et à une cadence assez soutenue, comme il semble en être question, je suis presque décidé, d'ici un an, à aller chez Mme Volvo pour lui échanger Liselotte contre un modèle plus récent, avec moteur à essence et boîte de vitesses automatique. Je pense que Catherine n'aura rien contre…)


Mardi 6

Sept heures. – Il neigeait quand je me suis levé, ce matin vers six heures moins dix, et il n'a pas arrêté de la journée. Si bien que Catherine a pu assouvir son incompréhensible (pour moi) besoin de cette poudre collante, glissante et froide, ce qui va me permettre d'échapper à la perspective d'un séjour en une quelconque région de montagne, dont j'avais autant envie que de voir s'intensifier les flux migratoires ou François Hollande revenir aux affaires. Charlus, pour qui c'était une découverte, a paru aimer beaucoup cela : grand bien lui fasse.

– Depuis trois jours, entre six heures et neuf heures du matin approximativement, je lis un roman de Mauriac. Successivement : Le Baiser au lépreux, Génitrix et, ce matin, Le Désert de l'amour. Pour le dernier cité, je dois dire que j'en ai parcouru le dernier tiers au petit trot, tant je m'y ennuyais. Les deux autres ne sont pas mal, évidemment, on discerne facilement toutes les qualités dont l'auteur sait faire preuve ; mais Dieu que tout cela semble venir de loin ! On a l'impression d'apercevoir une lumière, au fin fond d'une forêt où personne n'a eu l'idée de s'aventurer depuis des siècles. Et, si l'on pense à l'auteur, on le voit tout naturellement assis à sa table, penché sur sa feuille et s'appliquant à tracer de belles lettres bien calligraphiées. Et ses personnages semblent des fantômes, parfois séduisants, fugitivement, mais tout de même exsangues. Je suppose que les romans de Julien Green doivent produire le même genre d'effet : il faudrait ressayer. Les trois livres de Mauriac que je viens de citer ne sont pourtant pas si anciens : à peine cent ans. Ils ont l'âge des derniers volumes de La Recherche. Mais autant la vie éclate dès que l'on ouvre un volume de Proust, autant, là, on se retiendrait presque de respirer tellement on a l'impression que choses et gens vont s'envoler en poussière au moindre souffle de notre part. Je vais tout de même en lire encore deux ou trois ces jours prochains.


Mercredi 7

Sept heures vingt.– Appel téléphonique de mes éventuels futurs patrons (évidemment, durant l'heure où j'étais absent, parti batifoler dans la neige avec Catherine et Charlus) : globalement, ils trouvent mon essai d'article excellent, à deux ou trois détails près, que j'arrangerai demain. Il ne reste plus qu'un obstacle avant une collaboration suivie et effective : on m'a prévenu que Laurence P. devait m'appeler demain ou après-demain, “pour régler l'aspect financier”. En clair, cela veut dire qu'elle va essayer de marchander, à partir des 600 €, somme que j'estime correspondre au travail nécessité par chaque article. Le hic, c'est que je n'ai aucunement l'intention, moi, de discuter d'argent : ce sera la somme que j'ai dite ou on se quittera bons amis : je n'ai pas assez besoin d'argent pour accepter qu'on me paie moins. D'autant que je sais avoir fait mon estimation au plus juste.

– Quand on prétend tenir un journal, on devrait toujours avoir un petit carnet à portée de main pour y consigner les idées qui passent (quand il en passe : ce n'est pas tous les jours). Ainsi, ce matin, tandis que je finissais de lire Thérèse Desqueyroux (sans le moindre enthousiasme), j'ai commencé à esquisser un parallèle entre Mauriac et Simenon (tout à l'avantage du second), en me disant qu'il faudrait noter tout cela dans le journal, le soir venu. Or, je soir est venu, nous y sommes, et je n'ai plus que des lambeaux de souvenirs de mon brillantissime développement. Et aucune envie de faire l'effort de le retrouver. Le pire, dans tout cela, c'est que, ce matin, dans mon fauteuil du salon, j'avais effectivement un petit carnet à portée de main.


Jeudi 8

Quatre heures.– En fait, je me demande si les différences qui existent entre Simenon et Mauriac ne sont pas plus nombreuses que ce qu'ils ont en commun ; en tout cas plus importantes, plus décisives. Ce qu'ils partagent, c'est une certaine atmosphère confinée, étouffante, bruissante de non-dits, de rêves mal enfouis, quelque chose comme ça. Et des personnages dont les épaules ploient sous un fardeau qui, a priori, reste invisible à ceux qui les côtoient, mais qui, soudain, va faire dérailler le petit train-train morose et régulier de leur existence. Ce qui les sépare, c'est peut-être avant tout que, dès les premiers paragraphes de n'importe lequel de ses romans, Simenon s'efface totalement : il est, par excellence, le romancier-qui-n'est-pas-là. Alors que Mauriac reste sans cesse présent, interrompt les conversations (qui, de ce fait, sonnent rarement juste), en donne le mode d'emploi, fait des remarques à part comme au théâtre, nous explique ce qu'il convient de comprendre, etc. Mauriac est, donc, par opposition à Simenon, le romancier-qui-a-une-idée-derrière-la-tête et qui ne veut pas qu'elle soit perdue. S'il est impossible de penser à Simenon quand on le lit, on voit constamment Mauriac dans les siens ; sans cesse en filigrane et parfois à l'avant-scène. On pourrait ajouter à cela que Simenon couvre un très large éventail de lieux et de milieux – en quoi il se rapproche de Balzac, mais c'est à peu près leur seul point commun – alors que Mauriac ne sort que fort peu de la bourgeoisie terrienne de l'Entre-deux-Mers. En outre, Simenon semble toujours écouter ses personnages, pendant que Mauriac cède souvent à la tentation d'adresser des prêches aux siens, ce qui a tendance à les faire rentrer dans leur coquille et à nous les rendre moins présents. Quant au parallèle entre Simenon et Balzac, véritable pont aux ânes littéraire, je me demande comment il a pu naître et prospérer, tant il ne repose sur rien : autant les personnages de Simenon, comme je viens de le dire, sont des êtres pâles, à peine existants, écrasés par un destin qui les dépasse presque toujours, autant ceux de Balzac débordent de vie, sont mus par des passions dévorantes qui les poussent à sortir d'eux-mêmes et, donc, souvent à basculer dans l'abîme, mais pas toujours (triomphe de Marsay, de Rastignac, du père Grandet, et même de Vautrin). Et puis, tout de même : si l'Histoire joue un rôle capital chez Balzac, elle est presque toujours absente chez Simenon qui, de ce point de vue, se rapprocherait donc plutôt de Mauriac. Il est tout de même amusant que la lecture suivie de celui-ci ait eu pour effet de faire, dans mon esprit, encore grandir celui-là. – Je crois que je vais aller pousser une pointe de reconnaissance du côté de chez Green, puis relire trois ou quatre romans du Belge. À moins que n'arrivent rapidement ici le Hongrois et l'Israélien qui y sont attendus, Imre Kertesz et Aharon Appelfeld.


Vendredi 9

Deux heures.– Après avoir lu Le Nœud de vipères, ce matin entre cinq et dix heures, je me vois tenu de réviser à la hausse mon opinion au sujet de M. Mauriac romancier : son livre serait excellent s'il n'était pas (plus ou moins) gâché par les dernières pages, qui font un peu “mode d'emploi prêchi-prêcheur”. Mais, tel qu'il est, il mérite d'être lu, je crois. La forme même du roman (la confession par écrit d'un homme) m'a fait pensé à la Lettre à mon juge de Simenon – que j'ai aussitôt extirpé de son rayonnage pour le rapporter au salon et en commencer la relecture : Julien Green attendra. Quant au Hongrois et à l'Israélien dont je parlais hier, je ne me sis même pas donné la peine d'aller ouvrir la petite porte de la boîte aux lettres : désormais, au premier flocon, les facteurs s'enferment résolument dans leur bureau de poste et refusent énergiquement d'en sortir ; lettres et colis attendront la fonte.


Dimanche 11

Sept heures vingt.– Après avoir lu huit de ses romans d'affilée, j'ai finalement dit adieu à François Mauriac ; un adieu probablement définitif, au moins en ce qui concerne le romancier. Il a été remplacé par son successeur à l'Académie française, Julien Green, dont je fus un ardent lecteur de son journal, dans ma jeunesse, mais en qui le romancier ne m'inspirais guère, même si, à l'époque, j'avais acheté deux volumes de ses romans en Pléiade. J'ai décidé d'en lire trois ou quatre, pas plus, en les couplant avec les pages de son journal correspondant aux années où il écrit et publie les romans que je serai occupé à lire (ouf !). J'ai assez logiquement commencé par son tout premier (1926), Mont-Cinère. Pour l'instant, après 60 ou 70 pages, je ne peux pas dire que ce que je découvre me fasse bondir d'enthousiasme dans mon fauteuil.

– Petite satisfaction, hier, d'avoir, en moins d'une heure, remanié mon article sur la vitamine D afin de lui donner une forme de News Letter (bien obligé de m'exprimer comme tout le monde, en l'occurrence…), ainsi qu'il m'était demandé. Auparavant, j'avais eu une discussion téléphonique avec Laurence P., visiblement chargée par ses propres patrons d'obtenir ma collaboration à plus vil prix que ce que je demande, à savoir six cents euros par article, ce qui ne me semble nullement excessif, si on tient compte du fait que chacun va me prendre deux jours. J'ai eu l'impression, à un moment, d'être un petit producteur paysan face au représentant commercial d'une chaîne d'hypermarchés, qui réclame une baisse du prix unitaire de la laitue sous prétexte qu'il va les acheter par mille. Là, Laurence m'a annoncé qu'ils comptaient sur soixante-douze articles et que, donc, “ça représente beaucoup d'argent”. Comme je sentais mon horreur de tout ce qui peut ressembler à une négociation financière monter en moi, j'ai coupé court en lui disant que je restais ferme sur le prix (600) mais que je comprendrais fort bien qu'ils aillent s'adresser ailleurs si vraiment cela leur semble trop cher. J'ai ajouté que je n'avais pas assez besoin d'argent pour accepter d'en gagner moins, ce qui ressemble à un paradoxe mais n'est que la pure vérité. Elle m'a assuré qu'elle reviendrait vers moi d'ici une quinzaine de jours au plus. J'attends très sereinement ; d'autant plus sereinement que je serai content dans tous les cas de figure : si mon tarif est accepté, pour des raisons de simple cupidité ; et dans le cas contraire parce que, au fond, je n'ai aucune envie d'écrire ces soixante-douze News Letters.


Lundi 12

Dix heures du matin. – Je suis un lecteur de bonne volonté, mais j'ai mes limites. Je viens d'abandonner Mont-Cinèreà moins de quarante pages de la fin : je m'y suis tellement ennuyé que je me fichais bien de savoir comment ce triste huis-clos allait se terminer. On ne m'y reprendra pas de longtemps, à lire du Green, en tout cas l'un de ses romans : Mauriac paraîtrait presque primesautier, par comparaison. Coup de chance, on vient tout juste de m'apporter les livres de Kertesz et d'Appenfeld commandés la semaine dernière, ainsi que les deux minces volumes de Cousteau, consacrés l'un à Proust, l'autre à Hugo.

Sept heures. – Je me suis fait, au fil des années, une si piètre image de moi-même, que je dois être, en réalité, beaucoup plus intelligent que je ne le crois.

– Commencé L'Amour soudain, roman d'Aharon Appelfeld : ça commence plutôt très bien.


Mardi 13

Sept heures dix.– Le roman d'Aharon Appelfeld, L'Amour soudain, est tout à fait remarquable ; suffisamment en tout cas pour que j'en ai immédiatement commandé deux autres du même auteur. Mais, comme je viens déjà de lui consacrer une assez épaisse tartine sur le blog, je n'ai guère envie d'y revenir ici. J'ai enchaîné avec Être sans destin, roman du Hongrois Imre Kertész : me voilà enjuivé et shoahisé jusqu'au cou, ce qui ne va pas plaire à M. Jazzman.


Mercredi 14

Sept heures vingt.– Le roman de Kertész est vraiment étonnant, mais je préfère attendre de l'avoir terminé (j'en suis aux deux tiers) pour tenter de parler ; ce qui ne sera pas facile car il se distingue non par son sujet (un jeune Juif hongrois de 15 ans est raflé, expédié à Auschwitz puis à Buchenwald), ni par sa construction, strictement chronologique, mais uniquement par son écriture, par cette mise à distance que… On a dit qu'on n'en parlerait pas ce soir, bordel ! – Ah oui, c'est vrai…

– Notre dîner de la Saint-Valentin : coquillettes au jambon. Délicieuse régression, il ne nous manquait plus que les bavoir autour des cous. De plus, alors que je m'étais mis une bouteille de pouilly fuissé au frais, j'ai soudain, et de la manière la plus brutale, été privé de cet apéritif : vers quatre heures, Catherine qui devait aller assister à la messe de six heures, pour cause de mercredi cendreux, y a renoncé sur un coup de flemme ; du coup s'est envolée, en plus de son salut, cette heure que je comptais passer en tête à tête avec moi-même, soutenu par le divin breuvage. J'ai l'air de pleurnicher, comme ça, mais en réalité, cela ne m'a nullement manqué. Voilà d'ailleurs tout juste un mois que je n'ai pas bu la moindre goutte (d'alcool, s'entend : sinon, le prodige serait encore bien plus grand) ; c'était lorsque nous sommes revenus de notre déjeuner chez ma sœur (voir le journal du mois dernier qui doit bien y faire au moins allusion).

– Pour m'évader un peu de Buchenwald, en fin d'après-midi, j'ai relu quelques dizaines de pages du deuxième volume du journal de Muray – dont on aimerait bien que les Belles Lettres se décidassent à nous donner le troisième, d'ailleurs. Et que Gallimard fasse la même chose avec la correspondance Morand – Chardonne.


Jeudi 15

Sept heures dix. – Rien à noter, ayant passé l'essentiel de la journée dans mon fauteuil avec Muray et son journal (volume II). Si, pourtant, ce matin, profitant du beau temps, et du fait que le vent ne soufflait pas, ce qui devait être une inadvertance de sa part, nous sommes allés faire une marche dans la campagne, Catherine et moi, escortés par un Charlus bondissant. Ce fut peut-être un tort de s'engager dans ce chemin en sous-bois que nous n'avions encore jamais emprunté : ce cochon de chien (oui, je sais…) y a très vite, avec cet instinct si sûr et cet odorat sans faille qui caractérisent son espèce, y a tout de suite, disais-je, repéré une grosse merde fraîche dans laquelle il est allé se rouler voluptueusement, ainsi qu'il se doit. Catherine l'a repéré dans la seconde, et néanmoins trop tard : au retour, le cochon de chien s'étant fait putois, il a fallu le shampooiner dans le grand évier du sous-sol, ce qu'il n'a que modérément apprécié mais c'était bien fait pour sa truffe. Il n'empêche : c'est dans des moments comme celui-là qu'on se félicite d'avoir renoncer aux bouviers bernois.

– Je m'aperçois que j'ai totalement oublié de parler de FD et de mes futurs rapports avec cette estimable publication : ce sera pour demain dans la journée, quand j'aurai plus de temps devant moi, la chose demandant à être traitée avec l'attention qu'elle mérite.


Samedi 17

Une heure et quart.– Intéressante et probablement judicieuse hypothèse formulée par Albert Thibaudet dans l'une de ses Réflexions sur la littérature. Il avance que si Robinson Crusoe avait été un roman français, son auteur n'aurait pas pu s'empêcher de faire de Vendredi une sauvagesse. D'où l'excellence des Anglais dans le roman d'aventure, domaine qui ne fut jamais très favorable à nous autres, car ils savaient, eux, qu'on ne peut mélanger amour et aventure dans un même roman. On en voit d'ailleurs la preuve a contrario dans Les Trois Mousquetaires : cette pauvre Constance Bonacieux ne parvient jamais à exister plus qu'une épouse au foyer dans une série télé américaine, si incolore et inodore que sa mort passe quasiment inaperçue, y compris de d'Artagnan, censé être amoureux d'elle, qui expédie son épitaphe en trois phrases, avant de retourner tout gaillard vider un pichet de vin de bourgogne avec ses potes empanachés. Quant à Milady, elle existe ô combien, certes, mais parce que c'est un démon, un diable. Et c'est tout le malheur d'Athos d'avoir, un jour, pris ce succube pour une femme.


Lundi 19

Sept heures dix. – J'ai commandé six ou sept livres d'écrivains juifs, principalement israéliens, afin de rester dans la tonalité qui est la mienne depuis quelques jours. En fait, quand je dis que les ai commandés, ce n'est pas exact : je me suis contenté de les “mettre dans le panier” que met gracieusement à ma disposition Mme Amazon, car ils ne pourront être réellement achetés que demain. C'est à cause que le mois des cartes Visa court du 20 au 19 ; je ne pouvais donc prendre le risque que cet achat groupé me soit imputé sur cet exercice-ci, dans la mesure où j'ai déjà, assez franchement, explosé mon “budget culture”. Si je vivais dans un ménage socialiste, je pourrais avoir recours à la dette, ou amputer la retraite de Catherine, rogner sur le budget croquettes des bestioles ; mais comme nous sommes des libéraux dans l'âme, nous nous efforçons à une certaine orthodoxie budgétaire. (Ce que je viens d'écrire est tout à fait faux puisque le dit budget culture ayant été fixé par moi à cent euros mensuels, il n'est pas d'exemple qu'il ne dépasse pas cette somme du quart voire du tiers.)

– Comme j'étais, ce matin, debout à quatre heures et demie, j'ai eu le temps de lire tout un roman d'Appelfeld avant que Catherine n'émerge : sensation puérile mais délicieuse de voler du temps au temps. Il est vrai que le roman en question, Tsili,  ne comptait que 150 pages en format de poche. Tout à l'heure, j'ai repris les Ombres sur l'Hudson, d'Isaac Bashevis Singer, ce qui représente une autre paire de manches puisqu'il en compte, lui, plus de neuf cents. Mais ce sera parfait pour assurer la soudure avec la commande de demain.


Mardi 20

Midi et demie.– Revenons donc à ma longue histoire d'amour avec FD, qui est en train de s'acheminer vers la rupture à la vitesse de la marée dans la baie du mont Saint-Michel. Comme on s'en souvient peut-être, les dirigeants du groupe L. avaient décidé qu'il serait hors de question que les bénéficiaires du plan de départ volontaire puissent continuer à travailler pour eux. C'est pourquoi Philippe B. et moi avions mis sur pied la fiction – assez translucide, il faut bien le dire – de l'embauche soudaine de Catherine comme pigiste. Cela ne trompait personne, pas même les superpuissances tutélaires, mais l'important pour tout le monde était que les apparences fussent sauves.

Pour tout le monde, excepté pour Mme D. Mme D. fait partie depuis quelques décennies de la rédaction de FD, je la connais donc de longue date. Elle a toujours été d'une nullité professionnelle presque réjouissante, tant elle semblait mettre d'application à ne surtout jamais en sortir. (Tous ses articles, sans aucune exception, ont toujours dû être complètement récrits avant parution, et le rewriter sur qui tombait ce pensum pouvait chaque fois sentir une sueur glacée couler le long de son dos.) Sous des dehors placides, et même parfois affables, Mme D. était en outre une personne passablement aigrie et méchante. Son impéritie finit par se voir tellement que, vers la fin des années 90, la directrice de la rédaction de FD trouva enfin le moyen de s'en débarrasser (je ne sais plus si c'était pas un renvoi ou l'enfermement dans un placard dûment cadenassé), si qui était en soi un exploit, quand on sait qu'il est pratiquement impossible, en France de se débarrasser d'un employé nul, sauf si l'on parvient à le convaincre de l'une des tares fantaisistes à la mode : attouchements sexuels, racisme, consultation sur son ordinateur d'images à caractère pédophile, etc. Donc, nous allions être débarrassé de Mme D., ce qui ne fit sangloter personne.

Elle trouva la parade, en se faisant in extremis élire comme déléguée syndicale. À l'instant même elle devenait invirable, et elle est toujours là, bien qu'ayant allègrement atteint l'âge de la retraire. Comme quoi les vieilles rosses ne détellent jamais. En tant que déléguée, elle fut à la hauteur de ce que tout le monde attendait plus ou moins d'elle, se démonétisant avec une rapidité digne d'éloges, tant auprès des salariés que de la direction, et même de ses camarades syndicalistes, y compris ceux qui croupissaient dans la même centrale qu'elle. Mais, si personne ne la prenait au sérieux, elle gardait tout de même en réserve son pouvoir de nuisance, dont elle se servait à l'occasion.

Je fus donc, récemment, cette occasion. Mme D., qui bien que peu intelligente avait tout de même compris qui se cachait derrière Catherine Goux, décida d'avoir ma peau (elle s'en vanta même). Elle utilisa sa méthode habituelle : les lettres de dénonciation, adressées à qui de droit : direction, inspection du travail, etc. Tout cela sous le couvert de la plus irréprochable vertu syndicale, bien entendu : j'étais l'ignoble retraité qui, pour continuer à pouvoir payer ses orgies sardanapalesques, privait de son emploi un jeune et  désespéré jeune journaliste au chômage.

Il y a quelques jours, j'ai donc reçu un coup de téléphone de Philippe B., m'informant qu'il venait d'être convoqué à la direction, où, très gentiment, on lui avait fait comprendre qu'on savait fort bien que j'émargeais, par épouse interposée, aux finances de FD, mais que, vu le foin déclenché par Mme D., on était obligé d'exiger de lui qu'il se séparât de moi, dans un délai d'environ trois mois. Nous supposâmes, Philippe et moi que, ce délai épuisé, nous serions presque au début de l'été et qu'il serait sans doute possible de jouer les prolongations jusqu'à l'automne, compte tenu du dégarnissement problématique de la rédaction en juillet et surtout en août.

Donc,  pour l'instant, je continue à travailler pour FD (ou au moins pour ses hors-série), mais me voilà devenu dangereusement sursitaire.


Mercredi 21

Dix heures du matin.– Depuis trois jours, mon réveil sonne une heure plus tôt que ces derniers mois : Cinq heures moins dix au lieu de six heures moins dix. Il y a déjà un petit moment que j'avais pris conscience du plaisir que je prenais à ces deux heures volées à la nuit, heures de calme total (personne, pas même Catherine n'est réveillé au Plessis-Hébert), uniquement ponctué par les grognements sporadiques de Charlus jouant avec Cosmos ou Golo. Mais, bien sûr, au fl des semaines, elles subissaient le sort de la peau de chagrin de Balzac, le soleil se levant de plus en plus tôt, ce con. D'où l'idée “lumineuse” : pourquoi ne pas avancer le réveil d'une heure ? L'opération était facilitée par le fait que nous nous couchons de plus en plus tôt (nous en sommes à neuf heures et demie…) : me levant à cinq heures, j'avais encore mon compte de sommeil. Et ce n'était pas Charlus qui allait se plaindre de voir arriver en avance ses croquettes du matin : manger en pleine nuit ou presque n'a jamais perturbé aucun chien, à ma connaissance. Évidemment, mes petites ruses n'auront qu'un temps : je me vois assez mal, en juin ou juillet, décréter le réveil à trois heures du matin, sous prétexte qu'il fera jour à cinq. Mais l'été, comme toute chose désagréable, n'aura qu'un temps.

– Je poursuis ma lecture du gros roman de Singer : j'approche de la moitié.


Vendredi 23

Sept heures dix. – Mon nouveau travail pour le groupe Mondadori (illico rebaptisé par mes soins Monde adoré) semble assuré. D'une part parce que mes bien aimés nouveaux chefs, à la suite de mon “ballon d'essai” de début de mois, viennent de m'envoyer trois nouveaux articles à écrire ; et que, d'autre part, Laurence P. a fait accepter au Grand Argentier de ce royaume le tarif demandé par moi, à savoir six cents euros par article (il est prévu que j'en fasse soixante-douze !). Du coup, je contemple d'un œil tout à fait serein les difficultés qui s'amoncellent du côté de FD.

– Fini hier le gros roman de Singer. Lu ce matin À la fleur de l'âge, court roman ou grosse nouvelle de Samuel Joseph Agnon, Nobel israélien (lecture qui ne m'a pas bouleversé, je dois dire). Et j'ai commencé cet après-midi un nouveau pavé de 850 pages : Une histoire d'amour et de ténèbres, d'Amos Oz, Israélien pas encore nobélisé, lui ; roman dont l'une des figures se trouve être ce même Agnon que je venais tout juste de quitter.


Samedi 24

Onze heures.– Au fond, les antisémites n'ont pas vraiment changé avec le temps ; ils se sont contentés de renverser ce qu'ils disaient avant, comme une image le fait dans le miroir. Ceux des années trente, très souvent de droite, braillaient : « Youpins, retournez en Palestine ! » ; ceux d'aujourd'hui, très souvent de gauche, s'égosillent : « Sionistes, dégagez de Palestine ! » À force d'exiger des Juifs qu'ils soient toujours ailleurs de l'endroit où ils sont, on devine que leur idéal commun, à ces fantômes du passé et à nos bien vivants progressistes, serait que, ici ou là-bas, ils ne soient pas.

 Sept heures vingt.– Passé l'essentiel de la journée avec Amos Oz, le livre dont je parlais hier, qui est une sorte de “roman autobiographique”, si l'on me permet d'accoler ces deux mots, tout à fait remarquable dans son ensemble et un peu ennuyeux par endroits ; mais l'ennui faisant partie de la vie… J'ai aussi transformé illico en billet de blog les six ou sept lignes écrites ici ce matin ; histoire d'occuper le terrain et de faire croire à mes commentateurs fidèles que le dit blog est toujours vivant. Enfin, j'ai ouvert l'épaisse enveloppe arrivée ce matin du Monde adoré ; je ne suis tout de même pas allé jusqu'à prendre connaissance de la documentation qu'elle contenait : il sera bien temps de s'y mettre demain (Procrastin 1er est de retour…). Ah oui : j'ai aussi préparé les Inscriptions dominicales de demain, pour le plus grand déplaisir de la plupart de mes distingués lecteurs, auprès de qui ce pauvre Scutenaire ne fait guère recette – mais je m'en fous : « C'est moi qui commande, je suis votre chef ! », ainsi que dirait le petit Emmanuel, notre bien-aimé syndic de faillite.


Dimanche 25

Sept heures dix. – J'ai terminé les 850 pages du livre d'Oz peu de temps avant de passer à table, ce soir. Auparavant, j'en avais tiré un billet de blog, programmé pour demain matin, que j'ai modestement intitulé De la vie après la mort et de l'immortalité de l'âme : on n'hésite plus à balancer du lourd. Je ne sais pas encore quel écrivain juif va tomber entre mes griffes après celui-là : on verra ça vers cinq heures demain matin. Pour ce qui est du roman qui vient de s'achever, il est d'une construction remarquable, tout en retours, redites, hésitations, brusques échappées en avant par rapport au temps du récit, qui va en gros de 1940 (Oz a un an) au suicide de la mère, le 5 janvier 1952, lequel n'est raconté que dans les toutes dernières lignes, mais après avoir été approché, puis fui, de nombreuses fois tout au long des trente et quelques chapitres. Il n'y a qu'un seul “trou d'air” véritable – et encore : peut-être seulement pour moi – ; il est constitué par les pages consacrées aux années 1947-48, durant lesquelles l'histoire prend le pas sur la chronique. Je devrais peut-être plutôt dire la politique que l'histoire, mais j'ai l'impression que, dans le cas d'Israël, les deux ne peuvent pas encore être vraiment dissociées. Mais cela ne représente guère qu'une cinquantaine de pages sur l'ensemble. Je crois que, demain, pour “faire contraste”, je vais commencer le plus court des romans en attente : on ne peut quand même pas passer ses journées à avaler des pavés.

De toute façon, mon temps de lecture sera relativement bref, dans la mesure où j'ai quinze mille signes à écrire et que je me suis promis à moi-même qu'ils le seraient demain ; mais l est vrai que je suis très facilement parjure.


Lundi 26

Sept heures vingt.– Eh bien voilà : des quinze mille signes que je m'étais promis d'écrire aujourd'hui, je n'ai pas jeté le premier sur l'écran ; même si j'ai eu la navrante puérilité de faire croire à Catherine que j'avais rédigé le demi-feuillet d'introduction. D'un autre côté, c'est un peu de sa faute : lorsqu'elle m'a annoncé, ce matin, qu'elle comptait regarder un film cet après-midi, à la télévision, je me suis aussitôt dit que je profiterais de ces deux heures pour, de mon côté, aller me livrer dans la Case à mes activités rémunératrices ; et que, donc, je pouvais consacrer ma matinée tout entière à la lecture du roman de Chaïm Potok commencé ce matin au saut du lit. Or, il faut bien que j'admette l'évidence : je ne suis plus capable de travailler l'après-midi. Enfin, petite correction : je suis à la rigueur en mesure de finir un article commencé le matin, mais en aucun cas d'en entreprendre un, surtout s'il doit être aussi long que celui-là. Conclusion : tout est à recommencer demain matin.


Mardi 27

Sept heures vingt. – Pari à demi gagné : je me suis bien mis au travail à dix heures et demie, comme j'en avais l'intention ; mais, à une heure, quand j'ai décidé que ça suffisait comme ça, j'avais à peine huit mille signes écrits sur les quinze mille demandés. Il faudra donc que je consacre encore ma matinée de demain à ce nouveau boulot, qui s'avère plus compliqué à faire que mes articles pour FD, et donc plus lents. Et également nettement plus “prise de tête”.

Heureusement, pendant que je ramais sur mes feuillets virtuels, j'ai reçu un bel encouragement : allant faire un tour sur le site de ma banque pour y consulter nos comptes, je me suis aperçu que le Grand Argentier du Monde adoré, sans que j'aie rien à lui demander, m'avait gentiment viré les 674,08 euros correspondant à mes deux premiers articles, ceux dont je pensais – au moins l'un des deux – qu'ils m'étaient donnés à titre de simple essai, ou de test. J'en étais presque inquiet : je n'ai pas été habitué aux gens qui paient aussi facilement.

– Je ne sais si c'est à cause de ce paiement presque inopiné mais, pris d'une inspiration soudain, j'ai soudain rédigé un himmel à l'intention de Philippe B. pour lui dire que, vu la situation assez pénible dans laquelle je me trouvais vis-à-vis de FD, je préférais mettre fin dès aujourd'hui à ma collaboration.  Il m'a répondu presque aussitôt qu'il allait me regretter beaucoup (?), mais qu'il comprenait très bien ma position. Position qui, on l'aura compris, consiste à croquer une pastille de cyanure pour éviter la guillotine.


Mercredi 28

Sept heures dix.– Eh bien, j'en suis tout de même venu à bout, de cet article pour le Monde adoré ! Ce qui, somme toute, est une façon plutôt satisfaisante de finir le mois. Naturellement, là où on attendait quinze mille signes, j'en ai aligné près de vingt mille, mais enfin, ça, c'est en quelque sorte ma signature. Ce qui m'empêche de me réjouir tout à fait, c'est que j'en ai deux autres du même acabit qui n'attendent que mon bon vouloir. Et que, ensuite, si tout se passe comme prévu, ils seront exactement soixante-huit à venir réclamer que je les écrive. Je me rends compte à l'instant que, si je ponds vingt mille signes à chaque fois, j'aurai, à la fin de l'aventure, écrit environ cent quarante mille signes, soit la moitié d'un Brigade mondaine (qui reste mon critère de longueur : on ne se refait jamais totalement). Et cela va me prendre environ un an, quand un demi-BMétait écrit en trois jours. D'un autre côté, un demi-BM représentait environ 4200 euros, alors que ces cent quarante mille signes-là vont (devraient…) m'en rapporter pas loin de 35 000 : il est donc parfaitement moral qu'ils soient beaucoup plus longs et pénibles à écrire. Par conséquent, je

Non, mais, alors là, n'importe quoi, mon pauvre ami ! Vingt mille que multiplient soixante-douze, cela fait cent quarante mille chez toi ? Non : un million quatre cent mille signes ! Du coup, voilà un travail nettement moins bien payé que la BM, et mes histoires de morale et de pénibilité tombent à l'eau. En outre, ce million et demi de signes à écrire me colle un de ces vertiges, tout soudain…

Je crois qu'on va en rester là jusqu'au mois prochain, tiens.

Décembre 2015

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LE MARRI D'ANGÉLIQUE








Mardi 1er décembre

Sept heures vingt. – J'ai envoyé, il y a quelques heures, le mot suivant à Rémi Usseil, à propos de son Charlemagne :

Mon cher Rémi,

Ayant liquidé mes lectures en cours, j'ai enfin pu, ce matin, retomber en Enfances. Je t'avouerai que, avant de commencer, je doutais de pouvoir lire ton livre jusqu'au bout : 420 pages de “gestes”, diantre ! cela risquait d'outrepasser mes capacités…

Or, les vingt premières pages lues, j'ai su avec certitude que, oui, j'irais au bout, et que j'irais d'un bon pas. Étant parvenu à la fin de la première, de ces “enfances”, je suis déjà sûr d'une chose : tu as considérablement progressé depuis Berthe ; une liberté de ton, une aisance que tu n'avais pas encore dans le premier livre, assortie à une écriture qui me semble avoir gagné à la fois en ampleur, en souplesse et en raffinement : c'est véritablement un grand bonheur que de te lire. Le plus étonnant, pour moi, est que tu parviennes aussi bien à faire que les parties versifiées (les “arias” de ton opéra) ne paraissent jamais artificielles ou forcées, qu'elles ne soient pas ressenties par le lecteur comme une contrainte liée au genre, mais qu'elle coulent aussi naturellement et agréablement.

Je trouve très fort aussi, dans ce premier chapitre, la façon dont tu réussis à rendre vivante et animée ta "chanson dans la chanson", celle d'Aymard : du grand art, puisque que, à plusieurs reprises, j'ai pu oublier que j'étais dans un livre consacré à Charlemagne et non aux hauts faits de Clovis.

Bref – et ce sera ma conclusion provisoire : si, ce matin, je m'effrayais un peu de ces quatre cents pages, je me réjouis maintenant d'en avoir encore trois cent cinquante devant moi.

Amitiés,

Didier

Depuis ce courrier, j'ai lu une cinquantaine de pages de plus – soit tout le chapitre II –, et mon enthousiasme n'a fait que croître. Le rassemblement de ses quelques fidèles autour du jeune Charles (victimes de ses deux enculés de demi-frères bâtards) et leurs portraits sont d'un picaresque réjouissant : on ne se croirait pas très loin de l'abbaye de Thélème ou de la forêt de Sherwood. Mon avis – mais je me trompe sûrement – est que les cinq chevaliers fidèles ont été créés par Rémi ; peut-être pas eux-mêmes, ex nihilo, mais au moins les portraits qu'il en dresse. Il faudra que je pense à lui demander ce qu'il en est.

Mais il y a mieux et plus haut, dans ce chapitre : la première moitié est occupée par la description du chemin de croix (c'est bien de cela qu'il s'agit) du très jeune Charles, portant la dépouille de son père, Pépin, empoisonné le même jour que son épouse Berthe, entre Paris et Saint-Denis, en passant par la Montjoie. Pages d'une maîtrise parfaite, où la fatigue, la douleur, l'insensé courage deviennent perceptibles par le lecteur, vraiment ressentis par lui. Et puis, aux qualités propres du texte qu'on lit vient s'ajouter, comme en surimpression, le sentiment étrange et mélancolique que, au fond, en refaisant vivre ces chevaliers pétris de bravoure et d'honneur, toujours prêts à se sacrifier pour Dieu et le roi, mais aussi ce petit peuple de paysans, de gardes ou de marmitons, il nous réaffirme, l'air de ne pas trop y toucher, dissimulé derrière les plis de ses étoffes et les armoiries de ses écus, que la France a réellement existé, que son histoire aura été longue et fertile en très riches heures ; une vérité qui, en ces temps d'agonie où nous sommes entrés pour n'en plus ressortir, sans doute, fait à la fois l'effet d'un baume et celui d'un fer porté au rouge. En ce sens, Les Enfances de Charlemagne, en plus de son côté puissamment onirique, peut aussi être considéré comme un livre de combat.


Mercredi 2 décembre

Sept heures vingt. – Depuis trois ans que je suis passé du rewritingà la rédaction, c'est la première fois qu'une telle chose m'arrive : hier, en fin d'après-midi, Philippe B. m'a demandé de reprendre assez largement mon article sur Michèle “Angélique” Mercier. J'en ai été d'autant plus marri que je me suis rapidement rendu compte qu'il avait raison de me le demander, et que le papier serait assez nettement meilleur une fois que j'aurais tenu compte de ses observations et suggestions ; ce que j'ai fait ce matin. Du coup, le texte est passé de dix à treize mille signes : ça lui apprendra.

– Continué la lecture du Charlemagne de Rémi, avec toujours autant de gourmandise. Les chapitres III et IV nous transportent à la cour du roi mahométan de Tolède. Les divers affrontements entre les chevaliers français et leurs homologues sarrasins (mot qui, nous rappelle-t-on en note, est pour les auteurs de chansons de geste rigoureusement synonyme de “païens”), ainsi que la bataille du chapitre IV, baignent vraiment dans une atmosphère de merveilleux, avec ses excès et ses invraisemblances que l'on ne se préoccupe pas de justifier, mais que, quand elles deviennent vraiment trop grosses, on fait passer par une invocation à Dieu ; lequel, il va de soi, ne peut que favoriser ses chrétiens au détriment des adorateurs de fausses divinités. N'y manque pas non plus l'élément cocasse représenté par le très méchant fils du roi de Tolède, Marsile ; lequel, à force de réclamer sans se lasser, la décapitation ou la pendaison de tous les Français qui défilent devant le trône de son père, finit par ressembler à la fois au grand vizir Iznogoud de Goscinny et au Chinois fou d'Hergé dans Le Lotus bleu. J'ajoute que les parties “poétisées” (décasyllabes à 4/6 ou alexandrins, tantôt rimés, tantôt assonancés) sont parfaitement enchâssées dans le cours du texte en prose et semblent être non pas les interruptions d'un voyage, mais des îles éparses dans le lit du fleuve sur quoi nous sommes embarqués, ravissant l'œil sans interrompre la navigation.

– Demain après-midi, révision annuelle de Liselotte, ce qui va me contraindre à passer deux bonnes heures à attendre au garage Volvo de la banlieue commercialo-industrielle d'Évreux ; c'est là que Rémi Usseil va m'être d'un secours très-précieux. Et j'ai hâte de voir s'il est possible de lire une chanson de geste dans un garage automobile du XXIe siècle.


Vendredi 4 décembre

Sept heures vingt. – L'après-midi d'hier fut hautement merdique. J'ai commencé par passer à la clinique Pasteur d'Évreux, afin d'y prendre un rendez-vous pour mon scanner de mars prochain. Là, pas de problème, hormis la vieille dame qui, affirmant qu'elle était arrivée avant moi, ce qui est possible, m'est franchement passée devant. Ensuite, il me fallait rejoindre le garage Volvo, situé nettement à l'extérieur d'Évreux, sur la route de Rouen, dans une zone commerciale assez nouvelle ; si nouvelle, même, que Liselotte a refusé de prendre l'adresse du garage. Heureusement, je savais comment y aller. De plus, j'étais assez largement en avance.

Je savais comment y aller, en venant directement de Pacy. Là, partant du centre d'Évreux, je me suis, Dieu sait comment et pourquoi, retrouvé sur une petite route de campagne qui, certes, longeait l'autoroute de Rouen, mais ne permettait pas d'accéder à ma fameuse zone commerciale. Je n'ai pu reprendre l'autoroute dans l'autre sens qu'à Acquigny, soit à plus de vingt kilomètres d'Évreux. Finalement, j'arrive chez Volvo à 14 h 02 pour 14 h, les mécaniciens étaient en train d'ouvrir les grandes portes coulissantes de l'atelier. Au guichet d'accueil, on me dit que David va venir tout de suite, qu'il prend en charge la voiture d'un autre client. « Vous voyez, la Volvo blanche, là, juste dehors… » Je poireaute, debout, le livre d'Usseil sous le bras. Au bout d'un quart d'heure, le chef d'atelier – David, donc –, était toujours en discussion avec le vieux con, propriétaire de la Volvo blanche, qui ne cessait de lui expliquer je ne sais quoi. Les nerfs commençaient à me lâcher quand, enfin – il était plus de deux heures et quart –, je sens un mouvement s'amorcer. Mais c'est pour voir les deux hommes, le mécano et le client, monter dans la voiture, et entendre le moteur démarrer. J'en ai aussitôt déduit que, vraiment, ce n'était pas mon jour ; j'ai dit à la dame de l'accueil, qui semblait navrée, que j'en avais assez d'attendre, que j'étais censé poireauter deux heures le temps de la révision, que j'étais déjà en train de m'énerver avant même que quiconque ait soulevé le capot, que je lui tirais ma révérence et que je rappellerais un de ces jours pour un autre rendez-vous. Le David a téléphoné à la maison en fin d'après-midi, tellement gêné et obséquieux, que c'est moi, maintenant, qui ne savais plus quoi dire pour lui remonter le moral et lui assurer que, non, pas du tout, ce contretemps ne m'avait nullement ennuyé, et bla, et bla, et bla. Il n'empêche que j'ai été ferme : au prochain rendez-vous (ce sera vendredi prochain), je leur apporte la voiture le matin, il me passe un “véhicule de courtoisie”, je rentre chez moi et je reviens récupérer Liselotte en fin de journée. Il a acquiescé à tout.

Le résultat de toute cette agitation inutile est que nous avons pris l'apéritif hier soir, raison pour laquelle je ne suis pas venue dans ce journal.


Dimanche 6 décembre

Sept heures dix. – Pas grand-chose à noter, sinon que j'ai terminé, juste avant le dîner, le livre de Rémi Usseil, qui se soutient jusqu'à la dernière page et constitue donc une authentique réussite. Mais une réussite pour combien de lecteurs ? C'est la question.

Nous nous préparons, comme de juste à une mini-soirée électorale ; je dis “mini” car, dès neuf heures moins le quart, nous souciant peu d'écouter mentir les habituels politiciens de plateaux, nous basculerons sur un film américano-coréen de science-fiction, dont j'ai bien entendu oublié le titre. S'il s'avère décevant, nous reviendrons à Game of Thrones, qui est notre lot quasi quotidien depuis quelques semaines, puisque nous en sommes presque au milieu de la troisième saison. C'est très bien fait, Game of Thrones, et pas inintéressant, même si un peu compliqué à suivre pour nos vieilles cervelles fatiguées. Seulement il y a ces inexplicables “tunnels”, en moyenne un par épisode : soudain, deux personnages se mettent à bavasser interminablement sur un sujet n'ayant que fort peu à voir avec l'intrigue, laquelle est donc suspendue durant deux ou trois minutes, le temps de cet incompréhensible trou d'air. Hormis cela, c'est une série agréable, et Catherine et moi avons bien hâte que les trois bébés dragons deviennent enfin adultes, afin de nous montrer de quoi ils sont capables.

– Hier, huit mille signes consacrés à Laurette Fugain ; demain, la même quantité à propos de Jacques Villeret.


Lundi 7 septembre

Sept heures et demie. – En ayant fini avec Les Enfances de Charlemagne, je m'apprêtais à me consacrer à Samuel Butler (Ainsi va toute chair, qui attend patiemment depuis des mois sur la table basse) lorsque, facteur passé, je me suis retrouvé avec deux livres de Muray, aimablement envoyés par Dany-des-Belles-Lettres : La Gloire de Rubens et Postérité ; c'est par ce dernier que j'ai commencé, simplement parce qu'il est très longuement question de ce roman dans le dernier volume paru du journal de l'auteur. J'étais presque certain d'en avoir déjà lu les premières pages, voilà quelques années ; effectivement, la certitude s'est imposée quand je les ai reprises. Le roman fait cinq cents pages très serrées, je doute fort d'avoir la patience d'aller au bout d'elles, tant la manière d'écrire de Muray, très efficace dans les courts textes qui ont fait sa renommée, se révèle horripilante dès qu'il prétend écrire un roman. C'est grand dommage car, au moins dans les quatre-vingts pages lues aujourd'hui, il y a beaucoup de choses intéressantes, piquantes, drôles, etc. Mais, comment dire ? C'est comme se retrouver devant une purée aux truffes ; une grande jatte contenant six ou sept kilos de pommes de terre ; et, pour espérer trouver les lamelles du précieux champignon, vous devez absolument engloutir toute la purée. J'y reviendrai, et en donnant des exemples concrets de ce qui m'insupporte dans ce style ; ce qui ne sera pas compliqué, les exemples en question se retrouvant pratiquement dans chaque paragraphe.

– Écrit à peine la moitié du Villeret, qui n'était pourtant pas bien long : huit mille signes. Je ferai le reste demain matin (pas trop tôt…).


Mercredi 9 décembre

Sept heures et quart.– Comment parler de Postérité, le roman de Philippe Muray, dont je viens de terminer les 540 pages très serrées ? Quels mots employer pour décrire la stupéfaction saisissant le lecteur de Muray, celui des Exorcismes, lorsqu'il se trouve soudain englué dans cet énorme pudding gélatineux, tout de même parsemé de quelques trop rares fruits confits vraiment savoureux ? Comment l'écrivain d'Après l'histoire ou de L'Empire du Bien a-t-il pu accoucher de ce monstre inviable ? Par quel aveuglement a-t-il pu croire que ces ratiocinations engluées les unes dans les autres, statiques, ne débouchant sur rien, écrites dans une langue horripilante à force de métaphores clonées se présentant systématiquement par petits trains de cinq ou six, à la queue-leu-leu ; et cet échantillon de dix ou douze figurines interchangeables, indiscernables et découpées dans le contreplaqué le plus mince, par quel sortilège Muray en est-il venu à penser que cet amas constituait un roman ? Je ne sais pas. Vraiment, je ne sais pas. Avant de commencer celui-ci, j'envisageais plus ou moins, après, de lire son roman suivant, On ferme ; je m'en garderai : l'accablement et l'irritation sont tels, ce soir, qu'une dose supplémentaire, j'en ai peur, risquerait de me faire dangereusement désaimer l'autre Muray, celui que je lis depuis plus de dix ans – et relirai encore. Avec celui-là, j'espère que La Gloire de Rubens va me rabibocher.


Vendredi 11 décembre

Sept heures vingt. – J'ai tenté hier soir de noter quelques lambeaux d'idées, à propos du problème que me pose Muray depuis quelques jours (La Gloire de Rubens efface partiellement l'impression désastreuse laissée par Postérité, mais, justement, elle ne le fait que partiellement), de cet incroyable rift que je vois béer entre ses courts essais d'une part et le reste de son œuvre de l'autre. C'était si maladroit que, ce matin, j'ai tout effacé : on ne devrait jamais se lancer dans des considérations littéraires les soirs d'apéritif ; ni dans aucune autre, d'ailleurs.

– Journée Volvo. J'ai emmené Liselotte au garage d'Évreux ce matin, à neuf heures, pour son petit check up annuel. Je l'ai récupérée peu avant cinq heures, la plaisanterie m'a coûté près de 800 euros, et encore se sont-ils arrangés pour ne me changer aucun pneu, en mettant ceux de devant derrière et vice-versa. Du coup, il va falloir changer les quatre à la prochaine révision qui, elle, va me coûter des sommes que je n'ose même pas envisager. Entre neuf heures et cinq heures, j'ai dû subir l'humiliation de me déplacer dans une minuscule voiture de fille, et de marque Mitsubishi : j'espère n'avoir croisé, au volant de ce suppositoire à camions (formule de mon père), aucune personne de ma connaissance.

– En parcourant la documentation qui m'est arrivée, à propos des Frères ennemis et du “destin brisé” de l'un d'entre eux, j'ai eu l'excellente surprise de constater que j'avais déjà traité le sujet, il y a huit ans, dans FD. Avec un minimum de toilettage, ce long article de Didier Balbec devrait parfaitement faire mon affaire. M'occuperai de ce ravaudage dès demain.


Samedi 12 décembre

Huit heures dix. – Retour inattendu, tout à l'heure, attendant Catherine (à la messe au Plessis), de l'idée d'un Bref manuel de désertion, petit livre de 80 ou 100 pages maximum. L'idée qui m'est venue serait d'y incorporer cette évocation du “trottoir jaune” de Sedan, que je n'ai finalement jamais écrite, malgré plusieurs tentatives, très étirées dans le temps (la première, dont je n'ai aucune trace, doit bien remonter à 35 ans). Celle-ci et peut-être deux ou trois autres, entrelardées avec les textes correspondant plus étroitement au titre de l'ensemble. À voir.

– Commencé à lire Frédéric Bastiat, édition de l'Institut Coppet.

– Ce pauvre Gauche de Combat poursuit sa descente aux enfers psychiatriques. Le mot qui revient désormais le plus souvent dans les billets qu'il publie en rafale chaque jour, n'ayant visiblement rien d'autre à faire, c'est : indiscutablement. Comme tous les gens qui sont coupés de la vie “normale”, ne sortent plus de chez eux et passent leur vie à traquer (ou à rechercher) les complots sur internet, il prend désormais pour argent comptant tout ce qu'il peut ramasser dans ce cloaque, pourvu que ça flatte ses névroses. Il me fait, d'un côté, penser au fils de Catherine, incapable de mettre en doute les délires qu'il rencontre dans ses navigations internétiques ; il me rappelle aussi ces vieilles gens de ma jeunesse pour qui tout ce qui se trouvait imprimé “dans le journal” était forcément parole d'évangile, vérité indéboulonnable. Donc, quand il découvre un délire nouveau, émanant probablement de l'un de ses doubles, de ses frères en révolution fantasmée, dans le paragraphe suivant, le délire en question devient automatiquement indiscutable. Et, du reste, il a raison : personne ne discute plus avec lui. Qui serait assez “bonne sœur” pour tenter de persuader un fou se prenant pour Napoléon qu'il n'est pas Napoléon ?


Lundi 14 décembre

Sept heures dix. – Je n'ai rien écrit ici hier, par une sorte d'accablement, en me disant que j'allais forcément être amené à parler de la pantalonnade électorale du jour ; or, j'avais envie de tout plutôt que de cela. M'asseyant devant le téléviseur à huit heures moins cinq, je me suis aperçu que je me moquais absolument des résultats qui allaient apparaître, quels qu'ils puissent être. Les guignolades “résistancialistes” conjointes de la gauche et de la droite faisaient monter en moi une envie de revenir à mon abstentionnisme rigoureux de naguère, et il n'est pas sûr que je ne cède pas à cette tentation-là dans les élections prochaines.

– Continué à lire Bastiat : on se découvre tout surpris de constater qu'il y eut des époque où l'on pouvait, en France, être économiste et néanmoins manier élégamment sa langue.


Mercredi 16 décembre

Sept heures et demie. – Je traîne depuis hier un rhume qui, pour être peu carabiné, ne m'en colle pas moins une légère fièvre, laquelle se traduit par une lourdeur de tête qui fait que, sitôt que je m'assoie pour lire, je m'endors. Je ne vais quand même pas être être condamné à lire debout, tout de même ? Ô vieillesse, vieillesse !

– À propos de lecture, j'ai abandonné Bastiat au milieu du gué : l'économie et moi, décidément… À la place, je me suis replongé dans Les Décombres de M. Rebatet, lecture dont je serais sans doute mieux avisé de ne pas me vanter à trop haute voix. Mais j'ai trouvé un passage dans lequel il portraiture Aristide Briand de manière assassine, et d'une tournure telle que, moyennant deux ou trois mots ôtés, on pourrait croire à une charge contre Hollande. Je crois d'ailleurs que, demain, je vais proposer ces quelques lignes, en énigme, sur le blog.

– Vu Jobbé-Duval hier (décidément, je ne saurai jamais si ce digne cardiologue réclame le trait d'union à son nom ou pas) : mon cœur fonctionne normalement. C'est du moins la conclusion que j'ai tirée de son mutisme total, après examen, concernant le dit organe. C'est une chose qui surprend toujours Catherine, et même l'atterre quelque peu, que je ne songe jamais à demander quoi que soit à mes médecins réguliers. Mais c'est que je pars du principe que, si quelque chose clochait, ils auraient alors la présence d'esprit de me le dire, de m'envoyer faire des examens, prendre des remèdes, etc. S'ils se taisent (ou si l'on parle de tout autre chose), c'est que tout va bien, provisoirement.


Jeudi 17 décembre

Sept heures et demie. – Je pensais en avoir fini avec le hors-série n°4 (ces Destins commencent à me les briser…), mais voici que Philippe B., pour les pages consacrées à Laurette Fugain, me réclame un encadré à la gloire de l'association créée par Stéphanie Fugain, mère de la première. Ce n'est évidemment pas grand-chose à faire, cela va me prendre vingt minutes demain matin, mais ça m'agace tout de même un peu, pour une raison n'ayant à peu près rien à voir avec l'article lui-même, et encore moins avec FD. C'est que m'énervent toujours plus ou moins ces gens qui, sous prétexte que la vie leur a infligé un malheur, se croient ensuite autorisé à se jucher au sommet de leur tragédie personnelle pour faire suer la terre entière jusqu'à la fin de leurs jours. Ce sont d'ailleurs souvent des femmes, ai-je cru pouvoir observer, bien que je ne dispose évidemment d'aucuns chiffre ni statistique sur le sujet. C'est celui-ci, dont le fils s'est tué en voiture à 20 ans, qui n'a rien de plus pressé que de créer une association (l'arme ordinaire de ces gens-là, la seule qui ne nécessite pas de permis de port) et va s'en servir pour exiger, tempêter, squatter les plateaux de télévision, insulter ceux qui émettent les plus légères réserves à propos de son “combat”, etc. C'est celle-là, qui voudrait, sous prétexte que sa fille est morte suite à un coma éthylique, qu'on interdise l'alcool partout, qu'on crée des brigades volantes munies d'alcootests dans les rues, qu'on rouvre Cayenne pour les plus de 0,5 g, etc. Et je ne dis rien des mères de filles violées, qui sont peut-être les plus enragées. Je ne sais d'ailleurs pas pourquoi je m'énerve, dans la mesure où le cas de Stéphanie Fugain est tout de même assez différent, son association se contentant, dans ses campagnes de “sensibilisation” aux maladies du sang, de demander aux gens d'aller donner le leur dans les petits camions spécialisés, de ne pas jeter leurs plaquettes usagées, etc. Mais, évidemment, dans le cas de la leucémie, il est assez difficile de pointer un coupable irréfutable et de demander pour lui plus de répression…

On va me dire (je le sais parce qu'on me l'a déjà dit souvent) que ces gens ont énormément souffert, ce qui est vrai, que ces associations sont leur moyen de ne pas craquer, leur thérapie. C'est sans doute vrai aussi. Mais est-ce qu'on imagine le tintamarre médiatique, et les demandes d'interdictions et de répression en pluie serrée, si tous les parents de morts prématurés se mettaient à faire pareil ?

– Poursuivi la lecture des Décombres. Livre à la fois superbe et parfois glaçant, en particulier dans ses éructations antisémites, proches de sombrer dans le délire. Mais il dit aussi nombre de choses – sur la démocratie, la pourriture d'un régime, la bassesse irrémédiable de ses élus, etc. – qui ont encore à notre époque des échos nettement perceptibles ; et même, sans doute, de plus en plus.


Samedi 19 décembre

Sept heures et quart. – Il semblerait que mes chefs aient tout à fait oublié mon existence. En toute logique, en ayant terminé ce jour-là avec le hors-série n°4, j'aurais dû réintégrer la rédaction de l'hebdomadaire dès mercredi ; or, je n'ai vu venir aucun travail. Inutile de préciser que cela ne m'a nullement traumatisé, que je ne m'en suis senti dévalorisé en rien.

– Je suis toujours dans Les Décombres, si je puis me permettre. Le tableau que brosse Rebatet de sa “drôle de guerre” (il se retrouve dans un régiment de Chasseurs alpins à Romans) est d'un grand talent et d'un irrésistible comique ; avec aussi un fond de tristesse et d'accablement car, si vraiment l'armée avait atteint le stade de déréliction qu'il montre, alors, en effet, cette guerre était perdue d'avance, et la défaite de la France n'a plus grand chose de ce caractère étrange que lui attribuait Marc Bloch.

– Le chat noir et blanc des voisins d'en face, qui a contracté voilà quelque temps l'habitude de venir prendre le soleil sur notre terrasse, était de nouveau là ce matin et me contemplait à travers la porte d'un air tout à fait serein, voire légèrement goguenard ; très détendu en tout cas. Ne voulant pas qu'il se croit chez lui pour autant, je décidai d'ouvrir la porte à Bergotte afin qu'elle lui fasse comprendre de façon indiscutable que le territoire était déjà occupé. Au bruit de la clenche, le chat a descendu les marches et s'est assis au pied de l'escalier. Bergotte sort, le regarde, s'avance d'à peine un mètre et s'arrête… avant de revenir vers moi et de me demander à rentrer ; avec l'air de ne pas trop comprendre l'intérêt de la déranger pour si peu. Le chat, lui, voyant le chien surgir de la maison, n'avait pas eu un frémissement des oreilles ni des moustaches.


Dimanche 20 décembre

Une heure et demie.– Je viens d'exhumer du tiroir de mon bureau le Grand Cahier que j'avais abandonné au milieu du chapitre VI du Chef-d'œuvre, pour cause de difficultés grandissantes à écrire à la main. Comme je ne vois guère de raisons pour que ces douleurs et blocages du poignet et du pouce aient disparu par enchantement depuis sept ou huit mois, cette exhumation ressortit donc à l'acte symbolique. Car il est temps, je le sens de plus en plus nettement, que je me remette à essayer d'écrire quelque chose d'un peu suivi. Mais quoi ? Après d'assez longs atermoiements, je me suis (presque) décidé à laisser provisoirement de côté Pot-Bouille, roman plus ambitieux dans ses proportions et ses attendus que celui déjà écrit, et qui, de ce fait, m'impressionne encore suffisamment pour ne pas m'y mettre. Je me suis donc tourné de nouveau vers ce “Bref manuel” auquel j'ai déjà pensé (et auquel j'ai peut-être même fait allusion dans ce journal, je ne me souviens pas). Il devrait être constitué par un certain nombre de textes assez courts, centrés sur un sujet commun, le tout ne dépassant pas cent “petites pages” ; soit cent mille signes au grand maximum. Chaque texte commencera par une courte phrase à l'impératif (Faites ceci, gardez-vous de cela, etc.), pour mettre en avant le côté manuel, guide pratique. Je ne sais pas quand (ni même si…) je vais m'y mettre, mais il me semble indispensable, ensuite, que tout soit écrit de manière continue et en un temps relativement bref : un mois, deux au grand maximum. Si je table sur cent mille signes, cela représente, à la main et de mon écriture misérable, environ trente pages du Grand Cahier ; donc, pas plus de trente jours de travail. Si je tiens compte des jours où je ne ferai rien, par exemple quand je dois aller à FD, un mois et demi devrait être la bonne mesure.


Mercredi 23 décembre

Midi.– Élodie nous est arrivée hier après-midi, pour passer Noël ici. Ce qui, bien entendu, a justifié que nous prissions un verre ou deux hier soir, mais sans excès notable. Ce matin, la mère et la fille sont parties je ne sais trop où, ce qui explique en partie ma présence dans ce journal à un moment très inhabituel. J'y reviendrai sans doute cet après-midi car je doute qu'elles puissent résister au plaisir de regarder l'un de ces films idiotement sentimentaux qui font leurs délices à toutes deux. De toute façon, il est plus que probable que je reçoive du travail en provenance de FD.

– Je viens de voir que le premier volume des œuvres complètes de Houellebecq allait paraître le 6 janvier, soit dix jours avant le Chef-d'œuvre : je n'arrive pas à décider si c'est une bonne ou une mauvaise chose ; voire une chose parfaitement neutre. C'est en tout cas un livre que je n'achèterai pas, possédant déjà, en “ordre dispersé” sinon tout ce qu'il a écrit, du moins tout ce qui m'intéresse de lui (soit la totalité de l'œuvre moins les poèmes).


Jeudi 24 décembre

Trois heures et demie.– Les filles sont occupées à jouer au scrabble dans le salon télé. Comme la maison ne dispose pas de ce jeu, elles sont assises côte à côte, chacune son ordinateur sur les genoux, et jouent électroniquement.

– Est-ce le fait d'en parler hier ? Une envie de relire Houellebecq m'a saisi brusquement. J'ai commencé par Interventions, un recueil d'articles déjà anciens (années 90), puis j'ai enchaîné avec La Carte et le Territoire. J'ai été fort étonné de découvrir que, lors d'une scène de bistrot, Jed Martin, le personnage principal, commande un Viandox, ce que fait aussi Evremont dans le premier chapitre du Chef-d'œuvre. Catherine dit que mon inconscient devait s'en souvenir et que c'est ressorti au moment opportun ; je n'en crois pas un mot, trouvant que ce serait vraiment exagérer les pouvoirs de cet hypothétique inconscient, dans la mesure où ma dernière lecture de ce roman doit remonter à au moins quatre ans. Un peu plus loin, le personnage de Michel Houellebecq va se chercher un chien au plus proche refuge de la SPA, là encore comme le fait Evremont dans mon chapitre VI. Ce qui m'amuse, c'est que d'éventuels lecteurs, à la fois attentifs et connaissant bien l'œuvre de Houellebecq, pourront se persuader que, de ma part, il s'agit de clins d'œil, alors que cela relève d'un hasard total. Je vais maintenant relire Soumission, roman paru alors que je devais être quelque part entre les troisième et quatrième chapitres du mien : là, au moins, en cas de ressemblance, on ne pourra pas incriminer mon inconscient. En revanche, on pourra toujours m'accuser de plagiat.


Samedi 26 décembre

Quatre heures.– Comme les deux femmes, la mère et la fille, n'arrêtent à peu près jamais de parler, je me trouvai incapable d'une lecture un peu absorbante. Après mon mini-cycle houellebecquien, je me suis donc replongé dans la Correspondance de Proust, en commençant par l'année 1914, au moment où il vient tout juste de publier chez Grasset, et à compte d'auteur, Du côté de chez Swann. Cette lecture m'a entièrement repris et il m'étonnerait beaucoup que je m'arrête avant d'être parvenu à sa mort, en novembre 1922, c'est-à-dire six fort volumes (les années 1916 et 1919 me manquent).


Dimanche 27 décembre

Cinq heures. –  Catherine et Élodie viennent de rentrer d'une promenade qu'elles sont allées faire à Pacy, sur le chemin qui longe l'Eure : elles ont bien failli revenir sans Bergotte, laquelle est tombée à l'eau, à un endroit où le courant est assez important et où il n'y avait nulle possibilité pour elle de remonter par ses propres moyens. Heureusement, Catherine a tout juste eu le temps de la rattraper par la peau du cou… mais avec ses mains emmouflées ! Puis, Élodie a réussi, en se jetant à plat ventre, à lui saisir les pattes arrière, cependant que Catherine faisait de même avec celles d'avant ; pour, enfin, parvenir péniblement à extraire la chienne trempée de la rivière. Pendant ce temps, j'étais bien tranquille au salon, à lire les lettres de Proust de l'année 1915.

– À propos de cette Correspondance, je ne décolère pas depuis hier contre les jean-foutre des éditions Plon, qui semblent tenir pour négligeable le fait que cette édition, celle de Philip Kolb, soit épuisée. La correspondance de Proust, épuisée : est-ce qu'on peut se dire un pays de culture, après une chose pareille ? Le résultat est que j'ai bel et bien trouvé, sur les sites dédiés, le volume concernant l'année 1919 (c'est celle qui me manque le plus, car concernant ses deux déménagements,  la reprise de publication de La Recherche, après la guerre, et le prix Goncourt), mais il me faudrait, pour l'acquérir, débourser près de 180 euros, ce que je ne suis nullement disposé à faire. Je voue donc aux Gémonies la maison Plon à peu près une fois par heure, sans parvenir pour autant à éteindre la frustration qui m'habite.


Jeudi 31 décembre

Midi.– La semaine a été un peu perturbée (mais il nous faut désormais, surtout moi, que d'infimes changements pour être “perturbés”…) par la présence d'Élodie, sans qu'elle-même y soit pour rien d'ailleurs ; c'est en tout cas ce qui explique que je ne sois pas venu dans ce journal trois jours consécutifs. Durant ce temps, j'ai poursuivi ma relecture des lettres de Proust (je termine 1917), qui me ravissent tout autant que lors de ma première lecture, vers la fin des années quatre-vingt. Ce serait bien, j'imagine, que j'en tire un billet, mais je ne vois pas pourquoi je ferais de la publicité, même très indirecte, aux cuistres inopérants de chez Plon.

Comme Élodie nous a quittés hier en début d'après-midi, et que nous avons pris notre dernier apéritif le soir même, nous allons terminer l'année avec une exemplaire sobriété, exactement comme nous l'avions fait l'année dernière.

Le 31 décembre 2014 (je viens d'aller vérifier), je me souhaitais de parvenir à terminer le roman commencé quelques semaines plus tôt, en espérant que les anges gardiens, avec qui Catherine est en liaison quasi permanente, voudraient bien me donner un coup de main : apparemment, ils ont été efficaces. Cette année, je me souhaite d'entrer, sans trop d'atermoiement ni de peine dans le livre suivant, quel qu'il soit.


Journal du Chef-d'œuvre

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Samedi 15 novembre

Quatre heures.– J'ai décidé de tenir ce journal en parallèle de l'autre, afin d'y noter tout ce que je pourrai avoir envie de (me) dire à propos du roman en cours. Car en cours il est bel et bien, depuis hier après-midi. J'ai commencé, au matin, par aller acheter un grand cahier Clairefontaine (24 x 32 cm) de 196 pages (ainsi qu'un carnet de même marque pour les idées qui surgiraient inopinément). Puis, quelque temps après, parce qu'il fallait bien l'inaugurer, ce cahier vierge, j'ai écrit l'ouverture de la première scène du premier chapitre, c'est-à-dire la rencontre de mes deux personnages principaux, Evremont et Jonathan, à la terrasse “fumeurs” d'une brasserie, autour du premier roman de Houellebecq. Ce matin, pendant que Catherine était au presbytère, je m'y suis remis et en ai écrit toute une page. Je me suis arrêté au moment où le nom de Houellebecq est pour la première fois prononcé.

Évidemment, cette idée d'un “journal de bord romanesque” risque de sombrer dans le ridicule, si jamais le roman lui-même s'ensable au bout de quelques dizaines de pages,  ce qui, pour le moment, reste à mes yeux l'hypothèse la plus probable. Mais enfin, dans ce cas, ce sera un ridicule dont je serai seul au courant : ce journal sera détruit et voilà tout.


Dimanche 16 novembre

Sept heures et demie.– Écrit une page et demie, ce matin, pendant la messe (je veux dire : pendant que Catherine était à la messe…). Le dialogue s'est amorcé entre Evremont et Jonathan, lequel a d'ailleurs officiellement reçu son prénom. Pour l'instant, tout cela me semble assez statique, mais il est vrai qu'ouvrir une histoire avec deux personnes attablées sur une terrasse déserte ne facilite pas les mouvements de foule. Néanmoins, il va me falloir, assez rapidement je pense, créer un appel d'air afin d'introduire le monde extérieur ; cela sans rompre le dialogue qui s'amorce et en montrant davantage mes deux zouaves.

J'éprouve un étrange plaisir à écrire de nouveau à la main, après environ 25 ans : un peu comme si je m'essayais à l'écriture pour la première fois de ma vie. Et ne noircir que les pages de droite du cahier est très pratique quand je veux modifier des choses ou en noter d'autres sur celle de gauche.


Lundi 17 novembre

Huit heures. – Je me suis levé ce matin très bien reposé, mais totalement dégoûté de moi-même et de cette ridicule prétention à mener à bien quelque chose qui pourrait ressembler à un roman. De fait, je n'y ai pas touché de la journée, les deux feuillets à écrire pour FD arrivant à point nommé, vers une heure, pour me servir de mauvaise excuse.  Tout à l'heure, pourtant, en arrivant à ce bureau après le dîner, je me suis forcé à ouvrir le cahier ; pour voir… puis à décapuchonner le feutre noir. Et, finalement, j'ai écrit deux pages complètes ; dont je ne sais évidemment ce qu'elle valent, mettant jusqu'à présente un soin maniaque à ne surtout pas me relire. Petit à petit, j'en suis venu à me forger (le mot est excessif de noblesse !) cette croyance qu'il me fallait avant tout accumuler du matériel, noircir des pages sans jamais m'arrêter ; que le moindre retour sur moi-même, sur le “déjà écrit”, suffirait à bloquer définitivement la machine. Il faut se faire brute épaisse et avancer sans regarder à droite ni à gauche ; voilà.


Mardi 18 novembre

Huit heures.– Un peu moins travaillé qu'hier : une page au lieu du double.  Je crois qu'il est temps pour un “retour au thème”, à savoir le roman de Houellebecq (Extension), que j'ai délaissé depuis trois ou quatre pages, notamment pour une esquisse physique des deux bonshommes. Je commence à me dire que tout cela piétine sans doute un peu trop. Mais comme je refuse de relire ce qui est écrit…


Jeudi 20 novembre

Neuf heures et demie du matin.– Voilà trois jours de suite que je m'éveille dans les mêmes dispositions d'esprit, assez peu agréables. En fait, je crois bien que, à ce moment-là, je ne suis pas encore tout à faitéveillé ; toujours est-il que ma première pensée (si, donc, c'est bien d'une pensée qu'il s'agit) est pour l'hypothétique roman ; et il m'apparaît avec une clarté intense que je suis en train de me fourvoyer, que mes prétentions sont dérisoires, que tout cela va s'arrêter très vite, ou bien sombrer dans le ridicule, ou encore dans l'ennui le plus profond, dans la mesure où je n'ai strictement rien à raconter, ni les moyens de le faire de toute façon, que je perds mon temps de la manière la plus vaine qui soit, etc. En revanche, je n'en tire jamais (pour l'instant…) la conclusion qu'il me faut abandonner cette voie de garage dès maintenant ; et, le soir venu, je rouvre le cahier pour y faire ma petite page d'écriture (et même deux, pour ce qui concerne la soirée d'hier). C'est tout de même beau, de réussir à se faire du mal dès la reprise de conscience du matin.


Vendredi 21 novembre

Huit heures. – J'ai pris hier la décision qu'il me fallait travailler davantage, que la petite heure que je consacrais à ce roman entre dîner et télévision n'était pas suffisante. J'ai donc résolu d'y consacrer également l'avant-dîner, c'est-à-dire l'heure suivant le repas de Bergotte, qui se prend à six heures. C'est exactement ce que j'ai fait ce soir, et je suis fort content des trois pages qui ont été écrites durant ces deux heures. Enfin, non : je ne suis pas content de ces trois pages (ne les ayant pas relues) mais plus modestement de les avoir écrites. Il faut (il faudrait, restons prudent…) absolument que je me tienne à ce rythme de deux heures de travail, coupées par le quart d'heure du dîner, et que je le fasse tous les jours ; de manière à ce que le roman avance suffisamment vite pour que je n'ai pas le temps de m'en décourager. À raison de trois pages par jour, le brouillon pourrait en être terminé dans trois mois. Ensuite, évidemment, il y aura un mauvais moment à passer, ou en tout cas un moment crucial, celui de la relecture de l'ensemble. Encore ensuite, si je ne jette pas le paquet à la corbeille, il faudra probablement tout reprendre. Je n'en suis pas encore là.


Samedi 22 novembre

Six heures.– La première scène du premier chapitre est terminée, au moins dans sa version initiale : je viens de laisser Evremond au moment où il sortait de la brasserie, plus ou moins excédé par les manières de petit paon affichées par Jonathan depuis l'arrivée des deux filles à la table voisine. Il me semble, depuis deux jours, que la seconde partie devra montrer Evremond seul chez lui, lever un coin du voile sur sa vie et, surtout, dire quel rapport spécial il entretient depuis 20 ans avec le premier roman de Houellebecq.


Dimanche 23 novembre

Huit heures. – Je m'étais promis de me taire, et naturellement j'ai trahi ma promesse ce soir : l'apéritif aidant, j'ai dit à Catherine que j'avais commencé le roman, et déjà écrit environ 25 feuillets, c'est-à-dire pas grand-chose. Mais je crois que j'ai bien fait, puisque, comme toujours, elle m'a “accouché” de certaines choses auxquelles je n'avais pas pensé (ou pas suffisamment pensé) moi-même. Évidemment, Catherine n'a presque rien dit, elle a fait son travail de sage-femme, et c'est moi qui ai jacté tout le temps. Notamment à propos de Sophie, cette maîtresse putative d'Evremond, que j'ai à peine eu le temps d'imaginer, et même pas du tout, mais qui devrait être liée à la Sophia de Raskolnikov dans Crime et Châtiment. En en parlant, il m'est apparu qu'elle était indispensable : il faut, dans ce roman, un rayon de lumière féminin, une sorte de personnage à la fois extérieur et agissant, notamment par rapport à Evremont. Il doit avoir, à portée de main, la possibilité d'oublier (de rayer ?) les filles de sa vie, celles qui vont ressurgir dans le chapitre de Warnaucourt.

(Il faudrait tout de même que je me décide, entre Evremont et Evremond. Graphiquement, je penche pour le premier.)

Bref, il semble intéressant de parler de cette “chose” avec Catherine : il en ressort des idées qui ne m'avaient pas effleuré avant…


Jeudi 27 novembre

Midi.– Il est nécessaire que le chapitre Warnaucourt soit “préparé” ; que, dans les chapitres précédents – dont j'ignore encore de quoi ils seront faits… –, sans doute sous l'influence de Jonathan, des choses remontent, ou commencent à remonter, de l'adolescence et de la jeunesse, peut-être sous forme de déni violent de ce que vit, endure le jeune homme, et dont il s'ouvre à Evremont.

(Mais comment “insérer” Sophie dans tout cela ? Peut-être doit-elle, d'une certaine façon, avoir toujours un peu peur de lui, de ce qu'elle devine en lui d'informulé, de tout ce qu'il a refoulé, de la manière dont il s'est barricadé.)

Sophie doit être une sorte de recluse, elle aussi, mais une recluse en paix avec elle-même et le monde, une recluse “dans la lumière”. Hier soir, j'en étais arrivé à me dire qu'elle pourrait aussi ne pas du tout exister, n'être qu'une projection du cerveau d'Evremont, la preuve, à la fin, de son espèce de folie. Mais comment goupiller cela sans sombrer dans le ridicule, le grand-guignolesque ? Peut-être en accentuant les ressemblances avec la Sophia de Crime et châtiment. Et, dans ce cas, il faudrait semer quelques petits cailloux, sous formes de références, d'allusions à ce roman, ou même plus généralement à Dostoïevski lui-même : il faudrait alors "combiner" cet écrivain à Houellebecq. Pas simple…

(Comment se sont-ils rencontrés ?)

Huit heures.–  Depuis hier, je sens que je vais avoir du mal à terminer ce premier chapitre ; et plus je m'approche de cette fin, plus je tourne à vide, comme si je n'avais pas envie, ou peur, de passer à la suite. c'est du reste assez probable, dans la mesure où je sais comment finir celui-ci  (non : pas comment, mais plutôt par quoi), alors que je n'ai pas la moindre idée de ce que je vais mettre dans le suivant. Je suppose que ce devra être la deuxième rencontre entre les deux bonshommes, mais pour faire et dire quoi ? À moins que je ne braque le projecteur sur Jonathan et l'envoie traîner ses guêtres à la manif de samedi ?


Samedi 29 novembre

Onze heures du matin.– Evremont n'est pas raciste ; il n'est pas non plus antiraciste : il est, en quelque sorte araciste. À la lettre, il ne comprend pas ce que lui dit Jonathan, par ses diatribes anti-noirs et anti-arabes ; ou plutôt, il comprend fort bien que les noirs et les Arabes lui sont un moyen commode d'expliquer et de justifier à ses propres yeux sa totale inaptitude en matière de séduction. Quant à lui, il ne voit pas du tout quels dommages pourraient causer quelques millions d'immigrés sub-méditerranéens dans un monde qui, à ses yeux, est déjà mort, ou en tout cas à l'agonie : « Quel mal pourrait répandre une armée de vandales lâchée dans un pays en ruines ? »

– Le premier chapitre doit absolument être terminé ce soir : il n'a que trop traîné. Ensuite, il faudra résister au désir de le relire. Et passer directement à la suite. J'ai la certitude – étayée par rien – que, comme à bicyclette, si je m'arrête je tombe. Le seul point agaçant est que j'ai négligé de noter à part les noms de personnes, de rues, etc., à mesure qu'ils se présentaient sous la plume. Si bien que, lorsqu'ils reviennent, quelques jours plus tard, je les ai oubliés et suis contraint de parsemer le texte de points de suspension, ce qui contribue à déréaliser ce que j'écris.

– Je travaille réellement, matériellement, environ une heure et demie par jour – sans un seul jour d'interruption jusqu'à maintenant –, mais j'y pense toute la journée, à peu près sans discontinuer ; sauf peut-être le soir, devant la télé, c'est-à-dire juste après mon heure et demie de travail effectif, qui agirait donc comme une sorte de purge, ou de grattage sur une cicatrice qui démange.


Lundi 1er décembre

Trois heures. – Le premier chapitre a bien été bouclé samedi soir : il remplit 25 “grandes” pages, ce qui doit approximativement représenter soixante mille signes. J'ai immédiatement commencé le deuxième ; mais bon sang que j'ai du mal à y entrer, dans celui-là ! Il est vrai que, deux jours plus tôt, je ne savais même pas qu'il existerait (d'ailleurs il n'existe pas encore…). C'est en faisant surgir mes deux lesbiennes porteuses de tract dans l'épicerie de Charlie que l'idée m'est venue de plonger mon très-hypothétique lecteur dans la manifestation absurde à laquelle appelait le tract en question, et d'y faire se croiser Jonathan et Charlie, tous les deux, finalement, venus là pour la même raison : la drague ; drague de frustré chez l'aîné, drague joyeuse et optimiste chez le cadet. La difficulté est d'animer tout cela, de faire entendre mes deux solistes sur le fond d'orchestre constitué par la manif elle-même. Je pense que, plus encore que le premier, ce chapitre-là devra être considérablement réécrit lors de la reprise générale du roman… si jamais je parviens un jour jusque-là.

Le troisième chapitre ne peut être, me semble-t-il, que des “retrouvailles” entre Jonathan et Evremont, afin de recentrer l'histoire sur Houellebecq. Montrer Jonathan comme ensorcelé par l'écrivain. C'est ici, il me semble, qu'Evremont expliquera pourquoi il est un “déçu du houellebecquisme”, pour parler comme Finkielkraut. Et Jonathan s'enthousiasmera à l'idée du chef-d'œuvre.

Peut-être que le quatrième chapitre pourrait être celui de la rencontre entre Jonathan et Houellebecq, à l'occasion d'une signature à la librairie de la Ruée vers lire. Qui se termine par une fin de recevoir. En fin de chapitre, Jonathan prendrait la résolution d'écrire lui-même le chef d'œuvre de M.H. Le chapitre pourrait commencer à la faculté de pharmacie, si ce que m'envoie Béa est suffisant pour faire un début de chapitre crédible et vivant. Là aussi, comme dans chaque chapitre ou presque (pas dans celui de Warnaucourt, par exemple), il faudrait montrer la modernité à l'œuvre, mais toujours sans que personne ne s'en émeuve : elle est désormais chez elle.

Le chapitre suivant serait le “pivot” du roman, à savoir le retour d'Evremont à la maison natale de Warnaucourt. Ce n'est qu'après le surgissement brutal de ses “fantômes” (Marie-Paule, Brigitte, peut-être Monique, Isabelle…) qu'il rendrait visite à Sophie ; dont je pense de plus en plus qu'elle devrait ne pas exister réellement.


Mercredi 3 décembre

Midi. – Hier soir, parce que, après ma journée levalloisienne, je n'avais vraiment pas envie de poursuivre le chapitre II, j'ai finalement fait ce que j'avais prévu de ne pas faire avant d'avoir totalement terminé le “premier jet” : j'ai relu le premier chapitre. Le motif officiel (et pas totalement de mauvaise foi) était qu'il me fallait m'acquitter de ce que j'aurais dû faire à mesure que j'avançais, à savoir noter à part les noms propres (rues, gens, etc.) que j'avais tendance à oublier sitôt après les avoir trouvés. Mais, bien entendu, la véritable raison est que je grillais d'envie de “me rendre compte”.

Que dire ? J'ai l'impression que ce n'est ni une catastrophe ni bien enthousiasmant. En tout cas, moi, ça ne m'enthousiasme pas le moins du monde ; mais, d'un autre côté, je m'imagine très mal prendre feu pour un texte sortant de ma propre plume. Dans le détail, il y aura du travail à faire sur ce chapitre : simplifier certaines phrases un peu surchargées, fluidifier le style çà et là, jouer davantage sur les temps verbaux, améliorer les passages entre les différents plans, etc. Mais, cela, c'est le travail que j'aime faire, donc il ne me soucie pas, en tout cas pour l'instant.

Cela étant, j'ai sans doute bien fait de procéder à cette relecture car cela m'a permis de me rendre compte d'une bévue : dans le premier chapitre, lorsque les deux gouines déposent leur tract imbécile à l'épicerie, je précise le parcours de la manifestation ; or, je ne sais pourquoi, au début du II, j'ai mis le point de rendez-vous ailleurs ; si bien que les feuillets déjà écrits sont à revoir, de ce point de vue : il me faut “remonter” le point de rendez-vous vers la gare. Du reste, là où je l'ai sottement mis, place du Général des Courtils, la manifestation serait partie bien trop près du fleuve et du pont, qui sont leur point d'arrivée.


Dimanche 7 décembre

Onze heures. – Le chapitre II avance tranquillement, trop tranquillement sans doute : je n'y travaille guère qu'une heure par soir, une heure et demie au maximum. Chaque jour ou presque, je me dis qu'il serait bon de doubler ce temps, mais il n'y a rien à faire : lorsque j'ai écrit deux grandes pages de cahier, je n'ai plus qu'une envie, c'est de fuir. Je ne puis même pas dire que j'en suis “à la moitié”, dans la mesure où je n'ai pas une idée très précise de ce que sera le chapitre, une fois terminé ; bien que, tout de même, il ait tendance à se préciser à mesure qu'il avance. Ainsi, alors qu'il ne devait être au départ qu'une silhouette croisée par Jonathan, voilà que Charlie a pris beaucoup plus d'importance que prévu – à peu près la même, pour l'instant, que celle de Jonathan. Du reste, je vois de plus en plus nettement que, pour que ce chapitre ait une signification, une raison d'être, il faut qu'il vivent tous les deux à peu près la même chose (une rencontre, un espoir, un semi-échec), mais qu'ils le ressentent de façons opposées : J. comme la confirmation de sa “malédiction” sentimentalo-sexuelle, si l'on veut, et Charlie, au contraire, comme un succès ou, à tout le moins, une promesse. Tout cela dans le cadre de ma manif ridicule qui constitue le creuset de ces deux idylles, non pas avortées mais inabouties.

Je dois en être à peu près (mon écriture manuscrite m'est difficile à calibrer : j'ai perdu l'habitude…) à 75 000 signes.


Jeudi 11 décembre

Six heures. – Cet après-midi, j'ai innové. Sortant d'une courte sieste vers trois heures, je suis venu à ce bureau et, au lieu d'aller errer sur internet, j'ai empoigné le Clairefontaine et me suis remis à mon deuxième chapitre, auquel j'ai travaillé jusqu'à cinq heures (trois grandes pages écrites, ou, pour le dire plus prudemment et modestement, noircies). J'étais assez content, et même fier, de moi, trouvant cette initiative propre à me faire accélérer le rythme de travail, comme je souhaitais plus ou moins que cela fût. Le problème est que, là, je suis occupé à remplir l'un et l'autre de mes journaux au lieu de poursuivre le roman, sans doute au prétexte que j'ai déjà mon quota d'écriture quotidien : c'est idiot et un peu ridicule.

– Tout de même, hier, alors que je bâillais d'ennui dans mon bureau de FD, j'ai noté sur mon carnet de poche le “déroulé” de la dernière partie du chapitre en cours, et notamment les modalités de passage de Jonathan à Charlie et retour. Ces deux-là vont en quelque sorte vivre une aventure parallèle (rencontre avec une fille), mais ce sera le naufrage pour J (qui va se lancer dans une furieuse diatribe raciste – sous prétexte que Valérie, la fille qu'il guigne, tombe sous le charme d'un Malien sans papiers – et se faire plus ou moins casser la gueule), alors que Charlie va vivre une expérience déterminante (tomber amoureux, en gros) d'une lycéenne d'extraction plutôt bourgeoise, et que j'ai prénommée Tosca. Pourtant, sur le strict plan des faits, ils vont tous les deux voir repoussées leurs avances sexuelles, mais le vivre très différemment. Sans doute parce que l'un (J) appartient à une France moribonde, tandis que Charlie représente lui la force et la jeunesse de cette France inconnue qui s'avance. Rien de tout cela n'est bien clair dans mon esprit. Mais c'est en quelque sorte pour dissiper les brumes, ou essayer, que j'écris ce roman.

Je me suis fixé jusqu'au 15 décembre pour boucler ce chapitre ; non parce que ma sœur aura 50 ans ce jour-là, mais parce que cela fera un mois tout juste que j'aurai écrit le premier mot du premier chapitre. Si je maintiens ce rythme de deux chapitre par mois, le premier brouillon devrait être terminé aux alentours de mon anniversaire, le 19 mars.

Le point hautement positif, à mes yeux, est que, depuis un mois, je n'ai pas dû manquer le rendez-vous de l'écriture plus de trois jours ; la dernière fois c'était avant-hier, et j'en ai ressenti après, durant toute la soirée, une forme de culpabilité larvée, voire de frustration. J'ai pris ça pour un bon signe…


Vendredi 12 décembre

Sept heures et demie.– Plus les choses se mettent en place et plus je me félicite de m'être lancé dans ce chapitre II, pas du tout prévu au départ (mais à peu près rien n'était prévu au départ…), et surtout que Charlie y ait pris une importance que je ne lui pensais pas. Il est en train de devenir, par son histoire débutante avec Tosca, le pendant positif de Jonathan, si je puis ainsi jargonner. Et je crois que c'est une bonne idée que la dernière scène avec Jonathan, qui devra être très violente, soit “encadrée” par Charlie, d'abord avec Tosca sur les berges du fleuve, puis seul rentrant chez lui, tout empli, transfiguré par cette sorte d'amour naissant, de grâce qui lui est tombée dessus et commence de l'élever au-dessus de lui-même, tandis que Jonathan va probablement finir dans le bar à putes (mais sans consommer : il lui reste un brin d'espoir…) qui se trouve en bas de chez Valérie (tout comme il y en avait un, rue Porte-Saint-Vincent, à Orléans, en bas de chez France-Hélène et Monique, et où je n'ai d'ailleurs jamais mis le pied, moitié par frousse, je suppose, moitié parce que j'étais tout à fait désargenté à cette époque (1975 – 76)).

(Je réalise avec effarement que nous sommes le 12 et que, par conséquent, il me paraît impossible que ce chapitre soit terminé le 15 comme je disais hier le vouloir. Mais, après tout, quelle importance ? ces termes que l'on se fixe n'ont aucune raison d'être, pas la moindre réalité.


Dimanche 14 décembre

Trois heures.– Évidemment, le II ne sera pas terminé demain, dans la mesure où il reste une “grande scène” à écrire, celle du pétage de plomb raciste de Jonathan, en voyant que le Noir sans papier va lui souffler Valérie, et ce sans le moindre effort, qui plus est. Je ne pense pas que la scène doive faire plus de quatre ou cinq pages, mais elles risquent d'être assez délicates à écrire, dans la mesure où elle sera à plusieurs personnages et qu'il faut qu'elle soit bien mise en scène, vivante. Surtout, il est nécessaire que Jonathan s'exprime avec une assez grande violence, mais en restant crédible. Ensuite, il faudra encore une page ou deux centrée sur Charlie et sa “métamorphose amoureuse”, afin de ne pas laisser le lecteur sur sa mauvaise impression de Jonathan. Bref, tout cela va bien demander quatre ou cinq jours, je gage. D'un autre côté, évidemment, rien ne me presse ni ne m'attend…

J'ai fini hier soir la partie concernant le tête-à-tête de Charlie et Tosca sur la berge du fleuve, pendant et après la manif, et je me demande si j'ai bien fait d'en écrire une partie en flashback, si je n'ai pas opté pour la solution de facilité. D'un autre côté, comme juste après je vais avoir une scène “en live”, celle de Jonathan chez Valérie, il n'est peut-être pas mauvais que celle qui précède marque une espèce de pause, une sorte de “temps suspendu”, entre la marche qui a occupé presque tout le chapitre et l'explosion de Jonathan. Je retombe là sur le problème auquel je me suis heurté à chaque fois que j'ai essayé d'écrire quelque chose : mon incapacité à peu près totale, et assez désespérante, à me relire avec des yeux un tant soit peu critiques, à voir ce qui ne va pas.


Mardi 16 décembre

Sept heures et demie.–  Mail envoyé il a quelques minutes à Michel Desgranges :

Mon cher Michel,

Il est temps, je crois, que je vous tienne un peu au courant. Sachez donc que, voilà tout juste un mois, j'ai commencé une espèce de roman. J'y travaille consciencieusement tous les jours (mais sans doute pas assez : au bout d'une heure et demie, deux grand maximum, je n'en peux plus et il faut que je m'arrête jusqu'au lendemain… ce qui ne m'empêche nullement d'y penser à peu près du matin au soir) et je dois en avoir écrit environ cent mille signes ; je dis "environ" car j'écris à la main, sur mon grand cahier Clairefontaine, ce qui ne m'était pas arrivé depuis un bon quart de siècle, et j'ai un peu perdu l'habitude de "calibrer" mon écriture.

Je ne saurais vous dire ce que vaut ce qui s'écrit, dans la mesure où je refuse de me relire. Je me suis mis dans l'idée qu'il en allait de ce travail comme de la bicyclette : si je m'arrête, je tombe. Traduction : si je commence à reprendre ce qui est fait, je vais rompre l'élan initial et tout va s'arrêter. Donc, je vais de l'avant, ne serait-ce que par curiosité de savoir à quoi pourra bien ressembler ce truc une fois fini – s'il est fini un jour. Car j'ai l'impression que l'histoire se construit à mesure que j'avance, mais dans un brouillard encore bien épais. Pareil pour les quelques personnages déjà mis en branle. Quand j'aurai mis le mot "fin", il sera alors temps de tout reprendre da capo, ne serait-ce que pour passer l'ensemble sur ordinateur, ce qui sera l'occasion d'un vrai travail d'écriture, à partir du brouillon dont je disposerai. Enfin, c'est comme ça que je vois les choses. Pour ce qui est du brouillon en question, je me suis fixé comme date "butoir" le 19 mars prochain, jour de mon 59ème anniversaire ; mais il va de soi que c'est plus un ordre d'idée qu'autre chose, d'autant que je serais bien incapable, au stade où j'en suis, de dire quelle longueur fera ce livre. D'ici deux ou trois jours, je bouclerai le chapitre II et aurai quelque chose comme 120 000 signes. Bien. Mais comme j'ignore totalement combien de chapitres je vais écrire ensuite, je ne suis pas plus avancé. Je sais juste qu'ils ne seront pas très nombreux : entre 8 et 10 me semble un nombre plausible, en l'état actuel des choses.

Voilà à peu près ce que je tenais à vous dire. Et j'y retourne, car c'est le soir que je travaille.

Amitiés,

Didier

– J'ai l'impression, alors que j'en approche vraiment, que je ne vais jamais voir la fin de ce deuxième chapitre. Cela dit, je sais bien pourquoi je traîne ainsi : c'est que la fin en question est bien tracée dans mon esprit, il ne reste qu'à l'écrire (ce qui est déjà beaucoup), tandis que je ne sais pas, ou à peu près pas, ce qu'il va y avoir dans le suivant. Donc, je recule le moment d'y aller, c'est aussi bête et puéril que cela.

– Cependant, des choses commencent à se préciser pour la suite. il m'a semblé tout à l'heure que Sonia, la compagne imaginaire d'Evremond (car je suis presque décidé à ce qu'elle soit imaginaire), devrait avoir un enfant (un enfant imaginaire, donc), de façon à ce qu'elle se renforce en tant que "rempart" contre les fantômes, dans l'esprit d'Evremont. Je pense qu'on devrait apprendre la grossesse juste après le voyage d'Evremont à Warnaucourt : sentant le danger plus grand, il érige une nouvelle barrière. 

D'autre part, il m'est apparu nécessaire que, à un moment, il y ait rencontre entre Jonathan et Charlie, et même sans doute un peu plus que ça. Et, dans le dernier chapitre (ou l'avant-dernier), Charlie chercherait Evremont partout où il pense pouvoir le trouver afin de lui annoncer la mort de Jonathan (dont les raisons et les modalités restent encore à déterminer…). Et c'est ainsi (mais comment ? N'en sais rien…) qu'il découvrirait l'inexistence de Sonia et de sa fille (oui : ce sera une fille).

Pendant que j'y pense : passant chez Evremond, il trouvera la porte ouverte, les fringues disparues des placards. Et, sur le bureau (ou ailleurs), un exemplaire de Crime et Châtiment ; ceci afin que le lecteur attentif puisse faire le rapprochement avec la Sonia imaginaire, créature littéraire, donc. D'ailleurs, il va falloir que je relise ce roman, car "ma" Sonia doit être un décalque de celle de Dostoïevski.

L'espèce d'angoisse qui me tient depuis deux ou trois jours, c'est que, à mesure que les choses prennent forme, le personnage de Houellebecq me semble sortir de lui-même du roman. Ce qui m'ennuie car je tiens beaucoup à mon titre !


Jeudi 18 décembre

Trois heures.– J'ai bouclé, hier, la scène de Jonathan chez Valérie et son expulsion violente par Georges-Alain. Mais il faudra, je le crains, la reprendre entièrement, ou du moins l'étoffer, car j'ai escamoté l'ensemble, pressé que j'étais de m'en débarrasser.


Vendredi 19 décembre

Huit heures.–  Je viens à l'instant de terminer le deuxième chapitre, qui fait donc 34 grandes pages de cahier (le premier en comptait 24), et qui en fera forcément plus dans sa version seconde, car je me rends bien compte que j'ai honteusement escamoté la scène de clash chez Valérie, qu'il faudra donc reprendre et développer. Mais, d'un autre côté, il est possible que je sois amené à tailler dans le reste.

Pour l'instant, mon problème est d'attaquer dès demain le chapitre suivant, sans surtout me laisser le temps de souffler, et même si je ne sais pas trop ce que je vais y mettre ; mais je pense de plus en plus à une seconde rencontre, dans une tonalité toute différente, entre Jonathan et Georges-Alain, intervenant après une conversation entre Jonathan et Évremont. Peut-être devrais-je aussi, dès maintenant, faire se rencontrer Jonathan et Charlie, par exemple chez Evremont (J. viendrait lui apporter le dernier Houellebecq (Soumission), celui que je ne pourrai lire que début janvier : ça va être commode…).


Samedi 20 décembre

Dix heures du matin. – Ébauche d'un plan (noté hier soir devant un film d'Eastwood assez ennuyeux…) pour le chapitre qui, en principe, devrait être commencé ce soir, le troisième donc :

1) Evremont tombe sur Jonathan, probablement à la brasserie du I. Il s'est passé du temps entre la fin du II et maintenant, sans doute tout l'été. Evremont avait à peu près oublié l'existence de Jonathan. Celui-ci est très excité : durant l'été il a lu tout Houellebecq et il vient juste de s'acheter Soumission, qu'il n'a pas encore ouvert. La discussion s'engage, à propos de Houellebecq, Evremont explique pourquoi ce dernier l'a déçu. Jonathan décide qu'Evremont doit lire le dernier paru avant lui et qu'il va le lui apporter. Evremont, de mauvaise grâce, consent à lui donner son adresse.

(Durant cela, ils ont quitté la brasserie pour marcher dans les rues. D'où, petites scènes de modernité festives, bouts de dialogues, notamment entre femmes, etc.)

2) Après séparation d'avec Evremont, Jonathan tombe sur Georges-Alain, dont il apprend l'escroquerie morale (pas du tout malien mais français, rôle qu'il joue vis-à-vis des filles, etc.) Georges-Alain, très sympathique, ouvert, drôle, etc. Jonathan résiste tant qu'il peut à son désir croissant de se placer sous sa protection (tout, alors, serait tellement plus facile, pense-t-il). Sorte de soumission mimétique.

3) On retrouve Evremont chez lui, en compagnie de Charlie, ils parlent de Tosca, dont Charlie vient de faire quelques photos sur son téléphone. Charlie n'a toujours pas “couché”, mais, bizarrement (à ses yeux), ça ne lui semble pas si important que ça. Evremont se fout gentiment de lui : « Elle est en train de te châtrer ! » Devant les photos, Evremont subi ses premières “remontées de passé”. Sans doute faudra-t-il, ici que soit évoquée pour la première fois l'existence de Sonia, afin de la lier dès le départ aux “filles fantômes”.

4) Arrive Jonathan avec le roman de H. Se montre d'emblée assez agressif avec Charlie, mais celui-ci, par sa bonne humeur et sa gentillesse (non mièvre) le désarme en grande partie.

Je pense conclure le chapitre sur Evremont demeuré seul chez lui (mais c'est déjà comme ça que se termine le I : peut-être ennuyeux), qui décide de se rendre chez Sonia.

Dans la foulée, j'ai également noté “en courant” (mais sans bouger du fauteuil) une ébauche de découpage pour la suite. Cela donne :

IV) Centré sur Evremont, d'abord chez Sonia, puis sa rencontre avec Tosca. Jonathan lui annonce la venue de Houellebecq à Montcosson, pour une journée de signature (ou deux jours, afin de justifier une soirée sur place de l'écrivain), à la librairie La Ruée vers Lire. En chute, Evremont apprend la mort de sa mère, deux ou trois semaines auparavant. (Il faudra trouver une raison valable pour qu'il n'en soit pas averti plus tôt.)

V) Evremont à Warnaucourt, avec son père.

VI) Jonathan à la séance de signature de Houellebecq, puis, le soir, avec lui. Si je parviens à l'écrire, il lui montre le début du “chef-d'œuvre” qu'il s'est mis en tête d'écrire en collaboration avec l'écrivain. Évidemment, Houellebecq l'envoie chier (gentiment mais tout de même).

VII) De nouveau avec Evremont à Warnaucourt, mais plus tard dans la soirée et la nuit, aux prises avec ses filles fantômes, qui resurgissent les unes après les autres (et je n'ai pas hâte d'en arriver à ce chapitre-là, qui va être horriblement difficile à faire, je le sens).
En chute, il est de retour à Montcosson et apprend que Sonia est enceinte.

VIII) De nouveau une rupture temporelle par rapport à ce qui précède.

– Sonia vient d'accoucher.
– Jonathan continue d'écrire, mais seul, le “chef-d'œuvre”, qu'il ne désespère pas de ramener dans son projet insensé. Sans doute poussé par Georges-Alain, il refait une tentative auprès de Valérie, et se vautre misérablement, tandis que Valérie, sans doute prise de regret de son refus premier, se jette littéralement à la tête du Noir.
– Charlie “grandit” (même si toujours puceau…). Je veux dire qu'il grandit par rapport aux deux autres, devient plus posé, plus adulte, à mesure qu'Evremont et Jonathan s'enfoncent chacun dans son espèce de folie.
– Evremont, d'ailleurs, évite Jonathan, qui commence à lui faire peur. (Il faut qu'Evremont paraisse parfaitement raisonnable, et même de plus en plus, mais avec de petits signes inquiétants, irréalistes ; notamment la manière dont vit Sonia.)
– En revanche, il aime de plus en plus Tosca, d'une façon certes assez trouble (en quelque sorte, vu son âge, elle est une fille fantôme matérialisée) mais pas directement sexuelle. Du reste, Charlie n'est nullement jaloux, au contraire : les attentions d'Evremont valorisent Tosca à ses yeux.

Après ce chapitre huitième, c'est encore le brouillard. Je suis presque sûr que Jonathan va se suicider et qu'Evremont va quitter la ville sans avoir appris sa mort, c'est à peu près tout. Cette fin ne devra pas occuper plus de deux chapitres et le rythme devra en être plus précipité.


Mardi 23 décembre

Cinq heures.– Finalement, non, Jonathan ne va pas se suicider. Il va en prendre la décision, sélectionner le moyen le plus théâtral. Puis, au moment où sa décision sera effectivement prise et le moyen arrêté, il va se faire écraser bêtement par une camionnette de livraison (avec slogan ridicule sur la carrosserie) en traversant la rue pour aller à la pâtisserie Charlot (ou Charleau ?) s'offrir un gâteau quelconque, en quelque sorte pour “fêter ça”.

– Catherine partie (à la clinique, pour son épaule), j'ai retrouvé mes vieilles mauvaises habitudes de l'époque BM et n'ai pas touché au roman hier. Du moins, je n'ai rien écrit dans le cahier ; mais, durant l'apéritif que je me suis offert – autre vieille mauvaise habitude –, j'ai noté trois ou quatre choses qui me serviront pour la suite, dont celle qui précède, à propos de la mort de J.


Jeudi 25 décembre

Sept heures vingt.– Lorsque je me mets au travail, les choses se passent toujours de la même façon : j'ouvre le cahier, je décapuchonne le feutre, relis les trois ou quatre dernières lignes afin de savoir où j'en étais, et je me lance. Si je travaille une heure durant, le résultat est toujours identique : lorsque je m'arrête, j'ai environ six mille signes écrits. Et c'est justement cette facilité et cette rapidité qui m'inquiètent : je m'aperçois que mon rythme est presque voisin de celui que j'avais quand j'écrivais un Brigade mondaine. Le problème – et ma source d'inquiétude, donc – est que mon ambition, même si elle reste modeste, n'est tout de même pas d'écrire un Brigade mondaine ! Or, je me dis et me répète que, si “ça vient” aussi facilement, c'est que ce doit être aussi médiocre. D'un autre côté, il est vrai que je fonce sans me retourner. Lorsqu'il m'arrive de m'apercevoir, en l'écrivant, que ma phrase est pataude ou mal foutue, je m'en moque et continue d'avancer, me disant que le polissage interviendra dans un second temps, et que mon seul souci, pour le moment, doit être d'arriver au bout de mon brouillon, et que mon histoire et mes personnages tiennent suffisamment la route pour mériter, ensuite, un travail de réécriture. Il n'empêche que cette impression que j'ai chaque jour, qu'il me suffit d'ouvrir le robinet pour que les phrases s'écoulent, continue de m'inquiéter assez grandement. Mais que puis-je faire contre ? Je ne vais tout de même pas m'inventer des pannes d'inspiration, uniquement pour pouvoir me dire que je suis un vrai écrivain !


Dimanche 28 décembre

Sept heures et demie. – Dans la discussion que vont avoir Evremont et Jonathan, à propos des Noirs et des Arabes, Jonathan fera remarquer à l'autre que les gens de sa génération ont beau jeu de jouer les antiracistes, eux qui n'ont à peu près jamais été confronté au surgissement de ces populations. Evremont, alors, repensera à sa scolarité, à Warnaucourt, accomplie sans jamais en effet apercevoir le moindre élève exotique. Il lui vient que, sans doute, il aurait été très content d'en voir arriver quelques-uns, plutôt que, année après année, avoir l'assurance un peu déprimante qu'à chaque rentrée scolaire on va retrouver exactement les mêmes têtes.

Dans la même scène, sans doute plus loin, Evremont se dira que, en ce moment même, tandis que Jonathan rejette sur les Noirs (les “nègres”, comme il dit exclusivement et avec une intonation particulière qu'il faudra définir), il y a, quelque part dans Montcosson l'un de ces noirs qui, lui, accuse les blancs de tous ses échecs. Il en déduit que la société périra de cela, de ces frustrations (ce n'est pas le terme qui m'est venu tout à l'heure, à table, et qui était meilleur. Aigreur ? Ressentiment ?) multidirectionnelles.

Du coup, je me demande si cet échange doit intervenir dès le début du chapitre III (c'est-à-dire là où je suis arrêté) ou être remis à plus tard. Il me semble que ce doit être tout de suite, tandis que j'ai les deux protagonistes “sous la main”. Mais alors, le chapitre tel que je le voyait avant de m'y mettre risque d'être bien trop long : peut-être faudra-t-il le scinder.

Bon sang, comme tout cela est compliqué, incertain, pénible ! Mais pourquoi est-ce que je me suis lancé là-dedans ?


Mardi 30 décembre

Huit heures.– J'ai bien failli, aujourd'hui encore, laisser le cahier fermé. En me disant que, voilà, j'étais engagé, comme de nombreuses fois jadis, sur la pente de l'ensablement, puis de l'arrêt définitif. Puis, sans la moindre conviction, et même avec une vague sensation d'écœurement, je me suis forcé à m'attabler. Et, finalement, j'ai écrit deux pages et demie, en ayant bien amorcé le dialogue entre E et J. Je pense d'ailleurs, comme j'en évoquais la possibilité dimanche, que je vais clore ce chapitre sur ce dialogue et en ouvrir un autre pour ce qui devait en être les deuxième et troisième parties.


Vendredi 2 janvier

Huit heures.– Au fond, pris par ce roman, je me sens un peu dans la situation du type qui entreprendrait de bâtir un édifice, sans plans d'architecte, avec des connaissances plus que sommaire en maçonnerie, zinguerie, charpenterie, etc., et qui se lancerait à l'aventure simplement parce que deux ou trois personnes lui auraient affirmé qu'il ne pouvait que réussir, puisqu'il avait déjà prouvé qu'il savait monter une tente ou assembler des Lego. J'en suis au stade de l'invention du brouillon, c'est-à-dire que je gâche du ciment, empile des briques et des moellons, jointoie, dresse des murs, pose des escaliers et des fenêtres, agence la charpente, etc. sans trop me préoccuper de ce qui s'élève. Quand ce sera fini, le bâtisseur autodidacte se reculera pour prendre du champ, et découvrira s'il a bâti une cathédrale ou bricolé une masure, le plus probable étant que le résultat de ses efforts se situera entre les deux. Ensuite, voyant les béances et les aberrations les plus criantes, il s'emploiera à colmater, redresser, joindre, ajouter un petit balcon ici, un clocheton là, etc. L'épreuve décisive sera enfin la première lecture étrangère, l'œil du dehors ; elle équivaudra à ce que serait une pendaison de crémaillère, un soir où souffle une tempête de pluie et de vent. En quelques quarts d'heure, le malheureux propriétaire-bâtisseur va devoir constater que le vent a abattu le clocheton dont il était si content, que l'eau, passant sans effort à travers sa toiture, inonde le salon et les invités qui s'y pressent. L'un d'eux, d'ailleurs, vient de tomber du premier étage, à cause du petit balcon de la façade sud, insuffisamment arrimé au mur ; quant à la butte qui supportait la grande terrasse, elle vient d'être emportée par le ruissellement des eaux, en raison de soubassements non consolidés. La cave est certainement inondée, mais on ne peut pas le savoir car l'escalier qui y conduisait vient de s'effondrer, etc.

Et, malgré tout, on reprend sa truelle, une brique, et on continue son mur en sifflotant d'un petit air faraud.


Samedi 3 janvier

Huit heures. – Je suis également cet obtus laboureur nanti d'un cheval rétif, qui se casse les reins à pousser sa charrue pour tracer des sillons superficiels, et qui va s'apercevoir, à la fin, moitié mort, qu'il s'est escrimé sur une terre depuis longtemps stérile.

Sinon, je commence à entrevoir la fin du chapitre III ; Je viens de laisser Jonathan et Evremont devant l'épicerie des Al-Mansour, Evremont va rentrer chez lui et Jonathan poursuivre sa route jusqu'à la place des Courtils (ou la librairie ?) et tomber sur Georges-Alain. Il faudra que leur scène soit assez brève (bien plus courte en tout cas que celle que je viens de finir, avec Evremont). Ensuite, ce sera le chapitre IV, avec retour du couple Charlie-Tosca et, surtout, apparition de Sonia.


Dimanche 4 janvier

Sept heures.– Je me suis plus ou moins décidé, ce matin, à ne pas attendre d'avoir terminé le brouillon pour commencer à retranscrire dans l'ordinateur ce qui est déjà écrit sur le premier cahier (on écrit sur ou dans un cahier ?). Plusieurs raisons à cela, la principale étant d'ordre pratique : lorsque j'aurai besoin de retrouver quelque chose (un nom de rue, l'aspect physique d'un personnage secondaire, etc.), il sera beaucoup plus facile si le début du roman est tapé, surtout si, comme j'en ai l'intention, je crée un nouveau document Word pour chaque chapitre qui commence. D'autre par, cela rendra la transcription moins fastidieuse, de se faire petit à petit. Enfin, ce sera l'occasion d'un premier polissage. Bref, j'ai commencé cet après-midi, et me suis vite rendu compte que l'opération était aussi lente que d'écrire le premier jet à partir de rien. Si bien que j'ai tout de suite senti le danger : celui de me lasser de mon travail durant la journée et de n'avoir plus assez de “jus”, le soir venu, pour avancer dans le cahier (j'ai conscience d'écrire en pur charabia…). La preuve dès ce soir, où je n'ai écrit qu'une petite page (vraiment petite…) au lieu des deux voire trois de d'habitude. La solution serait peut-être de me limiter à deux heures de transcription par jour, et de les faire le matin, de façon à pouvoir un peu oublier ce fichu roman avant de m'y remettre en fin d'après-midi. Le problème est que j'ai également commencé de mettre au point le livre Blurb du journal 2014, et que, dès demain, le travail pour FD va reprendre…

– Pour ce qui est du roman lui-même, j'ai ramené dès aujourd'hui Valérie, entrevue au chapitre II, dans l'histoire. Il m'est en effet apparu que chaque garçon devait avoir sa fille, si je puis dire : Evremont-Sonia, Charlie-Tosca et, désormais, Jonathan-Valérie ; selon des modalités fort différentes, bien entendu. Pour ce qui est de Jonathan-Valérie, il faudra que mon “nègre” joue à plein son rôle de modèle-obstacle, de troisième pilier du désir (Jonathan serait en quelque sorte le côté dostoïevskien de ce triangle, ce qui est fort bien puisque, d'autre part, c'est Dostoïevski qui a engendré Sonia).


Jeudi 8 janvier

Midi. – J'ai terminé hier mon troisième chapitre (au garage Volvo de Normanville, pendant que j'attendais la fin de la révision annuelle de la voiture…). Je l'ai fait avec une satisfaction très mitigée, car cela implique de se lancer sans surseoir dans le suivant, dont je n'ai qu'une idée très floue, ce qui est encore peu dire. Je sais comment et par quoi il doit se terminer (l'annonce de la mort de la mère d'Evremont), je sais qu'il faut que Sonia apparaissent, Tosca y réapparaître, que Jonathan et Charlie doivent s'y rencontrer, mais je n'ai aucune idée de la manière de lier tout ça pour en faire un véritable chapitre, c'est-à-dire un ensemble qui fera progresser le roman. C'est du reste peut-être à cela que je devrais réfléchir de plus près.

– J'ai eu un peu le vertige, en lisant le dernier roman de Houellebecq, hier. D'abord, son personnage a 44 ans, soit pratiquement le même âge que mon Evremont. Ensuite, le premier chapitre s'ouvre sur une évocation de Huysmans, tout comme le mien commence par une évocation de Houellebecq.  Enfin, son président de la République musulman s'appelle Mohammed et a grandi dans l'appartement situé au-dessus de l'épicerie paternelle, exactement comme mon Charlie. Je disais à Catherine, hier soir, que si je venais à bout de ce livre et qu'il était jugé digne d'être publié par Desgranges, tout le monde penserait immanquablement que je me suis inspiré de Houellebecq pour ce personnage. Elle m'a fait remarqué, fort judicieusement que j'avais les moyens de prouver la coïncidence, dans la mesure où Mohammed-Charles, alias Charlie, fils d'épicier, était déjà présent dans les dix volumes de L'Empire des sectes, d'où je n'ai fait que le tirer.


Lundi 12 janvier

Deux heures.– J'ai passé deux jours à tourner autour de mon quatrième chapitre sans oser y entrer, et en me culpabilisant de ne pas le faire. Finalement, je m'y suis mis avant-hier, puis hier, et j'en ai écrit trois pages de cahier, ce qui n'est pas énorme, mais le tout était d'enclencher la machine. Je crois que celui-ci aurait intérêt, de toute façon, à être sensiblement plus court, plus “ramassé” que les trois, ou au moins les deux, précédents. En réalité, j'ai grande hâte d'en arriver au chapitre cinquième, celui de Warnaucourt et de la rencontre entre Evremont et son père veuf, mais en même temps une trouille bleue d'y être ; si bien que je traîne dans le quatre, ce qui ne doit rien lui valoir de bon.


Vendredi 16 janvier

Huit heures. – Ceci m'est apparu alors que, revenant de la boulangerie de l'avenue de l'Europe, avec mes deux sandwichs thon-crudités, je traversais la rue Anatole-France pour rejoindre le havre Lagardère, protégé par des gendarmes armés de mitraillettes : il ne faut pas que Sonia apparaisse avant le retour de Warnaucourt. Même s'il est vaguement (le plus vaguement possible) question d'elle avant, pour montrer qu'Evremont, même avant ce "retour aux sources", est déjà un type fragile, en déséquilibre, il faut que ce soit les filles fantômes qui lui donnent corps et chair. Du coup, le chapitre IV sera sûrement plus court, c'est indubitable, mais j'ai peur aussi que, à part sa chute (l'annonce de la mort de la mère Evremont), il fasse un peu “salle d'attente”.

Il faut se remettre à l'écrire, dès demain, et on verra.


Samedi 17 janvier

Huit heures. – Pour ce qui est de se remettre à l'écriture du chapitre 4, je voulais bien entendu dire : dès après-demain…


Lundi 19 janvier

Huit heures. – Je patine dangereusement, dans ce foutu chapitre 4. Je m'y suis assez péniblement remis en fin d'après-midi, pour en écrire à peine une page, et absolument sans le moindre entrain. D'abord parce que j'ai la crainte que, amputé de l'apparition de Sonia, il ne fasse un peu “chapitre croupion”, c'est-à-dire nettement plus court que les trois précédents (et, j'espère, que les deux suivants…), mais que, en plus, l'hypothétique lecteur se demande à quoi il peut bien servir, hormis annoncer la mort de la mère d'Evremont.

Quoi qu'il en soit, j'ai décidé de changer de méthode à compter de demain, et de me mettre au roman en fin de matinée plutôt que d'après-midi – disons entre onze et une heure. Cela ne résoudra pas les problèmes posés par le chapitre en cours, mais au moins puis-je espérer être un peu plus frais qu'à cinq heures de l'après-midi.


Mardi 20 janvier

Huit heures. – Je m'y suis tenu : j'ai écrit une page et demie en fin de matinée. Non seulement ça, mais j'ai avancé le chapitre, puisque Jonathan vient d'arriver chez Evremont. Mais ce chapitre sera très court. (Et heureusement, car il reste très “flottant”, incertain.)


Vendredi 30 janvier

Huit heures.– Moment à la fois pénible et excitant, ce soir, entre six et sept heures, moi dans mon fauteuil avec un verre de mauvais porto (mais ce n'est pas là le côté pénible), Catherine à côté, dans le canapé, et lisant sur son ordinateur mon deuxième chapitre, que j'ai fini de “saisir” en milieu d'après-midi, et que je lui ai aussitôt envoyé. (J'ai oublié de noter ici – je m'y perds, entre mes journaux… – que je lui avais donné le chapitre initial à lire, il y a environ une semaine. Elle m'a dit l'avoir bien aimé, mais, évidemment, j'ai aussitôt trouvé plusieurs bonnes raisons de ne pas prendre cette déclaration pour argent comptant.) Et j'étais là, les yeux rivés sur son visage, guettant la moindre modification de ses traits, et naturellement interprétant chacune dans le sens qui m'était le plus défavorable. Et, durant les moments où elle n'exprimait rien : « Oui, c'est ça, je le savais : elle s'emmerde… » Finalement, je me suis réfugié ici pendant qu'elle lit le dernier tiers, de ce chapitre dont j'ai tout de même été étonné, une fois tapé, qu'il compte presque cent mille signes. Et le troisième, dont j'ai aussitôt commencé la frappe, est à peu près de la même longueur.

Pour ce qui concerne le quatrième, il est, non pas en panne mais suspendu. Il va être, lui, nettement plus court (le tiers, sans doute).

Je me suis rendu compte, aujourd'hui que, s'il va à son terme, ce roman sera découpé (ou découpable) comme une pièce de théâtre en trois actes : exposition (de 1 à 4) – drame (5, 6 et probablement 7 : Jonathan avec Houellebecq) – Résolution (la fin, soit deux, peut-être trois chapitres ; deux serait mieux, je pense, sur le plan du découpage).


Samedi 31 janvier

Huit heures. – Quelle bonne idée nous avons eu, Catherine et moi, apéritif prenant, de parler du Chef-d'œuvre ! Sans dire un mot ou presque, elle m'a débarrassé d'un coup du personnage de Sonia, sorte de boulet onirico-fantastique que je m'obstinais à vouloir attacher au pied d'Evremont. J'ai commencé par lui dire ce qui, d'après la fumeuse idée que j'en ai, devait faire suite aux deux chapitres Warnaucourt et nous amener à la fin du roman. Dans un premier temps – signe intéressant –, j'ai oublié que je devais parler de Sonia. Puis, j'ai commencé à lui expliquer, à tenter de lui expliquer, quel était son rôle. À mesure que je parlais, je me rendais compte que chaque phrase, ou presque, soulevait un problème non envisagé, et pour lequel je ne trouverais probablement, très probablement, que des solutions artificielles et plaquées. Catherine, dont il est peu de dire que son visage ne reflétait pas le moindre enthousiasme, a fini par me dire, avec tous les ménagements qu'elle sait prendre à chaque fois que l'on aborde ce foutu livre, qu'elle ne la “sentait” pas, ma Sonia. Comme j'étais plus ou moins en train de me dire la même chose, l'évidence m'est apparue : en effet, elle n'existe pas, n'a rien à faire dans ce roman, et surtout sous la forme que je lui avais donné, de femme“rêvée”, imaginée ; de symptôme de folie, en fait. Et, maintenant que je le note ici, je me demande comment j'ai pu avoir une idée aussi absurde, et m'y entêter, alors qu'elle est résolument contraire à tout le reste, et notamment à ce qui est déjà écrit. Mais, évidemment, il n'est pas totalement exclu que ce soit la partie déjà écrite qui soit frappée d'absurdité.


Jeudi 5 février

Neuf heures. – Je n'ai plus d'excuse. Les trois chapitres écrits ont été “saisis” (je suis moi-même assez saisi, pour d'autres raisons), Catherine les a lus. Il faut maintenant reprendre le quatrième, demain, après-demain au plus tard. Mais je ne le sens pas, ce chapitre. À quoi sert-il ? À mettre en présence Jonathan et Charlie, bon. Et, à la toute fin, à annoncer la mort de la mère d'Evremont, re-bon. Mais sinon ? Je vois bien qu'il peut être très court, ou plus long, ou très long: il suffit de “faire parler” mes trois hommes. il faut surtout qu'ils trouvent quoi se dire. Evremont n'est pas très important ici, et d'autant moins qu'il va être “hégémonique” dans les deux chapitres suivants. Les personnages devant être sur le devant sont Jonathan et Charlie. Mais voilà : je ne sais pas comment ils peuvent se rencontrer, ni ce qui peut se produire entre eux. De plus, il est nécessaire que Tosca apparaisse, tout en n'étant pas là. Elle doit devenir, ici, importante, “chien dans un jeu de quilles”, pour Evremont et pour Jonathan. Mais je ne vois pas comment.


Dimanche 8 février

Sept heures. – De retour de Warnaucourt, il doit y avoir “aggravation” de la réclusion volontaire d'Evremont : il ne sort plus du tout de chez lui (cf Maurice Goux). C'est ce qui va opérer un rapprochement entre Jonathan et Charlie : ils sont tous les deux inquiets pour lui. Peut-être même – j'y songe à l'instant – serait-il bien qu'il refuse de voir qui que ce soit de l'extérieur, à l'exception de Tosca. Ce serait elle qui, désormais, assurerait la liaison entre lui et le monde réel, d'une part, et qui servirait plus ou moins de barrage entre lui et les filles fantômes : à voir. Mais alors, si je m'arrête à cette idée, cela implique deux choses. D'une part que les deux (Evremont et Tosca) aient été au moins une fois en présence l'un de l'autre, qu'ils se connaissent. Donc, Evremont étant absent de Montcosson durant les chapitres 5 et 6, ce serait nécessairement dans la seconde partie du 4, c'est-à-dire là où je me suis arrêté. Oui, oui, c'est sans doute une bonne idée. Il faut que Tosca apparaisse, sans doute pour, par sa seule présence, chambouler un peu les rapports qui s'établissent entre les trois autres, et notamment entre J et Ch. Comme cela s'est déjà plus ou moins produit avec G.-A., Jonathan va se mettre plus ou moins sous la coupe de Charlie, s'efforcer d'entrer en tiers dans le couple qu'il forme avec Tosca et qu'il envie. Tout cela à creuser un peu, mais je crois la piste féconde. Du point de vue Evremont, l'apparition de l'adolescente peut aussi servir à expliquer la résurrection des filles fantômes, deux chapitres plus loin.

D'autre part, si je poursuis dans cette voie, il devient nécessaire qu'il y ait une large coupure temporelle entre la fin du 6 (Warnaucourt) et le début du 7 (Montcosson). Je l'avais déjà envisagée, mais, là, il faut qu'elle soit nettement marquée : au minimum plusieurs mois, voire un an.


Mercredi 18 février

Huit heures. – Je suis passé, tout à l'heure, de la dernière page du premier cahier à la première du second. J'approche de la fin du chapitre 4 et je pense avoir réussi à introduire Tosca dans le jeu. Sans toutefois l'avoir relue, je suis bêtement content de la scène en question : Charlie descendant à l'épicerie pour y chercher à boire et, surprenant son père et Tosca en grande conversation, depuis la rue, rêvant sur sa vie de couple future. J'espère que ce n'est pas trop niais.


Vendredi 27 février.

Quatre heures. – Terminé hier le chapitre IV, que je vais tout à l'heure donner à lire à Catherine. Ce matin, levé dès six heures, j'ai établi le plan (assez lâche tout de même) du suivant, celui qui se passe à Warnaucourt, dans la maison natale et familiale, face au père veuf de fraîche date. Le fait d'avoir noirci ces quatre ou cinq pages de calepin me rassure un peu. Mais, en réalité, c'est le suivant, le VI, également situé dans la maison de Warnaucourt, qui m'inquiète le plus, et ce depuis le début, parce qu'il me semble qu'il doit exister mais que, au fond, je ne sais pas quoi mettre dedans, sinon dans les très grandes lignes, et encore. J'en arrive à me dire que, peut-être, je me fais de complètes illusions à propos de ce chapitre qui, non seulement n'est pas indispensable, mais même n'a rien à faire du tout dans ce roman. Je ne crois pas, pourtant.

Mais Dieu que c'est parfois pénible, d'avancer ainsi en aveugle ! En même temps, c'est aussi ce qui fait l'intérêt de la chose : écrire pour tâcher de savoir ce qu'on pourrait bien avoir à dire.

Janvier 2016

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UN MOIS TRÈS CHOUETTE








Vendredi 1er janvier

Deux heures.– Soirée fort sage, hier, comme annoncé : pas une goutte d'alcool, dîner de modèle courant, et j'étais au lit à minuit et demie (mais pour cause de télévision). Depuis, l'année a commencé par une agréable quoique minime surprise. Depuis avant-hier que je suis plongé dans l'année 1918 de la Correspondance de Proust, je sentais monter et s'affermir ma frustration de ne pas posséder l'année suivante et de devoir sauter directement à 1920 ; énervement aggravé, bien entendu, par l'importance qu'occupe 1919 dans la vie littéraire de Proust. Donc, en fin de matinée, m'autorisant du fait que je venais de recevoir une prime de fin d'année de 6 ou 700 €, j'ai décidé, au diable l'avarice, de venir ici commander l'un des exemplaires à 180 € que j'avais repérés sur Price Minister. Et c'est en tentant de les retrouver, ces onéreux volumes, que j'en ai découvert trois autres, facturés à 45 €. Je viens donc, commande passée, de commencer 2016 par une “économie” de 135 €. Comme dirait ce bon Nicolas : ça s'arrose…


Samedi 2 janvier

Sept heures.– Anniversaire de ma mère : 83 ans. Mort de Michel Delpech, 70 ans.


Dimanche 3 janvier

Sept heures et quart.– À propos de la mort de Delpech, tout le monde se conforme à ce qui me semble être – mais je puis me tromper – une façon de faire assez récente, celle qui consiste à ne pas donner aux gens leur âge tant qu'ils n'ont pas effectivement atteint le jour anniversaire de leur naissance. Cela devient particulièrement ridicule en cas de mort, justement : dire que Delpech a vécu 69 ans, alors qu'il allait en avoir 70 dans deux ou trois semaines, me paraît relever d'une certaine affectation. D'un autre côté, je vois bien l'argument que l'on ne manquera pas de m'opposer ; que cette façon de faire est la plus simple, celle qui souffre le moins de contestation, ne suscite aucun flou. Et, en effet, si l'on adopte la souplesse que je préconise, on peut se poser la question : à partir de quel moment peut-on considérer que Delpech a eu 70 ans ? Au premier janvier ? Un peu plus tôt ? Six mois et un jour après en avoir eu 69 ? Argument tout à fait recevable, donc ; il n'empêche que je trouverais ridicule, le 12 mars prochain, d'affirmer que j'ai 59 ans alors que mon 60ème anniversaire surviendra une semaine plus tard.

– Autre problème temporel, celui de la Correspondance de Proust. Avant-hier, parvenu à peu près à la moitié de l'année 1918, je me suis avisé que, le week-end aidant, j'allais avoir fini ce tome-là bien avant de recevoir 1919, commandée samedi. Une seule alternative : soit j'interrompais ma lecture en attendant le volume manquant, avec le risque de ne plus y revenir si l'intervalle de temps était trop long ; soit je passais directement à 1920, quitte à repartir en arrière au bout de trois ou quatre jours, solution évidemment peu satisfaisante. J'ai finalement botté en touche, comme répètent en chœur mes confrères plumitifs : j'ai abandonné 1918 à la page où j'étais arrivé, pour ressortir du rayonnage Proust l'épais volume de sa correspondance avec Gaston Gallimard (et quelques autres personnages de la NRF), en me disant que ses 660 pages suffiraient à assurer la jonction, et que, quand 1919 serait arrivé, je n'aurais qu'à reprendre 1918 où je l'avais laissé, puis enchaîner tout en douceur sur l'année suivante ; le tout en sautant les lettres déjà lues dans le Proust/Gallimard. J'espère être à peu près clair. Là encore, j'entends l'objection : et si 1919 n'est toujours pas arrivé au moment où Proust mourra chez Gallimard, coupant ainsi court à tout échange épistolaire supplémentaire ? J'y ai pensé. Mais comme la solution de continuité n'est pas certaine, inutile d'en parler pour le moment.


Lundi 4 janvier

Sept heures vingt.– J'étais persuadé, hier, que l'on allait me requérir, ce matin, pour écrire cinq ou six mille signes à propos de Michel Delpech. La matinée s'est passée sans qu'on ne me demande ni cela ni autre chose ; à trois heures, j'ai considéré que je pouvais me regarder comme en vacances jusqu'à demain matin. C'est alors que j'ai appris la mort de Michel Galabru : là, je ne pouvais décemment pas y échapper. Si bien que j'ai pris les devants, en offrant aux généraux mexicains de commencer à réunir la documentation nécessaire pour écrire l'article dès demain matin : mon arrière-pensée était que, muni de mon travail dès aujourd'hui, je pourrais me dispenser d'aller à Levallois demain ; et c'est ce qui s'est produit. Le seul point noir est que les Puissances tutélaires ont prévu d'enterrer Galabru sur cinq pages, ce qui veut dire un article d'au moins dix mille signes. Mais je suis prêt à tout, dès lors que ça me permet de ne pas bouger d'ici.

– Ayant fini en début d'après-midi la correspondance Proust/Gallimard, et n'ayant toujours pas reçu l'année 1919 de celle de Proust seul, j'ai imaginé de relire, en l'attendant et pour rester “dans l'ambiance”, la volumineuse biographie qu'Assouline a consacrée à Gaston : plus moyen de remettre la main dessus. Encore un livre prêté qui n'est jamais revenu, ai-je supposé. Je me suis donc résigné à reprendre l'année 1918 où je l'avais laissée, c'est-à-dire peu de temps avant l'armistice, puis d'enchaîner sur 1920, avec la perspective de revenir en arrière dès que le tome manquant sera là.


Mardi 5 janvier

Sept heures vingt. – Creuser la tombe de Galabru a été non pas plus pénible mais plus long que ce que j'aurais pensé avant d'empoigner la pelle : m'y étant mis vers onze heures et demie, je n'ai pas pu finir avant trois heures, moins une courte pause au moment du déjeuner. Mais enfin, je crois qu'il n'est pas trop raté, cet article ; en tout cas, aucune protestation ni blâme ne s'est élevé en provenance de l'armée mexicaine, ce qui est bien le principal. Après Delpech et lui, je m'attends à un nouveau mort pour le repiquage de demain matin, selon la règle d'airain du “jamais deux sans trois”.

– Je me suis finalement ravisé ce matin et ai suspendu ma lecture de 1920, ayant achevé 1918 hier soir. À la place, j'ai ressorti l'énorme volume Gallimard intitulé L'Esprit de la NRF, et qui est un choix de textes, critiques, notes, etc., parus dans la revue entre sa création et 1940 ; outre ceux que j'ai déjà pratiqués – Gide, Schlumberger, Martin du Gard, etc. –, cela me permet de faire connaissance avec des gens que je ne connaissais guère que de nom, pour les avoir croisés dans différents journaux littéraires de l'époque : Henri Ghéon, Marcel Drouin et consort. – Et, bien entendu, Catherine et Jacques Étienne vont encore se plaindre que je ne parle que de mes lectures. Pour eux, notons donc également que, ce matin, j'ai rempli la cabane à graine des oiseaux, et que Golo a attrapé dans la haie une minuscule souris, que Bergotte lui a aussitôt volée, sans qu'elle proteste plus que ça (Golo, pas la souris).


Mercredi 6 janvier

Sept heures et quart.– Passé la journée à lire ; une ânerie sans intérêt d'abord, pour FD, puis retour au gros volume dont je parlais hier. À propos de ce dernier, j'ai eu un moment la velléité de venir ici en faire un billet, mais la nonchalance l'a emporté quand je me suis dit qu'il me restait encore plus de mille pages à parcourir et que ce n'était vraiment pas la peine de se bousculer…


Jeudi 7 janvier

Huit heures.– Mail de Dany de Ribas, en milieu d'après-midi, pour m'informer que le Chef-d'œuvreétait arrivé au siège des Belles Lettres et que, en gros, il allait falloir s'activer pour les envois de presse. Je me suis aussitôt mis à établir une liste, laquelle viendra s'ajouter à la sienne, qu'elle va me soumettre, si j'ai bien compris, dans les jours qui viennent. Pour ce qui est de la mienne, j'y ai mis quelques blogueurs, choisis moins pour leur “influence” que pour la capacité que je leur suppose à savoir lire. Je n'y ai inclus que fort peu de journalistes, ayant évidemment rayé de ma liste les deux ou trois de l'époque du CFJ à qui j'avais envoyé En territoire ennemi et qui n'ont même pas jugé bon de me répondre. J'ai évidemment éliminé Juan Asensio, dans la mesure où je ne lui avais envoyé le premier livre que par simple curiosité clinique. En revanche, j'ai brusquement décidé d'en faire adresser un à Juan Sarkofrance : j'espère que personne ne me demandera pourquoi car je serais incapable de répondre à cette question. En envoyer un à Ygor Yanka me semblait évident, puisqu'il fait partie des rares personnes que je connais qui sachent réellement lire ; ce qui est, en y réfléchissant, prendre un vrai risque, mais qui me plaît. L'excitation puérile et factice était telle que nous avons immédiatement décidé de nous octroyer un verre ou deux…


Vendredi 8 janvier

Sept heures dix. – J'ai, en milieu d'après-midi, adressé à Mme de Ribas ma liste personnelle pour les envois de presse, laquelle va bien entendu s'ajouter à celle qu'elle a établie de son côté et qu'elle ne m'a pas encore envoyée. Hier, comme je ne parvenais pas, sur son blog, à trouver l'adresse électronique personnelle de Sarkofrance, j'ai demandé à Nicolas de faire pour moi le go between, puisqu'ils sont amis “dans la vraie vie”. J'ai pris connaissance ce matin de leur échange de mails : jamais Nicolas n'a pu convaincre l'autre de me communiquer ses véritables nom et adresse. Où l'on voit que la paranoïa blogobouliste échappe au clivage gauche/droite, puisque Marchenoir est affligé de la même exactement. La double différence entre ces deux-là, c'est que : 1) je connais le nom et l'adresse de Marchenoir ; 2) je n'ai pas l'intention de lui envoyer le Chef-d'œuvre. Je pourrais peut-être lui envoyer néanmoins un exemplaire, en lui demandant de le faire suivre à Sarkofrance…

– J'ai reçu ce matin le volume XVIII de la Correspondance de Proust (année 1919, donc) ; j'ai aussitôt suspendu ma lecture de L'Esprit de la NRF pour m'y plonger. Dès les premières lettres, j'ai compati grandement aux souffrances et aux interrogations de Marcel, immergé brutalement dans les affres d'un déménagement inattendu : L'immeuble où il vit depuis 12 ans (102 boulevard Haussmann), qui appartient à sa tante, vient d'être vendu à un banquier, lequel expulse les locataires afin d'aménager les appartements en bureaux. Pour l'instant, l'écrivain ne sait absolument pas où il va aller (moi oui, évidemment). En attendant, parce qu'il pense devoir régler au nouveau propriétaire un arriéré de loyer de 25 000 francs (environ 33 000 euros, si j'en crois le convertisseur de monnaie que je viens de trouver sur internet), il s'est mis en tête de se défaire de quelques pièces du mobilier qui encombre sa salle à manger. Et, comme de bien entendu, pour vendre trois fauteuils, un canapé et deux tapisseries, il appelle à la rescousse la moitié de Paris, envoyant tous azimuts des lettres qui doivent laisser ses correspondants pantois, tant il a l'art, à force de tours, de détours, d'incidentes et de repentirs, de se rendre parfaitement incompréhensible quant à ce qu'il attend vraiment de ses interlocuteurs.


Samedi 9 janvier

Trois heures. –  Mes exemplaires d'auteur sont arrivée par le courrier de ce matin. Comme je n'ai pas le courage de me répéter, voici le mail que j'ai ensuite envoyé à Mme Noirot, la “patronne” des Belles Lettres :

Chère Caroline,

Le facteur – que Dieu l'ait en Sa Sainte Garde – vient de m'apporter mes exemplaires du Chef-d'œuvre. J'ai aussitôt fait ce que font, j'imagine, tous les auteurs en pareil cas, à savoir me livrer à une inspection suspicieuse, quoique toute extérieure, du volume en question, tel un nouveau père se demandant si le nourrisson qu'on lui présente à la maternité est vraiment le sien. Eh bien, je le trouve en tous points conforme à ce que j'espérais qu'il serait ! Et je vous en remercie vivement, non seulement vous personnellement, mais tous les gens qui, aux Belles Lettres, ont eu à s'en occuper, sous un aspect ou sous un autre.

Je peux bien vous avouer maintenant que, ces dernières semaines, je n'ai cessé de trembler à l'idée que pourrait m'arriver un livre dont la couverture serait restée telle qu'on peut la découvrir encore sur les sites de vente (Amazon, Fnac…) et non telle que j'avais demandé qu'on la modifiât ; tremblements aggravés par le fait que, relisant en ce moment la Correspondance de Proust, j'étais plongé dans ses gémissements continuels, auprès de Gaston Gallimard, Jacques Rivière, etc., concernant ses différents volumes à paraître ou parus, qui bien entendu ne sont jamais tels qu'il les aurait souhaités.

Enfin, bon, me voilà, grâce à vous, tout épanoui pour la journée. Je crois même que je vais aller mettre une bouteille au frais, maintenant que j'y pense…

Amitiés éditoriales,

Didier Goux

Et, en effet, comme je le lui disais, le livre, vu de l'extérieur, m'a semblé d'excellente facture. Je l'ai du reste ouvert, afin de voir si rien n'avait été oublié dans les premières pages (dédicace, “du même auteur”…) et si le corps choisi pour le texte était le bon, ni trop petit ni trop gros, ce qu'il m'a paru être ; averti par la mésaventure survenue au Charlemagne de Rémi, j'ai poussé le scrupule jusqu'à vérifier si la pagination annoncée dans la table des matières était la bonne : elle l'était. Ensuite de quoi, j'ai refermé le livre, avec la ferme intention de ne plus jamais l'ouvrir, et en donnant consigne à Catherine (qui a commencé à le relire) de ne surtout m'en rien dire si jamais elle trouvait des fautes dans le texte. On n'est pas plus sage, je crois.


Dimanche 10 janvier

Sept heures dix. – Tradition respectée : ce matin, presque au saut du lit, et alors que je m'étais solennellement juré de ne pas le faire, j'ai ouvert au hasard le Chef-d'œuvre et j'ai lu la page de droite. Je suis bien entendu tombé sur une faute stupide, qui a échappé aux deux ou trois relectures des très compétents correcteurs des Belles Lettres et aux cinq ou six miennes (ce qui est moins étonnant, pour des raisons que je n'ai pas envie de développer maintenant) : « Je ne te parleS pas de… » C'était si prévisible et énorme que cela m'a fait rire.

– Comme le diariste se doit de ne pas passer sous silence ses propres ridicules, je dois dire que j'ai passé la journée à m'énerver de ce qu'on était dimanche : comment ? Tout le monde est évanoui dans la nature ? Personne ne travaille ? Mes livres s'empoussièrent boulevard Raspail alors que le monde entier les attend ? Etc. Je parvenais bien entendu à me moquer de moi-même, mais cela n'empêchait nullement cette espèce d'hystérie silencieuse et immobile de m'empoigner tout entier. Et, de son côté, au salon, ce salaud de Proust publiait trois livres d'un coup chez Gallimard et décrochait le Goncourt.

(Pendant ce temps, à la télévision, ce ridicule cuistre de Patrick Pelloux, urgentiste de plateau, discourt sur Charlie, tandis que, un peu partout en France, les résistants allument de petites bougies en tentant de toutes leurs forces de résister à l'amalgame. Ils semblent y parvenir fort bien.)


Lundi 11 janvier

Sept heures.– Peu de choses à noter, sinon que j'ai le corps réchauffé et l'esprit alangui par un excellent waterzoï de poulet, qui fut mangé tôt et vite. En dehors de cinq mille signes consacrés à Paméla Anderson (!), je n'ai rien fait d'autre que poursuivre ma lecture des lettres proustiennes et échanger deux ou trois mails avec Dany de Ribas à propos du Chef-d'œuvre, dont elle semble s'occuper activement – du moins me plais-je à m'en persuader, afin de pouvoir, de temps en temps, songer à autre chose.

Demain, FD. FD à propos de quoi les bruits de vente se font de plus en plus insistants et précis : on parle maintenant du groupe Mondadori et on cite une somme, 55 millions d'euros. Il me tarde.


Mardi 12 janvier

Sept heures et quart.– Par un mail reçu à l'instant, Nicolas me signale que son exemplaire du Chef-d'œuvre est arrivé aujourd'hui chez sa mère, en Bretagne. Je suis épaté par l'efficacité de Dany-des-Belles-Lettres, dans la mesure où elle n'a eu ma liste de destinataires “privilégiés” qu'hier matin en arrivant à son bureau.

– Journée un peu idiote, comme souvent le mardi, dans la mesure où j'ai parcouru 160 km pour aller à Levallois écrire 2500 signes, lesquels m'ont occupé une demi-heure à peine. Mais enfin, ça ne devrait plus durer bien longtemps. J'ai profité de ce que j'étais là-bas pour expédier à Michel Houellebecq un exemplaire de “son” chef-d'œuvre ; plus exactement, suivant les indications de Mme de Ribas, je l'ai envoyé à l'attachée de presse de chez Flammarion, à charge pour elle de. Par association d'idées, et aussi en allant saluer Alexandre, son fils aîné, je me suis avisé que je n'avais pas fait d'envoi pour Anne Sefrioui, la veuve de Philippe Muray et maître d'œuvre de son journal ; j'ai aussitôt réparé cet oubli.


Jeudi 14 janvier

Sept heures et quart. – L'impression, aujourd'hui comme hier, de n'avoir rien à écrire ici, en raison de deux journées totalement vides. En réalité, je sais fort bien que c'est ma tête qui est vide, comme si le peu de matière qu'elle contenait avait été aspiré d'un coup par ce maudit Chef-d'œuvre, arrivé ici il y a trois jours. Je ne pense à peu près qu'à lui, ce livre, mais, au stade où en sont les choses, je ne puis plus rien faire pour sa survie : il a été plus ou moins (je n'en suis même pas certain) envoyé dans la nature et… et voilà. À ce vide se joint un relent de mauvaise conscience, car il n'est pas tout à fait vrai que je ne puisse rien pour lui : je pourrais me démener, appeler les journaux un à un, exciper de notre collégariat pour parler aux journalistes des services culture, tenter de créer des liens avec eux pour les inciter à lire le roman avec des yeux bien intentionnés, etc. Mais je répugne à cela plus qu'à tout autre chose, le simple fait d'énumérer ici ce que je devrais faire suffisant à m'accabler, alors même que je sais que je n'en ferai rien. Inutile de préciser, je pense, que, dans cet état d'esprit, ou plutôt de non esprit, il est hors de question de penser à se remettre au travail sur un prochain livre. Même torchonner vite fait un billet de blog me semble outrepasser mes désirs,  mes forces et mes capacités. Alors que j'attends ce mois de janvier avec une fébrilité d'adolescent depuis près d'un semestre, je crois, maintenant que nous y sommes, que j'aimerais bien être déjà de six mois plus vieux, afin que toute cette affaire soit derrière moi et que j'aie définitivement cessé d'y penser.


Vendredi 15 janvier

Sept heures vingt. – Par rapport à ce que je disais hier, de cette espèce de vide qui m'emplit (si j'ose), j'ai tenté, ce matin, de le traduire en mots sur le blog – où je n'avais rien écrit depuis une semaine, ce qui m'arrive tout de même rarement. Je remets ici ces quelques lignes :

C'est une sensation étrange, qui tient à la fois de l'anomalie spatio-temporelle et de la veillée d'armes. Au dehors, tout semble continuer normalement, à la vitesse réglementaire : les pauvres flocons de ce matin sont tombés sans réticence ni hâte particulières, le soleil a fait croire qu'il chassait les nuages laiteux alors que seul le vent était responsable de leur débâcle vers l'est, les voitures devant le portail passent en respectant les limitations et le sens commun. C'est en dedans qu'il se passe quelque chose, ou plutôt que quelque chose refuse de passer. Chaque journée pèse un poids énorme et paraît capable de se dilater à l'infini : le temps n'est pas tout à fait suspendu, mais il avance debout sur la pédale de frein. Est-ce que les soldats au bivouac, à quelques heures des Thermopyles ou de Wagram, avaient cette sensation aussi ? Eux, au moins, savaient que la bataille aurait lieu, qu'ils ne comptaient pas goutte à goutte les minutes pour rien. Mais une veillée d'armes sans le fracas des bombes ni la perspective du laurier ? À quoi rime ce champ immense où l'on attend seul, sans même la consolation de l'ennemi derrière le promontoire ? Quelque chose devrait advenir, on a graissé les fusils et préparé son exorde ; pourtant on sait déjà qu'il ne se passera rien : nul monument à bâtir, pas de cadavres à relever.

– Comme, passant de 1920 à l'année suivante, je sentais la saturation menacer des lettres de Proust, j'ai laissé reposer le volume toute la journée, pour reprendre L'Esprit de la NRF : bien m'en a pris, dans la mesure où j'y ai trouvé un texte de Gide, datant de 1929, concernant la manière “empruntée” dont se forment en nous des sentiments ou des idées que nous croyons personnels, qui entrait en curieuse résonance avec notre époque de jesuisceci, puis de jesuiscela, avec, devant, le petit hashtag de rigueur (#). Moi, je tiens de plus en plus à n'être rien ; et c'est pourquoi je vais écrire un Bref manuel de désertion. Ou, au moins, tenter de le faire.

– En plus de tout ça, je suis allé à la déchetterie. (Et voilà une phrase toute trouvée pour figurer en quatrième de couverture de ce journal 2016, lorsqu'il s'agira d'en faire l'édition sur papier pour ma mère.)


Samedi 16 janvier

Sept heures vingt.– Tombé tout à l'heure sur une phrase de Valéry, dans l'hommage qu'il rendait en juillet 1936, dans la NRF, à Albert Thibaudet qui venait de mourir : Tout homme qui vaut est un système de contrastes heureusement assemblé. Elle me frappe suffisamment pour que je décide d'en faire le nouvel exergue du blog. Puis, la tournant et la retournant sous la langue, j'en viens à me dire qu'il est bien prétentieux de ma part de la revendiquer, ne voyant pas trop en quoi mes contrastes seraient heureusement assemblés. Enfin, poursuivant cette molle introspection, j'en arrive à la conclusion que cette restriction est encore une vantardise, puisque, m'examinant vaguement, il me faut admettre que je ne trouve guère en moi de contrastes. J'ai tout de même mis la phrase en tête du blog.


Dimanche 17 janvier

Onze heures et demie du matin.– Toujours cette sensation de vide, qui me paraît jeter entre les petites péripéties quotidiennes et moi une sorte d'écran invisible mais infranchissable. C'est un vide que quelque chose cherche à emplir, en sachant qu'elle n'y parviendra pas ; et plus elle essaie, plus le vide s'accentue, devient bourdonnant, pour finalement provoquer en moi cette espèce d'apathie dolente (silencieusement dolente, par chance pour Catherine) qui est mon lot depuis maintenant une semaine, c'est-à-dire, en gros, depuis que sont arrivés ici mes exemplaires du Chef-d'œuvre ; et plus encore depuis que Mme de Ribas est censée en avoir expédié d'autres aux quatre coins de la terre. (Quand je dis : “est censée”, je veux dire que j'ignore si elle les a tous envoyés, car j'ai la preuve que certains sont arrivés à bon port dès mardi ou mercredi.)

Le déséquilibre est aggravé ce matin par le fait que nous attendons Élodie, qui va passer une semaine ici, venant de Picardie et attendant de repartir pour la Bretagne où elle compte fermement se réinstaller. Elle vient en camionnette, avec ses quelques meubles et ses affaires, qu'elle viendra récupérer lorsqu'elle aura trouvé une tanière pour se loger. Élodie n'est nullement gênante en soi, mais elle représente l'une de ces micro-perturbations que je supporte de plus en plus malaisément, bien que j'essaie, assez vainement je dois dire, de me morigéner à ce sujet. Quoi qu'il en soit, sa venue plus les efforts fournis pour décharger la camionnette qui va l'amener suffiront à justifier un apéritif vespéral : c'est déjà ça.

Huit heures et quart.– Élodie est arrivée à trois heures, avec toutes ses affaires dans une camionnette conduite par un jeune Arabe de Gisors, fort sympathique et tout à fait efficace. (Je devrais arrêter de trouver les jeunes Arabes sympathiques, je présume, sinon je risque de redevenir le crétin de gauche que j'ai été, pour autant qu'il m'en souvienne.) Le déchargement nous a pris environ une heure, durant laquelle Élodie n'a cessé de me dire des choses du genre : « Ne prends pas ce carton-là, il est lourd », comme si j'étais un petit vieillard subclaquant (ce que je suis peut-être en effet, mais elle n'en sait rien).

– À propos, bien que cela n'ait rien à voir (sauf si on a élu domicile dans ma tête, ce que je ne souhaite à personne ni à moi), j'ai brusquement cessé d'avoir des nouvelles d'Yves Baumgarten, professeur de philosophie et compagnon de mes années Big Buddah (1985 – 1989, en gros) qui m'a recontacté à la fin de l'année dernière. Il semblait très désireux que nous nous retrouvions, pour un déjeuner ou autre chose, je l'étais assez nettement moins que lui, désireux, mais enfin pourquoi pas ? C'est toujours amusant, et parfois instructif, de voir ce que sont devenus les hommes que l'on n'a pas vus depuis un quart de siècle, et aussi d'essayer de discerner ce qu'on est devenu dans leur pupille. Bref, il semblait si ardent de ces retrouvailles que l'affaire était quasiment faite… et plus rien. J'en ai déduit, peut-être à tort, qu'il s'était rendu sur mon blog et avait été violemment secoué par la nauséabonderie du personnage qu'il avait connu si gentiment de gauche, ainsi que nous l'étions tous à l'époque, et que la perspective de partager un déjeuner avec un tel monstre l'a révulsé : les progressistes vieillissants ont souvent l'estomac fragile.

Il m'était arrivé une mésaventure similaire l'année dernière (ou il y a deux ans ?) avec Philippe Ruchmann, avec qui j'ai partagé un bureau à la rédaction de Trente millions d'amis, journal animalier de mondiale notoriété, de 1980 à 1982. Nous étions rapidement devenus amis “d'enfance” comme on le devient facilement entre 15 et 30 ans, approximativement, et j'étais, à cette époque incroyablement lointaine, persuadé que notre amitié survivrait à toutes ces vicissitudes de la vie que je n'imaginais nullement mais dont je supposais qu'elles devaient exister. Là-dessus, nous nous étions perdus avec cette faculté déconcertante qu'ont les jeunes gens pour le faire.  Lui aussi m'a retrouvé via internet (on notera que, toujours, ce sont les gens qui me retrouvent et jamais l'inverse ; il est vrai que je ne les cherche pas). Avec lui, il n'était pas question de se voir puisque, si je me souviens bien, il vit désormais dans le sud de la France. Mais enfin, j'avais agi avec lui comme avec les quelques autres fantômes ressurgis de diverses époques de ma vie : en leur signalant que j'avais un blog et en leur en donnant l'adresse. Je n'ai plus jamais eu de nouvelles de Philippe Ruchmann, que je me suis plu à imaginer horrifié par ce qu'était devenu le compagnon éphémère de sa jeunesse. Il va de soi (pour moi en tout cas) que je lui conserve une réelle tendresse – non, ce n'est pas le bon mot, tendresse. Je n'ai jamais eu de tendresse pour lui, c'était autre chose. Mais alors quoi ? Un lien à la fois plus lâche et plus étroit, de ceux qu'on ne peut nouer que dans ces âges que nous avions.

Suis-je triste, frustré ou autre chose, de ces gens qui remontent du passé et qui, soudain, s'avisant maladroitement que les figures de leur jeunesse ont continué à vivre, les rayent aussi vite qu'ils les ont rappelées ? Non, et en même temps oui, un peu. Je suis triste pour eux ; peiné qu'ils accordent, finalement, aussi peu d'importance à ce qui en a pour moi autant, à savoir ces années enfouies où nous vivions ensemble. Qu'est-ce qu'ils peuvent bien en avoir à faire, de ce que je pense aujourd'hui, de ceci ou de cela ? Est-ce que je leur ai demandé, moi, quelle était leur “vision-du-monde”, si jamais ils en ont une ? Est-ce que, finalement, je serais le seul à accorder plus d'importance à ces quelques mois où nous nous sommes connus qu'à toutes les années qui ont suivi ?


Lundi 18 janvier

Sept heures et demie.– Eh bien, cette fois, ça y est : le Chef-d'œuvre est sorti du port et cingle vers la haute mer ; où il va très probablement couler à pic. J'ai été, cet après-midi, contacté par la personne qui s'occupe du blog des Belles Lettres, du compte Facebook, etc. Je dois lui renvoyer un petit questionnaire rempli, qui paraîtra sur le blog, ainsi que, moins drôle pour moi, un extrait de 3 à 5 pages du roman. Lui-même – l'homme qui s'occupe de cela – me suggère un extrait où apparaîtrait Houellebecq : c'est également l'idée qui m'était tout de suite venue. Mais est-ce la bonne ? Comme rien de tout cela ne presse, je crois que je vais attendre jeudi, afin de demander son avis à Michel Desgranges, puisque je dois déjeuner chez lui ce jour-là.

– Demain, petit aller-retour à Levallois, éventuellement pour y travailler et, en principe, pour déjeuner avec Woland. Je dis “en principe” car à mon mail de demande de confirmation de ce matin le bougre n'a toujours pas répondu.

– Pendant que j'écrivais ce qui précède, arrivée d'un mail de Rémi Usseil. Comme j'ai décidé de reproduire ici les quelques critiques, bonnes ou mauvaise, que le roman pourra susciter, commençons donc par lui :

Mon cher Didier,

Toutes mes félicitations pour la sortie de ton Chef-d'oeuvre.

Je l'ai bien reçu et déjà bien entamé. Je n'ai que du bien à t'en dire : j'en trouve la lecture très agréable, tantôt drôle, tantôt émouvante, et j'apprécie l'indulgence, voire la tendresse un peu moqueuse, dont tu enveloppes tes personnages. Je trouve aussi ton Houellebecq (le personnage) très réussi, en tout cas très proche de ce que j'imagine de lui sans l'avoir jamais croisé.

J'essaierai d'écrire un billet sur mon blog dès que je l'aurai terminé, mais je crains de n'être qu'un piètre critique. Je te souhaite en tout cas tout le succès possible.


Mardi 19 janvier

Huit heures. – Déjeuner fort agréable, à Levallois, avec Matthieu Woland (il faudrait tout de même que je pense à lui demander si ça le gêne de se présenter dans ce journal sous son vrai nom ; parce qu'enfin, Woland…). Mais c'est idiot de le dire puisque tous nos déjeuners le sont, agréables. Ils le sont en particulier parce que, en en sortant, ou disons deux ou trois heures après, je serais incapable de dire de quoi, précisément, nous avons parlé ; c'est une sorte de conversation nonchalante, comme j'en avais très souvent avec mes amis de jeunesse et telles que je pensais n'en plus jamais avoir, en tout cas avec de “nouveaux venus”. C'est un peu en pensant à cela que j'ai conclu l'envoi écrit sur son exemplaire du Chef-d'œuvre par “Amitié inattendue” : j'étais en effet persuadé, il y a encore quatre ou cinq ans, que j'avais passé l'âge de l'amitié, en dehors de celles qui courent très mollement sur leur erre. Or, deux ou trois de ces jeunes gens (pas plus) semblent indiquer le contraire. Ou alors je tente de ruser : sentant ma mort assez proche (en tout cas beaucoup plus proche que la leur), je m'arrange pour que, moi disparu, il y ait deux ou trois personnes, en dehors de la famille, qui se souviennent de moi. Mais non, franchement, je ne crois pas.


Samedi 23 janvier

Sept heures et quart.– Journal déserté durant trois jours, pour diverses raisons tout aussi approximatives les unes que les autres.  Déjà, aucune excuse pour mercredi, dans la mesure où je n'ai rien fait de particulier et que nous avons été, le soir, d'une sobriété camélienne. Le lendemain, je suis allé passer la journée chez les Desgranges, ce qui, là, en revanche, a entraîné un apéritif vespéral à mon retour. Retour qui m'a valu les moqueries légèrement atterrées de Catherine, quand j'ai bien dû lui avouer que ni Michel ni moi n'avions pensé à parler de l'extrait du Chef-d'œuvre que je devais sélectionner pour une mise en ligne sur le blog des Belles Lettres ; ce qui était pourtant le motif officiel de mon transport en Basse-Normandie. Finalement, dès le lendemain, j'ai décidé seul de l'extrait en question. Il est tiré du chapitre 8, celui qui met Houellebecq en scène : il me semblait intéressant que les éventuels lecteurs se rendissent compte que mon titre n'était pas une “publicité mensongère”, qu'ils trouveraient bien, dans le paquet, ce qui était proposé sur l'emballage. J'ai tout de même, par mail, soumis l'extrait en question à Michel, qui l'a trouvé très bien. Enfin, hier, sous le très vague prétexte que c'était la dernière soirée qu'Élodie passait avec nous, nous avons doublé l'apéritif de jeudi soir.

– Hier ou avant-hier, croyant sans doute me crucifier de son ironie, un blogueur pas très intéressant par ailleurs – du genre “gauche de cour d'école” – s'est moqué de ce que, bien sûr, mon roman relevait, comme d'habitude chez moi, de l'auto-édition. Il s'est aussitôt pris son boomerang en pleine face, de la part de trois ou quatre de mes commentateurs, lesquels n'ont eu aucune peine à se montrer moins incultes que leur victime.

– J'ai oublié de noter ici que, lors de notre déjeuner de mardi, Woland m'avait informé de ce que le calamiteux maire de Paris, Mme Hidalgo, avait évoqué, dans je ne sais plus quel texte ou discours, les personnes “en situation de rue”. C'est à décourager la satire et la caricature : quoi que l'on puisse inventer de plus bouffon, ils feront mieux dès la semaine suivante, et avec le plus grand sérieux.


Dimanche 24 janvier

Quatre heures. – Elles m'intéressent, les quelques ébauches de réflexions que fait Nicolas sur son blog, après avoir lu le premier chapitre du Chef-d'œuvre ; elles m'intéressent précisément parce qu'il les fait à ce stade, disons…  embryonnaire, de sa lecture. Il dit par exemple se douter que Jonathan et Charlie vont, dans la suite du roman, servir de faire-valoir à Evremont. Or, non seulement je crois qu'il n'en est rien, mais, y réfléchissant, je me demande si, à l'inverse, ce n'est pas lui qui sert de faire-valoir aux deux jeunes ; ce qui, au fond, ne serait pas tellement mieux pour le roman. Il dit aussi qu'Evremont est un personnage réactionnaire, « pas au sens politique du terme où on l'entend souvent (de droite catholique, homophobe, raciste et puant de la gueule) mais au sens vieille France, comme on l'est tous un peu quand on ne supporte pas des évolutions de la société. » Qu'Evremont ne soit pas un progressiste en acier trempé, cela va de soi, mais réactionnaire ? En tout cas, cela ne se traduit jamais dans ses propos, ni même, il me semble, dans ses réactions vis-à-vis du monde extérieur. C'est plutôt, je crois, un individu en retrait ; qui s'est mis de lui-même à l'écart de la société, mais qui l'aurait peut-être fait de la même façon dans une société différente. Là, peut-être que Nicolas projette sur Evremont l'image qu'il a de moi (et qui, d'ailleurs, n'est pas fausse, mais me semble un peu trop “tout-d'une-pièce”) ; possibilité que, du reste, il évoque plus ou moins deux ou trois paragraphes plus loin.

– J'aimerais bien savoir par quelle suite de non-réflexions tortueuses, étant venu ici, dans la Case, pour y chercher le volume des Lettres à la NRF de Céline (que je n'ai évidemment pas été foutu de retrouver), j'en suis ressorti avec l'étude qu'Albert Thibaudet a consacrée à Flaubert. Elle est un peu ennuyeuse, cette étude, un peu trop docte, un peu trop Thibaudet (mais ne nous plaignons pas : j'aurais pu tomber sur Émile Faguet…) ; elle a au moins eu cette utilité de me donner l'envie d'une replongée dans la correspondance de Gustave. Et, là, au moins, je sais précisément où en sont rangés les volumes.


Lundi 25 janvier

Deux heures.– Comme j'ai pris le parti de consigner ici tout ce qui pourra être dit sur mon roman, voici le mail que j'ai reçu hier de Nicolas :

« Qu'est ce qui vous a pris de rendre un jeune arabe et une adolescente sympathiques ?

Agréablement surpris. Non pas de votre capacité à produire un chef-d'œuvre ou à imaginer une histoire, ni celle de ne pas rendre neuneu la déchéance d'un Jonathan, mais par le fait que je puisse le lire en une journée et demie, moi qui suis plus habitué à lire des romans policiers.

Une bonne note donc. Sachant que je n'ai pas les capacités à en donner...

Un passage que je n'ai pas aimé : le père de Tosca et le FN. Non pas pour des raisons politiques mais parce que je ne sais pas où vous voulez en venir et donc me demande où vous vous voulez aller. Et si vous n'en faites pas un peu trop.

Mon passage préféré : évidemment Houellebecq quand il parle de Renaud. Ça me paraît être un beau coup de pied au cul à nombre de connaissances communes.

A ce sujet, j'aime bien le Ricard en toile de fond. Ma boisson préférée après la bière. Je ne connais pas Houellebecq mais l'imaginer boire du Ricard dans un bar à putes me met en joie.

Parmi nos connaissances communes, à part Suzanne, je ne vois pas qui pourrait comprendre toutes les piques que vous lancez aux réacs et aux progressistes.

Un détail : il me semble que vous dites au début que Charlie est marocain puis qu'il se dit kabyle. Pas possible. »

Et maintenant, la réponse que je lui ai faite ce matin :

« Bien, reprenons. Et commençons par Charlie. Le personnage existe depuis 1997 : je l'avais créé au moment du lancement (raté) de la série L'Empire des sectes, chez Gérard de Villiers. C'était une silhouette qui apparaissait rapidement, une ou deux fois par roman, et il était exactement ce qui est dit de lui dans le chapitre 1. Dans ce même chapitre 1, lorsque Evremont entre dans l'épicerie arabe en bas de chez lui, c'est tout naturellement que Charlie a été en quelque sorte "décryogénisé". Je pensais qu'il serait, là encore, une simple silhouette. Sauf que, presque de lui-même, il a mis le pied dans la porte et s'est invité dans le chapitre 2, celui de la manif, lequel chapitre n'était lui non plus pas prévu au départ. Ensuite, Tosca et lui sont en effet devenus les seuls personnages vraiment "positifs" du roman (ce qui m'amusait, en pensant à la perturbation que j'allais semer dans l'esprit de mes éventuels lecteurs progressistes, pour qui je sers de commode repoussoir "réac" et machinphobique…). Mais, d'une certaine manière, ce n'est pas ma faute si c'est un jeune Kabyle, accouplé à une petite "de souche", qui représente l'avenir probable de ce pays.

Venons-en au passage que vous n'avez pas aimé. Je confesse que, là, je me suis fait un peu plaisir en grossissant le trait, pour ce qui concerne la famille de Tosca, notamment dans le cas de la sœur lesbienne et FN. [Rajout du 11 février : depuis, une étude de je ne sais plus quel organisme a montré que les couples homosexuels votaient davantage pour le Front national que les couples hétérosexuels : non seulement je n'exagérais pas, mais j'étais foutrement visionnaire…] Mais le père, lui, reste plutôt en retrait, tandis que la mère ne me semble nullement caricaturale : songez à votre amie Virginie B, par exemple… D'autre part, cette famille assez "guignolesque" explique comment, tout naturellement, par réaction simple, Tosca se trouve être cette jeune fille plutôt “tradi” : elle refuse absolument, sans même le comprendre nettement encore, de reproduire l'espèce de folie douce qu'elle a connue depuis sa naissance.

Quant à nos connaissances communes, capables de comprendre ou non, vous oubliez tout de même Woland. Et, à mon avis, on devrait bien en trouver encore deux ou trois autres ; à condition qu'ils aient la curiosité d'ouvrir le livre, évidemment.

Enfin, à propos de Charlie, qu'est-ce que vous me chantez ? On peut évidemment être kabyle ET marocain, le "kabylisme" n'étant nullement une nationalité. Ce qui est impossible, ce serait d'être arabe et kabyle, par exemple.

Voilà, je crois que j'ai fait le tour. »


On notera donc que, à la suite d'une incompréhensible et inexcusable panne de cerveau, qui durait encore ce matin comme le prouve mon dernier paragraphe, j'ai mélangé les Kabyles et les Berbères, prenant les uns pour les autres : ça m'énerve, mais pas plus que ça. Autre sottise que me signale Nicolas – décidément un lecteur attentif : dans l'avant-dernier chapitre, Jonathan, s'éveillant après une cuite monumentale, consulte son téléphone portable pour savoir l'heure, constate qu'il est 8 h 15 et se demande si c'est du soir ou du matin. Or, évidemment, comme Nicolas a beau jeu de me le faire remarquer, tous ces appareils fonctionnent par 24 heures et non 12. Là encore, je m'en fiche un peu. De toute façon, qu'y puis-je maintenant ?


Mardi 26 janvier

Sept heures dix. – Rémi Usseil vient de publier sur son blog une critique du Chef-d'œuvre. Comme je l'ai fait hier pour le mail de Nicolas, je la mets ici :

« Je viens d’achever la lecture du Chef-d’œuvre de Michel Houellebecq, de Didier Goux, lecture dont je me suis régalé. C’est un livre qui réussit à être à la fois drôle, émouvant, triste, optimiste, mélancolique et encourageant : il n’y en a pas tant que cela qui puissent mériter tous ces qualificatifs.

Nous y suivons les destinées croisées de trois principaux personnages : Evremont, auteur de romans de gare, d’âge mur et célibataire ; Jonathan, étudiant en pharmacie rongé par la frustration ; et le jeune et dynamique Charlie, fils d’épicier arabe. Chacun de ces personnages suit sa propre trajectoire et charrie avec lui sa propre atmosphère, de sorte que si le Chef-d’œuvreétait un opéra je pense qu’il serait judicieux d’attribuer à chacun d’eux un genre de Leitmotiv : un air primesautier pour Charlie, quelque chose de lent et d’un peu grave, mais sans excès, pour Evremont, et quant à Jonathan, voyons voir, peut-être des notes discordantes de violon ? Mais peut-être ne devrait-on pas s’essayer aux métaphores musicales lorsque l’on est aussi peu savant en fait de musique que je le suis.

En tout cas, je crois bien que Goux aime tous ses personnages. Il arrive à communiquer au lecteur de la sympathie pour chacun d’eux, même lorsqu’ils sont un peu minables, auquel cas la sympathie se fait pitié. Le Chef-d’œuvre n’est pas un pamphlet et Goux ne se drape jamais dans la toge criarde de l’auteur engagé. Si Jonathan ne saurait, somme toute, recueillir l’approbation du lecteur, c’est parce qu’il s’engage dans une voie morbide d’autodestruction et non parce que l’auteur chercherait à nous faire la morale. Bien sûr, Goux rit à gorge déployée des petits et grands ridicules de notre modernité : les commandos de clowns citoyens qui sillonnent la ville pour y mettre du vivre-ensemble ; la digital motherà l’écoute de ses kids ; les grand-mères en trottinette ; les réactionnaires experts en bons restos… Mais il en rie sans s’irriter : en somme, il s’en amuse.

Le titre n’est pas, soulignons-le, un attrape-gogo pour attirer l’acheteur inattentif : il est pleinement justifié. Houellebecq apparaît d’ailleurs bel et bien dans le roman en qualité de personnage et, sans l’avoir jamais rencontré, je trouve la manière dont Goux l’a dépeint très convaincante : elle répond bien à l’idée que l’on peut se faire d’Houellebecq, d’après ses livres et ses apparitions publiques. Je serais curieux de savoir ce que le véritable Houellebecq aura pensé de cela.

Enfin, pour le Cussimontain que je suis, il est tout à fait plaisant de voir l’action du roman située dans les rues de Montcosson, que je puis reconnaître. La dernière fois que je me suis rendu au bord du fleuve, je n’ai pu m’empêcher de chercher des yeux la cuvette naturelle, dans la berge à pente douce, où débutent les amours de Charlie et de Tosca. Lorsque l’auteur aura conquis la célébrité qu’il mérite, renommer la ville, à la manière d’Illiers-Combray, s’imposera ! »

Rémi, qui a eu la gentillesse de ne pas mentionner les faiblesses du roman, car évidemment qu'il y en a, a raison sur un point : j'éprouve, pour mes principaux personnages (et, tout compte fait, également pour les autres) quelque chose qui s'apparente probablement à de la tendresse. En revanche, je ne crois pas que la pitié vienne s'y mêler, pour aucun d'eux, même pas pour Jonathan. Plutôt de l'indulgence, je crois.

– Ce matin, rendez-vous avec l'un de mes deux dermatologues, pour qu'il me débarrasse de la petite tache marron qui, depuis plusieurs années orne ma joue droite. Il l'a brûlée en deux temps et trois mouvements, ne provoquant chez moi qu'une douleur médiocre. Je dois, maintenant, m'abstenir de toute exposition au soleil durant deux ou trois mois ; ce qui ne sera nullement une gêne, vu la fréquence des apparitions du soleil normand et mon appétence très faible pour icelui. Comme j'étais à l'heure et le Dr T. aussi, je n'ai même pas ouvert le premier volume (Pléiade) de la Correspondance de Flaubert que, sortant tout juste de celle de Proust, j'ai décidé de relire au complet, mais bien entendu avec des pauses, lorsque arriveront d'autres livres, au fil des semaines.

– Philippe B. a lancé le “top départ” du hors-série n°5, pour lequel j'ai cinq articles à écrire. Conséquence : me voilà dispensé de présence à Levallois jusqu'à la mi-février. Si FD pouvait être vendu d'ici là, ce serait parfait.


Mercredi 27 janvier

Sept heures vingt. – Depuis hier soir je me shoote (modérément) au doliprane 1000, pour cause de dent de sagesse devenue douloureuse. Ce qui est un peu agaçant, en dehors de la douleur qui ne se manifeste vraiment que lors de la mastication, c'est que je ne sais pas si c'est réellement la dent qui a décidé de me pourrir l'existence ou si c'est simplement la gencive, comme il m'est déjà arrivé : il est à peu près impossible de le dire. La différence est que, s'il s'agit de la dent, la situation ne va faire qu'empirer, alors que s'il s'agit de la gencive, la douleur peut rester étale, voire disparaître d'elle-même après quelques jours. J'ai pris rendez-vous avec notre dentiste habituelle, mais, évidemment, nous sommes à la campagne : aucune possibilité de la voir avant la fin de février. Ce pays, au moins de ce point de vue, est en train de se tiers-mondialiser à une allure inquiétante. Heureusement, je suppose qu'à l'heure où j'écris cela, des hordes de médecins exotiques et surdiplômés s'apprêtent à franchir nos frontières, qui vont venir promptement sauver la situation où nous sommes.

– Commencé le Babbitt de Sinclair Lewis, arrivé ce matin, sitôt après avoir enterré Marcel Proust. Entre les deux, j'ai lu la préface de Jouhandeau aux Caractères de La Bruyère, arrivés, eux, hier. Et le premier volume de la Correspondance flaubertienne n'attend que mon bon vouloir. « Les yeux plus gros que le ventre », dirait ma mère.

– Nous avons, il y a quelques soirs, sur les chaleureux conseils de Michel Desgranges, commencé de regarder la série HBO qui s'intitule Carnivale, en français : La Caravane de l'étrange, et qui, en effet, est vraiment excellente ; mais j'y reviendrai (ou pas, comme aiment à dire les imbéciles de la blogoboule, pour faire croire qu'ils ont soigneusement examiné toutes les possibilités).

– Élie Arié a publié cet après-midi un billet sur son blog, qu'il a illustré d'une photo de la couverture du Chef-d'œuvre. Si je ne reproduis pas son texte ici, c'est que, sous prétexte de ne rien dévoiler du roman, il n'en dit effectivement rien, préférant se risquer dans d'assez hasardeuses considérations sur le roman “moderne”, domaine que, à l'évidence, il maîtrise à peine mieux que moi la cardiologie ou les programmes politiques chevènementistes. Il se contente de dire que le roman mérite d'être lu, et on est censé le suivre, puisque c'est lui qui l'affirme. Mais, après tout, telle est la pente de son caractère quel que soit le sujet qu'il aborde, ou peu s'en faut.


Jeudi 28 janvier

Quatre heures vingt.– Le blog des Belles Lettres a publié hier l'extrait du Chef-d'œuvre que j'avais préparé à cette intention. Texte de quelques milliers de signes, pris au début du chapitre 8, c'est-à-dire celui qui fait intervenir Houellebecq. Dans la mesure où j'ai dû tripatouiller ce passage, afin de supprimer çà et là des morceaux de phrases, incompréhensibles pour qui n'a pas eu connaissance de ce qui les précédait, j'ai relu très soigneusement ce que je m'apprêtais à envoyer. Pour, une fois en ligne m'apercevoir d'une superbe faute (La rue était sombre et bien entenduE déserte…), laquelle faute est bel et bien présente dans le volume, ayant pour cela survécu à sept ou huit relectures successives, dont deux ou trois par des personnes extérieures dont c'est le métier. La chose m'a fait sourire, vraiment trop énorme pour m'énerver ou m'attrister.

Ce matin, c'est mon “questionnaire de la Chouette” qui a été mis en ligne. Il s'agit de… mais cela ira aussi vite de le reproduire ici. Le voici donc :

Vous êtes une chouette. Sur quelles branches spécifiques du savoir vous posez-vous le plus naturellement ?
Didier Goux – Sur la branche historique, sans hésitation mais avec une certaine méfiance, tant il me semble que l’époque où tous les historiens savaient s’exprimer en un français clair et élégant est presque entièrement révolue (pas complètement, par chance). J’aime aussi beaucoup les livres de cuisine, plus que tous autres propres à de grandes rêveries salivaires.

Quel texte de l’Antiquité vous a particulièrement frappé, et pourquoi ?
D. G. – Au risque de dévoiler à tout le monde quelle sorte d’ignare je suis, je crois n’avoir été « frappé » jamais par aucun texte antique, même si j’en ai lu quelques-uns, souvent avec intérêt, parfois avec plaisir. Pourtant, je ne m’avoue pas encore tout à fait vaincu ; ainsi ai-je retenté ma chance, récemment du côté de chez Homère : quitte à provoquer des frissons d’horreur, je dois dire que je m’y suis assez fermement ennuyé.

À quoi ressemble votre bibliothèque ?
D. G. – Elle ressemble à une pièce qui ne posséderait pas assez de murs (ou trop de fenêtres, c’est selon) pour espérer un jour pouvoir y adosser suffisamment d’étagères. Comme, d’autre part, je possède un sens du classement très approximatif, la règle non écrite veut que je ne retrouve jamais le livre que j’y suis venu chercher ; ou alors le lendemain du jour où, de guerre lasse, je suis allé le racheter ; achat qui, bien entendu, a pour effet d’aggraver encore le surencombrement. Il m’arrive, certains matins gris, d’envisager l’auto-da-fé voire le suicide.

Quelles autres passions inavouées côtoient votre amour des livres ?
D. G. – Celle du silence, uniquement piqueté, l’hiver, par les piaillements des oiseaux qui tournoient autour de la cabane à graines de tournesol, ponctuellement remplie pour eux. De plus en plus difficile à satisfaire dans un monde où la musique obligatoire se conduit en implacable despote, et où les gens semblent, à la lettre, ne plus entendre le bruit, c’est aussi, hélas, une passion qui s’intensifie avec l’âge ; et il arrive un moment – j’y suis – où la simple perspective d’un bruit non encore survenu suffit à gâcher l’heure présente.

Choisissez une découverte qui vous a marqué durant vos lectures,  que vous souhaiteriez délivrer au reste du monde :
D. G. – Il y en a beaucoup. Mais si l’on veut bien écarter les « découvertes », certes importantes mais que tout le monde a plus ou moins faites de son côté et avant moi (Proust, Chateaubriand, Balzac…), je citerais Eugène Nicole, écrivain français vivant, né et grandi à Saint-Pierre-et-Miquelon (ce qui serait déjà une suffisante originalité) : son ensemble de romans (mais sont-ce bien des romans ?) intitulé L’Œuvre des mers est un magnifique monument élevé à son île natale.

Remontons le temps. Vous pouvez choisir une date et un lieu à visiter à votre convenance, où partez-vous ?
D. G. – Alors, ça, cette rêverie que j’ai eue très souvent, cela dépend presque entièrement de l’époque dans laquelle me plongent les livres d’histoire que je lis au moment où elle se déclenche. J’ai ainsi été terriblement médiéval durant plusieurs années, avec une attirance particulière pour le siècle de saint Louis. La Grèce de Périclès a pu avoir son charme à mes yeux, mais j’aurais eu trop peur de ne pas être capable d’apprendre la langue. Actuellement, et depuis un assez long moment en fait, je me sens très Second Empire : une époque suffisamment proche de la nôtre pour que je ne sois pas trop déconcerté par les cartes des restaurants parisiens.

Vous pouvez dans l’heure acquérir les compétences nécessaires pour exercer un tout autre métier, sans rapport avec le livre. Que choisissez-vous ?
D. G. – N’ayant jamais très bien saisi l’intérêt de travailler, autre que monétaire – même si je n’arrête pas depuis près de quarante ans –, je ne vois aucun métier pour m’attirer au point de l’exercer. Ou alors chanteur d’opéra, mais je suis bien vieux et je fume trop pour que ce rêve-là soit efficace.

Quel livre de notre catalogue, en dehors de votre domaine privilégié, vous donne envie de vous y plonger ?
D. G. – Je vais vous répondre : Berthe au grand pied et sa suite, Les Enfances de Charlemagne, de Rémi Usseil. Mais, ce faisant, je triche de manière éhontée, puisque d’une part Usseil est un ami, et parce que d’autre part j’ai déjà lu les deux ouvrages cités. Comme cette question est la dernière, je crains de laisser vos lecteurs sur une bien déplorable impression de ma personne… »

– Publication, ce matin, de mon journal de décembre 2015.


Vendredi 29 janvier

Sept heures et quart.– Un lecteur habituel du blog, qui signe ses commentaires NV (“Devoir de réserve”, vient-il de me dire par mail, et après tout c'est bien possible) m'en avait envoyé ce matin un premier, de mail, dans lequel il me signalait ce qui suit, à propos du Chef-d'œuvre :

« P. 59, Fadila est devenue Amira, avant de redevenir Fadila, définitivement semble-t-il.

P. 285, les Pichette sont devenus Joliette. »

Finalement, il n'y a peut-être rien de pis que de trouver des lecteurs attentifs et sagaces. Je reste totalement ahuri – bien plus que devant les simples fautes de frappe ou d'orthographe que j'ai déjà notées – par le fait que de telles bourdes aient pu échapper aux différentes personnes (à commencer par moi, bien entendu) qui ont relu le roman avant qu'il ne parte pour l'imprimerie. Catherine, notamment, n'en revient pas d'avoir laissé passer le Pichette/Joliette. Et il est vrai que, Pichette étant le nom d'une vieille amie québécoise à elle, et Joliette le nom de la petite ville où habitait Ygor Yanka lorsque nous l'avons connu (internétiquement connu), la disparate aurait logiquement dû lui sauter aux yeux. Ce qui prouve que la lecture et la logique n'ont que peu à voir l'une avec l'autre.

– Il y a de cela quelques jours, un paquet postal nous apportait deux romans, l'un d'Élisabeth von Arnim, l'autre de Sinclair Lewis ; Catherine s'empara du premier, moi du second. Eh bien, nous venons tous les deux de déclarer forfait, à peu près en même temps et ayant lu grosso modo le même nombre de pages, une centaine. J'ai tout de même gardé von Arnim près de moi, au salon, pour “me rendre compte”. Du coup, je suis revenu à la Correspondance de Flaubert et aux Caractères de La Bruyère, tandis que Catherine se lançait dans le Journal intime d'Amiel, arrivé ce matin (le premier tome uniquement : nous sommes gens prudents).


Samedi 30 janvier

Neuf heures et demie du matin.– Pour suivre la règle que je me suis fixé, je copicolle ici le texte que Fredi Maque vient de publier sur son blog, à propos du,  Chef-d'œuvre :

« *Je jette ici sans retouche, sur ce blog que je déserte de plus en plus, mes premières impressions de ma lecture du livre de Didier Goux dont je ne suis qu'à mi-parcours il est vrai.

Quand le réactionnaire se moque gentiment des réactionnaires, n'est pas celui qu'on croit ou s'imagine, s'en explique au travers de l'un de ses personnages :
- Oui, ce brave Boucherie est un peu réactionnaire, convint Evremont en souriant ; c'est une maladie qu'on attrape assez souvent avec l'âge ; un peu comme la presbytie ou le cancer de la prostate...
Et la retraite aurais-je ajouté....

Dans le livre de Didier Goux donc, nous suivons la trajectoire de trois personnages (et de quelques autres plus anecdotiques) dans une ville de province imaginaire qui pourrait être n'importe quelle ville de province de France : pas de discrimination de ce côté là.
Evremont, Jonathan, Charlie.
Evremont/Didier Goux se fait volontiers professeur de français, un peu trop même je trouve, emploie fréquemment des formules désuètes ce qui donne :
"d'où le surnom de Régicide dont l'a affublé Evremont à part soi".
Ou encore :
"Evremont se rencontra dans le couloir avec Charlie"
Et ce cours magistral de français à l'adresse du même Charlie :
- "En plus de ce que tu as commandé, je t'ai mis deux bières fraîches, cria Charlie de la cuisine ; je t'en ramène une ?
- Je préfèrerais que tu me la rapportes, voire que tu me la rapportasses, répondit Evremont sur le même ton.
C'est très louable de défendre notre belle langue, de voler au secours de ce subjonctif imparfait qui tombe dans l'oubli, que je ne saurais conjuguer sans faute, mais cela donne à Evremont un côté pédant qui ne lui était pas, a mon sens, indispensable.
Jonathan est ce petit blanc, disqualifié par avance, un peu lâche comme tous les blancs depuis...
Charlie/Mohamed, n'a pas ces états d'âme lui, l'homme de demain, d'aujourd'hui, adolescent métis aux beaux cheveux noirs bouclés, aux montées de sève aussi intempestives qu'impératives, comme à un migrant de Cologne, qui ne doute pas un instant que l'avenir lui appartient quand il tient dans ses mains les petits seins de son amie, doit probablement penser dans ces moments là : "la vie ne vaut rien mais rien ne vaut la vie". Il n'a pas lu Malraux, les livres ne sont pour lui que de la déco, se souvient vaguement des paroles de Souchon que sa mère écoute et fredonne alternativement avec Dassin et ça lui va bien assez comme ça, la vie ce n'est pas si compliqué au fond : quelques gouttes vous font facilement une civilisation, c'est prouvé...
Il y a aussi beaucoup d'humour dans le livre de Didier Goux quand par exemple il fait dire à ce Charlie, pour qui on devine qu'il a une tendresse particulière :
- Finalement, on déconne, mais il y a quand même des tas de moments, dans la vie, où les épiciers arabes sont drôlement plus utiles que les pharmaciens de souche !
Ou encore :
Et comme, en outre, Boucherie* (*le gardien de l'immeuble ) servait ce nectar chambré, quand il régnait chez lui une touffeur de ménagerie, trinquer ou déguster ne pouvaient  guère être compris que dans leur sens figuré.
Philosophiquement (osons le mot) j'ai noté ce passage où il parle des décombres de la civilisation:
La génération qui me précède, puis la mienne, et maintenant la vôtre : nous serons, aux yeux des historiens du XXXe siècle, si cette race existe encore, ceux qui se sont habitués à vivre parmi les ruines en s'arrangeant pour ne pas les voir.
Il faut noter la nature optimiste (finalement) de l'auteur qui se projette, ou du moins projette, l'humanité jusqu'au XXXe siècle.
Ce court passage page 112, sont-ce mes origines paysannes, m'a évoqué dans un premier temps, plus que des décombres, un tas de fumier fertile, les mots connus de Valéry aussi bien sûr, les Étrusques, Rome dessus eux, la Gaule plurielle et les Celtes ensevelis, les civilisations mortes d'Amérique du sud, ce fumier oui, ces charniers, ces décombres, sur lesquels à chaque fois quelque chose de neuf a repoussé.
Pas de panique...

Voila où j'en suis et j'avoue qu'après un début difficile, je commence à prendre beaucoup de plaisir à lire l'écrivain en bâtiment.
La suite plus tard, si je n'ai pas totalement déserté d'ici-là. »

Ai-je des remarques à faire sur ce texte ? Au fond, non, pas tellement. Pour ce qui concerne une certaine difficulté à entrer dans le roman, Nathalie, il y a quelques jours, m'a dit la même chose, ce qui commence à devenir un peu ennuyeux. Elle était plus précise que Fredi Maque, me disant que cela venait de l'écriture, qui s'améliorait au fil des chapitres. Je crains qu'elle n'ait raison, et que j'aurais sans doute été bien inspiré, une fois le roman fini, de reprendre les deux ou trois premiers chapitres pour les récrire. Mais il aurait fallu, pour cela, être plus courageux que je ne le suis.

Le pédantisme d'Evremont ? Pas d'opinion arrêtée sur la question. Je voyais ce petit travers qu'il a, que je lui ai donné, comme une arme supplémentaire pour se maintenir en dehors du flot courant du monde ; mais peut-être, en effet, était-ce de trop. Cela dit, il ne me semble pas en avoir abusé. Il faudrait relire…

Où Maque a raison, c'est lorsqu'il note que j'aime beaucoup Charlie. Un effet de cet optimisme qu'il voit en moi ? Après tout, la chose n'est pas impossible (que je sois optimiste), mais alors, il aura fallu ce roman pour me l'apprendre.

Sept heures et quart.– Il y a un peu plus de quatre heures, Marcel Meyer a très gentiment signalé, par un nouveau “fil” sur le forum de l'In-nocence la parution du Chef-d'œuvre, précisant qu'il venait de le recevoir, qu'il en avait lu quelques pages et que ç'avait l'air très bien. En plus de me faire plaisir, cela m'a arraché un petit sourire que je qualifierais de narquois. Connaissant ma popularité auprès de la plupart des membres de ce petit cercle, je me suis dit qu'il allait avoir entre zéro et quatre commentaires. Quatre heures plus tard, en effet, nous en sommes toujours à zéro. Mais ce qui m'a surtout amusé, c'est d'imaginer les grimaces de mépris que son annonce allait provoquer chez certains, que je ne nommerai pas, puisque personne ne les connaît et qu'ils n'ont que fort peu d'existence à mes yeux. Il faudra penser, tout de même, à remercier Meyer pour son initiative spontanée ; je le ferai demain, pour pouvoir vérifier, avant, que nous sommes bien toujours à zéro commentaire.

– 1846 est une année terrible, pour ce pauvre Flaubert. Dès janvier, son père meurt brusquement, à 61 ans. Deux mois plus tard, il perd sa sœur cadette, Caroline, qui semble ne s'être jamais relevée de son accouchement de février. Pour le lecteur d'aujourd'hui, cette deuxième mort surtout est regrettable. Gustave et Caroline étaient fort proches et s'écrivait beaucoup dès lors qu'ils étaient séparés, fût-ce de quelques kilomètres. Or, si l'on en juge d'après les lettres d'elle, Caroline avait l'esprit intelligent, vif, drôle, d'une tournure assez comparable, sur quelques points, à celui de son aîné. On peut donc supposer que, après la consommation de sa rupture avec Louise Colet, en 1854, c'est à Caroline que Flaubert aurait écrit, chaque nuit ou presque, pour se décharger de la tension accumulée durant ses heures de travail. Ainsi, nous aurions pu suivre l'élaboration et la progression de Salammbô ou de L'Éducation sentimentale avec autant de détails que nous en lisons à propos de Madame Bovary dans les lettres à la collante poétesse. Et, justement, le troisième moment crucial de cette année 1846, pour Gustave, c'est sa rencontre avec Louise, dans l'atelier de l'un de ses amants, le sculpteur James Pradier ; il va mettre huit ans à s'en défaire, bien qu'il semble s'y essayer pratiquement dès le début de leur liaison, laquelle se déroule pour l'essentiel à distance prudente, lui à Rouen, elle à Paris, avec rencontres furtives et très espacées à l'auberge de Mantes.


Dimanche 31 janvier

Sept heures vingt.– Ce mois qui a vu la parution du Chef-d'œuvre se termine avec celle du premier article de presse lui étant consacré. Les esprits chagrins m'objecteront que ça ne compte pas, puisque, paru hier dans les Dernières Nouvelles d'Alsace, il a bien sûr été écrit par mon ami “canal historique” André. À ceux-là, je répondrai que… merde. Je vais maintenant tâcher de le mettre ici, ce qui risque d'être assez délicat, vu que j'ai reçu le pdf de la page du journal. Enfin, essayons. Tout d'abord, un petit chapeau :

Le livre s’appelle Le Chef-d’œuvre de Michel Houellebecq. Certes. Mais il ne s’agit ni d’un livre écrit par Michel Houellebecq, ni d’un livre écrit comme lui, ni d’un livre écrit sur lui (ou si peu), ni d’un livre écrit pour lui.

Puis, l'article lui-même :

LE LIVRE DE DIDIER GOUX parle du chef-d’œuvre qu’à ses yeux le célèbre écrivain n’a pas encore rédigé, et, au-delà, des chefs-d’œuvre que certains pourraient créer et auxquels ils ne s’attellent pas. Ils sont quatre, dont nous suivons quelques mois de vie dans la ville provinciale de Montcosson, qu’on situera à deux cents kilomètres de Paris. Evremont frôle la soixantaine, il écrit sur commande des romans de gare, et a méthodiquement coupé les ponts avec tout ce qui encombrait sa vie d’avant : sa mère, les femmes, Paris, le travail salarié. Il boit pas mal, et seul. Jonathan, 23 ans, est étudiant en pharmacie, drague Valérie dans l’amphi, croit avoir tout compris de la vie et se veut grand défenseur de la race blanche face au déferlement du Sud et de l’Est. Charlie, collégien glandeur, fils débrouillard et affectueux de l’épicier « arabe » et d’une Cussimontaine (le gentilé de Montcosson) de souche, est travaillé par ses hormones. Tosca, qui s’appelle ainsi parce que ses parents ont évité Aïda, est une lycéen- ne épanouie dont le sourire éclaire et le quartier et le livre.
Dans un café où ils font connaissance, Evremont, un peu contraint, prête à Jonathan, qui n’en a lu aucun, un livre de Houellebecq, Extension du domaine de la lutte. Georges-Alain, un grand Noir français né près de Rouen, qui se fait passer pour un sans-papiers du Mali pour mieux emballer les filles, pique Valérie à Jonathan. Charlie et Tosca tombent amoureux l’un de l’autre en marge d’une manifestation déterminée contre le staphylocoque doré (si, si !). Trois événements qui vont mettre en branle un récit étonnant et lancer Jonathan dans une mission que le destin lui commande : écrire, en lieu et place de Michel Houellebecq, ce fameux chef- d’œuvre que l’écrivain n’entreprend pas.
Didier Goux, dont le blog très fréquenté irrite ce qui reste de la gauche bien-pensante, a mis dans Le Chef-d’œuvre de l’humour, de la dérision, de la provocation, de la tristesse, et, à son corps défendant, de la tendresse. À son corps défendant comme cet Evremont qui voudrait ne plus bouger, ne plus se bouger, mais va y être obligé. À son corps défendant comme Houellebecq lui- même, invité de force dans le roman à une soirée de luxure et à une séance de dédicace à Montcosson. À son corps défendant comme le gentil Charlie auquel Tosca la futée apprend que dans la vie il faut parfois attendre, et que c’est bien meilleur après. Précision utile : qui n’aurait pas lu une ligne de Houellebecq et n’en aurait pas éprouvé le désir peut lire du Goux. L’auteur du Chef-d’œuvre (celui ici commenté) a écrit là un roman réfléchi, prenant et attachant, et qui, cela ne gâche rien, est écrit avec élégance.
JACQUES FORTIER

Bon, eh bien, finalement, la “transmutation” s'est faite beaucoup plus facilement que je ne le craignais. Ce qui m'amuse, dans la critique d'André, c'est que, sans doute trop influencé par notre âge commun, il a vieilli Evremont de dix ans sans même s'en apercevoir. Il reste à souhaiter que cette locomotive entraîne derrière elle, dans les semaines à venir, une ribambelle de wagons.

Avril 2018

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CAVIARDAGE









Dimanche 1er

Onze heures.– Catherine, partant pour la messe de Pâques : « Bon, je vais aller prier pour toi… » Moi, rejoignant la Case et mon travail du jour : « Eh bien,moi, je vais aller gagner tes sous… » C'est ce qu'on pourrait appeler, je suppose, un ménage bien organisé.


Mercredi 4

Deux heures.– 





[…]





La seule question que je me pose est la suivante : en admettant que je continue, que va-t-il se passer pour ce journal ? Il y a deux solutions : soit je n'y fais plus la moindre allusion à ce qui, tout de même, occupe beaucoup ma tête et mes journées ; soit, comme je suis en train de le faire, je continue d'écrire ce qui me chante, mais je cesse de le publier. Je ne distingue, pour l'instant, aucune troisième voie.




 […]





– Car c'est la bonne nouvelle du jour : demain matin, dès l'aube, cap sur Obernai et le mont Sainte-Odile.


Dimanche  8

Quatre heures.– Pas écrit un mot ici durant ces trois journées alsaciennes. À cela deux raisons, l'une médiate, l'autre immédiate. L'immédiate est que l'hôtel Le Parc d'Obernai offrait une connexion internet “hyper simple”, mais que, malgré cette simplicité, je n'ai jamais  réussi à rejoindre le blog où je journalise d'habitude. Cela dit, il aurait suffi que je créasse un document Word, comme je l'ai fait souvent. C'est là qu'intervient la raison médiate, qui peut se résumer en une question simple : à quoi bon raconter dans un journal des événements (déjà peu intéressants en eux-mêmes) qui ont été intégralement vécus par la seule personne qui lira ce journal dans cinq ou six semaines, à savoir Catherine ?

Du coup, je me dis que la cessation de publication pourrait avoir deux effets, presque diamétralement opposés : soit ce journal va rapidement se tarir, car privé du moteur de la lecture publique, soit au contraire il va s'enrichir, parce que je m'y sentirai plus libre d'y écrire absolument ce que je veux et tout ce que je veux, ce qui n'était pas le cas jusqu'ici. On verra bien.

[…]

L'Alsace, donc. Le trajet aller, bien que long (un peu plus de 600 km) m'a paru se faire presque tout seul. Nous arrivions à Obernai vers quatre heures, ce qui nous a laissé le temps, avant l'heure du dîner, de découvrir la ville, chose assez vite faite vu la taille du “centre historique”. J'ai profité de nos déambulations pour acheter une bouteille de single malt : notre “suite” étant très confortable, nous avions décidé d'y prendre l'apéritif plutôt qu'au bar de l'hôtel. Entre les deux – la promenade et l'apéritif –, Catherine était allée faire quelques brasses dans la piscine intérieure et profiter des bienfaits (dont je ne parle que par ouï-dire…) du bain à remous.

La table, ce premier soir, nous a paru un peu décevante, à l'exception des desserts, presque parfaits. Et puis, la décoration, récemment refaite, faisait que la salle à manger ne ressemblait plus du tout à ce que nous avions vu sur internet, et le changement était assez nettement pour le pire. Mais, le second soir, tout nous a paru nettement meilleur, soit parce que nous avons eu la main plus heureuse dans le choix de nos plats, soit parce que la présence amicale d'André et Béa nous inclinait à l'indulgence. En revanche, rien à reprocher aux vins (meursault le premier soir, riesling du clos Sainte-Odile le lendemain), ni à la mirabelle que nous dégustâmes ensuite, dans le lounge du bar réservé aux fumeurs.

Le vendredi, nous avons pérégriné de huit heures et demie du matin à environ trois heures. D'abord dans Obernai de nouveau (mais sans Charlus cette fois-ci), puis nous avons mis le cap sur le mont Sainte-Odile, où nous avons légèrement déjeuner (au self). Catherine m'a abandonné quinze ou vingt minutes pour aller, dans l'église, participer à l'adoration perpétuelle, qui dure depuis 1931, pendant que je lisais La Vie et moi de Maurice Lévy, sur un banc au soleil. Après quoi nous avons sautillé de village en village, notamment Rosenwiller et son vaste cimetière juif, dont la stèle la plus ancienne remonte au milieu du XVIIe siècle.

Charlus n'a pas été un compagnon très agréable durant ces trois jours. C'est-à-dire qu'il l'était, agréable, tant que nous étions avec lui, que ce soit dans la chambre d'hôtel ou la voiture. Mais il se transformait en petit monstre avide de conneries à faire, dès que nous le laissions seul. Comme il avait trouvé le moyen de franchir le dossier des sièges de Liselotte dans tous les sens, Catherine a imaginé, lorsque nous sommes arrivés au mont Sainte-Odile, de l'attacher dans le coffre avec sa laisse. Lorsque nous l'avons retrouvé deux heures plus tard, il était sur l'un des deux sièges avant : il avait proprement rongé sa laisse pour pouvoir s'en défaire. Et, au moment du dîner, plutôt que de le redescendre dans la voiture comme la veille, nous avons décidé de l'enfermer dans la salle de bains, où, d'après notre fin jugement, il ne pouvait faire aucun dégât. Quand nous sommes remontés, il avait réussi à attraper toutes les serviettes propres que nous pensions hors de sa portée, et à déchiqueter un certain nombre de mouchoirs en papier. Et je compte pour rien le fait qu'il ait pissé sur la moquette du salon, pratiquement sous mes yeux et juste après être remonté de promenade. D'après ma sœur, ces diverses attitudes pénibles seraient provoquées par l'angoisse de la séparation (ou un terme approchant). De fait, dès que nous étions avec lui, il redevenait tout à fait calme et serein.

Le voyage du retour a été nettement plus pénible que celui de l'avant-veille, notamment parce que cela faisait deux jours que nous buvions de l'alcool, régime à quoi nous ne sommes plus habitués, mais surtout parce que j'ai commencé à souffrir des reins alors que nous avions à peine dépassé Saverne. Jusqu'à Reims tout s'est à peu près bien passé, mais dès que nous avons quitté l'autoroute pour les nationales (Soissons – Compiègne – Beauvais – Vernon), j'ai eu l'horripilante impression de n'effectuer que des sauts de puce d'un rond-point inutile à un rond-point superflu. J'ai bien regretté de n'avoir pas déjà la prochaine voiture, dans laquelle, au moins, je n'aurai plus à passer les vitesses.

[…]

Aujourd'hui, délicieux retour à la normale.


Lundi 9 avril

Deux heures.– 


[…]


– Ce matin, à huit heures et demie, j'ai déposé Charlus à la clinique vétérinaire de Saint-Aquilin, pour qu'on lui retire ce qui, jusqu'alors, faisait de lui un petit mâle. Catherine ira le récupérer tout à l'heure, à quatre heures et demie. Et nous serons partis pour une huitaine de jours de collerette.

– Mis en train par la lecture du dernier numéro de L'Incorrect, qui lui consacre un dossier, j'ai ressorti Bernanos de son étagère : les deux volumes Pléiade des Essais et écrits de combat. Je suis pour l'instant occupé à lire Nous autres Français.


Mardi 10 avril

Quatre heures. –  


[…]


– J'ai remisé Bernanos, d'abord parce que j'ai fini ce matin Nous autres Français, et ensuite parce que la postière m'a apporté trois nouveaux livres, dont deux des frères Singer : Isaac Bashevis que je connais déjà, et son frère aîné, Israël Joshua, que je ne découvre depuis la fin de matinée ; son roman s'intitule Les Frères Ashkenazi ; il commence fort bien : on est en Pologne au XIXe siècle, mais difficile pour l'instant d'être plus précis, le roman n'étant pas daté avec précision. Je dirais : sans doute aux alentours de 1850, puisque Alexandre II de Russie est encore roi de Pologne. Quant au troisième, il s'agit d'un roman d'un certain Maurice Raphaël, dont j'ignorais absolument l'existence il y a encore trois ou quatre jours. Je crois bien l'avoir découvert dans L'Incorrect, mais je n'en suis déjà plus très sûr.


Mercredi 11

Sept heures et quart. –  Eh bien, , pour l'instant, ça me convient assez bien, d'avoir fermé ce journal à toute lecture étrangère. Cela me fait penser, un peu, à ces apéritifs vespéraux que Catherine et moi prenons lorsque nos hôtes de la journée (de plus en plus rares, Dieu soit loué) s'en sont allés et que nous nous retrouvons seuls tous les deux (chabadababa…), savourant le silence dans lequel nous baignons à plaisir. 




[…]




 – Je trouvais déjà étonnant que la famille Singer ait donné deux écrivains, et voilà que je découvre qu'en fait ils sont trois. À Israël Joshua et Isaac Bashevis s'ajoute Esther Kreitman, la sœur aînée, dont je viens de commander un roman : Le Diamantaire. Dans la foulée, j'ai commandé un second roman d'Israël Joshua, La Famille Karnovski. Plus yiddish que moi, en ce moment, yapa. Ça ne devrait pas, je suppose, empêcher ce pauvre Birenbaum de me considérer comme le pire des antisémites. Enfin…




[…]




Lundi 16

Six heures. 


[…]



Ensuite, deux rendez-vous médicaux, avec la dentiste demain et la généraliste vendredi. Entre les deux, jeudi matin, je serai allé chercher Soraya au garage Renault, où j'abandonnerai définitivement Liselotte. […]

Histoire de nous familiariser avec le nouveau carrosse (bonne excuse), nous avons prévu, sur la suggestion de Catherine, d'aller passer deux jours à l'abbaye de Fontevraud, qu'elle désire voir. Nous descendrons probablement au château de Marçay, qui se trouve être tout près de Beuxes, ce village de la Vienne où mon père, enfant parisien, fut envoyé durant la guerre, et où, ensuite, ma grand-mère a passé tous ses étés pratiquement jusqu'à sa mort. Beuxes, dont Rabelais mentionne d'ailleurs l'existence, dans je ne sais plus quelle partie de son œuvre – que je devrais bien relire, puisqu'on en parle.

Je la relirai plus tard car, pour le moment, je suis toujours aux prises avec mes Juifs, et plus spécialement avec ceux qui écrivent en yiddish, particulièrement les frères Singer, que j'aime beaucoup tous les deux. J'ai aussi tâté de leur sœur aînée, si j'ose ainsi m'exprimer, mais, là, j'ai calé au bout d'une centaine de pages : son Diamantaire m'ennuyait. Du coup, je suis revenu à Israël Joshua et à sa Famille Karnovski.

Pour ce qui est de notre expédition fontevraldienne, elle devrait avoir lieu fin mai ou début juin. D'ici là, nous devrions être allés à Alençon, où se déroule je ne sais plus quelle exposition que Catherine veut voir.


Mercredi 18

Sept heures. – Aventure très inhabituelle ce matin ; sans doute unique, même, si ma mémoire ne me trahit pas. J'arrive au laboratoire d'analyse peu après sept heures et demie. J'avais évidemment pris la précaution d'emporter un livre, comme il se doit : La Famille Karnovski, de Singer l'ancien. Après le remplissage des formulaires requis, je suis invité à m'asseoir. Deux ou trois pages plus loin, une infirmière blonde m'appelle. Après les questions professionnelles d'usage, la première qu'elle me pose est : « C'est quoi, votre bouquin ? » Tout en m'installant dans le fauteuil où elle doit me perforer une veine pour y ponctionner du sang, je lui répond assez brièvement, pensant que sa question est de pure politesse.

(Elle ne m'en étonne pas moins : de nos jours, très rares sont devenus les médecins qui s'intéressent au livre avec lequel vous pénétrez dans leur cabinet (et ils ont presque toujours plus de 50 ans) ; pour ce qui est des infirmières, ça ne m'était encore jamais arrivé. En général, le livre avec lequel vous arrivez quelque part est totalement inexistant.)

Je lui réponds donc assez brièvement, pour ne pas la fatiguer. Et, voyant qu'elle s'apprête à nouer le gros caoutchouc autour de mon bras, je m'interromps poliment pour la laisser œuvrer tranquillement. C'est alors qu'elle me dit : « Allez-y, continuez… » Et je me suis donc retrouvé à donner une mini-conférence expresse sur les frères Singer, tellement étonné moi-même de ce qui était en train de se passer dans cette pièce exiguë, que lorsque mon infirmière a dénoué le caoutchouc de mon biceps, j'ai cru qu'elle ne m'avait pas encore piqué ; or, tout était bel et bien terminé.

Je me demande si elle va avoir la curiosité d'aller plus loin, de taper Singer sur internet, etc. En tout cas, ce fut un moment précieux.


Jeudi 19

Cinq heures.– Je suis donc allé prendre livraison de Soraya (et dire adieu à Liselotte…), ce matin à 11 heures, au grand garage Renault d'Évreux. Sur le trajet du retour (20 km à peu près), il s'est produit exactement  la même chose qu'il y a cinq ans, lorsque j'étais allé chercher Liselotte chez Volvo : je n'ai vu que les inconvénients, ou présumés tels,  de la nouvelle voiture, que ses défauts, ses manques, ses faiblesses par rapport à celle que je venais d'abandonner lâchement. Tout à l'heure, allant faire un tour avec Catherine, les choses allaient déjà un peu mieux. Ce qui est irritant, en fait,  en tout cas ce qui m'irrite moi, c'est de ne pas maîtriser parfaitement et tout de suite les innombrables possibilités qu'offre l'électronique, le multimédias. Évidemment, dans une semaine ou dix jours, je n'y penserai plus.



[…]



C'est d'ailleurs très curieux, ce besoin que semblent avoir beaucoup de gens d'être rassurés quant à leur santé, mais de l'être par des voies détournées, inédites. Une envie de revenir aux remèdes “de grand-mère”, dont ils devraient pourtant savoir qu'ils ne marcheront pas plus pour eux qu'ils n'ont fonctionné pour leur mythique aïeule. D'un autre côté, si le fait d'avaler une tisane de lierre grimpant tous les soirs ou de se frictionner le coude avec je ne sais quelle huile essentielle leur donne l'impression d'aller mieux, je n'y vois aucun inconvénient. Tant qu'on ne leur enjoint pas de prendre la tisane à la place d'une visite chez leur médecin…


Samedi 21

Six heures.– Fort agréable après-midi, passée à l'ombre du cerisier qui achève de perdre ses fleurs. Charlus se roulait dans l'herbe drue à ma gauche, cependant que Cosmos se risquait à venir jusqu'à mon fauteuil avant de repartir en flèche vers la maison qu'il venait de quitter à pas précautionneux. Tous deux, le chien et le chat, semblaient tenir pour assuré que j'étais bien là, avec eux.

En réalité je me trouvais, 350 ans en arrière, au milieu des steppes de Podolie *, sous la menace des cosaques zaporogues, qui n'allaient plus tarder maintenant à exterminer les Juifs de la région, avec la complicité des Polonais. À exterminer les hommes et les vieillards des deux sexes : pour les jeunes femmes, elles devaient être d'abord violées, comme le veut la coutume, avant d'être vendues au khan pour ses harems.

J'avoue qu'il m'ont bien déçu, ces cosaques zaporogues, qui trônaient assez haut dans mon estime, depuis que j'avais pris connaissance, chez Apollinaire, de la fin de non-recevoir, superbe d'impertinence et de santé, par eux adressée au sultan de Constantinople :

                                                         Bourreau de Podolie amant
                                                         Des plaies des ulcères des croûtes
                                                        Groin de cochon cul de jument
                                                       Tes richesses garde-les toutes
                                                       Pour payer tes médicaments

Comme quoi, il n'est pas toujours très judicieux de se fier à une première impression ; surtout dès qu'il est question de cosaques.

* Sholem Asch, La Sanctification du nom, dans le volume intitulé Royaumes juifs, trésors de la littérature yiddish, Robert Laffont, Bouquins.



Dimanche 22

 Neuf heures du matin.– Hier, après avoir terminé le très bon roman de Sholem Asch dont je parlais, j'ai décidé de faire une pause dans mes lectures juives, yiddish ou non, pour me tourner vers quelques Italiens (je ne sais pourquoi je n'ai quasiment jamais eu la moindre curiosité pour la littérature italienne ; pas plus que pour l'allemande d'ailleurs). Afin de me ménager une transition en douceur, j'ai commencé par Moravia, demi-juif par son père. J'enchaînerai ensuite avec son épouse, Elsa Morante.

L'Ennui serait à coup sûr un remarquable roman si Proust n'avait jamais existé ; mais, là, il me semble que l'Italien souffre un peu de la comparaison, vu la proximité entre leurs deux sujets (je parle, dans le cas de Proust, de tout ce qui concerne la jalousie, celle de Swann envers Odette et, bien sûr, du narrateur avec Albertine). Mais enfin, même en tenant compte de l'ombre immense de l'oncle Marcel, cela reste un bon livre, même si je ne suis pas certain que j'aurai envie, ensuite, d'en lire d'autres du même auteur.

– Il règne ici, depuis quatre jours maintenant, un temps tout à fait estival et seuls les arbres fruitiers et les lilas en fleurs rappellent qu'on est seulement au printemps. Tout devrait rentrer dans l'ordre météorologique dès demain ou mardi, si j'en crois Catherine.

– Appris hier que divers journaux appartenant à Lagardère, dont FD, allaient probablement être vendus à un groupe de presse tchèque (je ne savais même pas que ça existait, les groupes de presse tchèques). J'ai aussitôt expédié un himmel à Philippe B., pour lui demander s'il considérait cela comme une bonne ou une mauvaise nouvelle. Et j'en ai profité, au passage, pour lui faire offre de mes services, si jamais les circonstances redevenaient favorables à une mienne collaboration […]. Il m'a répondu que c'était une bonne nouvelle, ce qui ne veut pas dire grand-chose : il pourrait tout bonnement s'agir d'une bonne nouvelle pour lui, dans la mesure où la vente lui serait une occasion de quitter le groupe avec un joli petit paquet d'indemnités. Mais enfin, je n'en sais rien.

Cinq heures.– Eh bien ! mon séjour chez les Italiens n'aura été qu'une visite éclair. Après avoir fini L'Ennui de Moravia (avec de moins en moins d'enthousiasme, et même plus d'enthousiasme du tout), j'ai empoigné La Storia de Morante. Cet épais roman s'ouvre par une sorte de prologue historique, où sont sélectionnés et résumés les événements ayant eu lieu entre 1900 et 1941, date à laquelle semble s'ouvrir le récit proprement dit. Et j'ai vu, dans ces trois ou quatre pages, toute la crapulerie falsificatrice et simpliste des communistes de la grande époque. Un romancier devant, pour moi, se tenir au plus près de la vérité, qu'elle soit historique ou autre, j'ai refermé le volume et suis allé le laisser négligemment choir dans la poubelle à couvercle jaune. Du coup, je suis revenu vers mes Juifs : Cynthia Ozick, écrivain américain dont je n'avais jamais entendu parler, mais dont le roman, Un monde vacillant, démarre fort agréablement.

– Je suis de plus en plus tenté de déserter le blog et de reporter dans le corps même de ce journal les petites choses que je suis accoutumé d'y écrire. Comme le journal n'est plus accessible à ses anciens lecteurs, cela reviendrait, au moins vu de l'extérieur, à entrer dans le silence. C'est une voie très séduisante, mais serai-je capable de m'y tenir ? Je me méfie de moi-même comme de la peste, notamment sur le plan des résolutions. Mais vraiment l'envie est forte. Ce n'est d'ailleurs sans doute pas par hasard si, hier, j'ai recopié ici le billet que j'avais publié là-bas quelques heures plus tôt.


Lundi 23

Midi moins le quart.– M. Chronopost vient de m'apporter les œuvres complètes de Paul-Jean Toulet, commandées il y a deux jours. Évidemment, la tentation est grande de m'y plonger sans attendre, ce qui serait idiot puisque me plaît beaucoup le roman de Cynthia Ozick dans lequel j'ai bien avancé ce matin, même si je me suis levé scandaleusement tard par rapport aux autres jours : six heures moins vingt-cinq au lieu de cinq heures moins dix. Je crois que je vais tout de même lire l'introduction, histoire de “m'appâter” un peu.

– Sinon, ma matinée s'est écoulée sans m'en apercevoir, en un échange de himmels divers, avec […] les gens de FD d'autre part, c'est-à-dire Brice et Nathalie. Apparemment ni elle ni lui n'envisage de quitter le journal à la faveur de la cession ; il est vrai que, d'après Nathalie, il se pourrait que les salariés ne puissent pas faire jouer la fameuse clause de cession, suite à une jurisprudence née de la récente vente de VSD : tout cela me paraît bien bizarre. À l'un comme à l'autre, j'ai demandé de me tenir au courant. Par ailleurs, Brice me dit que le côté positif serait (en cas de vente effective) d'être racheté par un véritable groupe de presse et non par un quelconque guignol subitement désireux de jouer les magnats. Notons que le milliardaire tchèque destiné à devenir peut-être leur patron s'appelle Kretinsky, ce qui est presque trop beau pour être vrai.

Sept heures vingt. –  Je viens de mettre en ligne, sur le blog, le poème En Arles de Toulet ; parce qu'il m'a semblé que c'était une jolie manière de prendre congé, de m'effacer discrètement. Et, d'un autre côté, si je ne tiens pas ma résolution, ce qui me ressemblerait hélas assez, nul ne pourra dire que je me parjure, puisque nul engagement explicite n'est contenu dans cette publication. En revanche, je m'avise que je devrais aller fermer les commentaires illico. J'y vais.


Mardi 24

Quatre heures. – J'ai fait mieux que fermer les commentaires, j'ai également supprimé mon adresse himmel qui trônait en devanture du blog. De cette façon, me voici injoignable… sauf pour ceux qui m'ont déjà écrit et donc la messagerie a gardé mon adresse en mémoire (nous allons, un de ces jours, crever de trop de mémoire électronique, alliée à une perte dramatique de mémoire humaine).



[…]



Jeudi 26

Huit heures du matin.– Curieux rêve, cette nuit, dont il ne me reste d'ailleurs que le fait saillant : j'y ai fait la connaissance d'André Gide. Il est entré dans la pièce où je me trouvais (ainsi que quelques autres personnes dont il ne me reste rien) ; je suis allé au-devant de lui dans le but de lui dire combien j'étais heureux, mais aussi impressionné, de le rencontrer. Je ne sais plus ce que nous nous sommes dit, mais je me souviens qu'il était d'humeur diserte, très camarade, presque enjoué. Ensuite il n'était plus là, et c'est alors que s'est imposée à moi la question : comment  se fait-il que je vienne de rencontrer André Gide, alors qu'il est mort en 1950 ? J'ai retourné cette question – qui, d'ailleurs, ne me semblait pas particulièrement incongrue : c'était juste  un petit problème à résoudre – durant un moment assez long (à l'échelle temporelle du rêve qui, bien entendu, n'en comportait aucune), sans trouver de réponse satisfaisante. Et le rêve s'est perdu dans les sables du réveil.

Onze heures. – Je viens de commander deux livres chez Amazon : La Cause du peuple de Patrick Buisson ainsi que L'Avenir de l'intelligence et autres textes de Charles Maurras (éditions Bouquins). Ce n'est encore pas avec ça que je vais réussir à faire croire au plus grand nombre que je me suis enfin converti au progressisme…


Vendredi 27

Dix heures du matin.–  Hier, décision unilatérale avait été prise de tondre le jardin. J'avais oublié que, lors de la dernière tonte, j'avais bien cru ne pas pouvoir terminer, la machine s'étant mise à hoqueter de façon inquiétante. Comme les tondeuses à gazon sont, ainsi que mainte chose, soumises à l'entropie, la mienne m'a, hier, refusé toute collaboration. Il fallait donc, ce matin, que je portasse la récalcitrante chez MécaLoisirs, à Pacy, pour qu'ils lui fissent entendre raison. Et qu'ils m'en prêtassent une des leurs afin que je pusse tondre aujourd'hui. Assez légère contrariété, mais qui a suffi à me pourrir la première partie de ma matinée, tant est grandissante mon horreur de toute perturbation de routine.

Premier accroc : Soraya étant d'une moindre carrure que ne l'était Liselotte, il m'a fallu trouver comment on repliait la poignée de la tondeuse afin de pouvoir la loger dans l'habitacle ; ce qui n'a pas contribué à améliorer la morositude de mon humeur. Sur place, tout s'est bien passé. J'ai accessoirement appris que tout cela était de ma faute, dans la mesure où on ne doit jamais utiliser l'essence de la saison précédente, ce que j'ignorais et ai toujours fait sans dommage jusque-là. Passons. J'ai eu ensuite la bonne surprise de constater que la tondeuse qu'on me prêtait, et qui avait pourtant l'air bien moins pimpante que la mienne, était d'un maniement nettement plus aisé, aussi simple que pouvait le désirer un handicapé de ma sorte. Le responsable de Méca Loisirs m'a averti que, en ce moment, leurs délais étaient “énormes”, mais qu'il pourrait me prêter de nouveau leur tondeuse dès que mon herbe l'exigerait.  Durant le trajet de retour, la pensée m'effleura qu'il serait tout de même beaucoup plus simple d'abandonner là ma tondeuse récalcitrante et d'en acheter une neuve, en veillant à choisir un modèle à l'utilisation simplissime ; je la chassai aussitôt, la jugeant par trop déraisonnable.

Naturellement quand, à la maison, Catherine suggéra spontanément que je ferais bien mieux (« puisqu'on est pété de thunes ! ») d'acquérir un engin neuf, je cessai immédiatement de résister. Son argument fut de ceux qu'on ne discute pas : « Après tout, on vient bien de s'acheter une voiture neuve uniquement pour se faire plaisir : pourquoi pas une tondeuse ? » Pourquoi pas en effet… Donc, en principe, cet après-midi, une fois le jardin ratiboisé, je rapporterai l'engin emprunté et ferai l'achat d'un tout rutilant.



[…]



Bref, la vie est aussi belle en ce milieu de matinée qu'elle était grisâtre aux aurores.


Samedi 28

Deux heures.– Je lis depuis hier La Cause du peuple, de Patrick Buisson. C'est d'abord un récit du quinquennat de Nicolas Sarkozy, et je me demande bien pourquoi les opposants rabiques à l'ex-président (dont le type achevé est le pontifiant et bien pensant Juan dit Sarkofrance) n'en ont pas fait leur livre de chevet, tant celui-ci en ressort en lambeaux. Le livre est évidemment, pour une part assez large, un plaidoyer pro domo, mais il n'est pas que cela (il serait illisible, en tout cas par moi, s'il n'était que cela), grâce à de nombreuses échappées “par le haut” qui le rendent tout à fait intéressant à lire. Le jeu de massacre auquel il se livre, évidemment contre la gauche et ses soutiers, mais pratiquement autant contre la droite et ses hérauts, est on ne peut plus réjouissant. Par ailleurs, Buisson sait avoir du style, même s'il tombe, de ce point de vue, dans un certain nombre d'ornières (les sempiternels “au final” et “initier”, que je vais finir par ne même plus relever, tant ils sont désormais généraux, y compris sous les meilleures plumes, la preuve).

– C'est un plaisir indéniable, depuis trois jours, chaque matin, d'ouvrir ma boitamel et de n'y trouver aucun message, du fait de la fermeture du blog. En disant “aucun” je triche un peu car j'en ai toujours un ou deux, émanant de lecteurs me demandant comment faire pour faire partie des “lecteurs invités” : je suis obligé de leur répondre que, de lecteurs invités, il n'y a point, que le blog est tout bonnement fermé. En leur précisant que la dite fermeture n'est peut-être pas définitive, puisque je n'en sais rien moi-même. Ce qui est sûr c'est que, pour l'instant, le fait de n'avoir plus de “tribune” ne me manque nullement.

Cinq heures.– Je viens de commander deux livres de Pasolini, que je n'ai jamais lu : Écrits corsaires et Lettres luthériennes.

– Le fait de n'avoir plus de blog où “m'exprimer” me procure pour l'instant deux sensations dont je discerne mal la compatibilité. D'abord, j'ai l'impression d'avoir mis fin à une imposture, dans la mesure où j'ai toujours été persuadé que ce que je pouvais y écrire ne méritait ni les éloges ni les insultes (parfois) que ces petits textes me valaient ; et encore moins la réputation, soit trop flatteuse, soit exagérément noire, qui s'ensuivait. Ensuite, j'ai l'impression de m'offrir des vacances ; ou, plus exactement sans doute, de faire l'école buissonnière : comme si, désormais, lorsque je lirai un livre, je serai dégagé de l'obligation de donner mon opinion à son sujet, et même d'en avoir une (je suis sûr que mes accords verbaux, dans cette phrase, sont défectueux, mais j'ai la flemme de sortir la boîte à outils…). Sans parler du fait que, si je voulais, je pourrais me mettre à dire pis que pendre d'un tas de gens, y compris de certains qui m'aiment bien ou font mine de. Mais je ne le ferai probablement pas, pour la simple raison que “les gens” ne m'intéressent plus assez pour en penser quoi que ce soit. Peut-être, à seule fin de délassement, m'autoriserai-je de temps en temps à quelques petits exercices d'ironie.


Lundi 30

Cinq heures.– La palinodie n'aura pas duré longtemps : j'ai rouvert le blog hier. Ainsi que les commentaires, tant qu'à y être. La faute en revient à Élie Arié qui, à la suite d'un assez long commentaire que je venais de poster chez Juan ex-Sarkofrance, où je parlais du livre de Buisson, m'a fait remarquer que, si c'était pour venir mettre mes billets de critique ici, je ferais peut-être aussi bien de rouvrir mon blog. Comme il n'avait pas tort, j'ai suivi le conseil. Mais une part de moi le regrette un peu.



[…]



– J'ai lu aujourd'hui une quarantaine de pages des textes autobiographiques qui ouvrent le volume Maurras. Ils m'ont donné envie de reprendre ceux de Léautaud, de retrouver leur inimitable liberté de ton, au lieu de de ce beau-style-pour-dictée. (Je suis trop ironique : ça ne vaut pas rien, ce style. Mais enfin, on sent un peu la poussière du temps ; poussière dont les pages de Léautaud sont absolument exemptes.)







Mars (le vrai) 2018

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SORAYA







Jeudi 1er

Sept heures dix. – 


[…]

 
– À force d'enfiler les uns derrière les autres les romans d'écrivains juifs, je me suis aperçu cet après-midi (je venais de passer du Herzog de Saul Bellow au Ravelstein du même) que je n'étais pas loin de la saturation et qu'une pause serait sans doute bienvenue (c'est qu'il ne s'agirait pas de se jazzmaniser !) ; pour la meubler, cette pause, j'ai repris les différents journaux de Galtier-Boissière, publiés en un seul gros volume par Quai Voltaire. C'est à la fois intelligent et fort divertissant. Dès la première page (juillet 1940), j'y ai trouvé cette pseudo-devise du général Weygand : Veni, vidi, Vichy. Et, un peu plus loin, cette définition de Pétain : le connétable du déclin.


Vendredi 2


[…]



Samedi 3

Sept heures vingt.– […] De toute façon, après ça, je plonge dans une semaine à dominante médicale : mercredi, scanner annuel, pour voir si le cancer m'a rattrapé ou si je bénéficie d'une prolongation de sursis (le bon docteur Pluton nous dira ça dès jeudi, au vu du compte rendu) ; et vendredi, visite à Levallois chez ma dermatologue habituelle. Une visite fort bien venue car, depuis quelques jours, mes doigts présentent des micro-fissures aux jointures, très douloureuses par rapport à leur taille ridicule.

– Dans son journal, décidément fort gouleyant, Galtier-Boissière affuble la crapule Aragon d'un surnom qui lui sied à ravir : le Déroulède de la Résistance de luxe. De toute façon, ce sont tous les dirigeants du parti communiste de l'époque qui, au fil des paragraphes qu'il leur consacre, en ces années 44 à 46, apparaissent comme de fort répugnants personnages ; ce qui, du reste, n'est pas une nouveauté mais fait toujours plaisir à se voir confirmer. On se dit aussi que, pour gober sans broncher les invraisemblables et brusques revirements des Thorez, Duclos, Marty et autres Cachin, entre 1936 et 1945, il fallait que les militants d'en bas, les camarades, soient vraiment de pauvres cons soigneusement décervelés par l'appareil. Cela dit, je pense que tous les partis, d'un bout du spectre à l'autre, comptent dans leurs rangs militants un pourcentage très élevé de pauvres cons. La différence est qu'ils ne travaillent pas tous pour une cause essentiellement criminelle.

– Mon frère Philippe a eu 58 ans aujourd'hui.


Lundi 5

Sept heures dix. – 


[…]

 

Mercredi 7

Sept heures cinq.– Passé mon scanner annuel de contrôle ce matin, à la clinique Pasteur d'Évreux, et les résultats sont tombés dès midi : rien à signaler, scanner exactement superposable (c'est le mot employé) à celui de mars dernier. J'ai tout de même transmis le “rapport” au bon docteur Pluton pour plus de sûreté. Après l'avoir transformé – le rapport, pas Pluton – en billet de blog.

Il y eut tout de même, durant l'examen lui-même, quelques minutes d'incertitude. D'abord, tout s'est déroulé comme d'habitude, par un premier passage dans la machine “à vide” si je puis dire, c'est-à-dire sans que l'on m'ait encore injecté l'iode. Ensuite, toujours comme d'habitude, injection (laquelle produit une bouffée de chaleur dans la tête qui descend dans le corps pour venir se loger dans les couilles : un peu bizarre mais pas déplaisant…) suivie d'un deuxième balayage de la machine. En principe, à ce moment-là, l'affaire est faite. Sauf que, ce matin, la personne qui s'occupait de mon cas m'a alors demandé de tousser, puis de tousser encore, et encore… avant de m'infliger un troisième passage. Évidemment, comme je suppose tout le monde à ma place, j'ai immédiatement  pensé qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas, la petite tumeur impromptue, la métastase ricanante, etc. J'ai donc posé la question dès que ma chevalière servante est revenue me délivrer. En fait, il ne s'agissait, en toussant, que de faire circuler mieux et plus vite le produit injecté. J'ai supposé qu'elle s'était un peu trop précipitée après l'injonction et que, du coup, elle avait été obligée de recommencer.

C'est dans ces moments-là qu'on peut constater que, en réalité, on va à ces examens beaucoup moins serein qu'on aimerait se le faire croire.

– J'en ai fini avec Galtier-Boissière cet après-midi et j'ai enchaîné, pour rester dans le ton et l'époque, avec le journal “de guerre” de Maurice Garçon. Je me demande d'ailleurs ce que les Belles Lettres attendent pour en publier un second volume, puisque je m'étais laissé dire, l'année où est sorti le premier, qu'il avait très bien marché. Il faudra que je pense à “cuisiner” Michel Desgranges à ce sujet.


Vendredi 9

Sept heures vingt.– Rapide aller-retour à Levallois-Plage, en fin de matinée, pour cause de rendez-vous en double mixte chez notre doctoresse dermatologue. À cette occasion, je me suis avisé que mon mélanome malin (à malin, malin et demi), celui qui justifie cette visite de contrôle annuelle, que mon mélanome, disais-je, allait fêter ses 25 ans d'âge d'ici quelques mois. Et j'ai eu une fugitive pensée pour le bon docteur Fabre, qui l'avait détecté et anéanti dans la foulée : il avait à peu près mon âge, peut-être un peu plus mais guère, et cela fait bien une douzaine d'années qu'il est mort – je n'ai jamais su de quoi.

– Continué la lecture du “journal d'occupation” de Maurice Garçon, et j'ai déjà tiré de son étagère celui de Léon Werth que je relirai ensuite. Je prévois d'écrire un billet sur eux trois (Galtier-Boissière fera le troisième), que j'intitulerai Journaux d'Occupation ou la tentation trilogale. À moins que je ne trouve encore plus prétentieux d'ici qu'il soit écrit.


Samedi 10

Sept heures dix. – 


[…]


Mardi 13

Onze heures (du matin).– Un couple de tourterelles a commencé à bâtir son nid dans le cerisier, encore totalement nu. Personnellement, je les trouve un peu en avance, mais bien entendu c'est à elles de voir.

– Sinon, j'ai commencé hier un billet sur le blog, dans lequel je comptais mettre en regard, en perspective, les trois “journaux d'Occupation” que je viens de relire, ou que je lis actuellement, ceux de Galtier-Boissière, de Garçon et de Werth : je ne suis arrivé à rien et j'ai préféré renoncer. Du coup, le sujet continue de me trotter dans la cervelle, et ça m'agace. Afin que rien ne se perde, je viens de pondre un court billet pour annoncer à mes légions de lecteurs… qu'ils n'auraient pas de billet.


Samedi 17

Deux heures et demie. – Je deviens fainéant, on dirait. C'est sans importance, évidemment. J'ai fait, avant-hier, sur le blog, un court billet pour raconter comment, parti pour Évreux afin d'y acheter quelques oripeaux pour moi (j'ai tant minci que “je n'ai plus rien à me meeeettre !”), nous en sommes revenus, une couple d'heures après, propriétaires d'une nouvelle voiture. À l'origine, il ne s'agissait, en se rendant à ces journées “portes ouvertes” de Renault, que d'inspecter les modèles susceptibles de nous convenir, lorsque le moment serait venu.

La décision de remplacer Liselotte, après cinq années d'excellents services étaient en effet à peu près actée. Et c'est une sorte de pulsion raisonnable qui nous avait conduit à revenir à Renault après notre incartade chez Volvo : nous avions été, durant trois ans, tout à fait contents de Roselyne (Mégane) et les prix du Suédois étaient tout de même, dans la gamme qui nous convenait, assez dissuasifs. Mais le vrai déclencheur de la décision fut bien entendu la nouvelle et inattendue rentrée d'argent […]. Et Catherine avait été ferme dans sa prudence : « Pas question de se remettre un crédit sur le dos : on n'achètera rien avant que tu aies réellement gagné l'argent nécessaire ! » La veille des “portes ouvertes”, j'avais déjà lézardé un peu ce superbe mur de raison en informant Catherine que, compte tenu de l'argus de Liselotte (mais en quelle langue je parle, moi ?), la nouvelle voiture ne nous coûterait sans doute pas plus de quinze mille euros - moins de vingt mille en tout cas. Et que, donc, aucun crédit ne serait nécessaire puisque nous possédions très largement cette somme, cousue dans nos divers petits matelas.

Dès que nous les eûmes franchies, ces fameuses portes, en effet largement ouvertes, un vendeur (je suppose qu'ils ont un titre nettement  plus ronflant) nous fondit dessus et, après s'être enquis de nos désir les plus ardents, commença à nous engluer de son miel tentateur : c'était un beau spectacle à voir, j'en jouissais comme si je n'avais pas été concerné. Du reste, je l'étais assez peu car, dès que nous eûmes posé nos fesses dans la Kadjar (j'ai vraiment du mal à me faire à ce nom assez ridicule), j'ai su que nous ne ressortirions pas de ce garage les mains vides, pour parler métaphoriquement. Et c'est ce qui arriva, inutile d'entrer dans les détails d'une négociations qui n'eut pas lieu, dans la mesure où, Catherine aussi facilement que moi, nous rendîmes sans avoir opposé la moindre velléité de résistance aux entreprises séductrices de notre vendeur. Lequel a tout de même montré une légère et fugitive déception lorsque je l'ai informé que nous avions l'intention de payer cash la future Soraya (ainsi l'avons-nous ensuite baptisée, eu égard aux origines de son nom) et, donc, de nous passer des services de l'organisme de crédit dont il escomptait une commission.

Nous sommes tout de même allés, ensuite, jusqu'au centre d'Évreux, afin d'y essayer et acheter deux pantalons. Par contre, nous n'avons pas trouvé de veste convenable. Cette équipée nous a paru, au retour, mériter la prise d'un apéritif, chose qui ne nous était pas arrivée depuis plus de deux mois. Ainsi fut-il fait. Soraya devrait nous être livrée vers le 15 du mois prochain.


Mardi 20 mars

Cinq heures.–  Tenté pour la seconde fois (la première a eu lieu il y a quelques années) de lire le Berlin Alexanderplatz de Döblin : pas réussi à aller plus loin que la première partie (60 pages à tout casser). Ce roman m'est radicalement fermé. Du coup (?), j'ai ressorti – parce qu'ils étaient voisins de rayonnage – La Promenade de Robert Walser.

– Hier, journée d'anniversaire (62). Nous avons profiter de l'occasion pour aller essayer le restaurant de l'hôtel tout neuf situé au bord de l'Eure, à Pacy, et qui s'appelle un peu curieusement Bel Ami. Il y avait déjà un hôtel-restaurant à cet endroit avant : nous y avons couché par deux fois, lorsque nous sommes arrivés de l'Orne en 2000 ou 2001, puis quand nous avons quitté la location de Houlbec-Cocherel pour venir ici, au Plessis, en 2002. C'est là aussi que nous logeâmes nos invités, en 2010, lors de nos épousailles religieuses. Mais tout a été cassé puis refait (les travaux ont duré un an et demi) et la table y a assez nettement gagné. Le soir, nous avons étrenné (assez largement en ce qui me concerne) une bouteille de single malt qui nous a rapidement envoyés au lit. Prochaine beuverie prévue : le 6 avril prochain, avec Béa et André, à l'hôtel Le Parc d'Obernai.


[…]


Jeudi 22

Sept heures dix. 


[…]

 
– Je suis plongé depuis hier dans le livre de Lucien Febvre, Le problème de l'incroyance au XVIe siècle, sous-titré La religion de Rabelais. Lecture fort intéressante, mais forcément un peu aride, voire vaine, pour un inculte de mon espèce, au moins dans ce domaine philosophico-religieux qui en forme la toile de fond. De plus, je ne trouve pas que la langue de M. Febvre soit d'une élégance irréprochable. Je devrais essayer de lire l'un ou l'autre des livres de Marc Bloch, pour demeurer encore un peu au “stade Annales”, si j'ose.


Samedi 24

Sept heures dix.– J'ai commencé ce matin La boîte noire d'Amos Oz, curieux de voir ce que pouvait donner de nos jours un roman par lettres, genre abandonné, à ma connaissance, depuis Balzac. Je fus d'abord agréablement surpris : l'Israélien maîtrisait tout à fait les règles du genre, imprimant à ses échanges un rythme vif, donnant à chacun de ses protagonistes son propre langage, en faisant transparaître le caractère, etc. Tout alla fort bien jusqu'aux environs de la deux-centième page, c'est-à-dire durant la première moitié du roman. Mais, soudain, sans que rien ne me l'ait laissé prévoir (peut-être faudrait-il relire avec plus d'attention les parages du “point de bascule”), la mécanique s'est enrayée, le livre a échappé à son auteur, et pas pour le meilleur. En l'espace de quelques dizaines de pages, le lecteur – moi – a soudain refusé de croire qu'il lisait vraiment une correspondance, il ne marchait plus. Parce que les lettres – du moins certaines – s'allongeaient démesurément, qu'elles se farcissaient de dialogues s'étalant parfois sur plusieurs pages, les rendant tout à fait incrédibles. L'auteur, du reste, semblait désormais plus embarrassé qu'autre chose par ce genre particulier qu'il avait choisi et se mettait à commettre d'étranges maladresses ; comme par exemple de faire longuement raconter à son héroïne les circonstances de sa rencontre avec son ex-mari… dans une lettre adressée à son ex-mari. Bref, j'ai lu les cent dernières pages au triple galop, survolées plutôt que lues, et je pense que j'en resterai là avec M. Oz. Pour changer, j'ai lu les premiers chapitres de L'Histoire de la France de Jean-Christian Petitfils. Là, au moins, je connais déjà l'intrigue…



[…]



Dimanche 25

Onze heures.– Les petites bizarreries de la langue : Pourquoi, alors que s'en ficher et s'en foutre sont rigoureusement synonymes, un ficheur et un fouteur exercent-ils des activités si différentes ? (J'ai l'impression que le passage à l'heure d'été ne m'a que moyennement réussi…)

Deux heures.– Comme j'en faisais le projet il y a deux ou trois jours, je viens de commander deux livres de Marc Bloch, ses deux plus connus : Les Rois thaumaturges et bien entendu L'Étrange Défaite. Du coup, alors que le “mois Visa” n'est commencé que depuis cinq jours, mon budget culture est déjà bouclé. À partir de demain, on va commencer à sombrer dans le déficit systémique…

– Il y a quelque chose de curieux – et de gênant – dans l"histoire de France de Petitfils, que je lis depuis hier : d'un côté l'auteur s'exprime dans un français clair et même assez élégant ; mais d'un autre côté, il semble perméable à toutes les scies langagières de l'époque (non, pas toutes, évidemment) : “initier” (un événement), “impacter”, “au final”. J'attends avec impatience l'arrivée du redoutable “éponyme”, qui ne devrait  plus tarder…


Jeudi 29

Cinq heures.– Décidément, ce journal rétrécit de mois en mois ! Bientôt il réussira à être moins long que le résumé que Mildred a l'étrange habitude d'en faire chaque mois en commentaire, une fois qu'il est publié. Je pense que je le saborderai avant cette cruelle extrémité.

Mais y venir tous les jours pour y noter quoi ? […] Que j'ai commencé/poursuivi/terminé un livre de plus ? Que je suis allé promené le chien ? Que j'ai regardé deux épisodes de la série en cours à la télévision ? Franchement !

D'un autre côté, le fait qu'il subisse le même rétrécissement inexorable que l'existence quotidienne de son auteur pourra être perçu comme une preuve de sa fidélité. On va dire ça comme ça…

– Mais enfin, puisque j'ai fait l'effort de venir jusque-là… J'ai en effet ouvert un nouveau livre ce matin : Les Rois thaumaturges. Passionnant et aride. […] Et ce soir : Dexter, saison 6. J'essaierai de faire mieux demain…


Vendredi 30

Sept heures et demie.– J'ai abandonné mes Rois thaumaturges après une petite centaine de pages (sur quatre cents). Marc Bloch n'y est pour rien : son livre est probablement un genre de chef-d'œuvre, mais je crois que j'ai perdu le goût que j'ai toujours eu pour les livres d'histoire, même si je conserve (pour l'instant…) celui des biographies. Pourquoi donc consacrer une douzaine d'heures de ce qui reste de vie à la question de savoir depuis quand, pourquoi et comment les rois de France et d'Angleterre guérissaient les écrouelles ? Je ne me le serais pas demandé il y a encore dix ans. Mais, aujourd'hui, ça ne me semble vraiment plus valoir la peine. Reste à savoir si c'est un effet de sagesse ou celui d'un indubitable racornissement cérébral. Mais même ça, je m'en fous.


Samedi 31

Trois heures.– Au fond, arrivé à un certain âge, si on jette un coup d'œil par-dessus l'épaule, on s'aperçoit que la vie ressemble davantage à une production télévisuelle française qu'à une série américaine : même scénario plan-plan, même absence de rythme, même pauvreté des dialogues, même mise en scène à la fois primaire et prétentieuse, même inconsistance de la plupart des protagonistes ; et jusqu'au dénouement que tout le monde a évidemment prévu au moins trois épisodes avant qu'il ne survienne. D'un autre côté, je me demande s'il y a lieu de s'en plaindre. En tout cas, moi, j'aurais mauvaise grâce à le faire, tellement je me sens peu adapté à la série américaine : je serais ce genre de personnages qui se prend une balle dans le buffet dès le milieu du premier épisode ; et encore : par erreur ; une victime collatérale.

– Première tontine de l'année.

Mai 2018

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LES DIABLERIES DE WITOLD







Mercredi 1er

Trois heures.



[…]




– Entretemps, j'ai trouvé celui d'emmener Soraya au garage Renault de Pacy, afin qu'on y installe une grille de séparation entre le coffre et les sièges arrière, puisque cet animal de Charlus a trouvé le moyen de passer de l'un à l'autre dès qu'on le laisse seul dans la voiture. Je suis remonté de Pacy dans une Twingo : l'impression de me retrouver dans un char à banc du XIXe siècle.

Sept heures dix.– Depuis plusieurs jours, je lisais en alternance (je veux dire : au sein de la même journée) les écrits politiques de Maurras et des romans : Paul-Jean Toulet, Cynthia Ozick… Tout à l'heure, à peu près au milieu de l'après-midi, j'ai tout arrêté pour reprendre le journal de Gombrowicz, l'un des plus étonnants du XXe siècle, assurément, qui pencherait plutôt du côté de Kafka ou de Pavese que de celui de Léautaud ou de Kamureno. Cela, cette brusque envie, parce que le roman de Mme Ozick, intitulé Le Messie de Stockholm tourne autour du personnage de Bruno Schulz, lequel était un ami de Gombrowicz. Et je sens que je ne serai pas long avant de ressortir les Boutiques de cannelle de leur rayon. Mais, pendant ce temps, seront sans doute arrivés à bon port Léon Bloy et deux ou trois autres, qui me solliciteront avec quelque impatience (surtout Bloy, je gage !). On ne s'en sortira jamais.

– Dans la voiture, revenue au bercail, Charlus dispose désormais d'une élégante grille (?) qui l'empêchera de faire le zouave lorsque nous le laisseront seul dans le coffre. Ce fut tout de même une plaisanterie à près de trois cents euros, “pièce et main d'œuvre, TTC”, ainsi que l'on dit. […]


Jeudi 3

Trois heures.– C'est au moment où, après un an et demi d'existence, Catherine s'apprête à fermer sa “micro-entreprise” que l'URSSAF se met à déconner. Ce matin, en allant dire un petit bonjour à nos divers comptes bancaires, j'ai eu la mauvaise surprise de constater que, sur un gain trimestriel de 5700 €, ce digne organisme lui avait ponctionné… 5700 € ; ce qui était pousser un peu loin la notion de charges. L'affaire s'est réglée assez rapidement par téléphone, puis par une lettre assortie d'un RIB pour le remboursement des 4400 € pris en trop. Mais, bien entendu, on ne sait pas quand cette somme va accomplir son retour au bercail. Cela n'a aucune importance dans notre cas, mais je me suis imaginé dans quelles affres une telle bévue administrative aurait plongé une personne n'ayant, en trois mois, gagné que ces 5700 € pour tout revenu, et devant vivre avec, puis se les voyant brutalement confisquer. Certes, je suppose que, l'erreur étant facile à prouver, les banques doivent, dans ces cas-là (sans doute assez fréquents, supposé-je), se montrer plutôt arrangeantes. Mais d'une part je n'en sais rien, d'autre part cela fera toujours des agios à payer pour cause de gros découvert. En outre, cela peut tomber sur une personne se trouvant déjà en découvert, et donc plus ou moins en délicatesse avec sa banque, laquelle sera forcément moins encline à se montrer patiente. Tout cela sans s'attendre, bien entendu, au moindre mot d'excuse de la part de l'administration incompétente.


Vendredi 4

Onze heures.– Je viens de m'occuper de ma (ou plutôt de notre) déclaration de revenus pour 2017. Elle menaçait d'être un peu plus compliquée que les années précédentes, dans la mesure où il fallait que je trouve  la page où déclarer les revenus de la micro-entreprise de Catherine, celle qui a encaissé “nos” revenus de FD. Je l'ai trouvée, cette page, sans la moindre difficulté, non plus que la petite case où je devais inscrire les 27 600 € qu'elle a gagnés sans trop se fatiguer. Seulement, après, page suivante, on me demandait d'inscrire son numéro Siret (pas de problème, je l'avais) ainsi que son adresse. Cette dernière partie aurait dû, évidemment, être d'une simplicité biblique : il n'en a rien été. Car tout se passait (département, commune puis rue) par un système préenregistré dans lequel il fallait choisir. Par exemple, après avoir tapé 27 pour indiquer que la micro-entreprise concernée était domiciliée dans l'Eure, il fallait dérouler toutes les communes du département jusqu'à trouver et sélectionner le Plessis-Hébert : jusque-là, pas de problème. C'est ensuite que l'affaire s'est corsée. On me demandait en effet de taper quelques lettres du nom de ma rue (ou de mon lieu-dit), puis de cliquer sur “valider” et, seulement ensuite, de choisir ma rue dans le déroulé. J'ai eu beau essayer toutes les combinaison possibles pour “rue de l'Église”, toute validation m'a systématiquement été refusée : pour l'administration fiscale, il n'y a pas de rue de l'Église au Plessis-Hébert, c'est comme ça et pas autrement. Comme j'étais bloqué à ce stade, et que je soupçonnais la chose de n'être utile que dans les villes importantes (pour ne pas se retrouver dirigé vers un autre centre d'impôts que le sien), j'ai fini par taper les premières lettres du premier nom de rue me venant à l'esprit : celle de la Mare du Four, qui se trouve être au bout de la nôtre. Là, miracle, on a bien voulu de moi, si bien que j'ai pu mener la déclaration à son terme.

Terme qui me réservais une autre surprise, mais agréable celle-là. Alors que, pour nos revenus de 2016, je paie 320 € par mois (sur dix mois), le calculateur automatique du site m'indiqua que, au titre de l'année 2017, je ne serai redevable que de 2042 €. Or, si j'additionne nos deux retraites avec les gains de l'entreprise catherinesque, nous arrivons tout de même à des revenus dépassant (de peu…) soixante mille euros. D'où mon étonnement devant ces deux mille euros réclamés, somme me paraissant vraiment très modeste. Mais, bien entendu, je n'envisage pas d'aller me plaindre. Du reste, je me souviens d'avoir eu exactement le même genre de surprise pour nos revenus de 2016 : mon impôt avait chuté par rapport à l'année précédente (alors que tout le monde, au même moment, se plaignait du “matraquage fiscal”)… avant de remonter l'année suivante, c'est-à-dire en ce moment. Bref : le retraité ne comprend rien, mais le retraité est bien content.


Dimanche 6

Deux heures.– Depuis quelques semaines, j'ai un nouveau passe-temps, rendu possible par le fait que je continue à me lever avant cinq heures, c'est-à-dire alors qu'il fait encore nuit. Plutôt qu'un passe-temps, d'ailleurs, je devrais dire un relevé. Ou un compte à rebours. Enfin… Dans la rue de l'Église, les lampadaires publics ont été programmés pour s'allumer à six heures précises ; ce qu'ils font avec une ponctualité dont il convient de les féliciter. Il se trouve que c'est également l'heure de l'un de mes cafés du matin, après ceux de cinq heures puis cinq heures et demie et avant ceux de six heures et demie puis de sept heures. Ma ponctualité à moi tient à la cafetière électrique qui, dans le but probable de sauver la planète, s'éteint automatiquement toutes les demi-heures : pour ne pas oublier d'aller à la cuisine la remettre en route, j'ai pris l'habitude de me “caler” sur le carillon du salon, lorsqu'il sonne la demie et l'heure juste. Une fois debout, j'en profite naturellement pour me servir quelques gorgées de café, allumer une cigarette et aller consommer le tout sur la terrasse, en compagnie du chien. Je suis donc aux premières loges pour voir les lampadaires s'allumer, d'autant que René, le carillon, avance souvent d'une minute ou deux.

Or, si l'éclairage publique s'allume selon l'heure qu'il est, il échappe au temps des hommes pour ce qui est de s'éteindre : c'est alors la luminosité naturelle qui prend la relève du commandement et décide de l'extinction. Si bien que, selon le processus maintenant bien connu de l'allongement des jours entre le 24 décembre et le 21 juin, la durée d'éclairage des lampadaires héberto-plessistes tend à subir le même sort que la peau de chagrin balzacienne.  J'ai senti que le tragique dénouement était proche il y a une douzaine de jours, lorsque le temps des illuminations est tombé sous la demi-heure. Ensuite, l'agonie a été rapide : les lampadaires, hier, sont restés allumés exactement cinq minutes et demie, et ce matin cinq.  Je crains qu'avant une semaine ils ne s'enfoncent pour plusieurs mois dans un long jour, qui est pour les lampadaires ce qu'une longue nuit est pour les humains. J'en ressens comme une vague mélancolie, de celles qu'il est préférable de garder pour soi si l'on ne veut pas faire figure de demeuré.

– Alors que je continue de jongler avec le journal de Gombrowicz et les livres de témoignages édités par Rita-la-veuve, je viens en plus de ressortir le volume Quarto de chez Gallimard, qui contient les quatre romans. En fait, il est aussi difficile de sortir de Gombrowicz que d'y entrer.

– Hier, j'ai étrenné la tondeuse toute neuve : elle est très bien, nettement plus légère et maniable que l'ancienne, tout en étant largement aussi efficace.


Mardi 8

Cinq heures.Ferdydurke.

–  Je viens de décider, quasiment à l'instant, de ne plus mettre chez les pieds dans le blog de Juan ex-Sarkofrance : en dehors du peu d'intérêt et du conformisme navrant de ses billets proprement dits, il m'est apparu, avec une évidence dont je m'étonne de ne l'avoir pas perçue plus tôt, que cela n'avait aucun sens de gaspiller mon temps à lire les ratiocinations sans fin d'une poignée de vieux communistolâtres mal déstalinisés, qui vitupèrent en crachotant sur leurs claviers, persuadés de l'absolue saloperie de notre société et de l'urgence d'une révolution qui la ruinerait en moins de deux, bien calés par les coussins qui tapissent le fond de leurs fauteuils roulants. Le pire est que je me crois obligé d'y participer, à leurs “débats” ! Bien sûr, je le fais sous le paratonnerre de l'ironie, le parapluie de la distance ; mais enfin, le fait est que j'y passe un temps hors de proportion avec le pâle amusement que cela me procure, lequel en outre va s'amenuisant un peu plus chaque jour. Donc : stop. [Note du 30 mai : il y a eu rechute…]


Mercredi 9

Sept heures et quart.Trans-Atlantique.

– Le plus déprimant (mot mal choisi : voir à la relecture) n'est pas d'être confronté à des gens situés sur des planètes n'appartenant pas à son propre système solaire, ni même à sa galaxie natale, mais au contraire à ceux qui, normalement, devraient être les plus proches de vous, mais qui, en fait, s'éloignent d'autant plus qu'ils disent des choses que vous auriez pu dire vous-même, en les déformant de telle façon – le plus souvent par l'entraînement naturelle de leur propre bêtise – que vous avez soudain envie de vous transformer en gauchiste radical, pour le simple soulagement de n'avoir absolument aucun point commun eux. C'était (jusqu'à hier) mon cas avec ce commentateur du blog de Juan qui signe L'ancien : je sens bien que, sur le fond, nous devrions être d'accord sur à peu près tout ;  mais je sens encore plus, dès qu'il ouvre la bouche (tripote son clavier), que je préférerais mourir que d'avoir le moindre point commun avec cet individu. J'éprouve un sentiment apparenté (quoique fort différent) avec un autre blogueur qui se déclare et se pense de droite, alors que, visiblement, son rêve le plus prégnant est d'être admis dans cette espèce de panthéon où il s'imagine que trônent ses modèles de gauche – son principal modèle étant Nicolas.

– J'ai donc replongé dans les romans de Gombrowicz. Et, comme les fois précédentes, j'ai eu, durant les premières dizaines de pages de Ferdydurke, un peu peur de devenir fou. Ensuite, toujours comme les autres fois, je me suis apaisé, en me disant que, en fait, il n'y avait pas lieu de s'inquiéter, puisque j'étais déjà fou, et que c'était même pour ça que je relisais Gombrowicz.

Fou, peut-être ; mais, en attendant, je connais peu de livres aussi drôles que les siens.

Demain matin, j'aborderai La Pornographie.

– J'ai fait, en début d'après-midi, un aller-retour  à Évreux, uniquement pour passer Soraya dans les rouleaux : les travaux faits par les voisins l'avaient rendue immonde, couverte de poussière, ce que nous ne supportions plus ni l'un ni l'autre. et c'est évidemment le moment qu'avaient choisi pour tomber en panne les rouleaux du Super U de Saint-Aquilin.

– J'ai oublié de noter hier que, finalement, j'ai publié mon journal de mars (l'homme des résolutions fermes, c'est moi !), mais en supprimant tout ce qui […]. Si bien que, le mois prochain, je devrai également supprimer ce passage-là.


Jeudi 10

Sept heures vingt.– J'ai fait  absolument n'importe quoi, avant-hier : décidant de mettre en ligne une version “tronquée” de mon journal de mars […], j'ai en fait publié celui d'avril. Deux ou trois lecteurs, moins endormis (ou confiants) que les autres se sont étonnés de certaines “distorsions temporelles”. Du coup, j'ai, aujourd'hui, publié le vrai journal de mars, et je défie qui que ce soit de s'y retrouver dans ce merdier.

 – En train de terminer La Pornographie de Gombrowicz. Décevant, de mon point de vue, par rapport à Ferdydurke et à Trans-Atlantique : trop forcé, artificiel. Mais, bien entendu, il est possible que ce moi qui n'y comprenne rien. Constantin Jelenski, dans une lettre à l'auteur, dit que c'est le plus métaphysique de ses romans : je veux bien. Je le trouve, moi, un peu gratuit, par rapport aux deux précédents. Je vais commencer Cosmos demain matin : on verra.

Il est possible que je sois, sans le savoir encore, en train de faire mes adieux définitifs à Gombrowicz, comme je les ai déjà faits à Kafka et à Dostoïevski : une perspective qui ne me rend pas spécialement gai. Mais pas triste non plus : il ne faut rien exagérer.


Vendredi 11 

Neuf heures du matin. – J'ai finalement interrompu ma lecture de Cosmos après quelques dizaines de pages (deux ou trois…) : l'impression de retomber dans le même univers que celui de La Pornographie, dans ce fourmillement de petits faits épars et insignifiants (?) mais que l'auteur relie de force entre eux pour leur faire dire quelque chose. Pour ne pas quitter Gombrowicz trop brutalement, j'ai décidé de relire les nouvelles (au moins quelques-unes…) qui composent le recueil intitulé Bakakaï, sa première œuvre publiée, en Pologne, au milieu des années 30.

– […]

Midi.– J'ai finalement remisé Witold et suis passé au livre d'un écrivain slovène dont je n'avais jamais entendu parler jusqu'à présent : Boris Pahor. Le livre que j'ai entre les mains s'intitule Nekropola, ce qui est devenu en français, un peu absurdement, Pèlerin parmi les ombres (avec tout de même Nécropole en sous-titre). C'est bien de cela qu'il s'agit, d'ailleurs : un homme, Pahor lui-même, revient au camp alsacien de Struthof, quarante ans après y avoir été interné, mêlé au flot de touristes qui, eux, “visitent” l'ancien camp nazi (comme nous l'avons fait, Catherine et moi, voilà quelques années, à l'occasion de l'un de nos petits séjours alsaciens, chez André et Béa). Écriture très dense, pensée très imagée, complexe, ne supportant en aucune façon le survolage : c'est un livre dans lequel on doit accepter de s'immerger totalement, ou bien le laisser de côté.

L'édition que j'ai date de 2012 ; si la 4ème de couverture mentionne que Pahor est né à Trieste en 1913, elle ne dit rien de sa mort. J'en ai d'abord déduit que personne n'avait pensé à remettre à jour le résumé biographique depuis le “dépôt légal” de 1996. Or, pas du tout : tapant son nom dans la petite fenêtre Google, j'ai eu la surprise de constater que Boris Pahor était toujours vivant et allait sur ses 105 ans, qu'il aura dans trois mois. Cela après avoir fréquenté successivement les camps de Struthof, Dora, Dachau, Hazungen et Bergen-Belsen : ce qui ne tue pas rend plus fort, on dirait bien que c'est vrai dans certains cas, dont celui-ci.

Le fait que mon Slovène soit né à Trieste – et y vive toujours – a déclenché aussitôt une envie pavlovienne : celle de relire Italo Svevo. Je viens donc de tirer de son casier La Conscience de Zeno, que je relirai dès que j'aurai réussi à m'évader du Struthof.

Six heures.– Je viens de rouvrir le roman de Svevo. Avec un plaisir intact et quasi instantané.


Dimanche 13

Sept heures vingt.La Conscience de Zeno ; rien de plus, rien de moins. Plus, tout de même, quelques pages d'écriture vaine ce matin.


Lundi  14

Sept heures et demie.–  Mail de Pierre Cormary (que je suis presque sûr de n'avoir jamais rencontré in vivo), pour me signaler une charge d'une amie à lui contre ce pauvre Juan Asensio. Le texte ne manque pas de brio, même s'il sent un peu trop le règlement de comptes pour mon goût. Mais enfin, c'est un genre que l'Asensio lui-même n'a jamais dédaigné. J'ai répondu ceci à Cormary :

Cher Cormary,

Je ne suis pas sûr que nous nous soyons déjà rencontrés (ou alors j’étais saoul avant votre arrivée sur les lieux…). Mais je vous connais, puisque je vous lis, et toujours avec intérêt et plaisir, dès que l’occasion se présente de le faire.

Évidemment que le texte de votre amie Héloïse (saluez-la pour moi au passage) m’a étiré les lèvres et fait pétiller les yeux ! Même si j’y subodore tout de même une lutte homme/femme dans laquelle je ne me trouve pas grand-chose à voir, un règlement de comptes qui ne me concerne pas.

Pour ce qui est de ce pauvre Asensio… Pourquoi s’obstiner à taper contre un punching-ball qui s’est lui-même institué comme punching-ball ? Plus ce malheureux Juan écume et plus il rapetisse : laissons-le faire tout seul le travail qui va l’amener à son exacte proportion. Comme disait l’autre : il s’est voulu César et…

Je m’arrête là : je ne puis absolument pas dire du mal de ce roquet écumant, puisque, ayant été « victime » de ses coups de chicots, on me soupçonnerait de chercher à me venger, ou, au moins, de parler par dépit (alors que les 20 feuillets qu’il m’a consacrés m’ont procuré une jouissance presque pure). Or, il est bien évident que personne ne peut éprouver le moindre dépit vis-à-vis de cet étrange ectoplasme qui va bientôt atteindre la cinquantaine sans avoir réussi le moins du monde à exister (et, je suppose, sans Rolex…).

Bref. Pourquoi faut-il que notre premier échange ait pour sujet ce guignol ? C’est une petite victoire qu’il ne mérite pas. Je vous propose de ne reparler de lui que du jour où il sera capable d’écrire en français. Je pense qu’on sera, vous et moi, morts avant.

Je vous salue bien bas, soit au niveau de notre sujet du jour.

Didier Goux


Mardi 15

Trois heures.– Il y a bien des points de ressemblance (et autant de dissemblance), évidemment) entre le Svevo de Senilità et le Proust d'Un amour de Swann : Emilio fait souvent penser à Swann, dans sa façon masochiste et tatillonne d'analyser sa jalousie, et Angiolina penche assez fort du côté d'Odette. Néanmoins, même si l'Italien a publié son roman avec quinze ans d'avance, on est quand même bien content que le Français soit arrivé avec le sien.

– J'avais décidé de ne rien écrire aujourd'hui, mais, ce matin, la première phrase du texte que je méditais m'est venue ; comme il aurait été dommage de la laisser perdre, je l'ai notée… puis ai écrit près d'un feuillet dans la foulée et cet enthousiasme juvénile qui fait une partie de mon charme. On verra demain et après-demain pour les compléments.


Mercredi 16

Sept heures et demie.– Journée constructive, vraiment. Dix mille signes de compléments, répartis entre ce matin et cet après-midi. Puis, tontine. Il doit me rester cinq mille signes de compléments pour demain matin ; puis, je m'occuperai de ma tension artérielle. Et, samedi, visite de Rémi.

(Le journal de ce mois-ci, si je me tiens à ce que j'ai décidé de faire,  ne comportera que peu – voire pas du tout – de […], mais, en revanche, il sera largement incompréhensible – ce qui m'amuse beaucoup.)

– Léon Bloy : intéressant, voire plus, mais fatigant. Comme dans mon souvenir de lui.


Jeudi 17

Neuf heures du matin.– Le point commun le plus remarquable aux écrivains de droite du second XIXe siècle et du premier XXe, c'est leur détestation quasi frénétique de Zola. De Barbey d'Aurevilly à Kléber Haedens, en passant par Goncourt ou Daudet, ils ne peuvent s'empêcher de le piétiner, puis de cracher sur ce qu'ont laissé leurs lourdes bottes. Le plus enragé est bien entendu Léon Bloy. J'ai passé les deux premières heures de la matinée à lire son Je m'accuse…, tout entier consacré à sa bête noire (ou devrais-je dire : à l'une de ses bêtes noires ?). Je dois reconnaître que la charge est si outrée qu'elle devient rapidement fort réjouissante, et même d'une irrésistible drôlerie par endroit. Il est vrai aussi que Bloy se fait le jeu facile en choisissant pour cible Fécondité, ce roman aussi grotesque qu'illisible (je le sais : j'ai essayé). Il me répondrait sans doute qu'il n'a pas choisi. Et, en effet, c'est ce roman-là qui, alors, au tournant du siècle, paraissait en feuilleton dans L'Aurore, le journal de Clemenceau (et du J'accuse zolien…). C'est donc un journal de bord de sa détestation que nous donne Bloy, qui s'astreint chaque matin, avec un masochisme dont il est le premier à rire, à lire la tartine du jour et à nous rendre compte de ses énervements, écœurements, colères, éclats de rire, etc. Lecture jubilatoire, finalement, même pour quelqu'un comme moi, qui ai toujours placé Zola assez haut sur ma petite échelle personnelle.

Sept heures dix.– Mes compléments ont été emballés et expédiés (j'ai profité de ce que la présence de la femme de ménage me confinait dans la Case). À partir de demain matin, je vais tâcher de vérifier si j'ai réellement l'âge de mes artères, comme on dit.

– Le journal 2017 (Juste avant après, excellent titre) de Renaud Camus devant m'arriver demain, j'ai fait comme j'avais déjà fait l'année dernière, à savoir relire la seconde moitié de 2016, pour me remettre dans le bain.


Vendredi 18

Midi.– Quand je disais, il y a quelque temps, que la Poste ressemblait de plus en plus à une administration africaine, peut-être me montrais-je d'une trop grande sévérité envers les dites administrations. J'attendais pour ce matin le dernier volume paru du journal de Renaud Camus, Juste avant après. Il m'étais dûment annoncé par mon “suivi de colis”, mais, en réalité, je ne l'attendais qu'à moitié, et même au quart : je commence à connaître les zigotos employés par Chronopost. De fait, ça n'a pas manqué : peu après neuf heures, lorsque j'ai de nouveau consulté le suivi en question, il m'a été notifié qu'une “tentative de livraison” avait été faite et que, pour la suite, je devais me référer à l'avis de passage déposé dans ma boîte aux lettres ou encore contacter mon “transporteur”. Contacter, il n'y fallait bien sûr point songer : sans doute tout à leurs transports, ces gens ont décidé une bonne fois pour toutes d'être résolument injoignables. Quant à l'avis de passage, il ne pouvait y en avoir, ni dans ma boîte, ni ailleurs, puis que, de passage, il n'y avait pas eu non plus.

C'est une fatalité assez récente mais qui se multiplie à l'envi, ces tentatives de livraison, et je crois avoir compris ce qui se passait. Avant de livrer mon explication (hypothétique, certes), je dois préciser qu'à moins d'accomplir sa tournée avant cinq heures du matin, le livreur de Chronopost n'aurait eu aucun mal à voir sa tentative pleinement couronnée de succès : il y a une grosse cloche accrochée juste à droite du portail, et toujours l'un de nous deux – Catherine ou moi – à l'intérieur de la maison pour l'entendre et accourir.

Donc, mon avis, c'est qu'aucune tentative n'a été faite. Pourquoi ? Parce que, dans sa nonchalance et son manque de conscience professionnelle, mon livreur a dû s'apercevoir qu'il n'avait pas assez de colis à déposer au Plessis-Hébert pour que je méritasse qu'il fît un détour : il devait être bien plus agréable pour lui de terminer sa tournée avec une demi-heure d'avance, voire davantage. La dernière fois qu'un tel contretemps s'est produit, la première tentative a été suivie d'une seconde, le lendemain. Et ce n'est que le troisième jour que mon colis m'a été remis… par notre factrice habituelle lors de sa tournée quotidienne. Je serais prêt à parier une assez grosse somme que c'est encore elle qui va m'apporter le journal de Camus demain. À moins que le fantôme de chez Chronopost ne se décide à une nouvelle tentative demain, auquel cas le colis ne m'arrivera que lundi.

Pendant ce temps, lorsque Amazon a la bonne idée de faire appel à une véritable entreprise, du genre d'UPS, le colis promis m'arrive toujours, non seulement au jour, mais également à l'heure annoncés. Ce qui est évidemment très mal car c'est sans doute possible l'une des conséquences visibles de l'ultralibéralisme qui ravage notre pauvre France ; et contre lequel Chronopost lutte de plus en plus efficacement.


Sept heures.– Il m'arrive (pas tous les jours quand même…) de regretter d'avoir publié mes deux livres, de considérer cela comme une sorte de faiblesse, ou d'accès de vanité. On devrait avoir le minimum de force d'âme pour garder par-devers soi les livres médiocres que l'on s'est laissé aller à écrire : pourquoi diable en ajouter un ou deux à la masse qui se publie chaque année et disparaît aussitôt sans laisser de trace ? Mais c'est que, justement, chaque livre paru en laisse une, de trace ; minuscule, presque invisible à l'œil nu, mais tout de même elle est là. Et c'est elle que, certains jours, j'aimerais voir disparaître ; ou plutôt, faire en sorte qu'elle ne soit jamais apparue, ce qui est évidemment impossible.

Enfin, ne dramatisons pas : voilà une petite écharde qui ne m'empêchera pas de bien dormir cette nuit, ni, demain midi, d'accueillir Rémi Usseil avec les honneurs qui lui sont dus.


Dimanche 20

Dix heures du matin.– Hier, Rémi Usseil entre une heure et sept heures (à peu près). Nous avons, selon la coutume, beaucoup parlé (lui et moi), pas mal bu (moi) et bien déjeuné (lui, Catherine et moi). Lorsqu'il est parti pour Évreux où l'attendaient ses parents, je me suis retrouvé seul, Catherine étant parti assister à la messe de Pentecôte à Miserey (comme le cavalier d'Abel Hermant…), village situé entre Évreux et chez nous. Je me suis dit in petto (j'ai pris cette habitude de me parler in petto lorsque je suis seul) : « Tiens ! et pourquoi pas une petite vodka-orange, en l'attendant ? » Sitôt dit, sitôt servi, le breuvage m'a proprement assommé et, quand Catherine est rentrée, à huit heures, j'étais dans mon lit et dormais telle une marmotte alcoolique. Si bien que, quand le réveil a sonné, à cinq heures moins dix, j'étais en pleine forme. Mais pas au point de m'intéresser à mon hypertension artérielle : ce sera pour demain matin.


Cinq heures.–  À l'initiative de Catherine, nous avons pris, ce matin, une décision radicale : celle de résilier notre abonnement à Canal. Ce qui revient à dire, vu que nous n'avons nullement l'intention d'acheter l'appareil permettant de recevoir les chaînes dites TNT, que nous allons nous retrouver totalement privés de télévision ; ce dont nous nous moquons puisque nous ne la regardons pratiquement plus jamais. Du reste, c'est un “nous allons” assez lointain puisque, à Canal (ex-Canal Plus), on ne peut résilier un abonnement que lorsqu'il arrive à échéance. Or, il se trouve que, pour nous, cette échéance tombera le 28 février prochain ; ce qui veut dire que, durant les neufs mois qui viennent, tout va continuer comme avant. Cela représente une économie de plus de trente euros par mois, à quoi va bien sûr s'ajouter celle de l'abonnement au magazine de télévision, dont nous n'aurons plus l'utilité.

– Parce que je m'étais fait à l'idée de passer le week-end à lire le dernier volume du journal de Renaud Camus, je me suis trouvé si frustré de ne pas le recevoir que, depuis hier (ou avant-hier ?), j'ai repris le volume précédent, puis encore le précédent, remontant ainsi le fil de son existence. Et je continuerai tant que Juste avant après ne sera pas entre mes mains : ce n'est quand même pas Chronopost qui va faire la loi chez moi, si ?


Lundi 21

Midi.– Mon nom a brusquement surgi, tout à l'heure, au milieu d'une discussion qui ne me concernait nullement, sur le forum de l'In-nocence. Et voici ce qu'écrit ensuite Renaud Camus :

« Oh, Didier Goux ! Didier Goux ! J’ai connu un Didier Goux, jadis. Il avait une épouse, même, mais je ne sais plus si elle était danoise ou québecoise. Toujours est-il (rien à voir avec sa femme) qu’il est arrivé exactement ce que je lui avais annoncé à notre première rencontre, et dont il ne voulait pas croire un mot. Lui m’agaçait un peu parce qu'il s’était mis dans la tête, dur comme fer, Dieu sait pourquoi, que je détestais être comparé à Léautaud. Il revenait éternellement là-dessus, ça l’obsédait. Et évidemment, comme il arrive dans ces cas-là, plus je dénégais, plus il se convainquait. J’ai fini par me taire. D’ailleurs on finit toujours par se taire. C’est ça, l’amitié. J’aime mieux l’amour.

Dans un de ses romans il raconte de façon hilarante une soirée avec Houellebecq, dans une petite ville de province. Mais ce ne doit pas être le même. Il doit être mort, à présent. Ou alors c’est moi. Oui, plutôt. Tout cela est si loin. Mon Dieu ! Étions-nous assez jeunes ! Il y avait une espèce de moulin sur un pont, je me souviens, et un chien, qui ne s’appelait pas Clément. C’était un apérotiste des Derniers Jours. Didier Goux, je veux dire — pas le chien. Le chien aussi est peut-être mort. J’espère pas, comme on disait à l’époque. Mais l’on me dit que plusieurs des personnes que j’ai connues sont encore vivantes. Grand bien leur fasse. J’aime mieux que ce soient elles que moi. »

À quoi je viens d'ajouter ceci :

« Mon Cher Maître, les chiens que vous avez connus (Swann et Bergotte) sont bien morts… et Didier Goux ne vaut guère mieux. Mais il se doit de rester en vie pour tenir compagnie à son épouse canado-dano-picarde ainsi qu'à Charlus, un genre de cocker qui aurait le même toiletteur que Donald Trump.

(Pour le reste, vous mélangez deux ou trois rencontres successives, mais c'est sans importance.)


Mardi 22

Cinq heures. – Le Grand Allègement continue. Après avoir résilié notre abonnement à Canal – ce qui va entraîner aussi l'abandon du magazine de programmes, je me suis, hier, désabonné de L'Incorrect, le mensuel lancé il y a quelques mois par Guillebon. Déjà, depuis le début, je trouvais leurs “cahier culture” en dessous de tout, consacré qu'il était pour l'essentiel à la variété, au rock, à la BD, au théâtre de rue ou presque, etc. Mais la goutte d'eau, ce fut deux titres du dernier numéro : « Robert Ménard, l'envie de Béziers » et, quelques pages plus loin : « Philippe Bilger, toujours le barreau ». J'ai eu l'impression de tenir entre les mains une sorte de Libération mensualisé, et j'ai décidé que ça suffisait comme cela. Enfin, comme par une sorte de phénomène d'entraînement naturel, je me suis, ce matin, désabonné de Causeur : depuis quelque temps, Élisabeth Lévy ouvre ses colonnes à un certain nombre de petits m'as-tu-vu-quand-j'écris qui me déplaisent souverainement. Dont, en tout cas, je n'ai pas envie d'ouvrir ma bourse pour avoir le douteux privilège de les lire. Il ne me reste plus que Valeurs actuelles : ayant payé pour un an, je suis bien obligé de rester abonné, mais il est bien certain que l'expérience ne sera pas renouvelée.

– Sinon, après deux tentatives de livraison infructueuses de la part de l'employé de Chronopost (employé apparemment fantôme), c'est finalement la factrice qui m'a apporté ce matin Juste avant après, le journal 2017 de Renaud Camus, que je suis occupé à lire depuis. J'ai évidemment commencé par aller voir l'index des noms de personnes à la lettre G : point n'y suis ; ce qui est sans doute préférable, vu la façon dont j'avais été accommodé l'année d'avant. J'ai sursauté dès les premières pages (je n'ai pas le volume sous la main pour préciser laquelle) en lisant un “sauf à” employé fautivement, c'est-à-dire comme l'utilisent désormais journalistes, hommes politiques, blogueurs, présentateurs de télé, etc. Si même un Camus se laisse contaminer, alors c'est que la France est vraiment foutue. Lui-même, d'ailleurs, ne dit à peu près plus rien d'autre dans son journal. Non, j'exagère, il dit beaucoup d'autres choses tout de même. Mais enfin, on constate que, d'une année sur l'autre, le cancer grand-remplaciste produit chez lui de nombreuses métastases. D'un autre côté, comme il est tout aussi proliférant dans le monde qu'on n'ose plus qu'à peine qualifier de réel, on ne peut pas trop le lui reprocher.

– Je me suis occupé de mon hypertension artérielle : la systole est désormais derrière moi, il me reste à me pencher sur la diastole. Ce sera pour demain : s'il est un domaine où il convient de ne pas se mettre la pression, c'est bien celui-là.


Mercredi 23 (saint-Didier)

Une heure. – Soulagement et frustration. Hier, le couple de mésanges charbonnières qui a établi sa nichée dans la petite cabane dite “du grand volet” a brusquement cessé d'aller et venir pour nourrir ses petits, dont on entendait fort distinctement les piaillements suraigus dès que l'un des deux adultes pointait son bec à l'intérieur. Pendant ce temps le couple de petites bleues (elles sont de taille normale, en réalité : petites seulement par rapport à leurs cousines charbonnières) continuait inlassablement ses épuisants va-et-vient nourriciers. Comment expliquer la désertion des charbonnières ? Il n'y avait que deux façons : soit les petits s'étaient tous envolés sans que j'en voie un seul le faire, ce qui me paraissait tout de même improbable ; soit, pour une cause inconnue, ils étaient brutalement morts, comme il est déjà arrivé à une nichée, l'année dernière ou peut-être celle d'avant. Pour en avoir le cœur net, ce matin, je suis allé doucement décrocher la cabane-nichoir, dont Catherine a délicatement soulevé le toit…

Le nid était vide. Soulagement, donc, de constater que 10 ou 12 petits (c'est le nombre d'oisillons dans une nichée de mésanges) avaient tous quitté le nid avec succès, et probablement sans pertes à déplorer, comme il arrive, puisque je n'ai retrouvé aucune trace de cadavre plumeux aux alentours immédiats. Mais frustration de ce que ces petits cons aient réussi à quitter la maternité sans que j'en voie un seul le faire. alors que les oiseaux sont censés faire leur premier envol tôt le matin et que, précisément, je passe beaucoup de temps, le matin, dès avant le lever du soleil, sur la terrasse, avec café et cigarette. Mais, évidemment, en y réfléchissant, je ne passe guère plus de trois minutes dehors à chaque tasse et ne ressors plus avant une demi-heure (ma vie du petit matin est assez strictement dépendante de Chronos…) ; ce qui laisse bien du temps aux mésanges pour accomplir leur baptême de l'air hors de mes regards.

Il n'empêche : ils auraient pu faire un effort, ces petits ingrats.


Vendredi 25

Dix heures du matin.–  Je ne sais plus du tout si j'ai noté dans ce journal que, au tout début du mois, Catherine avait été victime d'un vol à l'arraché (ou arrachée ?) de la part de l'URSSAF : ayant, pour le premier trimestre 2018, déclaré des gains de 5700 €, elle s'était vu ponctionner la somme de… 5700 €.  Eh bien, le remboursement du “trop perçu” (4400 €) a été effectué hier, et sans que nous ayons dû faire face à la moindre difficulté pour l'obtenir – la plus pénible de toutes (je parle des difficultés) étant toujours, désormais, celle de réussir à obtenir non pas même la bonne personne au téléphone, mais simplement, modestement, quelqu'un. Dans le cas présent, tout s'est passé comme sur des roulettes (si je puis dire, vu mon habileté légendaire à me maintenir d'aplomb sur n'importe quel engin portant roulettes).

– Je n'ai pas de chance avec mes lectures, depuis quelques jours. Après l'intermède camusien, celui fourni par son journal 2017, qui m'a tout de même un peu plombé le moral, non pas à cause de son obsession grandissante envers ce qu'il nomme le Grand Remplacement (expression qui continue de me paraître fâcheuse, ou au moins maladroite), mais plutôt parce que cette obsession me paraît de plus en plus justifiée, après cet intermède plombant, donc, j'ai voulu reprendre le volume de Bloy dans lequel je m'étais plongé courageusement : je n'y ai pas tenu plus de deux ou trois cents pages. Bloy, décidément, me fait la même impression pénible qu'un orchestre symphonique qui ne saurait jouer autrement que ffff : au bout d'un moment, assez court, les tympans saturent et les nerfs lâchent. Je me suis alors tourné, plein d'allant et d'espoir, vers Selma Lagerlöf, dont je n'avais absolument rien lu jusqu'à maintenant. J'ai commencé par La Saga de Machin Chouette (pas le livre sous les yeux, et pas fichu de me souvenir de ces noms scandinaves, voire scandinavrants…) : impression positive durant les premières dizaines de pages, devant ce style fleuri assez inaccoutumé, ce côté “conte” que je ne pratique guère dans mes lectures habituelles ; et puis, rapidement, un peu comme pour Bloy, la saturation, le désintérêt croissant – et très vite croissant – pour ces histoires qu'on me racontait et leur “merveilleux” auquel je ne dois pas être très sensible (mon côté brute). J'ai tout de même conservé le volume au salon : comme il contient quatre ou cinq autres livres de la dame, je lui donnerai une seconde chance d'ici quelques semaines. Du coup, pour tenter de me raccrocher à une valeur éprouvée, éprouvée par moi en tout cas, j'ai commencé ce matin le premier roman d'Italo Svevo, Une vie. Et, là, ça va bien. (J'oublie que, dans l'intervalle, j'avais tenté de lire un roman d'un Italien, Daniele del Giudice, intitulé Le Stade de Wimbledon, au motif qu'il se passait en partie à Trieste et qu'il y était plus ou moins question de Svevo : poubelle jaune après une petite centaine de pages.)

– Ayant réglé mes problème d'hypertension hier midi, je comptais, ce matin, commencer à m'intéresser à la qualité de mon sommeil. Mais, comme nous nous sommes autorisé un petit apéritif hier soir, j'ai décidé que cette passionnante étude pourrait tout aussi bien être remise à demain. D'autant que je n'ai pas plus de problèmes de sommeil que je n'en avais avec ma tension : comprenne qui pourra.


Dimanche 27

Deux heures.– La série noire continue pour ce qui est de mes lectures. Mes rapports avec Nabokov étaient restés ténus et fort lointains, puisque j'ai dû lire Lolita aux alentours de ma vingt-cinquième année et rien d'autre depuis (je mets à part ses cours de littérature). J'en avais gardé le souvenir d'un roman éblouissant, mais qui comportait une grosse centaine de pages en trop – jugement dont je me méfiais d'ailleurs grandement, vu le nombre considérable d'années me séparant du jour où il avait été porté. Bref, il m'est apparu, il y a quelques jours de cela, qu'il serait tout de même bien d'y retourner jeter un coup d'œil, et j'ai aussitôt commandé deux romans (mais pourquoi deux ? pourquoi pas un seul, pour commencer ? ou six d'un coup ?), Ada ou l'Ardeur et Feu pâle j'ai commencé le premier nommé en fin de matinée. J'ai compris presque tout de suite que notre chemin commun n'allait pas être bien long, sauf miracle. Le miracle ne s'est évidemment pas produit (il ne se produit quasiment jamais) et j'ai abandonné Ada bien avant la centième page, les dents agacées par un style que, faute de mieux, je qualifierais de poseur. Le divorce – prononcé le jour même des noces – est si complet, si radical, si définitif, que ça ne m'intéresse même pas de savoir si Nabokov est un grand écrivain ou une valeur surestimée : je m'en fous, je le raye de ma mémoire, le renvoie à son inexistence auprès de moi. – Malgré tout, puisque j'ai commis la sottise de l'acheter, je jetterai tout de même un regard à Feu pâle. Mais le moins que je puisse écrire ici est que ce malheureux livre part avec un handicap considérable. Pour effacer cette pénible expérience, j'ai commencé aussitôt Les Buddenbrook de Thomas Mann : il est encore trop tôt pour dire si la série noire a pris fin ou si elle continue.


Mardi 29

Onze heures du matin. – Parvenu à mi-chemin des Buddenbrook de Herr Mann, j'ai décidé de ne pas en rester là. J'ai donc commandé hier La Mort à Venise, que je n'ai jamais lu, refroidi que j'avais été par le ridicule film de Visconti (mais il est vrai que quasiment tous les films de Visconti ont sur moi ce pouvoir refroidissant), ainsi que La Montagne magique, lu il y a une vingtaine d'années, et au cours duquel (duquel roman : phrase éminemment boiteuse) j'ai le souvenir de m'être vaguement ennuyé ; mais s'ennuyer dans un sanatorium suisse paraît au fond assez logique. Dans la foulée (?), j'ai aussi commandé deux romans de Tom Wolfe, dont je n'ai jamais rien lu : Le Bûcher des vanités ainsi que Bloody Miami. (C'est curieux, chez moi, cette idiote manie de commander plusieurs livres d'un écrivain dont je ne connais rien, dont j'ignore s'il va me convenir.)

– J'ai également coupé toutes les ronces dépassant de la haie, de manière à n'avoir pas les bras lacérés la prochaine fois que je jouerai avec la tondeuse ; mais, ça, je suppose que tout le monde s'en cogne.


Mercredi 30

Dix heures vingt du matin.– Visite chez la dentiste de Pacy, hier, pour une dent déjà soignée mais qu'il fallait désormais “couronner”. Les soins ont été pratiqués et la couronne commandée. L'ennui est que j'avais accepté un rendez-vous trop tardif (trois heures et demie), si bien que, à l'heure du dîner, tout le côté gauche de ma bouche était encore “gelé” et qu'il ne pouvait être question de manger dans ces conditions, sous peine de morsures diverses : langue, joue… Je me suis donc consolé à la vodka-orange, qui m'a expédié au lit fort tôtivement, et me laisse ce matin dans une assez petite forme. La seule chose qui m'a un peu réveillé, ce fut de constater qu'un virement de 4200 € avait été effectué au profit de mon compte bancaire ; ce qui devrait nous permettre de patienter en attendant la retraite de MM. Agirc et Arrco, les joyeux duettistes qui, eux, se manifestent ponctuellement le premier de chaque mois. Contrairement à la caisse de retraite “générale” qui, elle, nous fait lanterner jusqu'au neuf.

– Presque terminé Les Buddenbrook, et reçu hier les deux autres livres de Mann dont je venais tout juste de parler. On attend Tom Wolfe d'un instant à l'autre, et c'en sera fini, pour ce mois-ci, des dépenses culturelles.


Jeudi 31 mai

Sept heures et quart. – L'un des deux romans de Wolfe est en effet arrivé hier en fin de matinée. Il s'intitule Back to Blood, ce que l'éditeur a cru bon de traduire par Bloody Miami : c'est d'une stupidité confondante. Confondante mais de moins en moins rare : cette manie de traduire un titre anglais par un titre différent mais également en anglais se répand depuis quelque temps, aussi bien au cinéma que dans les séries télévisées. Il reste que j'ai “avalé” 300 pages de ce pavé avec un grand plaisir : c'est réjouissant, brillant et délicieusement réactionnaire.

– Je termine le mois fort satisfait de moi-même, dans la mesure où j'ai bouclé dans la journée un travail que je mets normalement deux jours à accomplir, quand ce n'est pas trois. Je deviens bon, sur mes vieux jours.
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