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Juin 2015

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LES RUSES DU GRAND CAHIER









Lundi 1er juin

Sept heures vingt.– J'ai manqué la fin de mai, hier. La faute en revient à la fête des Mères, laquelle nous a conduits à aller déjeuner chez la mienne ; pour ce faire, j'ai enduré les deux trajets sous une pluie continuelle, et parfois battante, dont je me suis récompensé par un modeste apéritif, lequel, fatigue aidant, m'a envoyé au lit avant que j'ai eu le temps de dire ouf ! D'un autre côté, je n'avais aucune raison sérieuse de dire ouf ! Néanmoins, pas de journal hier.

– Juin n'a pas mieux commencé, puisque je n'ai pas écrit la moindre ligne dans le Grand Cahier (formule figée et un peu stupide, puisque je travaille désormais à l'ordinateur directement). Coup de chance, Catherine a oublié de me poser sa rituelle question : « Alors ? T'en as écrit combien aujourd'hui ? », ce qui m'a évité de lui mentir éhontément.

– Demain, elle m'accompagne à Levallois, où nous avons tous les deux, l'un derrière l'autre, rendez-vous chez notre oculiste habituel. Ensuite, je serai dispensé de trajets durant deux semaines, Philippe B. m'ayant demandé d'écrire huit longs articles pour un FD “hors série” devant paraître fin juin, en me spécifiant que je pourrais faire tout ce travail chez moi. Il a fort bien compris que ne pas bouger de la maison est ce qui, désormais, m'importe le plus ; il m'accorde donc généreusement cette possibilité, ce qui lui évite d'avoir à me payer en plus. Bref, tout le monde est content, dans la mesure où j'ai effectivement moins besoin d'argent que de paix.


Mercredi 3 juin

Sept heures cinq. – Je m'étais, hier, fixé un emploi du temps pour les douze jours à venir, à compter d'aujourd'hui : écriture “Grand Cahier” de dix heures à midi (à peu près…), pause de midi à deux heures, article pour FD à partir de deux heures. J'ai bien entendu commencé par ne pas m'y tenir aujourd'hui, en tout cas à ne m'y tenir qu'à demi : si j'ai effectivement travaillé “pour moi” à partir de neuf heures, et jusqu'à onze heures et demie, je n'ai pas eu le courage de revenir devant ce clavier après le déjeuner. Du reste, c'est un courage que je n'ai à peu près plus jamais, mieux vaut en tenir compte. Donc, à compter de demain, ce sera : Grand Cahier de neuf à onze, pause café rapide et enchaînement direct sur FD ; de façon à ce que toutes mes écritures soient terminées au moment de déjeuner. Après, sieste et lecture jusqu'au repas de Bergotte.

– En ayant terminé avec Morand (Londres et Le Nouveau Londres), au moins provisoirement, je suis revenu aux Origines de la France contemporaine et j'ai également ressorti de son étagère le Journal des Goncourt.


Jeudi 4 juin

Sept heures cinq. – Grosse grisaille ce matin, au réveil ; non dehors, où le temps était superbe et l'est resté, mais dedans : je me suis levé avec la certitude assez déprimante que je n'allais rien faire de ce que je devais, ni pour moi, ni pour FD ; c'était une certitude, et une certitude peu agréable. Or, quatre ou cinq heures plus tard, j'avais écrit sept mille signes de Grand Cahier, puis, quasiment de la même main, exhumé puis renterré C. Jérôme en un peu moins de dix mille signes. J'en étais moi-même tout ébahi, presque incrédule. Sur ce, je suis retourné à Taine et aux Goncourt.

– À propos des Goncourt, justement, j'ai lu souvent – et encore dernièrement sous la plume de Morand ou de Chardonne, je ne sais plus – que le vrai écrivain des deux était Jules et que le Journal baissait beaucoup de qualité après sa mort, n'étant plus ensuite qu'une collection de ragots. Eh bien, je me trouve d'un avis exactement inverse : Jules “fait l'écrivain”, il place des morceaux, il se contemple écrire ; de ce fait, il devient assez vite pénible. Tandis qu'Edmond est beaucoup plus naturel, même s'il l'est bien moins que Léautaud ne le sera quelques années plus tard. Et puis, quoi : les ragots forment une part importante de ce qui fait l'intérêt d'un journal d'écrivain. Du reste, Jules aussi ragote ; mais il en profite pour faire du style, ce qui est agaçant.

– Pour ce qui concerne le roman, J'ai introduit ce matin deux nouveaux personnages, à savoir les parents de Tosca, mon adolescente. Ils sont amusants à “faire” mais pas très faciles. Ce sont des bourgeois de gauche à la mode d'aujourd'hui, de gauche sociétale, mais qui, au fond, trouvent plutôt saumâtre que leur fille leur ramène un Arabe fils d'épicier ; chose que, dans leur discours, ils sont évidemment obligés de trouver très bien. La difficulté consiste à montrer cet écartèlement, à faire en sorte qu'il soit comique, mais sans tomber dans la caricature, ni la charge. Je ne suis pas sûr d'y parvenir.


Vendredi 5 juin

Sept heures dix.– J'ai raté une marche sur les deux prévues de gravir. J'ai bien écrit sept mille signes de Grand Cahier, entre neuf heures et onze heures (le chapitre, si je maintiens le rythme, devrait être fini dans trois ou quatre jours ; mettons cinq) ; mais, ensuite, après une pause consacrée à la lecture, puis une autre au déjeuner, quand je suis revenu dans la Case, il y faisait bien trop chaud déjà pour envisager de pelleter de la terre. Or, comme je l'ai fait hier pour C. Jérôme, je devais déterrer puis réinhumer ce présentateur de télévision tout à fait anodin nommé Patrick Roy, tué par le cancer des os à 40 ans, voilà 23 ans. Ce sera pour demain.

Quant aux feuillets du GC écrits hier et ce matin, je suppose qu'ils doivent être mauvais, ou au moins sans intérêt, puisque je les ai écrits sans difficulté et même avec un certain plaisir. Attendons le verdict de Michel Desgranges, d'ici une semaine.

– Depuis environ une heure et demie il tonne par intermittence et le vent souffle ; mais l'orage semble passer plus au sud.

– J'ai abandonné Taine à l'entrée de la Révolution, quelques semaines après la prise de la Bastille, pour passer à Tocqueville, que je n'ai jamais lu, bien que possédant ses deux ouvrages les plus connus depuis environ 20 ans. J'ai évidemment commencé par celui qu'il consacre à l'Ancien Régime et à la Révolution.


Samedi 6 juin

Sept heures et quart. – Le gros rhume que Catherine a attrapé dimanche dernier chez ma mère, sans doute par le truchement d'Olivier (allez, on balance !), elle me l'a gentiment repassé hier. Depuis, je me traîne un peu misérablement. (Il faut tout de même arriver à la soixantaine pour se voir à demi abattu par un rhume : trop la honte…). J'ai tout de même réussi, ce matin, à allonger le Grand Cahier de quatre mille signes, puis à en écrire dix mille sur un animateur de télévision, mort depuis quatre lustres et demi. Ensuite, j'ai mollement flâné dans le Journal des Goncourt, sautant directement de 1865 à 1870, année de la mort de Jules ; je puis donc confirmer ce que je disais il y a deux ou trois jours : la partie Edmond est bien meilleure, contrairement à ce qui se prétend çà ou là.


Dimanche 7 juin

Sept heures vingt.– Ce matin, levé avec une vague fièvre, je me suis dit que je n'allais probablement rien faire aujourd'hui. En foi de quoi, j'ai écrit 6500 signes de Grand Cahier, puis 9000 de Balavoine. Pour les feuillets personnels, qui se sont écrits en un rien de temps, j'ai peur qu'ils ne vaillent pas plus que ce rien ; quant à l'article pour le hors-série, je crois bien avoir bâclé un peu la fin, tant j'étais horripilé de devoir tresser des louanges à ce petit con, génial précurseur de nos mutins de Panurge actuels, les habitués du plateau de Ruquier. Cela étant, comme je le disais à Corto en commentaire de ce billet, il y a tout de même un certain plaisir à cet exercice (mais 9000 signes c'est vraiment trop…) ; pour s'amuser un peu, il suffit d'outrer le dithyrambe en le faisant porter précisément sur les points qui rendent l'individu détestable. Ici, par exemple, parler de la voix aux intonations enchanteresses, des mélodies raffinées et envoûtantes, des textes d'une grande qualité poétique et révélant une conscience profonde de la misère humaine, ou encore de la sublime générosité pétrie d'humanisme du guignol : quelque chose comme cela. Personne, parmi vos lecteurs, ne repérera la moquerie, mais vous, vous aurez souri en l'écrivant ; et vos amis aussi, si par hasard ils tombent dessus.


Lundi 8 juin

Cinq heures.–  Les derniers dix mille signes du chapitre VII ont été écrits aujourd'hui, le chapitre relu et corrigé dans la foulée (je suis toujours très inquiet du peu de corrections que je fais dans ces moments-là : comme si je me faisais relire par un aveugle ou un idiot…). Finalement (ou bizarrement, comme dirait Jonathan), je ne le trouve pas si mauvais ; en tout cas, moins pire que ne me le représentaient mes appréhensions. On verra ce qu'en dit Catherine, qui est occupée à le lire en ce moment même ; c'est d'ailleurs pour cette raison que je me suis réfugié dans la Case : je supporte difficilement de rester près d'elle lorsqu'elle me lit ; je passe mon temps à épier le moindre signe sur son visage, ou, pis, l'absence de signe. Et si, par simple coïncidence, elle réprime un bâillement en cours de lecture, là, je dois me retenir pour ne pas filer me pendre. Après cela, même si elle s'en dit satisfaite, j'aurai toujours, au-dessus de ma tête, l'épée michelo-damoclétienne ; je pense que, si l'avis de Catherine est favorable, je lui enverrai, à Michel Desgranges, le chapitre en “doc joint” dès ce soir. (Ce que je dis est idiot : même si Catherine émet des réserves, il faudra pourtant bien que Michel le lise !).

À présent, me voici au pied du mur de l'avant-dernier chapitre, celui qui m'excite et me terrifie tout en même temps, quasiment depuis le début : le tête à tête de Jonathan et de H. Bizarrement, le dernier chapitre, lui, ne m'a jamais inquiété le moins du monde. S'il se trouve, ce sera le plus difficile à écrire, il n'y a pas moyen de savoir, aucune certitude possible. Mais, au moins, il aura l'immense et reposant avantage d'être le dernier. Du reste, ce que je dis est incomplet : le chapitre V aussi me faisait très peur (celui du retour d'Evremont dans la maison familiale) ; finalement, je n'ai pas eu trop de misère à l'écrire et je ne crois pas qu'il soit le plus mauvais.

– Quant à Philippe B., mon distingué directeur, il s'est déclaré très content des deux articles que je lui ai envoyés ce matin, le Balavoine et le Patrick Roy. C'est toujours ça de pris.


Mardi 9 juin

 Sept heures. – Pas grand-chose à noter (et même rien, en vérité) pour cette journée post-apéritive : lecture paresseuse, longue sieste, aucun travail. Si, tout de même, ce matin, j'ai tracé une ébauche de plan pour le chapitre VIII ; auquel je devrais bien me mettre demain, ainsi qu'à Lady Diana, cette princesse bidon qui me sort par les yeux, depuis trente ans que j'en bouffe.

– J'ai envoyé dès hier soir le chapitre VII – à propos duquel Catherine n'a trouvé que des compliments à me faire – à Michel Desgranges, qui m'en a accusé réception dans la matinée, mais ne semble pas encore l'avoir lu. Ou alors, il ne sait trop comment me dire à quel point il le trouve raté. Quoique, pour la première version du VI, il avait parfaitement su.


Jeudi 11 juin

Sept heures dix.– Il était donc prévu que je commençasse le chapitre VIII ce matin. Comme il me restait, d'hier, trois ou quatre mille signes de Lady Di à expédier, et que cela me polluait l'esprit, je me suis d'abord débarrassé de ceux-ci. Après, il a commencé à faire chaud et, Catherine étant absente, c'était à moi de vider le lave-vaisselle. Quand elle est rentrée, et que je lui ai, à sa demande, annoncé un feuillet écrit, elle a eu l'air de trouver ça bien maigre ; c'était encore énorme par rapport au rien qui était la réalité. Pourtant, contre toute attente, passant cet après-midi devant ce clavier, j'ai tout de même écrit les trois premières phrases, terrassant ainsi les sortilèges de l'écran blanc. Et réduisant mon piteux mensonge à la moitié de lui-même. Demain, je vais tâcher d'arrêter les conneries.

(Il y a aussi que Michel Desgranges ne m'a toujours donné aucune nouvelle du VII : j'ai beau faire le malin, ça m'agace tout de même un peu les gencives, de ne pas savoir…)


Vendredi 12 juin

Sept heures dix. – Tout à l'heure, continuant de lire “en pointillé” le journal d'Edmond, il m'est soudain venu à l'esprit que si, par miracle, je pouvais me retrouver face à mes personnages en chair et en os, il n'y en a pas un parmi eux avec qui j'aurais envie d'aller dîner, ni même prendre un verre en terrasse. Sur le moment, ça m'a un peu inquiété. Sur ce, je reviens devant cet ordinateur, et c'est pour trouver dans ma boitamel un message de Michel Desgranges, me disant que le chapitre VII lui a plu, qu'il l'a trouvé “fort bien construit et mené” ; ce qui va m'inciter à me lancer à corps perdu dans le VIII, chose que je n'ai encore pas faite ce matin, malgré l'assurance que j'en ai donné à Catherine. J'aimerais beaucoup réussir à le terminer en dix jours, à raison de six ou sept mille signes chaque matin ; ainsi, il me resterait trois semaines pour le grand final (avec épilogue éventuel), car je tiens beaucoup à avoir tout terminé pour la dernière semaine de juillet, lorsque vont débarquer Adeline et ses enfants, puis que je vais rester tout seul ici durant plusieurs jours. Ensuite, je filerai chez Michel, qui, n'ayant plus la crainte de me voir abandonner le livre, va pouvoir, cette fois, me déballer tout ce qui, à son avis, ne va pas. Je n'ai pas hâte d'y être.


Dimanche 14 juin

Une heure et demie.– Jeudi, on s'en souvient, j'avais annoncé à Catherine un feuillet de roman écrit, alors que j'avais péniblement tracé les deux lignes de l'incipit. Vendredi, ayant écrit encore moins, c'est-à-dire rien, je lui avait lâchement annoncé deux feuillets. Hier soir, devant la télé, en attente de film, quand elle m'a posé la question traditionnelle, j'ai répondu : trois. Or, c'était de nouveau un mensonge, puisque, depuis le matin, j'avais écrit six feuillets. Et voilà comment, en additionnant deux mensonges éhontés et un mensonge tactique, on obtient une indubitable vérité.

– Commencé hier à lire Ni Marx ni Jésus : remarquable, en dépit de l'éloignement provoqué par le temps passé depuis sa parution.


Mercredi 17 juin

Quatre heures.– La machine à feuillets s'est brusquement emballée : depuis mon dernier passage ici, c'est-à-dire en deux jours et demi, j'ai écrit environ trente cinq mille signes, et me voilà rendu à peu près aux deux tiers, voire aux trois quarts de ce chapitre VIII. De plus, j'ai tracé le plan (vague, le plan…) du IX et dernier. Le chapitre actuel sera terminé demain, après-demain au plus tard. Si bien que je devrais pouvoir arriver au bout du roman aux alentours du 15 juillet : une chose que je n'aurais même pas osé espérer il y a encore une semaine. Reste à savoir si cette brusque accélération de la production n'est pas le signe d'un bâclage, certes inconscient, mais néanmoins dommageable.


Jeudi 18 juin

Cinq heures et demie.– Chapitre VIII terminé (65 000 signes) ; apéritif en vue.


Vendredi 19 juin

Trois heures et demie. – J'ai trouvé, hier soir, pendant le traditionnel apéritif de fin de chapitre, le sujet d'un roman prochain. Plus exactement, je l'avais déjà trouvé avant, mais, hier, pour Catherine, je l'ai bien développé. Je ne le noterai pas ici car, en bon auteur que me voilà devenu, j'ai tendance à développer une certaine paranoïa à propos des sujets que je trouve, et que le monde entier, me les enviant évidemment, ne rêve que de me voler. Roman plus ambitieux que l'actuel (dont je ne donne pas le titre non plus…), donc plus difficile à faire, et qui nécessitera un gros travail “en amont” : il n'a une mince chance d'être mené à bien que si je m'appuie sur un plan fourni, détaillé et sans failles.


Samedi 20 juin

Sept heures. – En relisant mon journal de mai (la publication s'en vient…), je me suis aperçu que j'avais déjà parlé du sujet de roman auquel je faisais allusion hier. M'enfonçant dans ma paranoïa, je l'ai aussitôt supprimé.

– La tradition aura donc été maintenue jusqu'au bout : alors que je comptais fermement commencer l'ultime chapitre ce matin, je n'en ai rien fait; et non plus cet après-midi. Ce sera pour demain. À la place, je me suis repu de Revel : fin des Plats de saison ce matin et La Grande Parade ensuite. Sa mise à plat de la mauvaise foi et du déni des communistes (mais aussi des socialistes) quant à la nature intrinsèquement mauvaise, pour ne pas dire maléfique, du communisme, est des plus réjouissante ; et implacable pour eux. Heureusement, ils continuent à ne s'apercevoir de rien.


Dimanche 21 juin

Sept heures et demie. – Le chapitre IX est lancé, et il l'a même été assez loin, puisque me voilà ce soir avec 12 000 signes écrits. En complément de ce programme déjà satisfaisant, un court mail de Michel Desgranges, pour me dire qu'il trouve très bon le précédent, à l'exception du premier paragraphe, ce qui devrait pouvoir s'arranger assez facilement ; mais on verra ça au moment de la relecture générale.


Mardi 23 juin

Sept heures vingt.– Je supporte de moins en moins cette obligation qui m'est faite, de me rendre à Levallois les mardis et mercredis. Ne serait-ce, en ce moment du moins, parce que cela m'empêche de faire avancer le roman, et que j'en conçois ensuite une sourde irritation ; laquelle, bien que ne pouvant se diriger contre personne en particulier, n'en est pas moins fort agissante. Je compte, demain, prendre la route avant sept heures, de façon à être à FD peu après huit heures : j'y trouverai la rédaction vide et silencieuse (à part la femme de ménage, mais elle n'est pas bien gênante, la pauvre), ce qui me permettra, je l'espère, de faire avancer ce maudit chapitre (mais pourquoi maudit ? Il ne l'est pas plus que les précédents; plutôt moins même), lequel a été augmenté de sept mille signes hier mais de rien du tout aujourd'hui. J'aimerais beaucoup en avoir terminé avec lui à la fin de la semaine prochaine, soit vers les 4 ou 5 juillet. Ensuite l'épilogue ne devrait pas me prendre plus de deux ou trois jours : tout serait ainsi bouclé aux environs du 10.

– On répète que les chats adorent le soleil. On devrait plutôt dire que la plupart des chats aime le soleil : Boulou, lui, se couche systématiquement à l'ombre. Et ce ne peut être un hasard puisque, lorsqu'il se trouve par exemple au pied d'un massif, ou sous la petite table qui est sur la terrasse, il se déplace à mesure que le soleil tourne, de façon à toujours demeurer à l'ombre.


Samedi 27 juin

Quatre heures.– Diable ! je ne pensais pas être resté si longtemps sans venir ici. Je pense même que cela ne m'est jamais arrivé, depuis que j'ai commencé de tenir régulièrement ce journal, en octobre 2009. Enfin, il faudrait vérifier, et je n'en ai nulle envie.

– Le chapitre IX a subi ce matin un sort inattendu, qui lui vaut de s'être fini prématurément. Il a fort bien marché mercredi, jeudi et hier : 12 à 13 000 signes pour chacune de ces trois journées. Mercredi, étant arrivé à Levallois vers huit heures, et nul “repiquage” n'étant survenu, j'ai passé l'essentiel de la matinée à y travailler ; et, les deux jours suivants, une bonne partie du temps que me laissait les articles à faire pour FD. Bref, ce matin, j'en étais rendu à peu près aux deux tiers, peut-être un peu moins, c'est impossible à dire. Or, j'avais déjà dépassé les cinquante mille signes. Cela ne m'inquiétait pas, mais enfin, les autres font tous (sauf le II, un peu plus long), entre 55 et 65 000 signes. Je reprends donc au milieu de la scène où je m'étais arrêté la veille, écris trois ou quatre mille signes et m'interromps pour aller boire une tasse de café. C'est alors qu'il m'est apparu d'un coup et très nettement, que ce chapitre final – si on ne compte pas l'épilogue – devait être scindé en deux, et qu'il devait l'être précisément à la fin de la scène qui était en train de s'écrire ; c'est ce qui a été fait environ une heure plus tard. Du coup, j'ai occupé la suite du temps à le relire entièrement et à le corriger, avant de le faire lire à Catherine, puis de l'envoyer en “doc joint” à Michel Desgranges, dans l'espoir d'un enthousiaste nihil obstat. Michel Desgranges que, par ailleurs, j'irai visiter en ses terres le 16 juillet, c'est-à-dire quand le roman sera entièrement terminé par moi et lu par lui, de façon à ce que nous puissions passer aux critiques dont je ne doute pas qu'il en a gardé toute une batterie sous le coude.

Je ne sais pas si j'ai déjà noté ceci, que l'approche de la conclusion de ces presque huit mois d'écriture me jette dans des sentiments contradictoires, qui ont tendance à s'exacerber à mesure des jours. D'une part l'envie d'en avoir terminé ; car même si les inquiétudes des mois précédents ont fini par s'estomper fortement, elles n'ont pas tout à fait disparu ; et, de leur fait, je ne serai totalement sûr d'avoir écrit un roman, de l'avoir mené à bien, que quand le dernier mot en aura été écrit (mot que je connais, d'ailleurs, et depuis déjà un bon moment). D'autre part, je me suis mis dans l'idée que, le lendemain de ce jour-là, peut-être le soir même, au moment du rituel apéritif de fin de chapitre, j'allais éprouver une grande et désagréable sensation de vide ; ce qui fait qu'à l'envie d'en avoir fini vient se mêler la tentation contraire, celle de prolonger le roman, c'est-à-dire, en pratique, d'en ralentir le débit. Jusqu'à aujourd'hui, heureusement, c'est la première tendance, celle de l'accélération, qui semble vouloir l'emporter.

Il n'empêche que je n'aurai commencé à me sentir un peu à l'aise dans ce livre qu'à partir du chapitre VIII, c'est-à-dire à plus des trois-quarts. Et je me demande si, dans l'éventualité assez peu probable où je me lancerais dans un autre roman après celui-ci, je serais condamné à repasser par les mêmes doutes et interrogations paralysants.


Dimanche 28 juin

Dix heures du matin.– Plus j'y réfléchis et plus je pense que j'ai eu raison de scinder le dernier chapitre. (Ce qui revient à m'approuver moi-même : la belle affaire !) Il y a bien sûr la question de la longueur du chapitre initialement prévu, comme je le notais hier. Mais la raison essentielle, qui m'est apparue après avoir pris la décision de la scission, est une question de tonalité. Il me semble que, à partir du moment où l'on a choisi de diviser un roman en chapitres, chacun de ceux-ci doit avoir sa tonalité propre, un peu comme des morceaux de musique autonomes, même si l'analogie est sans doute un peu scabreuse. C'est-à-dire – poursuivons-la, cette analogie –, que le chapitre doit se terminer sur la même note qui l'a commencé. Or, j'ai attaqué le IX sur Charlie, ce qui signifie que la tonalité est optimiste, joyeuse, tendue vers l'avenir (même si, à ce moment précis, le personnage est grognon…) ; il était donc bien meilleur de le terminer également sur lui, pour retrouver cette note, et de la retrouver amplifiée, magnifiée, éclatante. À l'inverse, je vais commencer le suivant avec Jonathan, c'est-à-dire sur une note sombre, grise, pessimiste si je puis dire ; ce qui doit être également la tonalité de la fin du roman (hors épilogue). Je pense donc, par la scission, avoir gagné en cohérence, en plus d'avoir éviter le danger d'un chapitre obèse et un peu “fourre-tout”.

Je notais hier, comme en passant, que je connaissais déjà la dernière phrase de l'épilogue, c'est-à-dire du livre tout entier. C'est qu'elle doit retomber, elle, sur la “tonalité” de l'ensemble du roman, soit sur les tout premiers paragraphes du chapitre premier ; et c'est, je crois, ce qu'elle fait effectivement.

(Je suppose que je dois des excuses aux douze lecteurs de ce journal, lequel est sans doute, depuis quelque temps, de plus en plus ennuyeux à lire, dans la mesure où il n'y est plus guère question que de l'élaboration d'un roman dont ils ignorent tout. Mais comment faire autrement ? Un journal, il me semble, doit rendre compte de ce qui occupe et préoccupe son auteur ; c'est en tout cas ainsi que je vois et mène le mien depuis six ans. Par conséquent, je ne vois pas comment le roman et toutes les questions qu'il engendre pourraient ne pas envahir à peu près tout l'espace.)


Lundi 29 juin

Sept heures dix. – Mail de Michel Desgranges, à l'instant, pour me dire qu'il trouve mon chapitre IX excellent : tant mieux. Il me dit aussi qu'il aimerait bien voir Evremont “sortir de sa léthargie”. Diable ! Je reconnais que ce personnage, qui devait au départ dominer plus ou moins tous les autres, s'est trouvé être beaucoup plus statique que je ne le pensais. En fait, je crois que la visite à son père l'a complètement “tué”. Peut-être trop ? De toute façon, il est trop tard pour y remédier, si jamais il était ici question de remède.

J'ai commencé le chapitre X et dernier (à moins que celui-ci se scinde également…) ce matin : six mille signes. Sauf empêchement extérieur et fortuit, il sera fini à la fin de la semaine ; peut-être même l'épilogue à sa suite.


Mardi 30 juin

Sept heures dix.– Le mardi n'est décidément pas un jour propice à l'avancée des chantiers littéraires. Sachant que je vais devoir partir pour Levallois vers dix heures, je n'ai pas le goût de me mettre à l'établi avant cela ; sur place à partir d'onze heures, ça ne vaut pas le coup non plus, sachant que mes Puissances tutélaires vont me donner de quoi m'occuper d'une minute à l'autre ; ensuite, retour à la maison, je n'ai plus guère le courage de m'y plonger, surtout quand il fait approximativement 30° implacablement celsius dans la Case (qui, de ce fait, mérite plus que jamais son nom). On l'aura compris : je n'ai pas touché au chapitre X aujourd'hui. En revanche, tout comme la semaine dernière le IX, je compte l'emporter sous mon bras demain matin : ayant prévu d'arriver à Levallois entre sept heures et demie et huit heures, j'aurai tout le temps de m'y consacrer ; sauf en cas de “repiquage” inopiné, bien entendu.

– Philippe B., le Zeus de mon Olympe levalloisien, devant le succès du dernier “hors série” a décidé d'en faire immédiatement un second, et de me mettre à contribution pour le remplir de prose. Conséquence heureuse pour moi : je serai dispensé de me rendre à FD la semaine prochaine. L'été commence bien. Surtout si, comme je l'espère, j'en ai terminé avec le roman dimanche ou lundi.

Juillet 2015

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ADIEU PALUDES









Mercredi 1er juillet

Cinq heures et demie.– Une fois n'est pas coutume : je me suis attardé environ deux heures à Levallois, alors que plus rien ne m'y retenait. La raison est que j'étais plongé en plein Paludes… dans un bureau parfaitement climatisé ; et je savais fort bien que, de retour dans la semi-fournaise de la Case, je n'aurais pas le courage de m'y remettre. Je ne suis pas peu fier du résultat, puisque quinze mille signes ont été écrits dans la matinée. Il me reste à écrire le dernier tiers du chapitre 10 et l'épilogue ; soit, en tout, un maximum de vingt mille signes : en principe, et même si je ne fais rien demain, pour cause d'apéritif “spécial canicule” tout à l'heure, le roman devrait être terminé samedi soir, dimanche au plus tard.

– C'est également la première fois que je trouve le titre d'un journal mensuel au moment même où j'en trace les premières lignes ; mais il n'est pas très difficile, au vu de ce qui précède, de comprendre pourquoi.

– À propos de journal, celui de mai est en ligne depuis trois jours : j'ai beau savoir comment les choses se passent, et l'absence presque complète d'intérêt, chez la quasi totalité des gens, pour les livres que l'on peut écrire ou publier, j'ai tout de même été un peu surpris de n'avoir pas un seul commentaire concernant le petit extrait du mien que j'ai placé dans ce journal de mai. Il est vrai qu'il est nettement plus amusant de traquer mes fautes de frappe afin de pouvoir me les mettre sous le nez. Cela dit, en dehors du désintérêt profond, il y a une autre explication envisageable : qu'il ne s'agisse nullement d'indifférence mais d'un silence gêné, tant ces quelques feuillets auraient été jugés consternants par l'aréopage.

Huit heures et demie. – Ce n'est pas tant leur contenu, finalement, bien qu'il soit d'une stupidité indigne, qui m'interdit désormais d'écouter le moindre “journal” télévisé : c'est le ton implacablement uniforme des jeunes gens qui y sévissent et qui, non seulement semblent incapables d'avoir une opinion personnelle sur un événement donné, mais en plus d'en rendre compte autrement que par ce staccato artificiel obligé qu'ils adoptent tous, lequel consiste à introduire systématiquement des coupes, des respirations, là où il ne devrait pas y en avoir, et à terminer chaque phrase “en l'air”, comme si le point final n'existait plus. Ils n'innovent pas, en cela : les journalistes de radio ou de télévision sont des perroquets stupides, ils l'étaient déjà quand j'étais à l'école de la rue du Louvre : les meilleurs étaient de petits clones qui s'appliquaient à copier les intonations, les inflexions de leurs professeurs ; lesquels avaient fait pareil avec les leurs, cinq ou dix ans plus tôt.

– Longue conversation, entre Catherine et moi, à propos de X, Y et Z, ces trois espèces de paranoïaques vicieux et différents (mais aussi semblables), sur lesquels nous tombons d'accord, sans en avoir parler auparavant, pour ne jamais les revoir ni même leur répondre si jamais il leur prenait la fantaisie de “raccrocher les wagons”. Car ce triumvirat a ceci en commun, bien qu'ils ne se connaissent pas entre eux : ils aiment jouer. Avec nous. Ou plutôt, évidemment, contre nous.Ça suffit comme cela, j'ai passé l'âge.


Jeudi 2 juillet

Une heure moins le quart.– Ce jour, à midi trente-cinq, je suis sorti de Paludes ; en étant assez content de ma dernière phrase.

Huit heures.– La température a bien baissé depuis hier, même s'il fait encore chaud. (Mais qu'est-ce qui me prend, de donner un bulletin météo ?) Le vent qui circule entre toutes les fenêtres et portes ouvertes est presque frais. C'est toujours après des “coups de chaleur” comme ceux d'hier, ou du mois d'août 2003, que l'on comprend pourquoi les pays où elle règne d'un bout de l'année à l'autre n'ont jamais, sauf exception (l'Inde), produit la moindre civilisation vraiment riche. Les contrées chaudes n'engendrent que des gardiens de chèvres. Mais qu'allons-nous faire de tous ces gardiens, nous qui avons si peu de chèvres ?


Samedi 4 juillet

Sept heures et quart.– Anniversaire d'Adeline, 42 ans, qui sera ici dans deux semaines ; non : trois.

– Je m'étais dit que j'allais laisser reposer Paludes, au moins jusqu'à ce que j'aie rencontré Michel Desgranges (ce sera jeudi) pour en parler un peu sérieusement avec lui. Finalement, je n'ai pas résisté et j'ai déjà relu les deux premiers chapitres. Ce qui m'étonne, voire m'inquiète, c'est que je fais, durant ces relectures, fort peu de corrections de fond, et surtout ni ajouts ni retranchements, ce qui tendrait à prouver que je n'ai malheureusement pas l'esprit d'autocritique très développé. Mais je n'y puis rien.


Mardi 7 juillet

Sept heures dix. – Expérience curieuse, cet après-midi : alors que dans les quatre premiers chapitres que j'ai relus depuis quatre jours, j'ai supprimé une grande quantité d'adverbes inutiles, voire redondants (des adjectifs aussi, mais plutôt moins), je n'en ai pas trouvé un seul à ôter dans le chapitre V ; comme si, brusquement, presque d'un jour sur l'autre, je m'étais mis à écrire mieux. Catherine me dit qu'il faut que j'attende de voir ce que donne le VI, de ce point de vue, pour savoir si c'était en effet une sorte de passage à un niveau supérieur d'écriture ou simplement parce que le V est différent de ceux qui le précèdent ET le suivent. Elle a raison : on en saura plus demain. Il n'empêche que l'expérience était un peu troublante. D'autre part, je dois dire que ce chapitre, le V, me semble être le plus réussi jusqu'à présent ; le plus “plein” aussi. Mais je me méfie de mon propre avis comme du socialisme à visage humain.

– Je continue à lire Revel, ou plutôt à le relire, avec délectation. Aujourd'hui, son très réjouissant Pour l'Italie. J'ai plusieurs fois songé à Dorham, au fil des pages : voilà un petit livre dont il aurait tort de se priver, à mon avis ; il devrait à la fois l'amuser et l'énerver.


Jeudi 9 juillet

Huit heures et demie. – Me voilà de retour de chez les Desgranges. (Non, en fait, je suis arrivé vers six heures et demie, mais il y eut ensuite le traditionnel apéritif destiné à me récompenser d'avoir, en Basse-Normandie, bu seulement du jus d'orange puis de l'eau.) Paludes paraîtra donc aux Belles Lettres en janvier, peut-être en février ; c'est-à-dire exactement dans les délais qui avaient été ceux, il y a deux ans, d'En territoire ennemi. J'avoue que, ce matin, je suis parti en me demandant ce qui allait me tomber sur le coin de la figure une fois arrivé : quelles critiques assassines Michel avait-il gardées dans sa manche ? Telle était la question. Eh bien, aucune. Je veux dire : aucune qui soit véritablement grave, qui foute le roman par terre ou oblige à en refaire la moitié (ce que, de toute façon, je n'aurais pas fait : le Chef-d'œuvre aurait fini dans la poubelle virtuelle et on n'en aurait plus parlé). Les critiques, restrictions, observations qu'il m'a faites ont d'autant mieux passé que, pour l'essentiel, je me les étais déjà faites tout seul au fur et à mesure de ma relecture. Le seul point sensible est le chapitre VI (celui qu'il m'a déjà fait refaire), dont il pense que la partie dialoguée (appelons ça ainsi) n'est toujours pas au point. Il n'a pas eu à me tordre un bras pour me convaincre : j'ai relu ce chapitre hier et, dans ce passage, je me suis aperçu que je m'ennuyais et avais hâte d'arriver à la suite. Conclusion : il faut encore réduire ces sept ou huit pages, et j'en arrive à penser que le plus sera le mieux.


Vendredi 10 juillet

Sept heures vingt. – J'ai laissé de côté mes divers pensums pour FD (il m'en reste deux : John-John Kennedy et Florence Arthaud), préférant relire deux chapitre du Chef-d'œuvre, les 7 et 8 : au risque de passer pour un fat, je les ai trouvés très bien, au moins une fois que j'ai eu arrangé et raccourci le début du second, qui avait tendance à patiner un peu. J'ai également envoyé un mail à Mme Noirot, la directrice des Belles Lettres, sans réponse pour le moment.

– Lecture paresseuse de Revel. Et commande de l'Histoire littéraire du sentiment religieux, de l'abbé Brémond ; mais il doit s'agir de “morceaux choisis”, dans la mesure où c'est un volume unique. Ce sera parfait pour voir si j'ai envie d'acheter le livre au complet, qui fait cinq volumes et qu'on semble ne pas pouvoir trouver à moins de 250 ou 300 euros. En revanche, j'ai trouvé pour 20 euros les Mémoires de Viel Castel, en collection Bouquins, dont Michel Desgranges m'avait déjà fait grand éloge lors d'une visite précédente et dont il m'a reparlé hier (pour savoir si je les avais lus…)


Samedi 11 juillet

Sept heures dix.– J'ai terminé cet après-midi la relecture des deux derniers chapitres + épilogue de Paludes ; il me reste maintenant à essayer de muscler en la raccourcissant l'ouverture du premier chapitre, puis de régler une bonne fois le problème du VI qui ne va toujours pas. Mais, pour ce dernier, je crois avoir trouvé la solution radicale. Ensuite, il faudra bien relire le tout une dernière fois, aussi rapidement que possible, afin de tenter d'avoir une vue d'ensemble et aussi pour apporter les ultimes polissages. Quand je dis “dernière fois”, c'est évidemment faux, puisque, en novembre ou décembre, m'arriveront les épreuves à corriger, ce qui impliquera une nouvelle lecture. Mais, au moins, il se sera passé trois mois durant lesquels j'aurai pu penser à autre chose (à un prochain livre, par exemple).


Dimanche 12 juillet

Sept heures dix.– Peu actif aujourd'hui. Huit mille signes consacrés à Florence Arthaud, mais qui ne m'ont coûté que peu de peine, dans la mesure où j'avais déjà écrit un article similaire au moment de sa mort, en mars. J'ai tout de même repris le premier chapitre de Paludes, afin d'en resserrer les premières pages : c'est fait et je n'y reviendrai plus. Il me restera, ces prochains jours, à modifier davantage le VI – là aussi dans le sens du resserrement –, et ensuite, je ne toucherai plus à rien en attendant la relecture finale, pour laquelle je vais laisser passer un peu de temps. Le travail sur le VI sera fait probablement mardi, dans la mesure où, pour cause de 14 juillet, je devrais avoir la paix ce jour-là du côté de FD.

– J'ai commencé à lire le petit livre de Pierre-Robert Leclercq consacré à André Gill, le dessinateur caricaturiste de la fin du Second Empire, publié le mois dernier par les Belles Lettres : il est aussi bien fait que le volume qu'il avait consacré au café-concert, il y a quelque temps, qui m'avait lui aussi été donné par Michel Desgranges et qui doit être passé ensuite entre les mains de Rémi Usseil, si ma mémoire ne me joue pas de tour. N'ayant plus de Revel à me mettre sous l'œil, j'ai également repris le troisième volume du journal des Goncourt ; comme nous sommes arrivés en juin 1895 et qu'Edmond est mort, chez les Daudet, le 16 juillet 1896, ni lui ni moi n'en avons plus pour très longtemps.


Jeudi 16 juillet

Cinq heures.– J'ai envoyé à Michel Desgranges, il y a deux jours, la partie une nouvelle fois refaite de mon maudit chapitre VI ; il m'a répondu hier soir que c'était fort bien et que, désormais, il ne fallait plus que je touche à quoi que ce soit. J'ai tout de même achevé la lecture globale en cours, laquelle, d'ailleurs, ne s'est soldée que par de menus (mais importants) corrections et ajustements de détail. J'en ai terminé tout à l'heure et ai immédiatement adressé le roman à Mme Noirot, la directrice des Belles Lettres. Ma décision est d'oublier ce livre jusqu'à ce que j'en reçoive les épreuves à corriger. Mais il n'est pas certain que, la dernière semaine de ce mois, quand je serai seul pour sept ou huit jours, je résiste au besoin d'en refaire une troisième lecture “en continu”. On verra. Il serait sûrement plus intelligent de m'atteler à ce projet de petit livre auquel je pense depuis quelques jours.


Vendredi 17 juillet

Sept heures et quart.– Sans doute parce que, en face de moi, Catherine était occupée, ce matin, à finir de lire Le Tour d'écrou, une impulsion soudaine m'a conduit ici, dans la Case, pour y prendre Les Bostoniennes, livre que je possède depuis quelques années sans jamais l'avoir lu, ni même ouvert. Je commence, entre tout de suite dans l'histoire, au point d'en avoir lu deux cents pages depuis ce matin et d'en avoir fait un billet sur le blog. Et voilà que Suzanne, en commentaire du billet en question, met un lien vers chez Élodie-pleine-d'o, un billet de 2013, dans les commentaires duquel j'affirme avoir lu quelques dizaines de pages du roman de James avant qu'il ne me tombe des mains ! Voilà qui ne m'a laissé aucun souvenir, même pas une vague réminiscence lorsque je l'ai recommencé il y a quelques heures. Tout cela prouve au moins une chose, c'est que la mémoire de Suzanne est en moins piteux état que la mienne.

Du coup, j'ai senti poindre l'envie, quand j'en aurai fini avec ces Bostoniennes, de reprendre Ce que savait Maisie, dans la traduction de Yourcenar. Celui-là, au moins, j'en suis sûr : je le traîne de déménagement en déménagement depuis plus de trente ans, j'ai tenté de le lire au moins deux fois et l'ai toujours abandonné bien avant d'en être au quart. Tout cela est quand même bien mystérieux.


Lundi 20 juillet

Sept heures et demie. – Durant le temps que j'ai passé à écrire le Chef-d'œuvre, j'ai eu la tenace impression (mais chaque mois infirmée par Catherine) que ce journal allait s'amenuisant, simplement parce que j'avais la tête occupée ailleurs. Depuis que le roman est terminé, il me semble que le journal, non seulement n'a pas récupéré sa vitalité d'antan, mais devient carrément étique ; cette fois, c'est parce que j'ai la tête vide.

– J'ai fini Les Bostoniennes ce matin. Je voulais enchaîner sur l'un des deux romans de James que j'ai commandés il y a deux jours et qui auraient dû m'arriver aujourd'hui : Les Ambassadeurs et Portrait de femme ; mais Chronopost a flanché. C'est pourquoi j'ai rouvert La Débâcle. Curieuse idée ? Il faut l'imputer à Henry James, encore lui : dans le texte de critique qu'il a consacré à Zola (dans Du roman considéré comme un des beaux-arts, où il est aussi question de Maupassant, de Balzac et de D'Annunzio), il fait un grand éloge de ce 19ème Rougon-Macquart, dont je conservais, moi, un souvenir fort piètre (lecture devant remonter à 30 ou 35 ans) ; cela valait donc la peine d'y retourner voir. Et puis, je n'ai plus si souvent l'occasion de me promener un peu dans Sedan.


Mercredi 22 juillet

Huit heures. – La fièvre monte à El Pao, comme dirait l'autre vieil Espagnol mort : Adeline et ses deux enfants débarqueront à Roissy dans quatre jours et, dans cette perspective, Catherine est en train de se transformer en une pile électrique intéressante à observer. Cela a justifié son envie d'un petit apéritif ce soir ; à quoi, on s'en doute, je ne me suis nullement opposé.

– Coup de téléphone de ma mère il y a une demi-heure. Pour prendre de nos nouvelles. Sans doute parce qu'elle avait un vague coup de cafard, pour une raison qu'on ne connaîtra jamais, et qui n'a sans doute pas grande importance en elle-même. (Plutôt que d'une raison, laquelle est évidemment connue, il vaudrait mieux parler de “déclencheur”.) Cela m'a fait penser que j'ai tout à fait oublié de l'appeler le 13 juillet, comme je m'étais promis de le faire, puisque ç'aurait dû être ses “noces de diamant” avec mon père, et que ce jour a dû être un peu difficile à passer : les fils sont très souvent en dessous de tout, même quand ils croient être attentionnés. Après ça, j'ai bonne mine d'avoir daté la fin de Paludes de ce même 13 juillet : esbroufe d'écrivain à la manque.

– Livre remarquable que cette Débâcle. Goncourt et Daudet pouvaient bien dauber Zola tant qu'ils voulaient : il les écrase de sa puissance. Et puis, évidemment, il y a, pour moi, ce plaisir de retrouver toute la région de Sedan, et la ville même, passées par le double filtre du roman et du temps.


Vendredi 24 juillet

Sept heures et demie. – Ayant appelé Paludes le précédent roman, pour n'en pas dévoiler tout de suite le titre, je vais nommer Pot-Bouille le prochain, auquel je ne fais que penser depuis quelques jours ; parce que l'idée est, au départ, la même : dresser un immeuble (deux, dans mon cas : un “sur rue”, un second “fond de cour”) et observer les gens qui y vivent. Quelque chose en trois actes classiques : exposition – drame – résolution. L'affaire serait reliée – mais très lointainement – au roman précédent, dans la mesure où il se déroulerait dans la même ville (imaginaire) que lui, et même dans la rue qui m'a le plus servi et que j'utiliserais pour le titre (rue des Juifs, nom de celle où habitait ma “nourrice” à Châlons-sur-Marne, à la toute fin des années cinquante). Je pense que nous serions environ huit à dix ans plus tard que Paludes. L'idée m'excite beaucoup, mais je me rends compte que je vais devoir procéder différemment que pour Paludes ; c'est-à-dire qu'il va être indispensable, après avoir défini les personnages, au moins les principaux, bâtir un synopsis rigoureux, précis, détaillé, etc. Quitte à le modifier, évidemment, en fonction de ce qui se passera au moment de l'écriture.

(Quand je disais, plus haut, “auquel je ne fais que penser”, formule ambiguë, il fallait entendre que j'y pense à peu près du matin au soir, et non pas que je me borne à cela : j'ai déjà pris un certain nombre de notes.)

– Je pense que, lundi, quand je vais me retrouver seul ici pour huit jours, je vais ouvrir un nouveau blog, que je vais appeler Pot-Bouille, afin d'y consigner ce qui doit l'être. Je sais que c'est stupide, ou puéril, mais c'est ainsi : créer un blog (auquel nul n'a accès) me donne l'impression que l'affaire est sérieuse.

– Je vais, demain matin, revenir à James et commencer ses Ambassadeurs.


Samedi 25 juillet

Sept heures et demie.– Demain matin, Catherine partira d'ici vers cinq heures, pour aller chercher Adeline et ses deux enfants à Roissy ; ils seront ici entre neuf heures et demie et dix heures (sauf retard de leur avion), ce qui me laissera le temps de balayer les mouches mortes du salon et de ramasser les merdes de Bergotte (farcies de noyaux de cerise) dans le jardin. Ensuite, je n'aurai plus qu'à attendre le lendemain matin, quand tout ce petit monde partira pour chez Élodie, me laissant dans le silence et en confrontation paisible avec les deux chats et le chien, pour une semaine. Semaine que je compte mettre à profit pour réaliser le livre “Blurb” de mon journal 2014, que ma mère m'a réclamé la dernière fois que nous l'avons vue. Car il y a au moins, sur cette terre, une personne qui, non seulement lit ce que je puis écrire, mais en plus réclame la suite.

– J'ai lu deux pages des Ambassadeurs de James, pour m'apercevoir que je n'avais nullement envie de ça. Je l'ai donc reposé (le livre), pour reprendre les Mémoires de Viel Castel, à peine commencés : me retrouver sous le Second Empire, après La Débâcle et le Journal des Goncourt m'a fait bien plaisir ; l'impression de revenir chez soi.

– En plus de mes blurberies, je voudrais commencer à travailler un peu sur le futur et hypothétique Pot-Bouille ; c'est d'ailleurs dans cette optique que j'ai, dès hier, créé le blog qui lui est dédié ; et qui, pour l'instant, est vide.


Mardi 28 juillet

Six heures. – Leur avion ayant eu, dès avant le départ de Québec, quatre heures de retard, Adeline et ses deux enfants ne sont finalement arrivés ici qu'en fin de matinée. Et sont repartis pour chez Élodie hier matin, conduits par Catherine. Me voilà donc “seul et abandonné” jusqu'à lundi prochain. J'ai été, hier soir, fort raisonnable. Tenant absolument à voir les Scènes de la vie conjugales de Bergman, qui passaient sur Arte, je ne me suis mis à l'apéritif que passé sept heures (au lieu de six, ainsi que le veut la loi non écrite de cette maison). J'y ai mis fin une heure plus tard pour manger, si bien que, venue l'heure du film, je me sentais tout à fait en forme. Hélas, l'œuvre durant près de trois heures, il m'a fallu admettre que j'avais présumé de mes forces et, au bout de deux heures, j'ai dû déclarer forfait et aller me coucher.

J'étais, ce matin, et de façon peu compréhensible, debout à six heures, dans une maison très froide, puisque j'avais commis la sottise de laisser la porte ouverte pour les bestioles. Ayant vu que ce temps de glaciaire allait durer jusqu'à vendredi (au moins), je suis allé remettre la chaudière en mode “hiver” afin de pouvoir rallumer les radiateurs. Sinon, pour occuper mes journées – où je n'ai que peu de goût pour la lecture –, je m'occupe à faire un livre “Blurb” de mon journal de l'année dernière, dans la mesure où, à notre dernière rencontre, ma mère me l'a plus ou moins réclamé. Il s'intitulera Camp retranché, par allusion à En territoire ennemi. Le problème est que tout sera fini probablement demain soir ; et qu'il me restera encore quatre jours de solitude après cela. Du coup, j'en viens à accueillir comme des bénédictions les articles que FD m'envoie à faire, et qui m'occupent toujours une heure ou deux dans le début de l'après-midi.

– J'ai commencé ce matin Les Corps tranquilles de Jacques Laurent : rien à en dire pour le moment.


Jeudi 30 juillet

Huit heures vingt (du matin).– Que ce journal ait tendance à raccourcir au fil du temps, j'en ai eu la preuve indubitable hier, en mettant la dernière main au livre “Blurb” contenant celui de 2014 : il n'atteint même pas les 300 pages, alors que ceux des années précédentes en comptaient cent de plus. En revanche, il n'est pas certain – je n'ai pas vérifié – que j'aie travaillé pour celui-ci avec le même caractère et dans le même corps que pour les précédents. Mais enfin, cela ne suffirait pas à justifier cet écart de plus de cent pages.

– Le roman de Laurent est séduisant par de nombreux côtés, son humour assez grinçant notamment,  et agaçant par d'autres, quelques “morceaux de bravoure” en particulier. Cela ne m'a pas empêché de commander les tomes deux et trois hier.

– La journée d'hier, justement, s'est déroulée sans m'en apercevoir ou presque, bien que FD ait tout à fait oublié mon existence. J'ai donc terminé Camp retranché, y compris ses petites annexes : choix de la couleur de couverture, composition de celle-ci, choix de la phrase à placer en 4ème, établissement de la table des matières et, innovation pour ce volume, installation d'une page “du même auteur”. J'ai dédié le volume à Michel Desgranges, ce qui était bien le moins, puisqu'il y est souvent question, au moins les six premiers mois, d'En territoire ennemi, et que ce livre n'aurait eu aucune chance d'exister sans lui.

J'ai aussi, dans un genre plus prosaïque – et même terre à terre au sens le plus premier de l'expression –, arrosé les différents carrés du mini-jardin de Catherine et ramassé les merdes éparses de Bergotte, puisque c'est aujourd'hui que “passent les poubelles”, expression fort savoureuse, pour peur peu qu'on se mette à la regarder en face. Sur ce, satisfaction des divers devoirs accomplis, je me suis offert un apéritif tout ce qu'il y a de plus raisonnable, avant de sandwicher debout dans la cuisine puis d'aller regarder un film d'horreur avec Ethan Hawke, Sinister, qui ne brillait pas par l'originalité de son scénario (un écrivain s'installe avec sa famille dans une maison dont les précédents occupants ont fini pendu à la grosse branche du cerisier…), mais n'était pas non plus assez mauvais pour que j'en fasse l'un de ces billets de blog amusants dont je suis coutumier. Il était d'ailleurs assez réussi, ce film, dans son genre rebattu.

Clou de la journée : j'ai même pensé à souhaiter son anniversaire à Catherine qui, à Roz-Landrieux, chez Élodie, a dû profiter de la date pour s'offrir une petite fête avec ses deux filles et deux petits-enfants : j'en saurai sans doute davantage tout à l'heure.

Pour ce qui concerne aujourd'hui, je suppose que mes Puissances tutélaires vont faire appel à mes talents professionnels en fin de matinée. Et puis, je crois que je ne résisterai pas à l'envie de m'offrir un lecture supplémentaire de Paludes, afin de lui lisser les dernières plumes. Parallèlement, j'ai commencé à prendre quelques notes pour Pot-Bouille, en me concentrant sur les personnages ; car je crois que c'est par eux que tout doit commencer.


Vendredi 31 juillet

Midi.– J'ai été bien inspiré, hier, de me lancer dans la relecture de Paludes. J'y trouve quantité de petites corrections à faire, certes de détail, que personne sans doute n'aurait vues, mais qui, moi, si je les avais découvertes plus tard, dans le volume imprimé, m'auraient fait, écume aux lèvres, me rouler par terre de désespoir impuissant. C'est, par exemple, la statue du général des Courtils, qui porte bicorne au chapitre 3 et se retrouve avec un casque au 6 ; ou bien le chien qui se couche sur le lino, dans le chapitre 7, alors que la pièce était carrelée à la fin du 1. Sans parler des répétitions, peu nombreuses, certes, mais qui me sautent au visage avec une force qui me fait me demander comment elles ont pu m'échapper aux lectures précédentes. Bref, je ne perds pas mon temps. Ce qui aurait tendance à m'inquiéter un peu, en revanche, c'est qu'à chaque nouvelle lecture, je trouve ce roman un peu meilleur qu'à celle qui l'a précédée ; alors qu'il me paraîtrait plus logique que ce fût l'inverse. N'importe : si je me relis encore deux ou trois fois, je vais finir par me conférer du génie.

Toujours à propos de Paludes, j'ai reçu ce matin un mail de Mme Noirot, la “patronne” des Belles Lettres, dans lequel elle me demandait à quelle heure il m'arrangerait qu'elle me téléphonât lundi prochain. Cette demande semblerait induire qu'elle a lu le roman, ou au moins parcouru suffisamment pour s'en faire une idée. Comme je serai encore seul lundi prochain dans cette maison, j'espère qu'elle m'appellera assez tôt dans la journée ; sinon, je ne vais pas oser m'éloigner du téléphone une seconde, même pour prendre ma douche. D'un autre côté, comme précisément je serai seul, quelle importance si je reste sale ?

– Hier, mes bien-aimés chefs ont effectivement fait appel à mes services, mais à quatre heures et demie de l'après-midi. Si bien que j'ai attendu ce matin pour écrire et leur expédier les six mille signes qu'ils espéraient de moi. J'ai failli attendre quelques heures pour l'envoi, de façon à les dissuader de me demander un nouveau travail aujourd'hui. Mais d'une part cela ne les aurait pas forcément dissuadés, et d'autre part j'ai trouvé la manœuvre tout de même un peu trop puérile pour mon grand âge. De toute façon, la relecture de Paludes sera terminée ce soir et, par le fait, je n'aurai rien de particulier à faire durant tout le week-end ; donc, pourquoi pas un article ou deux pour FD ?

– Je pense n'avoir pas noté que, depuis lundi, je ne m'autorise que des apéritifs de première communiante, buvant même moins et moins longtemps que quand Catherine est là pour partager ce moment. Si bien que je puis, ensuite, regarder la télévision, et même, comme hier soir, supporter sans mollir deux heures de Desplechin (Jimmy B., avec Benicio del Toro et Matthieu Amalric : pas mal du tout, bien qu'un chouïa austère). Et, le lendemain, je m'éveille avec la fraîcheur d'une rose ronsardienne.

Août 2015

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RAOUL ME SAOULE









Samedi 1er août

Dix heures du matin. – J'ai craqué hier soir, au mitan de mon petit apéritif solitaire (mais soutenu par la septième symphonie de Bruckner et son admirable adagio) : m'avisant que Catherine ne serait sans doute pas là avant mardi, j'en ai eu soudain assez de me rationner dans mes provisions, notamment de fromage et de pain, mais aussi de Ricard, et j'ai empoigné le téléphone pour tâcher de trouver un taxi qui ne soit pas en vacances. J'en ai en effet déniché un, qui doit être ici tout à l'heure, à midi, pour me conduire au Super U de Saint-Aquilin, m'y attendre durant mes emplettes et me remonter à la maison. Voilà deux camemberts qui vont me revenir cher, mais tant pis. Le plus comique est que cet accroc dans mon emploi du temps étale suffit à me mobiliser l'esprit depuis mon réveil : la vieillesse n'est peut-être pas tout à fait un naufrage, mais enfin, certains jours, j'ai l'impression que le vaisseau amiral fait eau de toutes parts.

– Je poursuis la lecture des Corps tranquilles de Jacques Laurent, roman à la fois séduisant et irritant (mais pas forcément en même temps).

– J'ai terminé, hier soir, ma relecture de Paludes. Les corrections ont été assez nombreuses – c'est du moins l'impression qu'elles m'ont donnée – mais toujours de détail. Ce faisant, il m'est venu une idée (« Pas possible ! », s'exclame le chœur…) : dans la mesure où Pot-Bouille se déroulera lui aussi dans ma ville semi-imaginaire de Montcosson, et presque entièrement dans un immeuble particulier de la rue des Juifs, que connaîtront fort bien les 53 lecteurs de Paludes, je me suis dit que je pourrais, dans ce roman-ci, déposer discrètement un petit caillou chargé d'annoncer ce roman-là. Ce serait cinq ou six lignes, destinée à braquer, durant quelques secondes, le projecteur sur cet immeuble particulier de la rue. Je sais même précisément où il s'insèrerait de façon parfaitement naturelle. Mais, avant de le faire, je veux demander son avis à Catherine. Pas forcément parce qu'elle en aura un tranché, mais parce que cela me poussera à lui exposer mes raisons de vouloir ce paragraphe ; et, ce faisant, il est possible que je trouve moi-même un ou deux arguments auxquels je ne pense pas en ce moment et qui me pousseront à renoncer à cette idée ; ou, à l'inverse, m'y conforteront.

– À propos de Paludes, je ne sais plus si j'ai noté, hier, que Mme Noirot, la directrice des Belles Lettres m'a annoncé par mail un appel téléphonique, qui aura lieu en principe lundi. (De toute façon, peu importe que je l'ai noté ou pas : à un mois d'intervalle dans la lecture, tout le monde aura oublié.) Cet appel me laisse supposer, peut-être bien à tort, qu'elle a lu le manuscrit que je lui ai envoyé il y a une douzaine de jours. On verra ça après-demain.

Cinq heures.– Je ne crois pas avoir signalé que, voilà quelques jours, j'ai banni de mes liens trois ou quatre abrutis dont je m'obstinais à lire régulièrement les blogs, du genre de Rosaelle, Gauche de Combat ou encore Bembelly, l'Africain redresseur de torts, qui, d'après ce qu'on me dit, se met à déposer des plaintes près les tribunaux pour “racisme” : en voilà un qui a bien senti d'où soufflait le vent et qui s'est rapidement placé pour en profiter. Je suppose  que, dans son envie du pénal, il doit avoir reçu le chaleureux soutien des deux autres que j'ai cités. Je suis vraiment content de ne plus aller barboter dans ces cloaques.


Mardi 4 août

Sept heures et demie. – J'ai  récupéré Catherine lundi, comme prévu, mais plus tôt que je ne m'y attendais, vu que, finalement, c'est Élodie qui a emmené sa sœur et son neveu à Nantes, et que Catherine est rentrée directement ici ; à moitié malade mais vaillante néanmoins. Durant notre  apéritif de retrouvailles, hier donc, nous nous sommes mis à délirer – à mon instigation – sur un possible déménagement au Québec, puisqu'il m'avait semblé qu'elle supportait assez mal d'être loin de ses petits-enfants. Ma première pensée, ce matin, en m'éveillant : « Oh, putain, mais je n'ai aucune envie d'aller vivre dans ce pays de merde ! » Première phrase (ou presque) de Catherine après son lever : « Je te préviens, il est hors de question qu'on aille vivre au Québec ! » Oufffff. Ce soir, c'est le Limousin qui tient la corde : ça me va déjà beaucoup mieux.

– Commencé à lire le roman le plus connu de Ramuz, La Grande Peur dans la montagne, commandé à cause d'un article de Jérôme Leroy dans Causeur. Rien à en dire pour l'instant – écriture étrange –, sinon que, après quarante pages, je ne vois pas bien quel rapprochement on a pu faire entre lui et Giono (que je n'aime pas beaucoup).

– J'ai donc eu une conversation téléphonique avec Caroline Noirot, la directrice des Belles Lettres (j'ai la flemme de rechercher quel est son titre exact, sa place dans l'organigramme). Elle s'est montrée très chaleureuse envers Paludes, me disant tout le bien qu'elle pensait du roman en général, et surtout de ses chapitres 5 (Warnaucourt) et 8 (dans le bar à putes), qualifiant ce dernier "d'anthologie", ce qui est certainement exagéré. Michel Desgranges, à qui j'ai rendu compte de notre entretien, m'affirme qu'elle lui avait, avant, dit tout le bien qu'elle pensait de mon roman. Quand j'ai dit à Catherine, hier soir, qu'il s'étaient peut-être mis d'accord pour m'endormir de compliments, elle m'a proprement envoyé chier en se moquant, et je lui en ai su grand gré, puisque, évidemment, c'est ce que j'attendais qu'elle fît.

– J'ai recommencé, hier, une nouvelle lecture du roman. D'une certaine manière, c'est à cause de Nicolas. J'avais trouvé amusant de lui envoyer par mail une page du chapitre 3, dans laquelle je portraiture une digital mother, comme il s'en trouve une magnifique dans sa blogroll. Dimanche, il m'a demandé la permission de reproduire cet extrait sur l'un de ses blogs, que je lui ai accordée aussitôt. Naturellement, lorsque ce fut fait, je n'ai pu m'empêcher de jeter un rapide coup d'œil à ce court texte. M'ont alors sauté au visage deux immondes répétitions de verbe, en un seul paragraphe, qui m'ont conduit au bord du suicide. Naturellement, je me suis alors dit que si se rencontrait ce genre de lourdeur dans une page prise au hasard, elles devaient continuer à pulluler dans tout le reste du roman. J'ai donc réattelé le bœuf à la charrue dès hier. Il s'agit, maintenant, de relire différemment. Non plus pour traquer les discordances “longues” (par exemple, lors de la précédente relecture, le carrelage de la pièce principale chez Evremont, au chapitre 3 (je crois…) qui devenait lino au chapitre 7 ou 8), mais au contraire pour porter le fer à l'intérieur de chaque paragraphe, en essayant (et c'est vraiment difficile) de se désintéresser totalement du roman dans son ensemble. Ce qui revient à effectuer un travail de rewriter n'ayant rien à faire du contenu de ce qu'il doit réécrire. Le travail de rewriter, je n'y suis pas tout à fait étranger, évidemment ; mais m'abstraire du roman que je relis pour n'en considérer que la marche en avant, ça, personne ne m'a appris comment m'y prendre. Pourtant, il faut bien que j'y arrive ; tout en sachant que, en janvier ou février prochains, quand le volume imprimé arrivera entre mes mains, je vais évidemment l'ouvrir à n'importe quelle page, et que mes yeux tomberont directement sur l'énorme bévue que quatre ou cinq lectures n'auront pas évitée.

– Revenons à des choses plus agréables. Durant huit jours que j'ai été seul, je n'ai presque rien bu ; sans doute parce que je n'éprouve plus grand plaisir à boire seul, en l'absence de Catherine. Nous avons évidemment, hier, pour son retour, sacrifié à cette espèce de rite, sachant que c'était une sorte de clôture, que nous allions, aujourd'hui, revenir à notre mode de vie habituel, c'est-à-dire dénué d'alcool. Mais, en fin d'après-midi, après avoir écrit en quelques heures le tiers du prochain numéro de FD (on est en août : comme tous les ans, la rédaction est à peu près vide), je me suis dit soudain que je prendrais volontiers un dernier apéritif. Et celui-ci prenait une vraie valeur (par rapport à ceux des jours précédents) dans la mesure où il fallait que je le “vende” à Catherine. Je me suis alors aperçu que ce petit jeu, facile à jouer, entrait pour beaucoup dans le plaisir que je prenais à cette plage de temps où nous nous faisons face, elle et moi, avec ou sans musique, c'est selon (ce soir c'était sans), sachant que va se dérouler entre nous une conversation volontiers languissante, mais parfois animée, qui est la preuve que nous ne saurions plus exister l'un sans l'autre. Et cette idée, tout de même vertigineuse, que la mort nous lie autant que la vie le fait depuis 25 ans, est une des choses les plus douces qui puissent se concevoir.


Mercredi 5 août

Sept heures vingt.– Eh bien, nous voilà repassés en mode "eau minérale", ce qui ne fera de tort à personne, et surtout pas à moi. Surtout que les services de la météorologie semblent prévoir de nouveau des chaleurs moyen-orientales pour toute la semaine prochaine. Si je veux mener à bien sans trop souffrir mes petits travaux pour FD, il va me falloir recommencer à mettre le réveil à six heures du matin, de façon à pouvoir écrire dans la relative fraîcheur de la nuit et du tout début de matinée.

– J'ai laissé tomber ce pauvre Ramuz dès le troisième chapitre, pour cause d'arrivée, ce matin des Corps tranquilles de Jacques Laurent, dont j'ai terminé la première partie il y a trois jours. De toute façon, pour le peu que j'en ai lu, voilà un Suisse qui ne m'emballait guère. Mais enfin, il aura sa chance dès que j'en aurai fini avec Laurent.


Vendredi 7 août

Sept heures dix.– Ce journal ne me voit guère assidu, depuis le début du mois. Sans qu'il y ait, à cette demi-désaffection, de raison particulière, d'ailleurs. Peut-être simplement parce que, le soir venu, il fait un peu trop chaud dans la Case pour que j'aie envie de m'y attarder.

– Hier et avant-hier, ma Nième relecture de Paludes est allée bon train : un chapitre et demi pour chacune des journées, et de nombreuses micro-corrections effectuées. Et puis, ce matin – non, en début d'après-midi : ce matin, j'ai célébré en 6500 signes le 70ème anniversaire de Mme Sheila… –, quand j'ai voulu me mettre au chapitre 7, où je m'étais arrêté hier, il n'y a pas eu moyen de dépasser les deux premiers paragraphes : m'est venue la même sensation soudaine d'écœurement violent qui saisit le gourmand, déterminé à finir à la petite cuiller le bol de mayonnaise et qui, d'une bouchée sur l'autre, se sent brusquement au bord de la nausée. Comme rien ne me presse, je vais laisser filer une semaine ou deux, le temps de digérer les chapitres précédents. Une interruption est d'autant plus possible que, je le répète, je ne fais plus que des ajustements de détail, et notamment des suppressions de répétitions.

– Poursuivi ma lecture des Corps tranquilles : roman étonnant, séduisant par beaucoup de côtés ; mais tout de même, 900 pages (trois millions de signes environ) c'est bien long.

– Notre vie mondaine estivale continue : samedi prochain, 15 août, nous recevrons Rémi Usseil à déjeuner, trois jours après, c'est Woland qui se déplacera jusqu'à Levallois, également pour déjeuner et, le vendredi suivant, nous recevrons Koltchak, que nous ne connaissons pas encore. Nous me faisons l'impression d'être M. et Mme Verdurin en villégiature à La Raspelière.


Dimanche 9 août

Sept heures vingt. – Terminé tout à l'heure la quatrième relecture de Paludes : cette fois, je me suis fait promettre à moi-même de n'y plus mettre le nez avant d'en recevoir les épreuves imprimées – ce qui est une façon de parler “à l'ancienne”, puisque, la dernière fois, pour En territoire ennemi, je les avais relues sur écran.

– J'ai, d'autre part, presque fini les 900 pages des Corps tranquilles. Voilà un roman que je ne relirai certes pas (tu parles : plus de trois millions de signes ! Même Tolstoï est un faiseux d'plaquettes, à côté. De toute façon, je ne relirai plus Tolstoï non plus), mais que j'aurai eu beaucoup de plaisir (et quelques moments d'ennui sporadique…) à lire. J'attends Les Bêtises d'un jour à l'autre.

– Je ne crois pas avoir noté que nous irions passé la dernière semaine de septembre (plus exactement celle qui commence en septembre et se poursuit en octobre) en Corrèze, dans un village du nom de Saint-Augustin, à une quinzaine de kilomètres de la nouvelle résidence d'été de Messire Jacques Étienne, qui du reste y sera, avec sa compagne Nicole, et dont l'anniversaire tombera durant notre séjour. Le moteur initial de ces vacances impromptues est que Catherine a décidé que, dès ma libération de Levallois, nous irions nous installer dans le Limousin ; région qui, effectivement, nous a enchantés à chaque fois que nous avons été amenés à la traverser. Donc, allons-y pour une semaine corrézienne.(Et je pense soudain que ce journal d'août devra être publié avec un peu d'avance, puisque nous serons justement en Corrèze au moment où il aurait normalement dû paraître.)


Mercredi 12 août

Huit heures.– Je me gorge des Trois Mousquetaires, dont Jacques Laurent m'a rendu l'envie dans son Roman du roman, lu avant-hier. Je m'amuse de certaines contradictions, quasiment d'une page sur l'autre,  que le très savant commentateur ne signale même pas en note. Par exemple, cette bague de saphirs que Milady offre à d'Artagnan (en le prenant pour le comte de Wardes), et que, un peu plus tard, Athos reconnaît pour celle qu'il a offerte à son épouse (qui n'est évidemment autre que Milady) : elle lui vient d'abord de sa mère, qui elle-même la tenait de sa propre mère ; trente pages plus loin, elle lui vient toujours de sa mère, mais alors celle-ci l'a reçue en cadeau de noces de son mari. Erreur flagrante et… rien ; pas une note. Au point que le lecteur remonte dans le texte, s'imaginant avoir mal lu. Mais non : l'incohérence est bien là, qui a échappé au docte professeur chargé de l'appareil critique. Du reste, il est précieux, cet appareil, en tout cas pour moi, et chargé d'une rêverie puissante, chaque fois que le texte indique que l'on emprunte telle rue pour se rendre à telle autre, et qu'une note replace le trajet dans un Paris intelligible pour un lecteur actuel.

– Il m'est venu soudain à l'esprit, hier, ceci : que venant de terminer une re-re-relecture quasi maniaque de Paludes, je l'avais menée sans penser une seule seconde qu'il fallait que j'y puise un extrait judicieux pour la quatrième de couverture. Ce qui signifie qu'il faudra bien me replonger là-dedans, mais heureusement pas dans la totalité, étant à peu près convaincu que cet extrait doit être pris dans le premier chapitre ou à la rigueur dans le troisième. Le problème est que, même si je le trouve là, je me demanderai s'il n'y a pas mieux dans les suivants ; et que, forcément, j'irai y voir.


Jeudi 13 août

Quatre heures et demie.– Gros orage, ce matin, assorti d'une pluie abondante qui semble avoir donné un coup d'arrêt à l'augmentation, lente mais régulière depuis quelques jours, des températures. Toutes porte et fenêtres ouvertes, il règne dans la Case une température acceptable, grâce à la brise qui y circule librement. Ce n'est pas pour autant que je me sens le courage d'expédier cinq mille signes à propos de Michel Galabru, pensum que je me conserve donc pour demain matin. À la place, je vais retourner au salon lire Vingt ans après.

– Je crois n'avoir pas noté ceci que, à peine le livre Blurb (Camp retranché) expédié et commandé, je me suis aperçu d'un superbe “mastic” dès la page de titre. Comme personne n'achètera le volume, dont seule ma mère profitera, ce n'est guère gênant. Mais tout de même : ça continue à m'énerver dès que j'y pense.

Huit heures. –  Apéritif pris sur la terrasse, parce que Catherine a suggéré que l'on pourrait. Discussion à propos de ses enfants, dont je suis bien content qu'ils ne soient pas les miens, comme je l'ai toujours été. Et, au moment où nous allions passer à table, la pluie se remettant à tomber, comme pour nous chasser à l'intérieur. Il m'en reste cette satisfaction de ne m'être jamais reproduit. L'idée que je pourrais avoir des enfants (et, après tout, qu'en sais-je ?) me terrifie. – Et il cesse de pleuvoir.


Vendredi 14 août

Cinq heures et demie. – Sous le prétexte risiblement fallacieux que, ayant pris l'apéritif hier soir et, recevant demain midi Rémi Usseil, nous allions fatalement boire du vin, j'ai tout à l'heure décidé que ce serait idiot de faire, aujourd'hui, un retour éclair à l'abstinence. Catherine n'a même pas fait mine de protester.

– Transporté, pour mon plus vif plaisir, au temps de la Fronde par Alexandre Dumas et ses Vingt ans après, j'ai tiré de son rayonnage le premier volume des Mémoires du cardinal de Retz ; et, d'un même mouvement, commandé ceux du duc de La Rochefoucauld. Pour revenir à Dumas, j'avais totalement oublié que ce jeune crétin de Raoul de Bragelonne apparaissait dès ce roman-ci ; mais il s'y montre beaucoup moins pénible que dans la suite, quand il roucoule avec la boiteuse durant d'interminables pages. Bref, disons-le : Raoul me saoule.


Lundi 17 août

Sept heures et demie.– J'ai reçu aujourd'hui les trois exemplaires de Camp retranché, mon journal 2014, que j'ai évidemment feuilleté page à page, “pour voir” : il est comme d'habitude, c'est-à-dire qu'il présente les mêmes imperfections irritantes, certaines de mon fait (dates qui ne sont pas en gras, heures pas en italiques…) et d'autres pour lesquelles j'ai fini par comprendre que je n'y pouvais rien, face à ce logiciel diabolique qui supprime un “retour chariot” ici, en ajoute un là, etc. Nous l'apporteront à ma mère le 6 septembre.

– J'ai passé, samedi, une excellente journée avec Rémi, que j'apprécie un peu davantage à chaque fois que je le revois. Je dis “j'ai passé”, car Catherine a dû nous quitter dès le début de l'après-midi pour aller remplir ses obligations au presbytère, et n'est revenu qu'au moment où Rémi avait déjà la veste sur les épaules pour s'en retourner.

Ce fumier a vendu, de Berthe, deux cents exemplaires de plus que moi de mon Territoire. J'en étais ravi pour lui, même si j'aurais aimé qu'il me batte de manière plus nette et plus large. De toute façon, je compte que mon Chef-d'œuvre prendra une écrasante revanche sur son Charlemagne… Comme on voit, c'est entre nous une lutte acharnée dans l'infinitésimal.

– J'ai commencé Le Vicomte de Bragelonne ce matin, dans l'édition malcommode que j'en possède, n'ayant reçu que le second tome de l'édition Bouquins. Le volume que j'ai, depuis une bonne vingtaine d'années, a été publié par Jean-Claude Lattès. Il contient la trilogie des mousquetaires plus Le Comte de Monte-Cristo, pèse entre trois et quatre kilos ; le texte est disposé en deux colonnes par page, corps minuscule, encre pâlichonne. J'étais tombé dessus, un jour que je me trouvais à la FNAC de Strasbourg en compagnie d'André ; et, comme je m'extasiais – un peu hâtivement – devant l'idée consistant à réunir ces quatre romans en un seul livre, il me l'avait très gentiment offert. Dans la mesure où, ayant fini Vingt ans après hier soir, je ne voulais pas de solution de continuité dans ma lecture, et en attendant le tome I de chez Robert Laffont, j'ai ressorti ce volume, qui a l'avantage, quand il est posé sur les genoux, de maintenir ceux-ci bien en place ; et cet autre, de vérifier que, malgré l'âge, la vue est toujours assez bonne pour déchiffrer du corps 6.

Mais trêve d'ironie, ce Vicomte me plaît beaucoup, en ces premières pages ; c'est parce que je sais, n'ayant presque pas, encore, croisé ces deux niais de Raoul et Louise, que le pire est à venir, et que, pour l'instant, je parcours la France et l'Angleterre derrière d'Artagnan et Athos, alternativement.


Mardi 18 août

Sept heures. – À part les 6500 signes que j'ai consacrés à Carla Bruni épouse Sarkozy, je n'ai fait rien d'autre que poursuivre ma lecture du Vicomte ; et, Dieu merci, les amants maudits ne sont toujours pas apparus. Sont arrivés, en outre, les deux premiers volumes de Joseph Balsamo ainsi que les Mémoires de M. de La Rochefoucauld. Pour rester au XVIIe siècle (je ne parle pas de Joseph Balsamo, évidemment), nous avons choisi, faute d'un film possible, de regarder ce soir les Secrets d'histoire que Stéphane Bern a consacrés à Mme de Sévigné, et dont je suppose qu'il doit s'agir d'une rediffusion.

– Il est prévu que nous allions déjeuner chez ma mère le premier dimanche de septembre, afin de lui remettre son exemplaire de Camp retranché.


Samedi 22 août

Deux heures.– Excellente demi-journée, passée hier dans la compagnie de Koltchak, venu déjeuner ici, et que nous ne connaissions pas encore. Compte tenu du poste d'observation privilégié qui est le sien, on se rend compte, après discussion, que, en jugeant la France engagée “sur la mauvaise pente”, on péchait encore par optimisme. : nous sommes, plus vraisemblablement, à l'extrême bord du gouffre. Conséquence un peu surprenante de tout cela : Catherine se demande sérieusement si elle ne va pas faire l'emplette d'un fusil à pompe.

Notre hôte nous a quittés peu après six heures et, me disant qu'il serait fort peu raisonnable de continuer à boire seul après l'avoir fait à trois (mais deux sur ces trois surent rester très sobres…), j'ai décidé d'aller me coucher immédiatement. Et j'ai, sans désemparer, dormi jusqu'à sept heures ce matin. Depuis, je consacre mon temps au vicomte de Bragelonne, et surtout  à ses célèbres acolytes.

Parlant de ça, lisant ce matin la préface que Dominique Fernandez avait donné au Vicomte pour l'éditions Bouquins, j'ai eu la vaine satisfaction de constater qu'il parlait des mousquetaires, et notament de d'Artagnan et de Porthos, dans des termes presque exactement semblables à ceux que j'employais dans mon billet d'il y a quelques jours. « Tout le monde va penser que tu as copié », me dit aussitôt Catherine. Mais qui : “tout le monde” ?


Dimanche 23 août

Sept heures et demie.– Je suis entré dans Joseph Balsamo un peu à reculons (phrase étrange, j'en conviens…), comme si je faisais une infidélité, une indélicatesse à mes mousquetaires quittés de la veille. Et puis, après deux ou trois dizaines de pages, Dumas m'a empoigné par le col et ne m'a plus lâché jusqu'à l'heure du dîner. Sauf durant l'heure où j'ai enseveli Laurent Rossi, fils de, sous quatre pelletées de terre (feuillets) bien tassées. Et je compte bien occuper ma journée de demain exactement de la même façon.

J'ai aussi, tout de même, traîné un peu sur les blogs. Mais enfin, c'est dimanche, c'est le mois d'août : même les gauchistes d'ordinaire les plus azimutés m'ont semblé un peu mous du lendemain qui chante, comme frappés d'une sorte de nonchalance probablement révisionniste. Il va être temps que ces francs gaillards se reprennent, sans quoi l'avenir risque de se faire attendre.


Mardi 25 août

Sept heures. – Première journée à Levallois après quatre semaine d'absence. Je n'y suis pas allé pour rien, certes (4500 + 3000 signes), mais j'ai la vague impression que je n'étais pas vraiment attendu et que, si j'étais resté à la maison sans rien dire à personne, mes Puissances m'auraient envoyé le travail à faire par mail sans se formaliser outre mesure.

(Et voilà que Blogger a décidé de me priver du petit curseur vertical m'indiquant où je suis dans mon texte, si bien que j'écris plus ou moins “à l'aveugle”.)

– Aucune lecture, à part les quatre numéros de FD que j'avais en retard. J'arrête là : cette absence de curseur rend l'écriture un peu pénible.


Mercredi 26 août

Huit heures. – Assez longue discussion “apéritive” avec Catherine, portant sur différents sujets. Celui de notre éventuelle “expatriation” prochaine, en premier lieu : Saint-Pierre-et-Miquelon est revenu en force (je dirai après pourquoi). En fait, Saint-Pierre semble une alternative réaliste au Québec, dans la mesure où cela revient à ne pas sortir de France, même s'il s'agit de s'en éloigner beaucoup et pour toujours. Catherine me disait que cela m'obligerait à prendre deux fois l'avion, la première étant pour aller sur place me rendre compte si l'endroit “me plairait”. Mais je me fous que l'endroit me plaise ! Soyons réalistes ou essayons : je suis à un stade de ma vie où ne m'importe plus que la maison où je vis, la place dont j'y dispose pour mes livres, le calme qui règne autour. Tout ce qui a pu faire ma vie avant, quand j'étais jeune, ou plus jeune, a cessé de m'intéresser ; y compris ce que je mange. D'ailleurs, j'ai brusquement, un jour qui m'échappe, cessé de manger pour me contenter de me nourrir.

Il y a ce qu'on appelle : les amis. Je ne voudrais pas qu'ils s'en formalisent, mais le fait de ne plus les voir ne m'empêchera pas de dormir. D'abord parce que je ne vois déjà plus, ou presque plus, mes amis “historiques” : je me passerai d'autant mieux des plus récents, que j'aime beaucoup, mais dont je sais que je puis me passer, puisque je me passe de ceux dont j'ai longtemps pensé qu'ils me seraient toujours indispensables. Et puis, c'est leur rendre service : dans la mesure où je mourrai avant qu'ils aient eu le temps de dire ouf, je leur offre, en m'exilant, l'occasion de se déshabituer de moi en douceur.

Si Saint-Pierre est remonté à la surface, c'est que Matthieu Woland, avec qui j'ai déjeuné aujourd'hui, m'a appris que Coach Berny (même les vieux savent prendre des pseudonymes ridicules…), l'un de ses commentateurs qui est passé bien près de mourir il y a un an ou deux, avait finalement quitté la région parisienne pour le Pays basque, après avoir envisagé sérieusement de partir pour Saint-Pierre-et-Miquelon. J'ai failli lui dire de lui recommander chaudement de ma part la lecture de L'Œuvre des mers d'Eugène Nicole, mais la conversation a ricoché et l'occasion s'est perdue. Je profite donc de ce journal, où personne n'a l'outrecuidance de m'interrompre ni de me distraire : Matthieu, si tu le vois ou lui parle, recommande très chaudement à M. Berny la lecture de ce livre absolument admirable, œuvre du seul véritable écrivain enfanté par cette île perdue ; et, accessoirement, lis-le aussi.

– Puis, nous sommes passés, Catherine et moi, à moi-même, qui est toujours le sujet qui m'intéresse le plus. Elle est en tout cas la seule personne avec qui je puis et ai envie de parler ; et encore, pas si fréquemment. Le biais, cette fois, a été le suivant : quand Michel Desgranges, début juillet, m'a dit que Paludes paraîtrait en janvier, j'ai trouvé ça merveilleux, parce que très proche. Or, depuis, je n'irai pas jusqu'à dire que je compte les jours, mais enfin… J'en arrive, parfois, à penser, tellement ce putain de janvier me semble loin, que ce serait déjà bien que je sois encore vivant au jour de la sortie du livre, c'est dire…

Ayant expliqué cela à Catherine, elle me demande pourquoi je ne me lance pas dans “le prochain”. Le prochain quoi ? Le prochain roman. J'y pense, je ne pense même qu'à ça, mais j'en suis au stade où, à part deux ou trois notes prises, rien ne bouge, rien ne concrétise, c'est le magma. Pendant qu'on en parlait, il me semblait que, peut-être, plonger dans un autre roman quand celui-ci n'existait même pas encore était peut-être précipité. Et, comme je le lui disais, m'est revenue l'idée que j'avais eue, juste après la fin de Paludes, à savoir celle d'un petit livre, d'une centaine de pages, qui s'appellerait Bref manuel de désertion. Avec le souvenir m'est également revenue l'envie de cela, de ce texte bref et violent dont j'ai entrevu la possibilité. Et qui, en effet, pourrait servir de tampon entre un roman et un autre.




[Trente lignes supprimées à la relecture.]




Jeudi 27 août

Huit heures et demie.– Foutredieu ! Je n'ai pas eu le courage de relire tout ce que j'ai écrit ici hier soir, sous l'influencer du dieu Ricard. On verra au moment de la publication. Pour ce qui est d'aujourd'hui, rien à noter.


Vendredi 28 août

Sept heures et demie. – Pas beaucoup plus à dire qu'hier, sinon que j'ai publié ce matin le journal de juillet. Et que j'ai passé la journée à alterner la lecture de Dumas et le remplissage de grilles de mots croisés. Alors que j'aurais beaucoup mieux fait de tondre le jardin.


Dimanche 30 août

Sept heures vingt.– Quand on pense à la quantité de gens qui, s'ils en avaient les moyens, se précipiteraient dans le Sud-Est de la France pour y acheter une maison… Moi, après deux jours à 30° (et encore : à peine), je n'ai plus qu'une envie, c'est d'aller m'installer dans le nord de l'Écosse voire en Islande. Ou à la rigueur, réduisons nos prétentions, à l'extrême pointe du Cotentin, où il ne fait jamais chaud l'été ni froid l'hiver. Le problème du Corentin est que c'est encore la France, c'est-à-dire prochainement une annexe de l'Afrique. Or, l'Afrique, pour quelqu'un qui prétend fuir la chaleur, on ne peut pas dire que ce soit l'idéal. Je sais bien que, l'histoire le montre, les envahisseurs n'arrivent généralement pas avec leur climat natal sous le bras, mais je me méfie de ces zigotos-là. Le nord-ouest des États-Unis, près de la frontière canadienne, là-haut, a aussi quelque chose d'attirant. Une petite ville moche, nichée dans un environnement splendide et à peu près intact, une population de bas-du-front armés jusqu'aux dents et prêts à défourailler sur la première racaille pointant son mufle à moins de trois ou quatre miles, voilà qui serait assez tentant…


Lundi 31 août

Sept heures vingt. – C'est vraiment pour dire que je ne manque pas le dernier jour du mois, car je n'ai vraiment rien à consigner. Sinon, peut-être, à la rigueur, que je suis bien aise de laisser août derrière moi, et même derrière nous, pour entrer dans septembre, ce mois qui m'a toujours été comme une promesse d'automne, après le dur été. De fait, comme pour se conformer à cette impression, la chaleur a brusquement reflué aux alentours de midi et, ce soir, ciel gris d'ardoise, il ne fait plus que 20°, avec un vent qui n'incite pas à laisser portes et fenêtres ouvertes. Tant mieux.

– Mes journées, depuis quelque temps, me laissent une impression de vide, pas forcément désagréable d'ailleurs, notamment grâce à Dumas et au Collier de la reine ; mais enfin, j'ai la sensation qu'il manque quelque chose pour avoir un tant soit peu la sensation de vivre. Cela tient sans doute à ce sentiment que j'ai, d'être dans une sorte de sas un peu morne, entre Paludes qui est désormais derrière moi – mais flottant dans l'air, non concrétisé en un livre – et Pot-Bouille qui, bien que m'occupant l'esprit, se refuse obstinément, pour le moment, à prendre forme et consistance, ou plutôt consistance et forme, ce qui est plus logique. Là encore, je compte sur l'automne arrivant pour me réveiller un peu.

Septembre 2015

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LES JOIES DU CÔLONIALISME









Mardi 1er septembre

Sept heures dix.– Sévère régression culinaire, au dîner dont je sors tout juste : jambon – purée. Pour remonter plus haut dans l'enfance, je ne vois guère que les petites pâtes “alphabet” ; puis, le bol de Blédine ou de Phosphatine “2ème âge” au chocolat.

– Journée FD, donc pas de lecture (à part celle des blogs, ce qui équivaut à peu près à rien), beaucoup de voiture, et quatre feuillets de sottise à propos d'Albert de Monaco qui, pris par l'irrésistible lame de fond de la repentance générale, vient de demander pardon pour la soixantaine de Juifs raflés à Monaco en 1942 et 1944. Il est vrai que son arrière-grand-père, Louis II, n'a jamais passé pour un opposant féroce au nazisme : il fallait bien redorer un peu tout cela.

– Tout à l'heure, à la télévision, une double émission Secrets d'histoire, présentée par Stéphane Bern, qui ne démérite nullement, bien au contraire. Bien sûr, on n'apprend pas grand-chose, pour peu que l'on ait déjà quelques notions du personnage traité (ce soir : Louis XIV), mais au moins on entend très peu d'énormes âneries ; et on voit de fort beaux châteaux.


Mercredi 2 septembre

Neuf heures.–  Je ne crois pas avoir perdu mon temps, aujourd'hui, en allant à Levallois pour rien, même si la phrase est a priori curieuse. J'y suis allé pour rien, dans la mesure où, comme neuf mercredis sur dix, il n'y a eu aucun “repiquage”. Je n'ai pas perdu mon temps puisque j'ai pu discuter avec Philippe B. et lui faire admettre qu'il serait tout à fait possible que je ne vienne plus à FD le mercredi. Il n'était pas très chaud au départ (il connaît mes arguments), pensant que les autres membres de la rédaction (en tout cas quelques-uns) allaient renauder face à cet avantage que l'on m'octroierait éventuellement. Mon argument, dont je suis certain qu'il est bon (mais sans rien pour l'étayer), est que tout le monde se fout de moi, à FD, que je sois là ou pas là, etc. Il m'a objecté ceci : « Mais tu es le pilier de cette rédaction ! ” Moi : “ Fort bien, je le sais plus ou moins. Je continuerai à faire le pilier, mais je le ferai de chez moi : quelle différence ? ” Alors, lui : « Mais, moi, j'aime bien quand tu es là… » J'allais dire quelque chose, quand il a ajouté : « Ça me rassure, quand tu es là. » J'ai commencé à sourire, pensant qu'il plaisantait, mais en fait non. Et je me suis souvenu que Bernard P., directeur de FD dans les années 1997 – 2000, m'avait dit exactement la même chose, un soir d'il y a quinze ans, chez lui, sauf que cela concernait un livre que nous avons fait tous les deux.

Je ne suis pas mécontent, de rassurer tous ces gens. Je ne suis pas non plus fâché d'être, si c'est vrai, le “pilier” de cette rédaction (ce qui ne veut à peu près rien dire). J'y vois surtout (mais c'est encore flou) le moyen de changer ma petite vie professionnelle. Je reviendrai sur ce sujet demain.

– En attendant, je me suis laissé aller à reprendre langue avec deux ou trois blogs “gauchistes”, à y laisser des commentaires, etc., notamment celui de cet imperturbable dispensateur de leçons qu'est Sarkofrance. J'ai mis gauchiste entre guillemets parce que, évidemment, cet homme que je ne connais pas (mais dont je sais tout de même à peu près qui il est : un gentil petit bourgeois gagnant très confortablement sa vie) est tout ce qu'on veut sauf gauchiste. Il lui arrive même d'être, sans s'en aviser, extrêmement “réactionnaire”, comme il y a deux ou trois jours quand, daignant pour une fois me répondre, il m'a affirmé d'un ton paisiblement catégorique que ses enfants seraient semblables à lui, de même que lui était semblable à ses parents : on peut difficilement être plus aveugle. Bien sûr, j'ai compris ce qu'il essayait de dire : qu'il faisait partie d'une sorte de “dynastie” de gauche, d'une lignée qui, de pères en fils, perpétueraient les mêmes sottises ne servant qu'à se voir très beau dans le miroir. C'est tout de même amusant, de voir des gens de gauche défendre à ce point l'idée de dynastie et assurer que leurs enfants penseront comme on a décidé qu'ils devraient penser.


Jeudi 3 septembre

Sept heures vingt.– Mail de Mme Noirot, ce matin, me confirmant que Paludes paraîtra bien en janvier (ce qui me fait songer que je n'ai toujours signé aucun contrat avec les Belles Lettres), qu'elle va lancer l'affaire à sa prochaine réunion éditoriale et que, pour ce faire, elle a besoin d'un argumentaire, celui-ci pouvant être un simple extrait du roman, ce qui est en effet la solution que j'avais spontanément retenue. Là ont commencé mes problèmes, car j'hésite depuis des semaines, lorsqu'il m'arrive d'y penser, entre deux types d'extraits (je ne dirai pas lesquels dans la mesure où ce serait un peu trop dévoiler du roman lui-même) ; disons le type A et le type B. Chacun a ses avantages et ses inconvénients, si bien que je ne fais qu'osciller de l'un à l'autre selon mon humeur du moment. Ce matin, j'ai donc repris mon livre et sélectionné quatre extraits A et quatre extraits B, que j'ai soumis à la sagacité de Catherine. Par chance, elle n'en a retenu qu'un dans chaque “camp”, et j'étais d'accord avec ses deux choix. Seulement, elle ne m'a guère aidée, pour ce qui concerne la décision finale, elle aussi trouvant du bon à A et à B. J'ai donc envoyé le tout à Michel Desgranges afin de voir si, par hasard, il ne ferait pas pencher la balance d'un côté ou de l'autre. S'il ne le fait pas, je crois que j'enverrai A et B à Mme Noirot, en lui disant de prendre celui qu'elle jugera le meilleur, et on n'en parlera plus. Comme nous devons déjeuner ensemble dans deux semaines, je suppose que nous en reparlerons à ce moment-là, puisque l'argumentaire en question doit également faire office de quatrième de couverture.

– Poursuivi la lecture du Collier de la reine.


Vendredi 4 septembre

Sept heures dix.– Michel Desgranges s'est prononcé nettement contre le type B, ce qui est parfait pour moi, dans la mesure où j'espérais justement de lui un avis tranché. Ce sera donc l'extrait A qui servira d'argumentaire ; extrait auquel le même Michel Desgranges m'a demandé d'ajouter quelques lignes non pas de résumé à proprement parler mais à propos du roman en question ; je crois que je m'en suis tiré, bien que l'exercice me soit assez pénible et qu'il se révèle en outre moins facile qu'il n'en a l'air.

– J'ai fait ce matin un court billet, à propos des réactions invraisemblables, et ravageant à peu près toute l'Europe, autour de cet enfant syrien retrouvé mort sur une plage de Turquie. Désormais tout est bon pour les tenants de ce que Camus appelle la “propagande remplaciste” : la situation n'est tellement plus camouflable qu'il importe de mettre les bouchées doubles pour nous persuader que tout cela est très bien (et que, bien sûr, c'est notre faute) et que nous devons nous réjouir d'accueillir tous ces malheureux à bras ouverts, pour nous mettre quasiment à leur service. Si ce n'était à pleurer, il serait d'ailleurs comique de mettre en rapport la doxa d'hier : « Vous rêvez, il n'y a pas plus d'étrangers en France qu'avant, nous avons besoin de ces immigrés, qui d'ailleurs repartiront un jour chez eux, etc. » avec celle d'aujourd'hui, qui est brusquement devenue, sans la moindre transition un tant soit peu crédible : « Nous vivons une situation grave, exceptionnelle et appelée à durer. » Appelée à durer, j'en suis malheureusement de plus en plus persuadé, et même appelée à s'amplifier sans mesure, jusqu'à la submersion et l'effondrement du continent européen dans la violence et la pauvreté. Car on aura du mal à me faire croire que des Proche-Orientaux et des Africains, incapables chez eux de créer la moindre prospérité, et même s'y entendant comme personne pour détruire celle qu'on leur a çà et là léguée en se retirant de leurs joyeuses contrées, on ne me fera pas croire qu'ils feront mieux ici, une fois qu'il seront assez nombreux pour détruire efficacement ce qui peut l'être – processus qui a d'ailleurs déjà commencé. Comme d'autre part nous n'aurons jamais le courage, la fierté, le désir de survie nécessaires pour les rejeter à la mer, j'en conclus que nous sommes condamnés à un déclin inexorable et probablement rapide à partir de maintenant. Très égoïstement, ayant eu la prudence de me refuser toute descendance, j'espère simplement que la France demeurera vivable durant la petite dizaine d'années qui doit me rester.


Samedi 5 septembre

Sept heures et quart.– Journée correctement remplie : ce matin, six mille et quelques signes à propos de Céline Dion et de son vieux mari agonisant ; cet après-midi, tonte du jardin, puis début de la lecture d'Ange Pitou, la suite du Collier de la reine, terminé ce matin au lever.

– Le chauffage d'appoint que nous avons dans le salon ayant, ce matin, expiré entre mes mains (avec un bref jaillissement de flammes assez impressionnant), je me suis résolu, chaleureusement encouragé par Catherine, à faire repasser la chaudière générale en mode “hiver”, et à remettre en service les radiateurs, bien que nous ne fussions qu'au début de septembre, c'est-à-dire, administrativement, en plein été. Mais le réchauffement climatique fait de tels ravages qu'on commençait à avoir l'onglée, le matin au lever.

Pot Bouille commence à prendre très vaguement forme dans mon esprit, des pièces nouvelles viennent timidement se joindre à l'ébauche de puzzle. Mais je suis encore loin, je pense, du moment où je pourrai me mettre à écrire vraiment. À vrai dire, c'est tout juste si je prends quelques notes de loin en loin.

– Demain, journée chez ma mère.


Lundi 7 septembre

Trois heures.– Journée agréable, hier, passée en partie chez ma mère, qui nous attendait avec un délicieux cassoulet (arrosé d'eau minérale, puisqu'il fallait ensuite reprendre la route). Au fond d'un tiroir, elle m'avait retrouvé quelques photos de moi, prises entre 1985 et 1989, parfaitement grotesques et dont j'avais bien entendu oublié tout à fait l'existence. Je les ai aussitôt mises sur le blog. Au retour, nous avons pris le traditionnel apéritif ; mais comme j'étais déjà fatigué avant de commencer à boire, le riesling m'a expédié au lit dès neuf heures et demie. Aujourd'hui, comme j'avais eu la sagesse de faire samedi mon travail de lundi, et aussi de tondre le jardin, je navigue mollement entre les aventures révolutionnaires d'Ange Pitou et quelques grilles de mots croisés. J'ai aussi envoyé à Caroline Noirot l'extrait de Paludes que j'ai choisi pour “argumentaire” ainsi que pour la future quatrième de couverture. Encore que, pour ce dernier usage, je ne suis pas certain de m'en contenter : peut-être tâcherai-je, dans les semaines qui viennent, de trouver mieux. Pour ce qui est des quatre ou cinq lignes de présentation du roman, je me suis, au dire de Michel Desgranges, assez mal tiré de l'exercice ; au point qu'il m'a finalement conseillé de m'en remettre au savoir-faire de Mme Noirot, ce que je me suis empressé de faire.


Mercredi 9 septembre

Huit heures et demie. – Mon bonheur est désormais dépendant de très peu de chose. Réunion ce matin, à FD, pour le troisième hors-série des “Destins brisés”, c'est à dire de tous les gens à peu près connus qui sont bêtement morts avant l'âge requis. Résultat : cinq articles à écrire, qui vont me dispenser d'aller à FD durant les deux prochaines semaines. Je ne demande rien de plus à l'existence.

– Discussion avec Catherine, à propos de notre exode en Corrèze.Apparemment, elle il songe vraiment et sérieusement. Très bien, pourquoi pas ? En réalité, je m'en fous. Rester ici, partir, partir là, plutôt ailleurs, ou encore plus loin, etc. : je m'en fous. Une maison, assez de murs pour y coller des étagères à livres, Catherine et nos bestioles : je n'ai besoin de rien d'autre, tout cela peut être dans n'importe quelle région, pour peu qu'elle soit encore à peu près française et non négro-arabe. Il semble que toutes les régions de France vont devenir négro-arabes, mais au moins certaines mettront un peu plus de temps que d'autres à connaître cet effondrement ; et, d'ici que pareil malheur ne leur arrive, je serai probablement mort, ce qui est la meilleure chose qui puisse m'arriver. Car je suis trop vieux pour supporter de voir cet abaissement qui a déjà commencé.

(En même temps, je l'avoue, j'aimerais bien être une sorte de Joseph Balsamo, un être éternel qui jouirait de voir se réaliser ce qu'il devine ; suivre la vie des petits garçons et des petites filles des anges progressistes d'aujourd'hui, de ces crétins qui croient que l'homme est améliorable, et entendre les imprécations qu'ils jetteront à leurs faces de cadavres. Car il ne me semble pas qu'il puisse en aller autrement : les enfants d'aujourd'hui haïront leurs pères, ces mollusques extasiés d'eux-mêmes que je ne supporte plus, ces larves souriantes qui me disent qu'elles sont semblables à leurs parents et qui osent affirmer que leurs enfants leur ressembleront. Comment peuvent-ils être aussi aveugles et stupides?)

– À  part ça, demain matin, j'ai scanner. Pour vérifier que tout va bien dans mes intérieurs. J'ai failli oublié. Je me souviens que M. Arié, dans un billet, parlait de ces contrôle d'après cancer. Il semblait dire que l'on y allait l'estomac un peu serré, et qu'on attendait le résultat avec les couilles légèrement comprimées.

Eh bien, non. Pas moi. Je n'en tire aucune fierté, mais enfin, non, pas moi. J'étais, tout à l'heure, à la limite d'oublier que je devais y aller demain. Réellement, je m'en moque. Et je me moquais des trois ou quatre autres, qui ont eu lieu entre mon opération et aujourd'hui. Fatalisme ? Sottise ? Je ne sais pas. En tout cas, mon scanner de demain n'est rien d'autre pour moi qu'une perte de temps, mais pas vraiment désagréable.


Vendredi 11 septembre

Sept heures vingt.– Par la magie d'internet, les résultats du scanner d'hier sont apparus ce matin sur cet écran d'ordinateur : rien à signaler. Je ne comprends évidemment que fort peu de chose au jargon qui s'étale dans ces comptes rendus, je me contente de chercher les formules magiques, les deux principales étant  “pas de…” et aussi “… inchangé”. À cette aune, je puis donc affirmer que tout va bien.

Je parle pour tout ce qui concerne l'ablation du rein de 2013. Car, cette fois-ci, mon médecin “référent” m'avait ajouté un petit codicille afin que soit, par la même occasion, examinés un peu attentivement mes intestins, lesquels tendent, depuis quelques mois, à devenir paresseux dès lors qu'il s'agit d'accomplir leurs fonctions expurgatrices matutinales. Là, évidemment, je n'ai à peu près rien compris au compte rendu, si ce n'est qu'une exploration plus physique de mes arrières va être nécessaire. Je suppose que c'est ça que l'on appelle : se faire côloniser.

– Ces petites histoires médicales ont néanmoins été une excuse suffisante pour ne pas écrire les 8000 signes que j'avais prévu de consacrer aujourd'hui à cette pauvre Dalida, pour le troisième numéro de nos “Destins brisés” ; numéro qui me vaut de rester à la maison les deux prochaines semaines, afin de liquider cinq ou six de ces fameux destins. Je suis en train de devenir le plus redoutable briseurs de destins de stars à l'ouest de l'Île-de-France.

– Terminé Ange Pitou il y a une petite heure : c'est loin d'être le meilleur roman de Dumas, sans doute par le fait que le personnage éponyme ne présente pas grand intérêt, qu'il ne fait à peu près rien, et que l'histoire, la vraie (prise de la Bastille, etc.), occupe une place exagérée. On va voir ce que donne, de ce point de vue, La Comtesse de Charny.

– Juste avant de passer à table, appel d'une agente immobilière corrézienne, contactée avant-hier par Catherine, qui a envie de visiter deux maisons qu'elle a trouvées sur je ne sais quel site et qui, en effet, à en juger par leur présentation internétique, pourraient nous convenir parfaitement, et pour des prix dérisoires (entre 110 et 135 000). Le problème est que, si vraiment l'une ou l'autre nous emballait vraiment, cela risquerait d'engendrer des frustrations pénibles, puisqu'il est hors de question d'acheter quoi que ce soit avant au moins un an. Mais je dois reconnaître que l'idée de ces deux visites groupées parvient, moi aussi, à m'exciter un peu.


Dimanche 13 septembre

Sept heures vingt. – Regardé sur internet la longue interview de Houellebecq faite la semaine dernière (ou la précédente ?) dans l'émission de Ruquier. Il parvient à dire des choses intelligentes et qui “sonnent” juste, malgré la pauvreté des questions de Mme Salamé qui, probablement incapable d'autre chose, cherche constamment à l'entraîner dans les petites ornières idéologiques habituelles et convenues. À un moment, vers la fin, Houellebecq dit clairement qu'il a le fantasme d'écrire un jour un grand livre (en fait, il dit : un gros livre, en précisant : avec des passages un peu ennuyeux…), mais que, pour l'instant, ça ne s'est pas encore produit. En somme, il rêve au chef-d'œuvre de Michel Houellebecq. Il n'est pas le seul.


Lundi 14 septembre

Sept heures et quart.– Passé une bonne partie de la journée à me sortir de la tête onze mille signes à propos du “destin brisé” de Pierre Bachelet, chanteur qui n'a jamais suscité chez moi le moindre frémissement d'intérêt ; ni, d'ailleurs, la plus petite animosité : indifférence totale, exactement comme s'il n'avait jamais existé. Cela dit, c'est ce que je ressens pour la très grande majorité des chanteurs : rien. Je veux parler des chanteurs de ma jeunesse, évidemment, dans la mesure où, ceux d'aujourd'hui, je ne les connais même pas, ignorant tout de leur œuvre, leur voix, etc. Du reste, même les quelques-uns que j'ai beaucoup aimés, et exagérément dans certains cas, me sont devenus avec le temps plus ou moins indifférents, à part deux ou trois ; et j'ai toujours du mal à concevoir que l'on puisse, comme je vois un certain nombre de blogueurs le faire, continuer de s'enthousiasmer pour des groupes de rock ou d'autre chose, qu'ils écoutaient lorsqu'ils avaient 18 ou 20 ans. La nostalgie n'excuse tout de même pas tout.


Mercredi 16 septembre

Cinq heures.– Je rentre à l'instant de Paris, où j'ai déjeuné, boulevard Raspail, avec Caroline Noirot, la directrice des Belles Lettres : femme charmante, vive, intelligente, souvent drôle et, qui plus est et ne gâte rien, dotée d'un fort beau sourire. Évidemment, comme d'habitude, je me faisais une montagne de ce déjeuner ; il s'est déroulé on ne peut mieux, et quand nous nous sommes quittés, vers trois heures, je fus très surpris de constater que nous étions ensemble depuis déjà deux heures. Je suppose que les compliments qu'elle m'a réitérés à propos de Paludes n'ont pas été tout à fait étrangers au plaisir que j'ai pris à cette rencontre. La seule chose un peu assombrissante qu'elle m'a dite est qu'elle avait soumis mon titre à Jean-Claude Zylberstein, afin que, en sa qualité d'avocat, il lui dise si on pouvait le garder. D'après elle, cela ne devrait pas poser de problème, c'est une simple précaution qu'elle prend. Tout de même, ce serait bien embêtant s'il fallait y renoncer. Elle m'a dit aussi que Michel de Jaeghere, l'auteur de ce remarquable livre sur les derniers jours de l'empire romain dont j'ai rendu compte sur le blog, avait beaucoup aimé En territoire ennemi, qu'il trouvait l'écriture superbe, qu'il avait demandé qui j'étais, etc. C'est évidement flatteur ; de plus, s'il pouvait aimer autant, voire plus, Paludes et en faire une bonne critique dans le Figaro Magazine ou ailleurs, je n'aurais rien contre.


Dimanche 20 septembre

Huit heures.– Pas de journal depuis quatre jours, pour cause de relecture à bride abattue, et inopinée, de la totalité de Paludes. La raison en est que, mercredi, à l'issue de notre déjeuner, Caroline Noirot m'a rendu le manuscrit du roman, sur lequel elle avait, me dit-elle, porté quelques corrections au fil de sa lecture (il y en avait très exactement sept). Moi, très sûr de mon fait : « Il y a de grandes chances pour que je les ai vues et corrigées de moi-même, mais je vais vérifier, bien sûr… » Or, des sept, je n'en avais repéré aucune. Après la minute d'abattement qui s'en est suivie, j'ai donc décidé de tout relire pour la quatrième voire cinquième fois. Et, en effet, j'ai encore corrigé une bonne vingtaine de fautes, supprimés six ou sept répétitions, etc. ; travail qui occupait une partie de mes journées, ainsi que les débuts de soirée, moment que, d'ordinaire, je consacre au journal. Mais, cette fois, c'en est bien fini, puisque, dès demain, je vais expédier ce foutu livre aux Belles Lettres pour impression. Et je suis fermement décidé, quand je recevrai les épreuves, à ne revoir que les passages jugés litigieux par la correctrice (ou le correcteur : je ne sais pourquoi, je n'arrive pas à concevoir que ce métier puisse être aussi masculin ; peut-être parce que je vois les correctrices un peu comme des infirmières…).

Au milieu de tout cela, pour le prochain “hors-série” de FD, il me fallait m'arracher périodiquement douze ou treize mille signes sur le destin brisé de telle ou telle vedette morte. On ne s'étonnera pas, dans ces conditions, que le blog ait sombré dans une semi-léthargie, dont j'envisage d'ailleurs, et très sereinement, de ne pas le tirer : près de dix ans de blog, il me semble que cela suffit bien.


Mercredi 23 septembre

Sept heures vingt.–  La perspective d'aller perdre une heure ou deux, demain matin, dans la salle d'attente d'un gastro-entérologue, avant qu'il daigne nous recevoir, Catherine et moi, ne me sourit guère. Mais enfin, il faut bien en passer par là, si l'on veut avoir droit aux examens qui vont logiquement suivre cette première visite, ainsi qu'au cancer probablement déjà tapi en bout de piste. Dumas et son Chevalier de Maison-Rouge m'aideront, je l'espère, à passer ce temps mort.

Samedi matin, ce sera le départ pour la Corrèze, où nous passerons une semaine ; perspective qui, pour l'instant, me sourit à peine plus que celle de demain. Je m'encourage en me disant qu'une semaine, c'est vraiment vite passé, et que nous aurons tôt fait d'être revenus ici. Il reste que, chez moi, l'envie d'aller voir ailleurs, qui n'a jamais été bien forte, a désormais totalement disparu : à trois jours du départ, je n'ai toujours aucune (mais alors, là, tu vois : aucune) curiosité de ce pays où nous allons nous rendre. Et je ne dis nullement ça sous l'effet de je ne sais quelle corrézophobie : il en irait exactement de même pour n'importe quel département ou pays.


Jeudi 24 septembre

Huit heures. – Le cancer est remis à une date ultérieure. J'ai accompagné pour rien Catherine à son rendez-vous avec le gastro-entérologue de Louviers (40 km de la maison, tout de même…). L'idée était que, étant tous deux sous la menace d'une boyauterie rebelle, et par ailleurs mari et femme, je pourrais m'engouffrer dans sa consultation pour en arracher une, clandestine en quelque sorte : il n'en a rien été, l'homme de l'art étant, officiellement, pris par le temps. Tout ce qu'il a consenti à faire fut de me fixer un rendez-vous pour la semaine suivant notre retour de Corrèze. Catherine, en revanche, mais c'est la moindre des choses, est désormais nantie de toutes les prescriptions possibles et imaginables.

J'ai l'impression que, sans le moindre motif soutenable par la raison, puisqu'elle n'est pas plus médecin que moi, elle pense que son cas est bénin mais que, moi, la bête immonde est déjà logée au coude de mon sigmoïde (si le sigmoïde présente un coude : c'est une image). C'est d'ailleurs très possible : je trouverais normal d'avoir un cancer de ces régions, dans la mesure où, au final, c'est de ça que mon père est mort. Étant un bon fils, n'est-ce pas…

La réalité des choses est que, au moins pour l'instant, je m'en fous. Ma théorie, ma position, est que l'on n'a pas de cancer tant qu'un médecin ne vous a pas dit que vous l'avez. Quant à savoir ce qui se passera après, quels seront mes sentiments et réactions si on me l'annonce, eh bien, on verra. La vérité, j'en atteste, est que je ne parviens pas vraiment à m'intéresser à tout cela. Mais il n'est pas impossible que j'aie déjà commencé à m'auto-intoxiquer. Alors que, si ça se trouve, je n'ai même pas de cancer. Tout cela commence à prendre un aspect comique assez prononcé.

– Reçu ce matin mes contrats Belles Lettres pour Paludes. Comme le titre qui y est indiqué est celui que j'ai choisi, j'en ai déduit, peut-être imprudemment, que M. Zylberstein n'y a vu aucune contre-indication juridique grave. J'ai pu aussi constater que mon “avance” était toujours de mille euros, comme elle l'avait été pour En territoire ennemi : Les Belles Lettres sont une maison austère. Mais, n'ayant pas besoin d'argent, je m'en fous : ça paiera notre semaine en Corrèze et c'est très bien ainsi.


Vendredi 25 septembre

Sept heures et demie. – Les bagages sont prêts (ce ne fut pas de mon fait…), il n'y a plus qu'à les charger dans la voiture demain matin, et en route. Départ prévu : neuf heures. Itinéraire par Dreux, Chartres, Orléans, puis l'A71 pratiquement jusqu'à notre point d'arrivée. Aujourd'hui, six mille signes à propos des prostituées strauss-kahniennes ; ou carltoniennes si l'on préfère. Je suis ravi à la perspective de passer huit jours sans blogs, ni internet, ni rien.


Dimanche 27 septembre

Cinq heures.– Notre voyage d'hier s'est déroulé sans incident notable et nous sommes arrivés à Saint-Augustin, lieu-dit Sarlat, peu après quatre heures. Le gîte est parfait, fort calme, et disposant d'une belle vue campagnarde et vallonnée sur ses arrières. Malgré tout, le voyage avait dû nous fatiguer excessivement, car quelques verres de riesling (crémant pour Catherine) suffirent à nous envoyer au lit dès avant huit heures…

– Aujourd'hui, promenade dans les environs les plus immédiats, qui a duré de dix heures à quatre heures à peu près. Nous avons commencé par le marché de Seilhac, qui a la bonne idée de se tenir le dimanche. À côté du marchand de fruits et légumes de modèle courant se tenait une dame dont l'âge doit être compris entre soixante-cinq et soixante-dix ans, mais je ne suis guère expert en ces matières. Elle tenait un minuscule étal, lequel ne comportait que deux cagettes de pommes de terre, quatre petites tomates et trois genre de laitues minuscules ; Catherine a raflé tout ce qui restait de ces deux derniers articles. À côté, derrière un étal encore plus petit, trônait une autre dame du même âge sensiblement, prénommée Lili, ainsi que nous l'apprit la personne qui, en face, vendait des plats cuisinés (la gentillesse et l'amabilité des gens d'ici ne cesse de stupéfier Catherine, trop habituée qu'elle est à nos Normands taciturnes et souvent mal élevés) ; cette Lili ne proposait rien d'autre que des crêpes, dont nous la délestâmes d'une demi-douzaine. Après quoi, et une halte à la boulangerie, nous reprîmes la route. Je ne détaillerai pas les lieux que nous avons vus, dans la mesure où ce genre de "rapport touristique" m'ennuie prodigieusement quand je les lis dans le journal des autres, y compris dans celui de Camus, bien qu'il soit sans doute l'un des plus intéressants dans ce domaine (et dans celui des portes d'hôtel qui claquent…). Tout ce que je puis dire est que, comme nombre de régions avoisinantes, la Corrèze semble toujours attendre l'invention des routes droites et plates, laquelle fera probablement faire un grand bond en avant à l'humanité locale.

– Demain, nous irons explorer un peu le plateau de Millevaches : que cette région soit aride et austère donne très envie de pousser par là nos investigations immobilières. Il est certain que ce n'est pas demain matin qu'on la verra infestée de … ni de …, encore moins de … Compte rendu demain soir.

– Après-demain, nous sommes attendus pour dîner chez Messire Étienne du Lonzac. Comme il habite à dix kilomètres d'ici et qu'il a insisté pour que nous restions dormir chez lui, je me demande s'il n'aurait pas vaguement l'idée de nous faire boire des choses alcoolisées : il s'agira d'être méfiant.


Mardi 29 septembre

Quatre heures et demie. – À peine étions-nous rentrés de notre journée de promenade – qui fut presque aussi radieuse que celle d'hier, d'un point de vue météorologique – que des trombes d'eau se sont abattues sur nos têtes, déclenchant, en tombant sur le toit de ce gîte, un bruit assez semblable à celui d'un avion de chasse passant à moyenne altitude. Si bien que, pour rentrer de chez Jacques Étienne ce soir, non seulement Catherine devra conduire de nuit sur une route qui n'est qu'une succession de virages, mais peut-être devra-t-elle le faire sous la pluie. Car, pour l'instant, ça continue à choir dru.

Tout-à-l'heure, entre Égletons et Sarran, nous nous sommes soudain trouvé face à un troupeau d'une quinzaine de vaches, qui galopait dans notre direction en occupant toute la largeur de la route. Je me suis évidemment arrêté, mais pas moyen de se ranger. Nous avons donc paisiblement attendu ce qui allait se produire. C'est très gros, une vache limousine, quand elle se trouve à cinq mètres de vous et qu'elle court dans la direction de votre calandre. Par chance, toutes ces dames en goguette ont habilement, et même élégamment évité Liselotte, l'une d'elle se contentant d'effleurer mon rétroviseur de son roux pelage. Sinon, Beaulieu-sur-Dordogne est une petite ville (ou un gros bourg, comme on voudra) qui nous a beaucoup plu, le long de la rivière dont elle arbore le nom. Et puis, je me disais qu'il serait amusant de venir solder nos jours là, alors que notre toute première maison, en 1992, était sise à Beaulieu-sur-Loire. Peut-être existe-t-il, dans l'hypothétique au-delà, un Beaulieu-sur-Géhenne qui nous attend déjà.

Collonges-la-Rouge, en revanche, est décidément un lieu à fuir, malgré l'attrait que cette petite cité a dû avoir par le passé, je veux dire avant de devenir une sorte de musée festif et malbouffesqueà ciel ouvert. Tout ce que l'on peut y voir, à part les inévitables pseudo-artistes tenant boutiques et les divers vendeurs faisant de même, ce sont des grappes de touristes hébétés, à l'image de ce que nous devions être nous-mêmes. Nous n'y avons guère passé plus d'une vingtaine de minutes.


Mercredi 30 septembre

Six heures. – Soirée fort agréable, hier, dans la maison que Jacques Étienne a décidé de transformer en un palace, de ses industrieuses mains ; si ce n'est la crainte vague qui me saisissait, à chaque déplacement intra muros de me voir passer à travers le plancher vermoulu pour aller m'abîmer à la cave. Nous fûmes, je trouve, très raisonnables quant à notre consommation d'alcool, et la soirée se termina vers onze heures, moment où Catherine, qui avait charge de ramener Liselotte, a donné le signal du départ.

– Aujourd'hui, petite journée tranquille. Ce matin, quelques emplettes au village et, cet après-midi, grimpette automobile au sommet du Suc au May (je ne saurai jamais comment écrire ce nom étrange), mont d'un peu moins de mille mètres et pourvu d'une table d'orientation, l'une des grandes passions de ma mère. Malheureusement, le temps, bien qu'impavidement ensoleillé, restreignait le panorama par une légère brume dans les lointains. Repassés ensuite par Treignac, petite ville construite sur les deux pentes de la Vézère, unies par un charmant et modeste pont du XIIe siècle, dans laquelle on envisagerait bien de venir terminer ses jours.

– Demain, nous allons visiter deux maisons, la première au Lonzac, fief de Messire Étienne, la seconde à Uzerches, que nous profiterons pour visiter et nous y restaurer (phrase hautement bancale). Je pense que nous terminerons notre séjour, vendredi, par une visite de ce qui se peut encore admirer à Brive, en essayant de ne pas voir le reste tout autour.

Octobre 2015

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ADIEU CORRÈZE








Jeudi 1er octobre

Cinq heures. – Visite de deux maisons à vendre, ce matin ; la première au Lonzac, la seconde à Uzerches. Les deux très bien, habitables immédiatement, avec beau paysage campagnard côté jardin. La deuxième, celle d'Uzerches était nettement plus spacieuse et plus cossue, notamment grâce aux matériaux de construction, intérieure comme extérieure, et à son salon “cathédrale” ; mais, justement, Catherine l'a décrétée trop grande : elle ne “s'y voyait pas” (elle considérait aussi la chose sous l'angle “ménage à faire”…). La première n'a qu'un grave défaut, proche d'être rédhibitoire, et c'est d'être située au Lonzac, non à cause du voisinage de Messire Étienne, mais parce qu'il s'agit d'un village dénué de tout charme, s'étirant interminablement le long de la route et pratiquement dépourvu de commerces, d'après ce que nous en avons vu en tout cas. C'est dommage car la maison aurait été parfaite pour nous. Mais enfin, de toute façon, il n'est pas question d'acheter quoi que ce soit avant que 1) je sois à la retraite et 2) que soit vendue notre maison du Plessis, ce qui doit repousser l'achat à un an et demi au strict minimum, et plutôt même deux ans – ce qui m'arrange plutôt, n'ayant pour l'instant qu'une envie fort modérée de déménager de là où nous sommes, contrairement à Catherine.

– Demain, nous irons jeter un coup d'œil à Brive, puis rentrerons assez tôt ici, afin de préparer ce qui peut l'être des bagages, en prévision du retour, samedi.

– Depuis que nous sommes ici, je lis évidemment moins qu'à la maison. J'alterne les Mémoires de La Rochefoucauld et Les Célibataires de Montherlant, auteur dont j'avoue, à ma grande honte, que je ne l'avais jamais lu. J'ai aussi parcouru quelques dizaines de pages du livre emporté par Catherine (en plus de l'Histoire de la Rome antique de Jerphanion) : une étude publiée par les Belles Lettres à propos des pèlerins de Compostelle au Moyen Âge, dont je reparlerai probablement quand je l'aurai vraiment lu.


Vendredi 2 octobre

Quatre heures et demie. – Hier soir, cependant que nous prenions l'apéritif, et peut-être sous l'influence de celui-ci (toi, le sédentaire farouche, dis-toi bien que l'alcool est ton ami !), Catherine a brusquement renoncé à toute idée de déménagement ; ce, pour ma plus grande joie. Jusqu'à plus ample informé, ou nouveau coup de barre imprévisible, nous allons donc rester normands, ce qui me convient à merveille.

– Aujourd'hui, dernière journée corrézienne, nous nous sommes tout de même décidés à aller voir de quoi Brive a l'air. La vieille ville est charmante, et possède l'essentielle qualité, à mes yeux, d'être fort peu étendue. On y trouve en outre un restaurant que je recommanderais chaleureusement à toute personne se proposant de prendre un repas dans la ville. Il s'appelle le Bistrot Chambon ; j'y ai déjeuné d'une salade d'encornets au chorizo, poivron confit et piment d'Espelette, puis d'un pied de porc désossé servi avec une simple purée de pommes de terre, deux plats parfaits ; et une gentillesse toute corrézienne dans le service. À la suite de quoi, nous sommes allés prendre le café au château qui vit les épousailles de Colette et d'Henri de Jouvenel, avant d'aller visiter, un kilomètre plus loin, les curieux Jardins de Colette ; curieux parce que composites, chaque partie du domaine représentant, par sa végétation, l'une ou l'autre des régions ayant compté dans la vie de l'écrivain : Puisaye, Franche-Comté, Bretagne, etc. À la boutique, après avoir avoué à Catherine que je n'avais jamais lu une ligne de Colette, j'ai acheté Claudine à l'école et Sido.

Demain, départ vers neuf heures pour la Normandie.


Samedi 3 octobre

Cinq heures.– Le trajet de retour à la maison s'est fait pratiquement sans y penser, et à deux heures et demie, partis à huit heures ce matin, nous étions arrivés. Après une semaine sous un soleil imperturbable, nous avons quitté la Corrèze par la pluie, mais retrouvé le beau temps dès Limoges. Et, ici, il fait une température presque estivale – estivale pour la Normandie, s'entend. Aucune mauvaise nouvelle ne nous attendait dans la boîte aux lettres, ce qui n'est pas si fréquent lorsqu'on rentre de vacances, ai-je cru pouvoir constater. En revanche, les deux chats, qui ont passé la semaine dehors et au sous-sol, se sont précipités pour nous accueillir dès qu'ils nous ont vus ou entendus. Bref, le retour à une vie normale et souhaitable s'est effectué sans le moindre incident, et je suis bien aise d'en avoir fini avec cette pantalonnade vacancière.

J'ai publié le journal d'août et commandé deux romans : un de Montherlant, un autre d'Aragon.


Dimanche 4 octobre

Sept heures dix. – Journée assez peu active, et même pas du tout, puisque c'est Catherine qui, ce matin, s'est chargée des petites courses indispensables de retour de vacances. Pour ma part, je n'ai rien fait d'autre que lire, alternant Colette (Claudine à l'école) et Procope de Césarée (Histoire des Goths) : passer de l'un à l'autre était d'un effet curieux.

– J'ai oublié de noter hier que Gabriel m'avait envoyé mon travail de lundi dès vendredi : six mille signes sur Signoret, pour le trentième anniversaire de sa mort (30 septembre : mes chefs se sont réveillés en retard). Je ferai ça demain, puisque je ne pouvais pas obtenir l'indispensable documentation aujourd'hui ; de toute façon, je n'avais aucune envie de travailler.

– Nous sommes, bien évidemment, repassés en mode “eau minérale”, après cette semaine quotidiennement rieslinguée.

– Depuis quatre ou cinq jours, je pense de plus en plus fréquemment à Pot-Bouille ; les choses commencent à se dessiner un peu, des personnages émergent du brouillard, mais encore bien flous et incertains. J'ai plus ou moins pris la décision de me mettre au travail (mais pas forcément à l'écriture, on verra comment les choses s'arrangent) après le retour à l'heure d'hiver, moment de l'année qui m'est presque toujours propice, au moins moralement.


Lundi 5 octobre

Sept heures dix. – La pluie a commencé à tomber vers midi (quand je suis sorti pour aller chercher du pain…) et n'a plus arrêté depuis : on voit que les vacances sont terminées. Elles le sont tellement que j'ai écrit aujourd'hui près de sept mille signes sur cette vieille stalinienne millionnaire de Signoret, et que je ferai mon retour demain à Levallois. Mais je risque fort de me retrouver aussi vite en “vacances” – c'est-à-dire en travail à domicile –, Philippe B. m'ayant tout à l'heure envoyé un mail pour me dire que le prochain hors-série de FD, consacré à Delon, était d'ores et déjà sur son rail, ou, si l'on préfère, sur sa rampe de lancement.

Sinon, j'ai poursuivi la lecture, fort agréable et délicieusement perverse, de Claudine à l'école. De là à commander les autres volumes de la série, j'hésite encore un peu…


Mercredi 7 octobre

Sept heures.–  Petit pas de deux assez ridicule avec mes différents livreurs de livres (pas pu faire autrement, désolé…) Ce matin, un mail de Chronopost m'annonçant que mon colis… (là, une interminable suite de lettres et de chiffres alternés au petit bonheur) … me serait livré entre 9 h 35 et 11 h 05. À trois heures de l'après-midi, comme aucune camionnette ne s'était arrêtée devant le portail, je me suis décidé à tondre le jardin ; bien m'en prit : à peine avais-je fini de ratiboiser le dernier carré que l'ondée cheyait. (Je sais que le verbe “choir” n'admet pas d'imparfait de l'indicatif, mais il me plaît, à moi, de lui en donner un ; au moins pour ce soir.) L'âme apaisée et les muscles endoloris, je reviens devant cet ordinateur, et c'est alors que le téléphone sonne : message enregistré de Chronopost m'informant que son livreur n'a pas été en mesure de me remettre mon colis (tu parles : ni Catherine ni moi n'avons bougé d'ici, et Bergotte aboie comme une damnée dès que quelque véhicule s'arrête devant chez nous, ou seulement fait mine), que je dois me rendre sur “chronopost point fr”, y entrer un code long comme le bras, puis un mot de passe à six chiffres, afin de convenir d'un nouveau rendez-vous. Je fixe celui-ci à demain, en maugréant car, la biographie de Delon que j'attendais aujourd'hui, je comptais travailler dessus demain midi, durant l'heure et demie que je vais très probablement passer dans la salle d'attente du gastro-entérologue lovérien qui m'a donné rendez-vous il y a trois semaines. Sur ce, je regagne le salon afin d'y poursuivre ma lecture des Jeunes Filles de Montherlant (terminées ce soir, juste avant le dîner). Aboi de Bergotte, déboîtement des cervicales chez votre serviteur en direction du portail : une camionnette blanche est garée devant. J'y cours, frétillant, et reçois des mains du livreur, arrondi et de taille modeste, un paquet Amazon. Je m'étonne de le voir déjà, vu que je viens de prendre rendez-vous pour demain suite au pataquès de ce matin. Il m'informe alors que non, lui, il “est” UPS, et que mon rendez-vous manqué ce devait être avec Chronopost, parce que « Chronopost c'est vraiment de la merde ! » Là-dessus, il ajoute que je pourrais peut-être voir la concurrence arriver plus tôt que prévu, mais que je ne dois pas trop compter dessus tout de même : « Je viens de le croiser à Pacy, le gars de Chronopost. C'est un black, il a l'air de planer à quinze mille… » On se quitte bons amis, unis par une complicité goguenarde. L'histoire se termine bien puisque, dans le colis acheminé par UPS, se trouvait la biographie delonienne, que je pourrai donc emporter demain à Louviers. Quant au paquet chronoposté, nul ne sait quand il arrivera, ni même ce qu'il contient.


Jeudi 8 octobre

Six heures et demie.– Journée partiellement médicale, donc. Par chance, le médecin avec qui j'avais rendez-vous n'avait qu'une vingtaine de minutes de retard ; et, comme j'avais emporté la biographie de Delon ainsi qu'un stabilo jaune, j'ai pu profiter de ce temps de latence pour travailler dans la salle d'attente, comme prévu. Ainsi que je le pensais bien, l'homme de la faculté m'a prescrit un examen que je nommerai trouducuscopie, ne sachant jamais comment s'écrit son nom exact, dont j'ai d'ailleurs toujours un certain mal à me souvenir ; bref, il va s'agir d'explorer un peu l'agencement de mon petit intérieur arrière : ce sera fait vendredi prochain. En attendant, nouvelle journée clinique demain, puisque, outre mon entretien pré-opératoire avec l'anesthésiste, il faut aussi que j'accompagne Catherine à son propre rendez-vous matinal (c'est délicieux, la vieillesse !) et que j'aille la rechercher en milieu d'après-midi. Sur quoi, nous prendrons un apéritif doublement de circonstance.

– Doublement parce que, tout-à-l'heure, coup de fil de Brice, de FD, pour m'informer que, selon toute probabilité, la branche presse de Lagardère allait de nouveau se séparer par la vente d'un certain nombre de ses journaux, dont FD. Excellente nouvelle pour moi, si elle se confirme, puisqu'elle va me permettre de faire jouer la “clause de cession” et de récupérer ainsi une assez coquette somme, à la veille de ma retraite. Retraite qui, du reste, s'appellera probablement chômage dans un premier temps, mais peu me chaut le nom que prendra mon inactivité.


Samedi 10 octobre

Sept heures dix.– Il y a quelques semaines, parce que nous venions de revoir l'adaptation cinématographique du Jules César de Shakespeare par Mankiewicz, j'ai suggéré à Catherine qu'elle devrait lire le livre que René Girard a consacré à ce même Shakespeare, tout au moins les chapitres concernant la pièce en question. Devant son acquiescement, je suis venu ici, dans la Case, chercher le volume en question. Évidemment, comme le veut la tradition quand on cherche un livre précis, il avait proprement disparu ; ainsi d'ailleurs qu'un autre Girard, Critique dans un souterrain. J'ai d'abord pensé que j'avais pu prêter ces deux volumes à Messire Étienne, lors de son dernier passage ici : il m'a assuré qu'il n'en était rien. Du coup, je me demande si ce ne serait pas plutôt à Matthieu Woland et à sa compagne, mais je n'ai pas encore pris le temps de le lui demander. Alors, comme j'avais moi-même bien envie de relire ces chapitres “césariens”, j'ai tout bonnement racheté le livre, qui est arrivé ce matin et dans la lecture duquel je me suis aussitôt replongé. En principe, la tradition dont je parlais plus haut veut que, lorsqu'un livre est finalement racheté, le premier fasse sa réapparition dans les jours ou semaines qui suivent : on verra.


Dimanche 11 octobre

Sept heures et quart.– J'ai sué comme cent mille nègres pour m'arracher douze mille signes à propos de l'enfance et la jeunesse de Delon. Et pour un résultat évidemment correct, mais vraiment sans plus. Cela m'arrive quelquefois, heureusement fort peu souvent. Dans ces cas-là, je le sais dès la première phrase écrite : la seconde ne s'enchaîne pas d'elle-même, il faut que j'y réfléchisse, que j'aille la chercher ; la troisième pareille, puis celle d'après, et ainsi de suite jusqu'à la fin. À l'arrivée, j'ai pondu un texte qui passera aisément la barre de la relecture par les gradés de la Kommandantur, mais qui ne présente vraiment aucune qualité particulière, qui n'a pas d'élan, pas vraiment d'unité, qui se contente de suivre timidement et scolairement l'ordre chronologique, etc. Lorsque le phénomène se produit, il me laisse généralement d'une humeur assez maussade, que je m'efforce de dissimuler à Catherine, sans jamais y parvenir.

– Heureusement, le livre de Girard sur Shakespeare est toujours aussi étonnant.


Mardi 13 octobre

Sept heures et quart.– Décidément, Delon ne me porte pas chance. Je suis parti, en fin de matinée, sur le second des trois articles que je dois écrire, celui sur les enfants de la star, avec l'idée bien arrêtée qu'on m'en demandait six mille signes. Dès le départ, je trouvais ça fort chiche et, malgré tous mes efforts pour concentrer au maximum, j'ai terminé le papier à huit mille. C'est juste après que j'ai constaté mon erreur : on en voulait en réalité dix mille. Il m'a donc fallu faire du rapiéçage, dont je crois, après relecture non complaisante, que les coutures ne se voient pas. Cela dit, je ne suis guère enclin à faire des efforts considérables, pour ce hors-série dont je reste persuadé que, contrairement aux trois précédents, “destins brisés”, il ne se vendra pas ; pour la raison que les gens n'aiment pas Delon, ne le trouvent pas sympathique.

– J'ai fini ce matin le Girard sur Shakespeare, puis terminé cet après-midi Pitié pour les femmes de Montherlant, avant de commencer, mais de quelques pages seulement avant la soupe, le second volume des Claudine de Colette. Ce panachage Colette/Montherlant me convient très bien ; je me demande ce qu'en auraient pensé les intéressés.


Jeudi 15 octobre

Sept heures vingt.– Je me demande bien pourquoi je viens de prendre la peine de manger (légèrement, cela dit), dans la mesure où, d'ici une demi-heure environ, je vais devoir avaler un litre de produit plus un litre d'eau claire, lesquels – surtout le premier – vont avoir pour effet de me vider l'estomac et tout ce qui sépare celui-ci de mon trou du cul. Disons que c'est une sorte de ruse destinée aux zones digestives de mon cerveau : lui faire croire qu'il n'a plus faim. Il faudra que je me livre au même cérémonial demain matin ; ensuite, en route pour la clinique Bergouignan d'Évreux, où m'attendra le gastro-entérologue, rebaptisé par moi : le moniteur de la colo. Entré vers onze heures, je devrais en sortir entre deux et trois heures de l'après-midi. Ce qui méritera bien un petit apéritif vespéral.

– Je continue à lire Colette (Claudine en ménage), avec beaucoup de plaisir.


Vendredi 16 octobre

Trois heures et demie. – La coloscopie est derrière nous, si je puis dire. Sur le plan pratique, tout s'est très bien déroulé. Je devais être à la clinique à onze heures pour un examen à midi. À midi moins cinq on est venu me chercher dans ma chambre (individuelle, comme demandé) et, à midi pile, l'anesthésiste plantait son aiguille dans ma veine pour m'injecter son petit cocktail morphéique. Je me suis réveillé vingt à vingt-cinq minutes plus tard, alors que l'examen était toujours en cours, ce qui m'a permis, sur l'écran latéral, de faire connaissance avec mon administration intérieure.  À une heure j'étais de retour dans la chambre et, une grosse heure plus tard, Catherine et moi reprenions la route du Plessis.

Sur le plan médical, c'est encore mieux, puisque je devrai subir une nouvelle “colo” de contrôle dans cinq ans seulement, ce qui signifie que je n'avais et n'ai rien du tout, hors deux ou trois micro-polypes que l'homme de l'art zigouilla au passage.


Lundi 19 octobre

Sept heures vingt.– Relisant, avant publication, mon journal de septembre, je suis tombé, à la date du 24, sur ceci :

« J'ai l'impression que, sans le moindre motif soutenable par la raison, puisqu'elle n'est pas plus médecin que moi, elle [Catherine] pense que son cas est bénin mais que, moi, la bête immonde est déjà logée au coude de mon sigmoïde (si le sigmoïde présente un coude : c'est une image). C'est d'ailleurs très possible : je trouverais normal d'avoir un cancer de ces régions, dans la mesure où, au final, c'est de ça que mon père est mort. Étant un bon fils, n'est-ce pas… »

Eh bien, vendredi soir, lors de l'apéritif que nous prîmes, elle m'a spontanément avoué que c'est exactement ce qu'elle pensait en effet. Et que si, pour elle, elle était allée à l'examen tout à fait sereine, elle était très inquiète en ce qui concerne les miens, de résultats. Elle a donc été fort soulagée d'apprendre que je n'avais rien du tout ; beaucoup plus que moi qui suis allé “à la colo” sans inquiétudes particulières, ou bien avec un fatalisme de brahmane.

– Je ne sais ce qui m'a pris, hier, de rouvrir La Violence et le Sacré. C'est en tout cas un sacré livre, même si c'est loin d'être mon préféré de Girard, dans la mesure où c'est le plus ethnologisant, et que l'ethnologie ne m'a jamais beaucoup passionné.

– En ayant terminé hier avec mes divers articles pour le hors-série consacré à Delon, j'espérais vaguement que mes chefs, aujourd'hui, allaient me laisser souffler un peu en attendant la reprise de demain ; pas du tout : il m'a fallu enterrer Danièle Delorme en sept mille signes.


Mardi 20 octobre

Sept heures.– Journée levalloisienne (enfin : d'onze heures du matin à deux de l'après-midi, as usual…). Ambiance bizarre, à la rédaction de FD, en raison de la quasi certitude où est désormais tout le monde que le journal va être incessamment vendu ; mais, or cela, le reste n'est qu'une forêt de points d'interrogation : à qui ? quand ? dans quelles conditions ? Etc. Et chacun, plus ou moins, de se demander ce qu'il choisira de l'alternative, entre rester à bord ou débarquer muni de ses indemnités légales. Je suis peut-être bien le seul pour qui la réponse va de soi : ce sera la clause de cession, les indemnités et le départ sans retour. Ma seule inquiétude c'est que la vente finalement se se fasse point. Pour les autres, évidemment, l'affaire est plus délicate. J'en parlais avec N., dont je m'étonnais qu'elle pût hésiter, vu qu'elle n'a que trois ans de moins que moi et grosso modo 20 ans de présence. Mais c'est, me disait-elle, qu'elle n'a commencé à travailler, ce qui s'appelle travailler, que très tard dans sa vie ; et que, du coup, lui manque un certain nombre de ces fameux trimestres qui ouvrent droit à une retraite pleine et entière. Comme, d'un autre côté, elle est à peu près assurée de ne jamais retrouver un autre emploi…


Jeudi 22 octobre

Sept heures et demie. – J'ai de plus en plus de mal à me mettre au travail après déjeuner, tant mes après-midi sont désormais somnolents, ce qui me désole (je me désole d'être somnolent, pas de ne pas pouvoir travailler…). J'y parviens si obligation il y a, le mardi par exemple, mais cela me coûte vraiment beaucoup. C'est ainsi que, recevant commande de cinq mille signes à propos de cette pauvre Céline Dion peu avant deux heures, j'ai immédiatement remis ce pensum à demain matin. Naturellement, demain, en ouvrant les yeux, ma première occupation va être de me traiter de tous les noms pour ne pas m'en être débarrassé aujourd'hui.

– Commencé deux nouveaux livres : Les Décombres de Rebatet, dont j'ai un peu parlé sur le blog, ainsi que Les Fous du roi, roman de Robert Penn Warren, dont j'avoue que j'ignorais l'existence jusqu'à ce que, à l'issue de notre déjeuner d'il y a quelques semaines, Caroline Noirot m'offre ce roman que venaient de publier Les Belles Lettres. J'en ai lu une grosse centaine de pages, qui sont remarquables pour plusieurs raisons sur lesquelles je reviendrai quand le livre sera terminé. (Je sais : je dis cela souvent et, sauf exception, je ne reviens jamais sur les livres en question.) Je ne sais si c'est à cause d'une bouffée de mégalomanie, mais il m'a semblé repérer quelques points de contact entre ce roman et le mien ; je ne saurais être plus précis pour l'instant : impression trop diffuse.


Vendredi 23 octobre

Sept heures et demie.– Le roman de Penn Warren me séduit de plus en plus, notamment par la façon dont il enroule le temps, imbriquant le passé dans le passé, puis du plus-que-passé dans ce passé, revenant à un présent déjà évoqué, mais de manière subtilement différente, etc., sans que le lecteur ne voie nettement les “soudures”, mais sans qu'il soit jamais perdu non plus. De plus, les récits dans le récit, le passage d'un narrateur à un autre (puis, parfois, à plus de narrateur du tout) donnent l'impression excitante qu'un grand puzzle est en train de se former sous nos yeux, dont on ne connaîtra vraiment le motif qu'à la dernière page (et encore, on n'en est pas tout à fait sûr…)

(J'ai tout de même distrait une heure de mon temps, en fin de matinée, pour “exécuter” Céline Dion.)


Samedi 24 octobre

Huit heures.– Journée plus “productive” que je ne l'aurais cru, ce matin, au réveil. Non seulement j'ai déroulé les cinq mille signes que je dois rendre lundi matin à propos de William Sheller et Barbara (interview du premier dans le Nouvel Observateur), mais j'ai en outre eu le courage de tondre le jardin – tonte dont j'espère qu'elle sera l'avant-dernière de la saison.

En dehors de ça, j'ai lu le livre que Michel Leter vient de faire paraître aux Belles Lettres et qui s'intitule Tout est culture, volume accompagné d'une aimable dédicace, probablement due à ce que j'avais pu dire, sur le blog, du tome premier de son travail remarquable sur le Capital de Marx. Il s'agit de chroniques déjà anciennes (1989 – 1999), sur des thèmes apparemment divers, mais en fait rigoureusement articulés entre eux. L'auteur y fait preuve d'une érudition que mes confrères gazetiers qualifieraient automatiquement de sans faille, s'il leur prenait l'idée d'ouvrir, et de lire, un tel livre. Leter s'en prend à Malraux – ce qui n'est pas très difficile, je crois –, puis à Voltaire, ce qui demande déjà plus de culture et de doigté. Voltaire lui permet d'aborder le thème périlleux de l'islam, dont il paraît avoir une connaissance réelle et profonde, ce qui change agréablement des imprécations des uns et des sentences bénisseuses des autres. J'ai failli oublier de dire que la première partie du livre, consacrée à cette saloperie modernœuse qu'est le culturel, s'intitule Disneylang : un homme qui peut ramasser et organiser autant d'idées en un mot si justement trouvé mérite assurément d'être lu – et c'est ce que j'ai fait.


Lundi 26 octobre

Sept heures dix.– Saloperie de bouton qui, comme régulièrement, est venu se loger sous mon aisselle gauche (c'est parfois sous la droite : il n'est pas sectaire), qui m'a réveillé quinze fois cette nuit (chaque fois que je bougeais, je suppose), m'a fait un mal de chien toute la journée et, ce soir, me colle une légère fièvre. Et je m'étonne, comme à chaque survenue, de ce génie boutonnier qui le pousse à toujours venir s'implanter dans les endroits du corps où il sait qu'il sera le plus pénible (car il le sait : qu'on n'essaie pas de me raconter d'histoires !).

Cela ne m'a pas empêché de lire, d'autant plus et mieux que FD ne m'a pas envoyé le moindre travail à faire. J'ai ainsi terminé Les Fous du roi, roman remarquable, d'une grande richesse, dont j'ai tiré un billet qui m'a valu, jusqu'ici, un commentaire. Je suis ensuite passé aux Lépreuses, le dernier volet de la tétralogie consacrée aux Jeunes Filles. Au moins durant les premières dizaines de pages, Montherlant a bien souffert de la comparaison avec Warren.

– Dieu que j'aurais fait un piètre critique littéraire ! Je m'en rends compte chaque fois que j'essaie de parler un peu sérieusement d'un livre que j'ai aimé, et encore à midi avec le roman de l'Américain. C'est toujours la même chose : je commence avec des tas d'idées en tête (enfin, des tas : disons cinq…), les paragraphes s'articulent et s'agencent à peu près correctement. Soudain, lorsque je suis dessus depuis une demi-heure, quarante-cinq minutes à la rigueur, j'en ai brusquement assez et, m'arrêtant là où j'en suis, je bâcle une phrase de chute, et passez muscade. Il m'arrive, un peu péteux, d'affirmer que je reviendrai sur ce même livre dans les jours à venir ; en sachant pertinemment que je n'en fais jamais rien.

– Demain, demi-journée levalloisienne.


Mardi 27 octobre

Sept heures et demie.– Je commence à discerner l'arc qui va sous-tendre Pot-Bouille. Puisque, voilà un mois à peu près, j'ai écrit les dix premières lignes, dans lesquelles on voyait un policier venant vérifier qu'un camion de déménagement était bien stationné devant le 42 de la rue des Juifs, il va falloir que le nouvel arrivant produise un effet d'abord délétère sur cette petite communauté, détruisant les équilibres, révélant les faux semblants ; puis un effet polarisant positif. Enfin, retournement et expulsion de “l'intrus” – Retour au calme dans la communauté, mais avec une inquiétude sourde qui subsiste : les “exilés” sentent que le prochain exode pourrait être proche.

– Journée fort pénible, sinon. D'abord en raison de cette douleur sous le bras gauche qui ne me quitte pas, avec la légère fièvre qui l'accompagne, ensuite à cause du travail le plus pénible qui soit, à FD, qui m'est aujourd'hui tombé dessus : trois doubles pages différentes, faites uniquement de petits textes sans le moindre intérêt, de trois à cinq cents signes chaque, qu'il faut aligner les uns derrière les autres, sans interruption, tel un prolo à sa chaîne de montage. Il n'est pas huit heures et je rêve à mon lit comme un chien à son os.


Jeudi 29 octobre

Sept heures.– Hormis les trois quarts d'heure passés, en début d'après-midi, à écrire cinq mille signes à propos du pitre Dany Boon, ma journée a été exclusivement consacrée aux Bêtises de Jacques Laurent, roman qui rappelle Les Corps tranquilles, par ses côtés méandreux et nonchalants, mais très différents par d'autres aspects, notamment par la façon dont semblent s'imbriquer les quatre parties (je dis semblent car je ne suis pas encore parvenu au bout de la deuxième…). J'y reviendrai (formule rituelle) quand je l'aurai lu entièrement.

J'ai aussi publié, ce matin, le mois de septembre du journal.

– Je sens que Catherine se retient, chaque jour ou presque, de me demander si j'ai commencé à écrire Pot-Bouille. (Elle fait d'ailleurs bien de se retenir car la question m'agace.) Non, je n'ai pas commencé, et je n'ai pas l'impression que je m'y mettrai demain. Bien sûr, le canevas paraît vouloir prendre figure (voir la note d'avant-hier), mais enfin, dans cette trame, les trous sont encore beaucoup plus nombreux que les fils. Qui est le personnage qui emménage au chapitre premier ? Je n'en sais rien. Quel effet va-t-il produire sur les locataires du 42 (que je connais à peine mieux) ? Je l'ignore. Sous quelle(s) forme(s) la crise va-t-elle se nouer ? Aucune idée. Etc. À certains moments, je me dis que je n'ai qu'à me lancer et voir ce qui se produit. Mais l'hypothèse la plus probable, dans ce cas, est qu'il ne se produira rien du tout, et que cela risque de me décourager de mon sujet. Ces derniers temps, la seule chose concrète que j'ai faite a été d'acheter un paquet de cent fiches Bristol Exacompta afin d'en consacrer une (ou plusieurs) à chaque locataire. C'était la semaine dernière, je n'ai pas ouvert le paquet depuis : à ce rythme, Catherine n'est pas près de lire le premier chapitre.


Vendredi 30 octobre

Sept heures dix. – Tout comme mercredi, mes Puissances tutélaires ont oublié mon existence ou, du moins, n'ont pas eu besoin qu'elle se manifestât : aucun travail pour FD, donc, ce dont je ne me suis pas plaint, ayant passé l'essentiel de la journée à flotter entre deux somnolences ; ma lecture des Bêtises s'en est un peu ressentie, ce qui ne m'a pas empêché de commander Les Sous-Ensembles flous, du même Laurent.

– Demain, vers onze heures, nous irons à la gare de Vernon pour y accueillir l'Héritière, fille d'Emma et de Pluton, qui restera avec nous jusqu'à dimanche soir. De Vernon, nous filerons directement sur Jumièges, où j'ai réservé une table à l'Auberge des ruines. Ensuite, évidemment, visite des dites ruines, puis retour ici, pour un dîner sur lequel Catherine s'est affairée une partie de l'après-midi.

Novembre 2015

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LA MAISON DE CORRECTIONS









Dimanche 1er novembre

Huit heures.– Week-end fort agréable avec l'Héritière (fille de Pluton et Emma, je le rappelle pour les distraits). Jeune femme médecin, comme papa et maman, mais qui a décidé de s'occuper des dingues : je ne l'envie pas, moi à qui les dysfonctionnements mentaux ont toujours collé une venette biblique. Néanmoins, quand Alzheimer aura fait que je me serai promené deux ou trois fois complètement à poil dans les rues du Plessis, je serai peut-être content que des gens comme elle existent.

Nous sommes donc allés, hier, la récupérer à Vernon, au train de Paris qui était scrupuleusement à l'heure, avant de mettre le cap sur Jumièges, avec traversée de la Seine par le bac. Le restaurant (Auberge des ruines) était aussi bon que dans notre souvenir, à Catherine et à moi, du jour où nous y avions entraîné Marchenoir, voilà deux ans (à peu près). Quant aux ruines elles-mêmes, elles resplendissaient sous le soleil, ce qui ne les empêchaient pas d'exhaler, pour moi, une tristesse persistante : l'impression de contempler l'Europe d'aujourd'hui depuis notre futur de plus en plus immédiat.

La soirée fut raisonnablement alcoolisée (de mon point de vue…), l'Héritière y tint sa partie, Catherine réalisa un sans-faute culinaire, et moi un sans-faute œnologique. Pour aujourd'hui, je me suis un peu désintéressé de l'aspect mondain de l'existence, laissant les deux femmes vivre leur vie sans moi ; moi qui avais reçu hier un autre roman de Robert Penn Warren (Un endroit où aller), dont j'ai lu une centaine de pages.

Catherine ayant raccompagné notre hôte à la gare de Vernon peu après six heures, je me suis cru autorisé à déboucher la bouteille de chablis qui avait échappé à notre sage orgie d'hier.

Pot Bouille semble être en train de me happer, depuis quelques jours ; des lambeaux de choses voudraient se mettre en place, en particulier, depuis hier soir, la “scène primordiale” entre Colin F. (25 ans, je pense) et Clara (15 ou 16 ans, ou 17, la fille de la “digital mother” de l'immeuble “des pauvres”), qui a eu lieu durant une fête de l'escalier. J'ai aussi décidé que le petit frère de cette Clara (10 ou 11 ans ?) s'appellerait Léo. Il est une sorte d'électron libre, presque toujours muet, l'œil témoin, celui qui se promène partout, d'un immeuble à l'autre, etc.


Lundi 2 novembre

Sept heures et quart.– Hier soir, cependant que nous tentions (moi en tout cas) de suivre un film particulièrement idiot, avec Travolta, je dis à Catherine : « Il me semble qu'il y a longtemps que je ne suis pas allé chez les Desgranges : il va falloir que je m'invite à déjeuner. » Et, il y a dix minutes, mail de Michel, se plaignant plus ou moins de n'avoir pas de mes nouvelles (mais que pourrais-je bien lui raconter d'intéressant ?), ni ma visite. Je viens de lui répondre, en lui proposant de débouler samedi prochain.

– Journée paisible, FD ne m'ayant demandé qu'un court article d'à peine deux mille cinq cents signes, qui furent écrits avant que j'aie le temps de m'en rendre compte, pratiquement d'eux-mêmes. Le reste du temps, j'ai poursuivi, avec bonheur, ma lecture d'Un endroit où aller, de Penn Warren.

– Demain, FD.


Mardi 3 novembre

Sept heures et quart.– Journée levalloisienne, donc rien à noter ici. Si ce n'est qu'Adeline Blondieau a perdu son procès en diffamation contre Johnny Hallyday, mais tout le monde s'en fout.


Jeudi 5 novembre.

Sept heures vingt. – Très frappé, ce matin, par l'annonce de la mort de René Girard, survenue hier. Bien sûr, on ne peut pas parler de surprise, dans la mesure où il allait avoir 92 ans le mois prochain. Je crois que le choc vient essentiellement de la brutale fermeture sur elle-même d'une œuvre aussi riche et, à mon sens, importante ; la certitude que, désormais, on ne lira plus jamais un nouveau livre de René Girard. Dès que je l'ai su, j'ai publié une photo de lui sur le blog, en précisant que j'y reviendrais dans un avenir proche, et sans rien dire d'autre. Mais vu la teneur de quelques-uns des commentaires qui sont arrivés depuis, je sens un certain découragement me saisir, principalement ceux de M. Arié qui, en dépit d'une intelligence qu'il tient lui-même en très haute estime, n'a visiblement rien compris à ce qu'il a lu, puisqu'il prête à Girard des opinions radicalement contraires à celles qu'il a (qu'il avait…) en réalité. Pour qu'on comprenne ce que je veux dire, je mets ici son deuxième commentaire, suivi de ma réponse :

« À mon (humble) avis, il y aura le Girard du Bouc émissaire, qui restera, parce que, là, il a vraiment découvert quelque chose; et celui du "Avec le christianisme, tout ça, c'est fini", qui s'est vraiment planté (parce que si c'était vrai, depuis 20 siècles, on s'en serait aperçu...)

Il me semble d'ailleurs (mais je n'ai pas tout lu, ni compris tout ce que j'ai lu) qu'il y a une grande contradiction, chez Girard : il met bien le doigt sur le fait que le phénomène du bouc émissaire ne peut fonctionner que si la collectivité qui se soude autour de ce crime sait qu'il est en réalité innocent ( parce que s'il n'est pas innocent, ce n'est plus un crime, c'est une punition normale relevant de la justice), et le fait que le christianisme est le premier à proclamer l'innocence du bouc émissaire, innocence qui fait partie de sa définition. »

« En effet, vous semblez, sauf votre respect, n'y avoir rien compris. Girard dit très exactement le contraire de vous : le bouc émissaire ne peut exercer son action bienfaisante que si tout le monde, y compris lui-même souvent (cfŒdipe), est persuadé de sa culpabilité ! Girard résume bien cela en une phrase : « Avoir un bouc émissaire, c'est ne pas savoir qu'on l'a. »

Il s'ensuit que le judéo-christianisme (et non le christianisme seul) joue bien un rôle de dévoilement du mécanisme, en faisant ressortir l'innocence de la victime. Les premiers exemples de dévoilement du mécanisme sont bien vétéro-testamentaires (Joseph, Job, en particulier), mais ce sont évidemment les textes néo-testamentaires et les paroles du Christ qui achèvent la mise en lumière du phénomène (lapidation de la femme adultère, démons de Gerasa, reniement de Pierre, etc., etc. Et, bien entendu, clé de voûte absolue, la crucifixion).

C'est ce dévoilement judéo-chrétien qui nous permet de repérer les phénomènes modernes de boucs émissaires. Mais c'est aussi lui qui les rend désormais inefficaces et conduit à leur multiplication. »

– Je crois n'avoir pas dit ici que, voilà deux jours, j'ai raccroché les deux cabanes à graines au cerisier. Comme chaque année, ce sont les mésanges qui sont arrivées les premières, mais en petit nombre encore, suivies le lendemain par quelques verdiers, toujours aussi “cailleras” dans leurs façons de se comporter. Les chardonnerets, eux, ne devraient pas arriver avant les premiers vrais froids.


Vendredi 6 novembre

Sept heures vingt.– J'ai éprouvé la brusque envie, ce matin, de lire René Girard, par une sorte d'hommage posthume, je suppose, et je suis, depuis lors, replongé dans Je vois Satan tomber comme l'éclair, assurément l'un de ses livres les plus remarquables. En revanche, je suis de plus en plus certain que, malgré ma promesse hasardeuse d'hier, faite sur le blog, je n'écrirai pas de billet à son sujet. À quoi cela pourrait-il bien servir ? Les livres sont là, disponibles, pas chers ; et j'ai déjà indiqué plusieurs fois ceux par lesquels, à mon sens, il fallait entrer dans cette œuvre unique. À partir de là, que chacun se débrouille.

– J'ai aussi écrit trois feuillets à propos de “François Mitterrand, fan de Michel Sardou”… Et, demain, je passerai à Albert de Monaco, à qui, bien entendu, il n'arrive rigoureusement rien. Elle vient, cette clause de cession, bon sang ?


Samedi 7 novembre

Sept heures vingt-cinq.– Ayant fini ce matin le livre que j'évoquais hier, je comptais fermement revenir à la biographie d'Octave Auguste, commencé avant-hier. D'autant que, un peu plus tard, arrivait dans la boîte aux lettres la Vie des douze Césars de Suétone. Mais Satan n'avait sans doute pas comblé mon appétit girardien puisque, rangeant ce volume, j'ai aussitôt saisi son voisin, Mensonge romantique… Mais je m'aperçois que, me sentant en ces livres presque comme chez moi, je les relis très vite. Je devrais donc, dès demain, après-demain au plus tard, revenir à mes Antiquités.

– Pendant ce temps, sur le blog Sarkofrance, la “discussion” roule sur les méfaits du christianisme, sur l'effroyable tyrannie que l'Église catholique continue de faire peser sur le corps et l'esprit du pauvre Occidental de 2015. On ne se figure pas avec quelle assurance et quelle pompe – du plus irrésistible comique – cet aréopage de vieillards aligne des arguments et des condamnations qui faisaient déjà figures de lieux communs à l'époque de Voltaire. C'en devient presque hallucinogène, au bout d'un moment. Je conseille vivement l'expérience, à condition de ne pas avoir à prendre le volant ensuite.


Lundi 9 novembre

Sept heures et demie. – J'avais presque réussi à ne plus trop me soucier à Paludes, m'imaginant que, si je n'y pensais effectivement plus, le temps allait se remettre à s'écouler à sa vitesse coutumière. (Bon, dans la mesure où le roman est annoncé sur le site des Belles Lettres, il devient ridicule de continuer à parler de Paludes. Désignons-le donc par son vrai nom : Le Chef-d'œuvre de Michel Houellebecq.) Si le temps a continué à couler avec cette lenteur déprimante, c'est sans doute parce que je n'ai pas réussi à penser totalement à autre chose. Mais, enfin, je parvenais tout de même à maintenir plus ou moins à distance ce foutu roman.

Et voilà que, hier, ce très précieux enfoiré de Woland, signale sur Facebook que le Chef-d'œuvre est annoncé sur le site des Belles Lettres, information que Catherine s'empresse de me transmettre. Et je découvre, horrifié, déprimé, crucifié, une couverture aussi semblable et aussi ratée que celle d'En territoire ennemi, laquelle continue de me faire vieillir de dix ans à chaque fois que mes yeux se posent sur elle. J'ai aussitôt envoyé à Caroline Noirot (on était dimanche soir) un mail angoissé, qui tentait de masquer son angoisse sous un humour forcé. Elle m'a rassuré dès neuf heures ce matin : “on” n'a fait que reproduire la couverture du précédent livre, mais rien n'est encore décidé pour le prochain. Pffff

Là-dessus, néanmoins, je relis le court extrait (choisi par moi…) destiné à figurer en quatrième de couverture. Horreur : c'est n'importe quoi ! Non seulement ce dialogue est sans grand intérêt (mais, après tout, peut-être reflète-t-il justement par là l'ensemble du roman…), mais en plus il donne une image faussée de celui que je persiste à considérer comme le personnage principal. J'ai aussitôt expédié un mail à Mme Noirot, pour savoir s'il était encore temps pour moi de trouver un extrait meilleur (je pense que oui) ; ce qui va me conduire à tout relire de ce roman, alors que je comptais en être quitte jusqu'aux épreuves de l'éditeur.

En même temps, ce n'est pas vrai : sans doute parce que je parviens pas à entrer dans le prochain roman (en tout cas à y entrer assez vite à mon goût), j'ai l'envie, depuis quelques jours, de relire le Chef-d'œuvre. Or, voilà que ce texte de quatrième m'en fournit l'occasion. Et je sens bien que je saute sur ce prétexte pour tenter d'accélérer le temps, car jamais les mois ne m'ont paru passer aussi lentement que depuis que ce putain de livre doit sortir en janvier de l'année qui n'en finit pas de venir. Si je n'avais pas la crainte du ridicule, je dirais bien le nombre de fois, depuis cet été, où j'ai craint de mourir “avant parution”. J'en ris à chaque fois, mais ça n'empêche pas cette espèce de vague appréhension de revenir.

Là-dessus, décision prise par moi d'un apéritif (nous n'avions rien bu depuis la venue de l'Héritière), et première question de Catherine (à peu près) : « Tu comptes t'y mettre quand, à Pot-Bouille ? » Elle a demandé ça, “sur la pointe des pieds”, prête à bifurquer sur autre chose, si jamais je prenais mal la question. Je n'ai pas pris mal la question, mais je n'avais pas vraiment de réponse. Je ne sais pas, c'est vrai. Pot-Bouille est une sorte de magma, certains côtés commencent à se solidifier, mais je ne vois à peu près rien, bien qu'y pensant tout le temps, exactement comme ce fut le cas pour le Chef-d'œuvre. En réalité, je me retrouve presque au même point qu'il y a un an (j'ai commencé à écrire le Chef-d'œuvre le 14 novembre 2014), et le fait d'être venu à bout de ce roman ne m'aide en rien pour le suivant.


Mardi 10 novembre

Sept heures dix. – J'ai passé une grande partie de la journée à relire les deux premiers tiers du Chef-d'œuvre. J'ai sélectionné, pour cette maudite “quatrième” sept ou huit extraits ; le problème est qu'ils me paraissent à peine meilleurs que celui qu'ils sont censés remplacer, et même, pour certains, pas meilleurs du tout. Je sens que, finalement, je vais en rester à celui-ci, l'initial, et que la galère voguera comme elle pourra.

– Terminé la biographie d'Auguste, commencé la Vie des douze Césars et commandé les Annales de Tacite.

– Hier, j'ai adressé à Dany, l'attachée de presse des Belles Lettres, un mail pour lui rappeler gentiment qu'elle était censée m'envoyer le deuxième tome du journal de Muray, lequel est enfin paru. Elle m'a répondu que je l'inquiétais un peu car elle me l'avait expédié “il y a déjà quelques jours” ; ce matin, il n'était toujours pas là. S'il n'arrive pas du tout, ce sera le deuxième livre qui s'évanouit dans la nature, entre le boulevard Raspail et la poste de Pacy. Je suis presque sûr que le problème se situe en amont car, de mon côté, sur la centaine (voire plus) de livres que j'ai commandés, chez Amazon ou ailleurs, aucun n'a jamais été perdu : je puis donc innocenter les postiers pacéens. Si je n'ai toujours rien au courrier de jeudi, il est convenu que Dany m'en renverra un exemplaire.

– Je devrai, demain, écrire six ou sept mille signes sur le consternant Léon Zitrone, mort il y a vingt ans. Plaisir, plaisir…


Jeudi 12 novembre

Sept heures dix.– L'affaire “quatrième de couverture” est réglée. Hier, j'ai commencé par soumettre mes huit extraits à Catherine, qui en a trouvé trois à son goût et m'a expliqué pourquoi les autres lui semblaient inférieurs : ses arguments étant recevables, je les ai reçus. J'ai encore éliminé un extrait supplémentaire et, pour finir, ai envoyé les deux rescapés à Caroline Noirot, en lui disant que, décidément, je ne parvenais pas à me décider entre eux, et en lui donnant succinctement les arguments qui me venaient, en faveur de l'un puis de l'autre. Ensuite, plus les heures passaient et plus je me disais que le second extrait était décidément le meilleur. Or, ce matin, mail de Mme Noirot, pour me dire qu'elle élisait ce même second “sans hésitation”. Voici donc ce texte de quatrième de couverture, suivi de la petite notice biographique que l'on m'a demandé de rédiger :

« Le chien se rua sur la porte, que Tosca ouvrit juste à temps pour qu’il puisse filer vers l’escalier.
– Tâchez de faire en sorte qu’il ne pisse pas sur le paillasson du Régicide comme la semaine dernière, dit Evremont, alors que l’adolescente avait déjà un pied sur le palier : vous avez failli me brouiller avec ce pauvre Boucherie, vous savez ?
Tosca avait disparu ; comme chaque jour, il resta immobile près de la porte refermée, écoutant son pas décroître au fil des marches, puis le claquement du battant, en bas, et enfin le silence. Sitôt après, Charlus se mit à lui manquer, Tosca aussi ; il en conçut un vague agacement. Depuis quelque temps, il comprenait que quelque chose tentait de le ramener vers la terre. Il voyait s’éloigner la vie un peu flottante qui était la sienne, et qu’il aimait, entre deux airs, sans trop d’opinions ni de causes à défendre ; il ne souhaitait pas en changer. Il s’était habitué à regarder le monde comme on va au théâtre, les soirs où la pièce n’est pas assez bonne, ni suffisamment mauvaise, pour retenir l’attention. Mais des liens se formaient et s’enracinaient doucereusement ; il se sentait devenir ballon captif, alors qu’il était certain et satisfait d’avoir rompu une à une toutes ses amarres anciennes : voici que les amarres remontaient comme des lierres pour lui attraper les chevilles. »

« Didier Goux est né en 1956, pour n'avoir pas trouvé le moyen de faire autrement. Il vient donc de passer soixante ans à éviter autant que possible de se rendre utile à la société et nuisible à ses voisins. Il a néanmoins la chance d'être entouré d'une femme aimante, d'un chien fidèle et de deux chats plutôt indifférents. »

– Lecture d'Achever Clausewitz, le dernier livre important de Girard, publié en 2007. C'est, pour moi, un livre difficile, dont m'échappent des pans entiers ; et dont, comme après sa première lecture il y a huit ans, il ne me restera pas grand-chose, une fois le volume refermé.


Vendredi 13 novembre

Sept heures dix.– En ayant fini avec Girard (pour cette fois-ci en tout cas), retour à Suétone et à ses Vies des douze Césars : je viens d'achever Tibère (après Clausewitz…) et j'ai tout juste abordé Caligula.

– Comme je le craignais, le deuxième volume du journal de Muray n'est toujours pas arrivé, ce qui semble bien signifier qu'il s'est “perdu”, au hasard des bureaux de poste et des centres de tri divers (les guillemets sont là pour indiquer que je croirais plus volontiers à un vol qu'à une perte). J'en ai informé Mme de Ribas, qui m'a répondu qu'elle m'en envoyait un autre exemplaire ; espérons qu'il ne subira pas le même sort. J'ai en tout cas, de le lire, une grande hâte.

– Après-demain, déjeuner chez les Desgranges. 


Samedi 14 novembre

Sept heures et quart.– Est-on tenu, dans un journal dit intime, de parler des événements qui se produisent hors de l'intime ? Je suppose que la réponse est non, dans la mesure où l'auteur de ce journal, presque par définition, n'est obligé à rien. Cependant, parfois, il se sent comme incité à le faire, même si la chose l'accable par avance, presque certain qu'il est de ce que ses propos vont osciller entre le banal et le stupide.

Les actes de mort qui se sont produits hier soir en différents points de Paris (et dans cette espèce d'enfer “hors sol” qu'est le Stade de France) ont aussitôt généré, de façon quasi automatique, leur lot de réactions prévisibles, qui vont du flot lacrymal prétendu à l'injonction crypto-menaçante (pas d'amalgame !) en passant par des geignardises qui sont un merveilleux aveu d'incompréhension : « Il n'y a pas de mots pour… »

Cette fois-ci, pourtant, dans ce flux prévisible, est venu se glisser un élément inattendu ; inattendu et comique. Brusquement, comme touchés par la grâce, entre hier soir et ce matin, un certain nombre de gens, qui jusqu'ici vivaient les yeux grand fermés et accusaient des pires vilenies nauséabondes ceux qui avaient l'outrecuidance d'entrouvrir leurs paupières, ceux-là ont découvert que nous étions en guerre. Mais non, qu'est-ce que je raconte ? Bien sûr qu'ils ne l'ont pas découvert : c'eût été admettre que l'état de guerre préexistait à leur prise de conscience et que, donc, ceux qui tentaient de les réveiller depuis des mois voire des années auraient eu raison avant eux. Comme la perspective leur est évidemment insupportable, ils n'ont pas découvert l'état de guerre, ils l'ont décrété, le plus souvent sous cette forme simplissime – d'aucuns diront bébête : « Depuis hier soir, nous sommes en guerre. » Cela ne fait pour eux aucun doute : jusqu'à l'heure du dîner, approximativement, nous vivions dans la paix, les lendemains se gargarisaient avant de se mettre à chanter ; et, brusquement, à peu près au moment du digestif, on s'est retrouvé en guerre ; comme ça, d'un claquement de doigts.

Bien entendu, aussitôt après, effrayés par ce qu'ils venaient de dire, ils ont fait deux pas en arrière (ils ont rétropédalé, pour employer cet absurde verbe à la mode qui commence sérieusement à me courir sur le haricot) ; on est en guerre, bon, d'accord, mais attention, pas d'erreur, de confusion ni d'amalgame : pas contre l'islam ! Non, non, non ! L'islam n'a rigoureusement rien à voir là-dedans. La preuve, c'est que le Conseil machin musulman s'est empressé de dénoncer vertueusement les différents massacres de la nuit. L'autre preuve – minuscule, dérisoire, celle-là –, c'est que, sur le blog du toujours bien sage Sarkofrance, on remplace désormais le cri de ralliement de ces non-musulmans, Allahou akbar, par une innocente demi-ligne de points de suspension.

Je prévois qu'il ne se passera pas deux jours avant que de bons apôtres de la pensée-qui-sent-bon, du genre du sieur Blachier par exemple, toujours volontaire pour aller curer les fossés de la malpensance, ne viennent nous expliquer que non seulement nos ennemis n'ont rien à voir avec l'islam, mais que par contre ils ont tout à voir avec le fascisme, voire le nazisme, et seulement avec eux. Du coup, on se retrouvera avec un ennemi familier, pas ancestral mais presque, qu'il fait bon haïr.

Pendant ce temps, l'islam, lui, bien planqué derrière le masque halloweenesque de l'État islamique, pourra tranquillement continuer de s'étendre, de corroder, de détruire.

– Terminé les Vies des douze Césars tout à l'heure, juste avant de passer à table. Comme les choses, parfois, s'agencent bien, j'avais reçu au courrier de ce matin les Annales de Tacite que je voulais lire juste après Suétone.


Lundi 16 novembre

Sept heures vingt.– Déjeuner comme toujours agréable, hier, chez les Desgranges. C'était la première fois que je me rendais chez eux sans avoir de téléphone portatif, ayant mystérieusement égaré le mien voilà déjà un mois ou deux. Naturellement, c'est ce jour précis que le portail a choisi pour refuser de s'ouvrir à mon injonction chiffrée. Comme, de plus, la sonnette qui relie le boitier à la maison semble ne pas fonctionner, j'en ai été quitte pour passer sous la clôture de bois, puis rejoindre la maison à pied. Mais c'est qu'il est bien vaste, le domaine Desgranges, et le chemin qui serpente nonchalamment du portail à la résidence est en continuelle et forte pente ascendante ! Je suis arrivé soufflant comme un gros phoque. La suite fut beaucoup plus reposante ; pour cette fois, nous avons assez peu parlé de littérature, et ce de mon fait, ayant dès le début informé Michel que j'avais commencé à acheter DVD et blu-ray et que, donc, j'attendais de lui qu'il me recommandât quelques séries américaines ou anglaises de bonne qualité, lui qui les connaît à peu près toutes. Ce qui nous a occupé une partie du déjeuner. Auparavant, avec l'entière bonne foi qui le caractérise parfois, Michel avait entrepris de me convaincre que René Girard n'était qu'un guignol, juste après m'avoir dit qu'il ne devait pas en avoir lu plus de dix lignes, voilà 25 ou 27 ans. Je crains de n'avoir pas été très brillant – et même en deçà – dans ma défense de ce pauvre Girard. Il est vrai que je n'ai pas fait grand effort, sachant le combat perdu d'avance. Détestant de plus en plus conduire de nuit, je suis reparti dès quatre heures et quart, accompagné jusqu'au portail par mes hôtes, malgré mes objurgations de n'en rien faire, sachant qu'ils allaient devoir, ensuite, se taper la remontée.

– Comme Catherine et moi avons, à mon retour, pris l'apéritif rituel, j'escomptais qu'aujourd'hui serait une journée de fainéant. De fait, elle a commencé comme cela puisque FD n'a exigé de moi qu'un mini-article de deux mille cinq cents signes, lequel fut bouclé en une demi-heure. C'est alors que d'autres tâches me sont tombées dessus en rafales ; toutes venant des Belles Lettres. Ce fut d'abord le graphiste (si l'on dit bien ainsi) chargé de la couverture du Chef-d'œuvre, qui voulait s'enquérir de mes éventuelles idées à propos d'icelle ; ensuite, mail de Dany, l'attachée de presse, me réclamant une photo de moi ainsi qu'une courte notice biographique (“sérieuse”, précisait-elle…) ; et, enfin, sont arrivées en “doc joint” les épreuves du roman, avec les suggestions de corrections de la personne qui a relu le tout : j'ai commencé à les examiner, je continuerai (et terminerai) probablement mercredi. Sur cinq propositions qu'il me fait, j'en suis à peu près trois et passe outre les deux autres ; ce qui ne veut pas dire, quand je ne tiens pas compte de son avis, qu'il a tort : sur le plan syntactique, voire stylistique, il a même souvent raison, stricto sensu ; mais il arrive que je persiste à préférer l'approximation que j'avais écrite à l'expression juste ou à la construction orthodoxe qu'il me propose à la place.

– Avec tout cela, je n'ai lu guère plus qu'une cinquantaine de pages de Tite-Live.


Mardi 17 novembre

Sept heures dix. – Pas de journal, pour cause de relecture des épreuves du Chef-d'œuvre.


Mercredi 18 novembre

Sept heures cinq. – Je pensais bien en avoir définitivement terminé avec le Chef-d'œuvre, ce matin, quand j'ai renvoyé au responsable de la fabrication des Belles Lettres mes épreuves revues et corrigées ; or, je me trompais puisque, dans la demi-heure, le responsable en question m'a accusé réception de mon envoi, en me disant qu'il me ferait parvenir les épreuves du roman le plus vite possible : ce que j'ai pris pour elles n'était donc qu'un stade intermédiaire du processus. Par ailleurs, j'ai également reçu, du graphiste, la couverture modifiée par lui selon mes indications (je voulais que le titre soit grossi et mon nom réduit) : elle est désormais tout à fait bien ; je me suis d'ailleurs empressé de la mettre sur le blog.

Toute cette agitation fait que je me sens un regain d'impatience et d'excitation, quant à la sortie du volume. Je m'arrange de l'impatience, mais j'essaie tant bien que mal de combattre l'excitation, qui me semble néfaste à terme, dans la mesure où il est probable, et même hautement, que, dès sa sortie, mon malheureux Chef-d'œuvre tombera dans un silence de sépulcre.

– J'étais ravi que FD n'ait pas jugé bon de m'envoyer le moindre travail : ayant enfin reçu, à midi, le deuxième volume du journal de Muray, j'ai pu m'y consacrer totalement le reste de la journée. Les cent premières pages sont à peu près dans la même tonalité que le volume initial, en tout cas de la fin de celui-ci ; c'est le journal d'un homme de quarante ans, pétri d'angoisse et de doute, obnubilé par la double mort de ses parents, qu'il ne parvient pas à surmonter ; avec, en corollaire, un fort sentiment de culpabilité, son père ayant renoncé à ses ambitions littéraires à sa naissance, pour se consacrer, par la force des choses, à des besognes, certes d'écriture, mais purement alimentaires (ce que le fils reproduit après lui en vivant des Brigade mondaine, exercice qui le met chaque fois à la torture…). On ressent aussi un certain sentiment de tristesse, dès que Muray se met à parler (et il en parle à chaque page) de son roman en cours (nous sommes en 1986), Postérité, qui sortira deux ans plus tard : rien qu'aux mots et aux tournures qu'il emploie (il faudrait que mon roman… le roman devraêtre… etc.), vu aussi l'inquiétante obésité qui se met à affliger l'œuvre en cours, le lecteur du journal comprend avant de l'avoir lu, avant même qu'il soit terminé, que ce roman est (sera) manqué ; et, de fait, il l'est, si j'en crois le souvenir des cinquante premières pages que j'en garde ; non sans panache mais irrémédiablement. Au fil de ma lecture, j'ai corné quelques pages, où sont des paragraphes dont je compte me resservir si, dans quelques jours, je me lance dans un billet de critique à propos de ce livre dense, touffu et, par moment, un peu effrayant.

– Coup de téléphone de Joseph Vebret, en milieu de matinée, qui, du fond de son Auvergne adoptive, venait de découvrir la couverture du Chef-d'œuvre sur le blog. C'était pour me dire qu'il comptait réaliser une “longue interview” de moi, à propos du roman, dans son Salon littéraire. Well… Nous avons, après cela, parlé boutique fort agréablement durant une petite demi-heure.

(Je le note ici pour ne pas l'oublier : je viens de décider que l'édition sur papier de mon journal de cette année devrait s'appeler Ma vie est un Chef-d'œuvre, avec évidemment la majuscule initiale à “Chef”.)


Jeudi 19 novembre

Sept heures dix. – Durant la première moitié de ce second volume de journal, Muray semble littéralement obsédé par son refus de la paternité, et cette pression terrible qu'exercent les femmes, d'après lui, pour faire accepter aux hommes ce dont, au fond, ils ne veulent pratiquement jamais : l'enfantement. C'est normal en un sens, puisqu'il s'agit, si je comprends bien (j'ai abandonné Postérité au bout d'une cinquantaine de pages, si ma mémoire est bonne), du sujet même de ce gros roman qu'il vient juste de terminer, au milieu de l'année 1987, où je me suis arrêté tout à l'heure. Mais il en parle vraiment trop, et de plus en plus au fil des semaines et des mois, pour qu'il n'y ait pas là quelque chose de plus personnel, voire de plus menaçant. L'impression est renforcée par les effets de miroir troublants que crée Muray, en parlant tantôt de ses personnages, tantôt des êtres réels qui les lui ont inspirés ; c'est surtout vrai pour le narrateur, qui est aussi lui-même, mais pas exactement (on se croirait chez Proust…), et encore davantage pour Angélica (ou Angélique ? Je ne suis plus sûr, tout à coup), qui redevient par moment Nanouk, diminutif donné à Anne, la véritable compagne de l'auteur (et donc de l'homme qui dit “je” dans le journal, mais pas du narrateur dans le roman dont parle ce même auteur…), qui se trouve être en plus le maître d'œuvre du journal qu'on est en train de lire.

– Matinée de corvées diverses en perspectives, demain : déchetterie (les abords immédiats du garage commencent à ressembler à un camp de romanos), banque, poste, vétérinaire, marchand de graines, et je dois en oublier une ou deux. Mais enfin, c'est toujours mieux que d'aller à Levallois.


Vendredi 20 novembre

Quatre heures et demie.– Le sursaut d'excitation amené par les corrections du manuscrit et la couverture étant plus ou moins retombé, je me répète, depuis hier, qu'il me faut abandonner les illusions que j'ai pu avoir un moment, que je dois bien me persuader dès maintenant que le roman n'aura pas le moindre succès, simplement parce que personne ne s'en fera l'écho et que, donc, nul ne sera averti de son existence. Naturellement, je sais très bien que c'est une sorte de pare-feu que j'essaie d'ériger, entre moi et la déception qui deviendra effective si se produit ce que je feins de tenir pour assuré. Mais je me dis aussi qu'à force de le répéter, je finirai par m'en persuader, et qu'ainsi la désillusion sera moins pénible lorsqu'elle surviendra, entre février et avril prochain.

– Depuis une douzaine d'heures, il a plu sans discontinuer ; il fait nuit depuis ce matin, ou peu s'en faut.

– Le blogueur comiquement pseudonommé Gauche de Combat semble sur le point de succomber à sa névrose antifascisto-racisto-nazie, laquelle s'exaspère depuis quelque temps d'une façon quasi exponentielle. Il ne parle plus désormais que des “traques” qu'il mène contre ses ennemis (traques devant son clavier, bien entendu), de dénonciations, de “vigilance” et d'appels à toutes les répressions possibles, s'indignant de ce que ni la police ni la justice ne semble vouloir déférer à ses injonctions de plus en plus comminatoires. Il y avait certainement, au début des années quarante, des maniaques de la délation, des punaises de Kommandantur, qui, tout comme lui, devaient se scandaliser de ce que la Gestapo n'arrêtait pas immédiatement tous ceux qu'ils venaient leur livrer. GdC dénonce du néo-nazi, du fasciste ou du raciste parce c'est dans l'air du temps, qu'on lui a dit que le Mal était logé dans ces gens-là, d'autant plus menaçants, je suppose, qu'ils sont évidemment introuvables ; il pourra, demain, si le vent tourne, s'en prendre de la même manière à n'importe qui d'autre. Aurait-il été russe à la fin des années vingt, que GdC aurait dénoncé d'imaginaires koulaks, pour, dix ans plus tard, balancer à la Guépéou de tout aussi imaginaires trotskystes. Français dans les années d'Occupation, il aurait commencé par donner des Juifs aux Allemands avant de dénoncer les collabos au lendemain de la Libération, tout cela avec la forte conscience de son utilité au genre humain et l'enivrante impression d'être né pour quelque chose. En fait, sa démence gagnant apparemment du terrain, mais ne parvenant pas à quitter le terrain burlesque, il me fait de plus en plus penser au personnage joué par Gérard Jugnot dans Papy fait de la résistance : petit bout d'homme à la fois ridicule et malfaisant, dont, par chance, la malfaisance reste pour l'instant embryonnaire sous la lourde et pesante carapace du ridicule. Mais collez-lui une mitraillette entre les mains et indiquez-lui où se trouve l'échelle du mirador : vous verrez alors de quoi Guignol est capable dès qu'il s'affuble des peintures de la guerre sainte ; Adolfo Ramirez donnera sa pleine mesure.


Samedi 21 novembre

Six heures.– Catherine ayant choisi la messe du samedi soir de préférence à celle du dimanche matin, je devrais, eu égard à la tradition, être occupé à siroter du riesling dans le salon en écoutant de la musique, plutôt que devant ce clavier ; c'eût été d'autant plus logique que nous n'avons pas bu une goutte depuis dimanche, à mon retour de chez les Desgranges. Le problème est que, mercredi prochain, nous recevons ma mère et ma sœur à déjeuner, si bien que, si j'avais sacrifié à Bacchus ce soir, nous nous serions retrouvés avec deux journées alcoolisées dans la semaine, ce qui aurait été contraire à nos nouveaux principes. On me dira que, puisque nous ne sommes que samedi, j'aurais très bien pu m'offrir tout de même quelques verres ce soir, en partant du principe que les libations de mercredi ne “compteront” que pour la semaine prochaine. Et, en effet, j'aurais fort bien pu ; mais c'est un bas calcul que je me suis héroïquement refusé à faire.

– Reçu au courrier Les Enfances de Charlemagne de Rémi Usseil – très joli volume –, dont j'ai lu la préface, aussi élégante que savante. Il me reste à entrer dans l'histoire et voir si Rémi va être capable de me porter jusqu'à la dernière des quatre cent et quelques pages ; je n'ai d'ailleurs aucune raison de penser le contraire. En attendant, j'ai commencé La Route au tabac d'Erskine Caldwell, mais c'est un roman assez court, qui ne devrait pas me retenir au-delà de lundi.


Dimanche 22 novembre

Sept heures et demie.–Deux activités aujourd'hui (en dehors de la demi-heure de marche quotidienne, à laquelle je me suis remis voilà trois semaines environ) : terminé le roman de Caldwell et regardé un documentaire de 52 mn consacré à Hervé Vilard. On essaiera de deviner laquelle de ces deux occupations fut strictement professionnelle. Cela dit, ce monsieur Vilard m'a plutôt étonné en bien.


Lundi 23 novembre

Sept heures dix.– Journée bruyante et animée, puisque, dès huit heures et demie, le tailleur de haies était là pour tailler la haie ; ensuite, comme il est également élagueur de cerisiers, il a élagué le cerisier. Homme jeune, sympathique et souriant, dont la sveltesse et le crâne en œuf de Pâques m'ont donné plusieurs fois l'impression fugace, sortant de la Case, de croiser Ygor Yanka. Le bruit de ses différents engins ne m'a nullement empêché d'écrire six mille signes à propos d'Albert de Monaco et de Dimitri Rybolovlev, le malfrat aussi russe que milliardaire à qui il a refilé l'AS Monaco il y a quatre ans ; article sans aucun intérêt pour des lectrices de FD, dont je suis bien persuadé que pas une sur dix ne le lira jusqu'au bout.

– Je suis repassé de Caldwell à Warren : Les Rendez-vous de la clairière, panachés avec quelques pages de Tite-Live, qui vient tout juste d'abolir la royauté pour instaurer la république ; au train où je vais, je ne suis pas près de passer à Tacite.

– Avec tout cela (mais tout cela quoi ?), je ne suis toujours pas allé à la déchetterie afin de désengorger la descente de garage ; or, ma mère sera là mercredi midi, et je passe demain la journée à Levallois…


Mardi 24 novembre

Sept heures et demie. – Les journées pénibles à FD sont devenues rarissimes, mais aujourd'hui en était une. Sujet imposé : Sophie Davant ; titre “de travail” : Victime des attentats ! contrainte : il fallait attendre la confirmation d'un fait assez brumeux au départ, ce qui faisait que, contrairement à d'habitude, je ne pouvais pas commencer à écrire tout de suite ; et, donc, étais dans l'impossibilité de savoir à quelle heure j'allais être en mesure de quitter Levallois. Or, un hasard malencontreux m'avait fait prendre rendez-vous à trois heures avec mon cardiologue neuilléen, pour ma petite visite de contrôle bisannuelle ; rendez-vous que, par précaution, j'ai immédiatement annulé.

Sophie Davant a été “victime” des attentats, dans la mesure où, devant enregistrer l'une de ses émissions stupides deux ou trois jours après le 13 novembre, le public requis ne s'est pas présenté au studio, et que, donc, l'enregistrement a dû être reporté.

D'un point de vue strictement moral, l'affaire ne me pose aucun problème. Presque au contraire : je suis tellement exaspéré par l'émotion niaise et impuissante qui se déverse sur nous depuis dix jours que je trouverais plutôt piquant d'écrire l'article qu'on attend de moi. Seulement, je me place sur un autre terrain, celui de l'intérêt du journal qui m'emploie, et je vois tout de suite le danger. Danger double, d'ailleurs : danger “interne”, car je suis bien certain que ceux que j'ai appelés naguère “les petits jeunes gens moraux” de la rédaction doivent être à fond dans la logique émotionnelle que l'on voit se répandre partout, de même qu'ils ont été Charlie en janvier dernier et l'ont probablement déjà oublié (une émotion chasse l'autre) ; danger “externe”, encore plus ennuyeux : on risque de se faire méchamment allumer par nos “chers confrères”, qui seront ravis de se bricoler une virginité provisoire sur notre dos.

J'en parle autour de moi, aux principaux généraux de cette armée mexicaine qu'est devenu notre digne hebdomadaire ; on me répond que, lors du “point” de ce matin, tout le monde a tenté de persuader Philippe B. qu'il valait mieux laisser tomber ce sujet, mais qu'il s'est obstiné, parce qu'il “tenait” là sa une. Avec tout ça, nous n'avions toujours aucune précision quant aux circonstances de l'affaire, ce qui était un peu ennuyeux pour en tirer 5000 signes. Et Philippe B. avait proprement disparu ; il n'avait toujours pas réapparu à quatre heures et vingt, quand j'ai décidé de rentrer à la maison.

Entretemps, suite à une vague confirmation orale qu'annulation d'enregistrement il y avait bien eue, j'avais écrit les cinq mille signes en question, que j'avais ensuite dispatchés auprès de l'armée mexicaine. Le concert de louanges des Mexicains a été unanime : nul n'aurait pu se sortir mieux que moi de ce piège à rats. Ils avaient raison : mes lambeaux de modestie dussent-ils en souffrir, personne en effet – en tout cas à FD – n'aurait pu s'en tirer aussi brillamment, disposer ci ou là de très habiles contre-feux pour se protéger des foudres émotionnelles qui n'allaient pas manquer de tomber de toutes parts. Je leur fis toutefois observer que cela ne résolvait rien sur le fond, et que nous risquions toujours, malgré mon habileté satanique, de nous faire exploser la face pour avoir laissé entendre que cette malheureuse animatrice (qui elle-même sera peut-être outrée de se voir entraînée dans cette aventure) était une victime-des-attentats. L'un des Chicanos (un petit jeune homme moral) finit par me supplier presque d'aller plaider la cause auprès de Philippe B. dès qu'il rentrerait, avec cet argument sans doute massue mais pour moi énigmatique : « Il n'y a que toi, dans ce journal, qui puisse le faire changer d'avis. » (Énigmatique car jamais je n'ai tenté de faire changer d'avis qui que ce soit, et surtout pas l'un ou l'autre des directeurs de FD que j'ai pu connaître.)

J'ai donc fini par rentrer chez moi (sous une pluie battante et par une autoroute surencombrée), en disant à la ronde que, une fois arrivé, j'étais tout prêt à amender mon papier dans le sens où on le jugerait bon. Quelque chose me dit qu'il va paraître tel que je l'ai écrit, puisque, à huit heures et quart, je n'ai toujours aucune nouvelle de quiconque, au sud du Rio Grande.

– À peu près au milieu du pavé précédent, le désir de fumer me poussa hors de la Case ; j'emportai avec moi le demi-verre de riesling qui se languissait entre écran et clavier. Fut-ce l'air frais ou le nectar alsacien ? Une brutale envie naturelle me conduisit à rouvrir la porte pour me débarrasser de mon verre, ayant besoin de mes deux mains. Or, ici, vu l'encombrement, quand on pose quelque chose, c'est forcément sur un livre ; c'est ainsi que mes quelques centilitres de vin blanc se retrouvèrent sur Les Bêtises de Jacques Laurent, durant le temps d'une miction. Et je me suis dit, m'en avisant, que si jamais une sorte d'au-delà existait, l'âme de ce monsieur Laurent s'était peut-être trouvée bien aise de ce verre offert.

– Rien lu, évidemment.


Mercredi 25 novembre

Huit heures vingt–  Je faisais tout à l'heure remarquer à Catherine à quel point ma mère était désormais entrée dans le silence, un peu comme sa propre mère avant elle, si je me souviens bien. Elle a perdu son partenaire de babil, mon père, et du coup, elle qui parlait sans cesse, désormais se tait, sauf si, nommément, on l'interroge. C'est une chose qui me navre plus ou moins, je dois le dire, je m'en suis rendu compte aujourd'hui : passer trois ou quatre heures en face de ma mère silencieuse (pendant que Catherine et Isabelle ne cessent de jacasser – et moi aussi, dès que j'ai suffisamment bu), la regarder s'ennuyer (mais peut-être que non, au fond), faire semblant de s'intéresser aux âneries que racontent les deux filles à propos de leurs téléphones portables, échanger par moment des regards avec elle, dont elle n'avait nulle conscience apparente…



Jeudi 26 novembre

Sept heures vingt.– Le père Hervé Benoît s'est mis lui-même au cœur d'une tourmente dont il risque fort, je le crains, de ne pas sortir indemne, vu l'ambiance d'hystérie pleurnicho-guerrière dans laquelle nous barbotons actuellement. Son crime ? Avoir esquissé un parallèle entre les tueurs du Bataclan et les jeunes gens qui s'y trouvaient massés pour y subir les flots de décibels d'une musique de merde. Bien entendu, de tous ceux qui, depuis hier ou avant-hier, réclament, exigent sa tête, aucun ne prend la peine d'examiner, au besoin pour le réfuter, ce qui est dit dans cette tribune, et qui méritait pourtant qu'on s'y arrête ne serait-ce qu'un moment. Non, bien sûr. Il est tellement plus facile et plus agréable d'anathémiser, de défourailler les armes absolues de langage (fasciste, etc.) ! Le père Benoît compare les assassins et leurs victimes ? Aussitôt, chez les neuneus de service, les Gauche de Combat bembellysés, on hurle que le même père Benoît justifie les massacres de l'autre vendredi ; il ne fait évidemment rien de tel. La seule chose, sans doute, qui est en trop dans son article, certes violent (mais le Christ lui-même n'a-t-il pas dit qu'il était venu nous apporter la discorde et le glaive ?), c'est la phrase consacrée aux avortements, mis en regards de la tuerie ; elle est de trop parce qu'elle constitue un irrésistible appeau à progressistes déments; et parce qu'elle n'apporte finalement pas grand-chose. Pour le reste, qu'on l'approuve totalement ou seulement en partie, la charge sonnée par le père Benoît me paraît salutaire. Et on peut l'admirer de n'avoir pas eu la lâche prudence d'attendre quelques mois pour la publier, quand tout le monde aura à peu près oublié ce sinistre vendredi.


Vendredi 27 novembre

Sept heures et demie.– Comme il était prévisible, le père Benoît se retrouve démis de toutes ses fonctions et invités par ses deux évêques (celui de Lyon, où il officie, et celui de Bourges, dont il dépend : personnages que je me garderai de qualifier ici, mais ce n'est pas l'envie qui me manque de le faire) à se retirer immédiatement dans une abbaye. J'ose encore espérer, pour lui, qu'il s'agit là d'une mesure d'apaisement, afin que les milices progressistes cessent de baver en montrant les crocs ; et que, quand ces gentils accusateurs publics se seront tournés vers une nouvelle proie à déchiqueter, notre bon père sera réintégré discrètement dans la hiérarchie et retrouvera un poste à la mesure de ses talents. En attendant, d'après ce que j'ai pu parcourir rapidement sur internet, beaucoup des pratiquants de la blogoboule applaudissent à tout rompre, trouvant non seulement normal mais souhaitable, très hautement souhaitable, qu'un homme puisse être traité comme un paria, pour ne pas dire un monstre, simplement pour avoir tenté d'exprimer une opinion. Je sens que la fin du monde ne va pas être gaie.

– J'ai reçu il y a une couple d'heures les premières épreuves du Chef-d'œuvre, lequel fera donc 334 pages. L'idée de devoir une fois de plus me colleter avec ce pensum m'a légèrement déprimé, tout d'abord. J'ai même failli renoncer complètement à cette six ou septième relecture. Mais je me suis dit ensuite que renvoyer des épreuves vierges de toute correction ne ferait guère sérieux ; bref, je n'y couperai pas. Je crois d'ailleurs que je vais rebaptiser la Case : la maison de corrections…

Je trouve d'autre part étrange qu'un éditeur envoie des épreuves sous forme de pdf, mais en demandant à l'auteur qu'il porte ses corrections sur une “copie papier”. Il m'aurait semblé plus normal et conforme aux habitudes que l'on m'envoyât directement cette fameuse copie papier, au lieu de s'en remettre à moi pour la produire, ce que je n'ai nullement l'intention de faire. Par conséquent, comme mes corrections seront fatalement peu nombreuses, je les noterai à part, sur un document Word ; à charge pour les personnes compétentes de les reporter au bon endroit.


Samedi 28 novembre

Sept heures dix. – Comme il fallait s'y attendre, je n'ai pas écrit le moindre signe des dix mille que je dois mettre en forme à propos de Michèle Mercier, en vue d'un nouveau hors-série “Destins brisés”. À la place, j'ai relu environ un tiers du Chef-d'œuvre, c'est-à-dire les trois premiers chapitres ; lecture non inutile, puisque j'ai trouvé une douzaine de petites choses à corriger dans chacun de ces trois. De plus, cette relecture, pour être au moins la sixième, ne me pèse pourtant nullement : je suis peut-être en train de prendre le chemin de ces vieux chanteurs gâteux qui passent l'essentiel de leurs journées à récouter leurs vieux disques…

– Cet après-midi, appel téléphonique du père Benoît. J'attendais un homme relativement abattu par la chasse aux sorcières dont il est victime de la part des hyènes progressistes : j'ai trouvé quelqu'un de tout à fait remonté au contraire, fort des très nombreux soutiens que, dit-il, il ne cesse de recevoir depuis “l'Affaire”. Il nous (Catherine écoutait avec l'autre téléphone) a dit plusieurs choses intéressantes, voire réjouissantes, mais qu'il vaut mieux, je suppose, que je ne transcrive pas ici. Ceci toutefois : il y a un jour ou deux, tandis qu'il traversait la basilique de Fourvière, le voilà soudain abordé par un inconnu, qui tenait à lui manifester son soutien et qui, l'ayant fait, lui précisa en substance ceci : « J'ai appris ce qui vous arrivait par un blog que j'aime beaucoup, celui de M. Goux… » Lorsqu'il aura réglé ses petits problèmes en cours, le père Benoît a prévu de monter vers la Normandie, où il est attendu en un certain nombre de lieux amis, y compris, donc, au Plessis-Hébert : ce sera au moins une conséquence heureuse de ce qui lui tombe dessus.

– Fini Les Rendez-vous de la clairière. Je vais abandonner quelque temps Robert Penn Warren pour revenir à Erskine Cardwell et son Petit Arpent du Bon Dieu. Simultanément, je compte m'intéresser de près au Charlemagne de Rémi Usseil.

Tout cela, sans oublier Angélique


Dimanche 29 novembre

Sept heures et demie.– Dix mille signes écrits à propos de Michèle “Angélique” Mercier, soixante pages du Chef-d'œuvre corrigées, cinq chapitres lus du Petit Arpent du Bon Dieu : un bon dimanche.


Lundi 30 novembre.

Huit heures. – Je vois le bout de ma relecture d'épreuves : il ne me restera, demain, que le dernier chapitre et le court épilogue. Aujourd'hui, j'ai trouvé que mon chapitre 5 était vraiment très bien.

– Cet après-midi, dernière tonte avant le printemps.

(Je voulais dire quelques mots sur le film que nous revîmes hier soir, le Gran Torino de Clint Eastwood, mais je n'en ai plus le temps : ce sera, peut-être, pour le mois prochain.)

Décembre 2015

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LE MARRI D'ANGÉLIQUE








Mardi 1er décembre

Sept heures vingt. – J'ai envoyé, il y a quelques heures, le mot suivant à Rémi Usseil, à propos de son Charlemagne :

Mon cher Rémi,

Ayant liquidé mes lectures en cours, j'ai enfin pu, ce matin, retomber en Enfances. Je t'avouerai que, avant de commencer, je doutais de pouvoir lire ton livre jusqu'au bout : 420 pages de “gestes”, diantre ! cela risquait d'outrepasser mes capacités…

Or, les vingt premières pages lues, j'ai su avec certitude que, oui, j'irais au bout, et que j'irais d'un bon pas. Étant parvenu à la fin de la première, de ces “enfances”, je suis déjà sûr d'une chose : tu as considérablement progressé depuis Berthe ; une liberté de ton, une aisance que tu n'avais pas encore dans le premier livre, assortie à une écriture qui me semble avoir gagné à la fois en ampleur, en souplesse et en raffinement : c'est véritablement un grand bonheur que de te lire. Le plus étonnant, pour moi, est que tu parviennes aussi bien à faire que les parties versifiées (les “arias” de ton opéra) ne paraissent jamais artificielles ou forcées, qu'elles ne soient pas ressenties par le lecteur comme une contrainte liée au genre, mais qu'elle coulent aussi naturellement et agréablement.

Je trouve très fort aussi, dans ce premier chapitre, la façon dont tu réussis à rendre vivante et animée ta "chanson dans la chanson", celle d'Aymard : du grand art, puisque que, à plusieurs reprises, j'ai pu oublier que j'étais dans un livre consacré à Charlemagne et non aux hauts faits de Clovis.

Bref – et ce sera ma conclusion provisoire : si, ce matin, je m'effrayais un peu de ces quatre cents pages, je me réjouis maintenant d'en avoir encore trois cent cinquante devant moi.

Amitiés,

Didier

Depuis ce courrier, j'ai lu une cinquantaine de pages de plus – soit tout le chapitre II –, et mon enthousiasme n'a fait que croître. Le rassemblement de ses quelques fidèles autour du jeune Charles (victimes de ses deux enculés de demi-frères bâtards) et leurs portraits sont d'un picaresque réjouissant : on ne se croirait pas très loin de l'abbaye de Thélème ou de la forêt de Sherwood. Mon avis – mais je me trompe sûrement – est que les cinq chevaliers fidèles ont été créés par Rémi ; peut-être pas eux-mêmes, ex nihilo, mais au moins les portraits qu'il en dresse. Il faudra que je pense à lui demander ce qu'il en est.

Mais il y a mieux et plus haut, dans ce chapitre : la première moitié est occupée par la description du chemin de croix (c'est bien de cela qu'il s'agit) du très jeune Charles, portant la dépouille de son père, Pépin, empoisonné le même jour que son épouse Berthe, entre Paris et Saint-Denis, en passant par la Montjoie. Pages d'une maîtrise parfaite, où la fatigue, la douleur, l'insensé courage deviennent perceptibles par le lecteur, vraiment ressentis par lui. Et puis, aux qualités propres du texte qu'on lit vient s'ajouter, comme en surimpression, le sentiment étrange et mélancolique que, au fond, en refaisant vivre ces chevaliers pétris de bravoure et d'honneur, toujours prêts à se sacrifier pour Dieu et le roi, mais aussi ce petit peuple de paysans, de gardes ou de marmitons, il nous réaffirme, l'air de ne pas trop y toucher, dissimulé derrière les plis de ses étoffes et les armoiries de ses écus, que la France a réellement existé, que son histoire aura été longue et fertile en très riches heures ; une vérité qui, en ces temps d'agonie où nous sommes entrés pour n'en plus ressortir, sans doute, fait à la fois l'effet d'un baume et celui d'un fer porté au rouge. En ce sens, Les Enfances de Charlemagne, en plus de son côté puissamment onirique, peut aussi être considéré comme un livre de combat.


Mercredi 2 décembre

Sept heures vingt. – Depuis trois ans que je suis passé du rewritingà la rédaction, c'est la première fois qu'une telle chose m'arrive : hier, en fin d'après-midi, Philippe B. m'a demandé de reprendre assez largement mon article sur Michèle “Angélique” Mercier. J'en ai été d'autant plus marri que je me suis rapidement rendu compte qu'il avait raison de me le demander, et que le papier serait assez nettement meilleur une fois que j'aurais tenu compte de ses observations et suggestions ; ce que j'ai fait ce matin. Du coup, le texte est passé de dix à treize mille signes : ça lui apprendra.

– Continué la lecture du Charlemagne de Rémi, avec toujours autant de gourmandise. Les chapitres III et IV nous transportent à la cour du roi mahométan de Tolède. Les divers affrontements entre les chevaliers français et leurs homologues sarrasins (mot qui, nous rappelle-t-on en note, est pour les auteurs de chansons de geste rigoureusement synonyme de “païens”), ainsi que la bataille du chapitre IV, baignent vraiment dans une atmosphère de merveilleux, avec ses excès et ses invraisemblances que l'on ne se préoccupe pas de justifier, mais que, quand elles deviennent vraiment trop grosses, on fait passer par une invocation à Dieu ; lequel, il va de soi, ne peut que favoriser ses chrétiens au détriment des adorateurs de fausses divinités. N'y manque pas non plus l'élément cocasse représenté par le très méchant fils du roi de Tolède, Marsile ; lequel, à force de réclamer sans se lasser, la décapitation ou la pendaison de tous les Français qui défilent devant le trône de son père, finit par ressembler à la fois au grand vizir Iznogoud de Goscinny et au Chinois fou d'Hergé dans Le Lotus bleu. J'ajoute que les parties “poétisées” (décasyllabes à 4/6 ou alexandrins, tantôt rimés, tantôt assonancés) sont parfaitement enchâssées dans le cours du texte en prose et semblent être non pas les interruptions d'un voyage, mais des îles éparses dans le lit du fleuve sur quoi nous sommes embarqués, ravissant l'œil sans interrompre la navigation.

– Demain après-midi, révision annuelle de Liselotte, ce qui va me contraindre à passer deux bonnes heures à attendre au garage Volvo de la banlieue commercialo-industrielle d'Évreux ; c'est là que Rémi Usseil va m'être d'un secours très-précieux. Et j'ai hâte de voir s'il est possible de lire une chanson de geste dans un garage automobile du XXIe siècle.


Vendredi 4 décembre

Sept heures vingt. – L'après-midi d'hier fut hautement merdique. J'ai commencé par passer à la clinique Pasteur d'Évreux, afin d'y prendre un rendez-vous pour mon scanner de mars prochain. Là, pas de problème, hormis la vieille dame qui, affirmant qu'elle était arrivée avant moi, ce qui est possible, m'est franchement passée devant. Ensuite, il me fallait rejoindre le garage Volvo, situé nettement à l'extérieur d'Évreux, sur la route de Rouen, dans une zone commerciale assez nouvelle ; si nouvelle, même, que Liselotte a refusé de prendre l'adresse du garage. Heureusement, je savais comment y aller. De plus, j'étais assez largement en avance.

Je savais comment y aller, en venant directement de Pacy. Là, partant du centre d'Évreux, je me suis, Dieu sait comment et pourquoi, retrouvé sur une petite route de campagne qui, certes, longeait l'autoroute de Rouen, mais ne permettait pas d'accéder à ma fameuse zone commerciale. Je n'ai pu reprendre l'autoroute dans l'autre sens qu'à Acquigny, soit à plus de vingt kilomètres d'Évreux. Finalement, j'arrive chez Volvo à 14 h 02 pour 14 h, les mécaniciens étaient en train d'ouvrir les grandes portes coulissantes de l'atelier. Au guichet d'accueil, on me dit que David va venir tout de suite, qu'il prend en charge la voiture d'un autre client. « Vous voyez, la Volvo blanche, là, juste dehors… » Je poireaute, debout, le livre d'Usseil sous le bras. Au bout d'un quart d'heure, le chef d'atelier – David, donc –, était toujours en discussion avec le vieux con, propriétaire de la Volvo blanche, qui ne cessait de lui expliquer je ne sais quoi. Les nerfs commençaient à me lâcher quand, enfin – il était plus de deux heures et quart –, je sens un mouvement s'amorcer. Mais c'est pour voir les deux hommes, le mécano et le client, monter dans la voiture, et entendre le moteur démarrer. J'en ai aussitôt déduit que, vraiment, ce n'était pas mon jour ; j'ai dit à la dame de l'accueil, qui semblait navrée, que j'en avais assez d'attendre, que j'étais censé poireauter deux heures le temps de la révision, que j'étais déjà en train de m'énerver avant même que quiconque ait soulevé le capot, que je lui tirais ma révérence et que je rappellerais un de ces jours pour un autre rendez-vous. Le David a téléphoné à la maison en fin d'après-midi, tellement gêné et obséquieux, que c'est moi, maintenant, qui ne savais plus quoi dire pour lui remonter le moral et lui assurer que, non, pas du tout, ce contretemps ne m'avait nullement ennuyé, et bla, et bla, et bla. Il n'empêche que j'ai été ferme : au prochain rendez-vous (ce sera vendredi prochain), je leur apporte la voiture le matin, il me passe un “véhicule de courtoisie”, je rentre chez moi et je reviens récupérer Liselotte en fin de journée. Il a acquiescé à tout.

Le résultat de toute cette agitation inutile est que nous avons pris l'apéritif hier soir, raison pour laquelle je ne suis pas venue dans ce journal.


Dimanche 6 décembre

Sept heures dix. – Pas grand-chose à noter, sinon que j'ai terminé, juste avant le dîner, le livre de Rémi Usseil, qui se soutient jusqu'à la dernière page et constitue donc une authentique réussite. Mais une réussite pour combien de lecteurs ? C'est la question.

Nous nous préparons, comme de juste à une mini-soirée électorale ; je dis “mini” car, dès neuf heures moins le quart, nous souciant peu d'écouter mentir les habituels politiciens de plateaux, nous basculerons sur un film américano-coréen de science-fiction, dont j'ai bien entendu oublié le titre. S'il s'avère décevant, nous reviendrons à Game of Thrones, qui est notre lot quasi quotidien depuis quelques semaines, puisque nous en sommes presque au milieu de la troisième saison. C'est très bien fait, Game of Thrones, et pas inintéressant, même si un peu compliqué à suivre pour nos vieilles cervelles fatiguées. Seulement il y a ces inexplicables “tunnels”, en moyenne un par épisode : soudain, deux personnages se mettent à bavasser interminablement sur un sujet n'ayant que fort peu à voir avec l'intrigue, laquelle est donc suspendue durant deux ou trois minutes, le temps de cet incompréhensible trou d'air. Hormis cela, c'est une série agréable, et Catherine et moi avons bien hâte que les trois bébés dragons deviennent enfin adultes, afin de nous montrer de quoi ils sont capables.

– Hier, huit mille signes consacrés à Laurette Fugain ; demain, la même quantité à propos de Jacques Villeret.


Lundi 7 septembre

Sept heures et demie. – En ayant fini avec Les Enfances de Charlemagne, je m'apprêtais à me consacrer à Samuel Butler (Ainsi va toute chair, qui attend patiemment depuis des mois sur la table basse) lorsque, facteur passé, je me suis retrouvé avec deux livres de Muray, aimablement envoyés par Dany-des-Belles-Lettres : La Gloire de Rubens et Postérité ; c'est par ce dernier que j'ai commencé, simplement parce qu'il est très longuement question de ce roman dans le dernier volume paru du journal de l'auteur. J'étais presque certain d'en avoir déjà lu les premières pages, voilà quelques années ; effectivement, la certitude s'est imposée quand je les ai reprises. Le roman fait cinq cents pages très serrées, je doute fort d'avoir la patience d'aller au bout d'elles, tant la manière d'écrire de Muray, très efficace dans les courts textes qui ont fait sa renommée, se révèle horripilante dès qu'il prétend écrire un roman. C'est grand dommage car, au moins dans les quatre-vingts pages lues aujourd'hui, il y a beaucoup de choses intéressantes, piquantes, drôles, etc. Mais, comment dire ? C'est comme se retrouver devant une purée aux truffes ; une grande jatte contenant six ou sept kilos de pommes de terre ; et, pour espérer trouver les lamelles du précieux champignon, vous devez absolument engloutir toute la purée. J'y reviendrai, et en donnant des exemples concrets de ce qui m'insupporte dans ce style ; ce qui ne sera pas compliqué, les exemples en question se retrouvant pratiquement dans chaque paragraphe.

– Écrit à peine la moitié du Villeret, qui n'était pourtant pas bien long : huit mille signes. Je ferai le reste demain matin (pas trop tôt…).


Mercredi 9 décembre

Sept heures et quart.– Comment parler de Postérité, le roman de Philippe Muray, dont je viens de terminer les 540 pages très serrées ? Quels mots employer pour décrire la stupéfaction saisissant le lecteur de Muray, celui des Exorcismes, lorsqu'il se trouve soudain englué dans cet énorme pudding gélatineux, tout de même parsemé de quelques trop rares fruits confits vraiment savoureux ? Comment l'écrivain d'Après l'histoire ou de L'Empire du Bien a-t-il pu accoucher de ce monstre inviable ? Par quel aveuglement a-t-il pu croire que ces ratiocinations engluées les unes dans les autres, statiques, ne débouchant sur rien, écrites dans une langue horripilante à force de métaphores clonées se présentant systématiquement par petits trains de cinq ou six, à la queue-leu-leu ; et cet échantillon de dix ou douze figurines interchangeables, indiscernables et découpées dans le contreplaqué le plus mince, par quel sortilège Muray en est-il venu à penser que cet amas constituait un roman ? Je ne sais pas. Vraiment, je ne sais pas. Avant de commencer celui-ci, j'envisageais plus ou moins, après, de lire son roman suivant, On ferme ; je m'en garderai : l'accablement et l'irritation sont tels, ce soir, qu'une dose supplémentaire, j'en ai peur, risquerait de me faire dangereusement désaimer l'autre Muray, celui que je lis depuis plus de dix ans – et relirai encore. Avec celui-là, j'espère que La Gloire de Rubens va me rabibocher.


Vendredi 11 décembre

Sept heures vingt. – J'ai tenté hier soir de noter quelques lambeaux d'idées, à propos du problème que me pose Muray depuis quelques jours (La Gloire de Rubens efface partiellement l'impression désastreuse laissée par Postérité, mais, justement, elle ne le fait que partiellement), de cet incroyable rift que je vois béer entre ses courts essais d'une part et le reste de son œuvre de l'autre. C'était si maladroit que, ce matin, j'ai tout effacé : on ne devrait jamais se lancer dans des considérations littéraires les soirs d'apéritif ; ni dans aucune autre, d'ailleurs.

– Journée Volvo. J'ai emmené Liselotte au garage d'Évreux ce matin, à neuf heures, pour son petit check up annuel. Je l'ai récupérée peu avant cinq heures, la plaisanterie m'a coûté près de 800 euros, et encore se sont-ils arrangés pour ne me changer aucun pneu, en mettant ceux de devant derrière et vice-versa. Du coup, il va falloir changer les quatre à la prochaine révision qui, elle, va me coûter des sommes que je n'ose même pas envisager. Entre neuf heures et cinq heures, j'ai dû subir l'humiliation de me déplacer dans une minuscule voiture de fille, et de marque Mitsubishi : j'espère n'avoir croisé, au volant de ce suppositoire à camions (formule de mon père), aucune personne de ma connaissance.

– En parcourant la documentation qui m'est arrivée, à propos des Frères ennemis et du “destin brisé” de l'un d'entre eux, j'ai eu l'excellente surprise de constater que j'avais déjà traité le sujet, il y a huit ans, dans FD. Avec un minimum de toilettage, ce long article de Didier Balbec devrait parfaitement faire mon affaire. M'occuperai de ce ravaudage dès demain.


Samedi 12 décembre

Huit heures dix. – Retour inattendu, tout à l'heure, attendant Catherine (à la messe au Plessis), de l'idée d'un Bref manuel de désertion, petit livre de 80 ou 100 pages maximum. L'idée qui m'est venue serait d'y incorporer cette évocation du “trottoir jaune” de Sedan, que je n'ai finalement jamais écrite, malgré plusieurs tentatives, très étirées dans le temps (la première, dont je n'ai aucune trace, doit bien remonter à 35 ans). Celle-ci et peut-être deux ou trois autres, entrelardées avec les textes correspondant plus étroitement au titre de l'ensemble. À voir.

– Commencé à lire Frédéric Bastiat, édition de l'Institut Coppet.

– Ce pauvre Gauche de Combat poursuit sa descente aux enfers psychiatriques. Le mot qui revient désormais le plus souvent dans les billets qu'il publie en rafale chaque jour, n'ayant visiblement rien d'autre à faire, c'est : indiscutablement. Comme tous les gens qui sont coupés de la vie “normale”, ne sortent plus de chez eux et passent leur vie à traquer (ou à rechercher) les complots sur internet, il prend désormais pour argent comptant tout ce qu'il peut ramasser dans ce cloaque, pourvu que ça flatte ses névroses. Il me fait, d'un côté, penser au fils de Catherine, incapable de mettre en doute les délires qu'il rencontre dans ses navigations internétiques ; il me rappelle aussi ces vieilles gens de ma jeunesse pour qui tout ce qui se trouvait imprimé “dans le journal” était forcément parole d'évangile, vérité indéboulonnable. Donc, quand il découvre un délire nouveau, émanant probablement de l'un de ses doubles, de ses frères en révolution fantasmée, dans le paragraphe suivant, le délire en question devient automatiquement indiscutable. Et, du reste, il a raison : personne ne discute plus avec lui. Qui serait assez “bonne sœur” pour tenter de persuader un fou se prenant pour Napoléon qu'il n'est pas Napoléon ?


Lundi 14 décembre

Sept heures dix. – Je n'ai rien écrit ici hier, par une sorte d'accablement, en me disant que j'allais forcément être amené à parler de la pantalonnade électorale du jour ; or, j'avais envie de tout plutôt que de cela. M'asseyant devant le téléviseur à huit heures moins cinq, je me suis aperçu que je me moquais absolument des résultats qui allaient apparaître, quels qu'ils puissent être. Les guignolades “résistancialistes” conjointes de la gauche et de la droite faisaient monter en moi une envie de revenir à mon abstentionnisme rigoureux de naguère, et il n'est pas sûr que je ne cède pas à cette tentation-là dans les élections prochaines.

– Continué à lire Bastiat : on se découvre tout surpris de constater qu'il y eut des époque où l'on pouvait, en France, être économiste et néanmoins manier élégamment sa langue.


Mercredi 16 décembre

Sept heures et demie. – Je traîne depuis hier un rhume qui, pour être peu carabiné, ne m'en colle pas moins une légère fièvre, laquelle se traduit par une lourdeur de tête qui fait que, sitôt que je m'assoie pour lire, je m'endors. Je ne vais quand même pas être être condamné à lire debout, tout de même ? Ô vieillesse, vieillesse !

– À propos de lecture, j'ai abandonné Bastiat au milieu du gué : l'économie et moi, décidément… À la place, je me suis replongé dans Les Décombres de M. Rebatet, lecture dont je serais sans doute mieux avisé de ne pas me vanter à trop haute voix. Mais j'ai trouvé un passage dans lequel il portraiture Aristide Briand de manière assassine, et d'une tournure telle que, moyennant deux ou trois mots ôtés, on pourrait croire à une charge contre Hollande. Je crois d'ailleurs que, demain, je vais proposer ces quelques lignes, en énigme, sur le blog.

– Vu Jobbé-Duval hier (décidément, je ne saurai jamais si ce digne cardiologue réclame le trait d'union à son nom ou pas) : mon cœur fonctionne normalement. C'est du moins la conclusion que j'ai tirée de son mutisme total, après examen, concernant le dit organe. C'est une chose qui surprend toujours Catherine, et même l'atterre quelque peu, que je ne songe jamais à demander quoi que soit à mes médecins réguliers. Mais c'est que je pars du principe que, si quelque chose clochait, ils auraient alors la présence d'esprit de me le dire, de m'envoyer faire des examens, prendre des remèdes, etc. S'ils se taisent (ou si l'on parle de tout autre chose), c'est que tout va bien, provisoirement.


Jeudi 17 décembre

Sept heures et demie. – Je pensais en avoir fini avec le hors-série n°4 (ces Destins commencent à me les briser…), mais voici que Philippe B., pour les pages consacrées à Laurette Fugain, me réclame un encadré à la gloire de l'association créée par Stéphanie Fugain, mère de la première. Ce n'est évidemment pas grand-chose à faire, cela va me prendre vingt minutes demain matin, mais ça m'agace tout de même un peu, pour une raison n'ayant à peu près rien à voir avec l'article lui-même, et encore moins avec FD. C'est que m'énervent toujours plus ou moins ces gens qui, sous prétexte que la vie leur a infligé un malheur, se croient ensuite autorisé à se jucher au sommet de leur tragédie personnelle pour faire suer la terre entière jusqu'à la fin de leurs jours. Ce sont d'ailleurs souvent des femmes, ai-je cru pouvoir observer, bien que je ne dispose évidemment d'aucuns chiffre ni statistique sur le sujet. C'est celui-ci, dont le fils s'est tué en voiture à 20 ans, qui n'a rien de plus pressé que de créer une association (l'arme ordinaire de ces gens-là, la seule qui ne nécessite pas de permis de port) et va s'en servir pour exiger, tempêter, squatter les plateaux de télévision, insulter ceux qui émettent les plus légères réserves à propos de son “combat”, etc. C'est celle-là, qui voudrait, sous prétexte que sa fille est morte suite à un coma éthylique, qu'on interdise l'alcool partout, qu'on crée des brigades volantes munies d'alcootests dans les rues, qu'on rouvre Cayenne pour les plus de 0,5 g, etc. Et je ne dis rien des mères de filles violées, qui sont peut-être les plus enragées. Je ne sais d'ailleurs pas pourquoi je m'énerve, dans la mesure où le cas de Stéphanie Fugain est tout de même assez différent, son association se contentant, dans ses campagnes de “sensibilisation” aux maladies du sang, de demander aux gens d'aller donner le leur dans les petits camions spécialisés, de ne pas jeter leurs plaquettes usagées, etc. Mais, évidemment, dans le cas de la leucémie, il est assez difficile de pointer un coupable irréfutable et de demander pour lui plus de répression…

On va me dire (je le sais parce qu'on me l'a déjà dit souvent) que ces gens ont énormément souffert, ce qui est vrai, que ces associations sont leur moyen de ne pas craquer, leur thérapie. C'est sans doute vrai aussi. Mais est-ce qu'on imagine le tintamarre médiatique, et les demandes d'interdictions et de répression en pluie serrée, si tous les parents de morts prématurés se mettaient à faire pareil ?

– Poursuivi la lecture des Décombres. Livre à la fois superbe et parfois glaçant, en particulier dans ses éructations antisémites, proches de sombrer dans le délire. Mais il dit aussi nombre de choses – sur la démocratie, la pourriture d'un régime, la bassesse irrémédiable de ses élus, etc. – qui ont encore à notre époque des échos nettement perceptibles ; et même, sans doute, de plus en plus.


Samedi 19 décembre

Sept heures et quart. – Il semblerait que mes chefs aient tout à fait oublié mon existence. En toute logique, en ayant terminé ce jour-là avec le hors-série n°4, j'aurais dû réintégrer la rédaction de l'hebdomadaire dès mercredi ; or, je n'ai vu venir aucun travail. Inutile de préciser que cela ne m'a nullement traumatisé, que je ne m'en suis senti dévalorisé en rien.

– Je suis toujours dans Les Décombres, si je puis me permettre. Le tableau que brosse Rebatet de sa “drôle de guerre” (il se retrouve dans un régiment de Chasseurs alpins à Romans) est d'un grand talent et d'un irrésistible comique ; avec aussi un fond de tristesse et d'accablement car, si vraiment l'armée avait atteint le stade de déréliction qu'il montre, alors, en effet, cette guerre était perdue d'avance, et la défaite de la France n'a plus grand chose de ce caractère étrange que lui attribuait Marc Bloch.

– Le chat noir et blanc des voisins d'en face, qui a contracté voilà quelque temps l'habitude de venir prendre le soleil sur notre terrasse, était de nouveau là ce matin et me contemplait à travers la porte d'un air tout à fait serein, voire légèrement goguenard ; très détendu en tout cas. Ne voulant pas qu'il se croit chez lui pour autant, je décidai d'ouvrir la porte à Bergotte afin qu'elle lui fasse comprendre de façon indiscutable que le territoire était déjà occupé. Au bruit de la clenche, le chat a descendu les marches et s'est assis au pied de l'escalier. Bergotte sort, le regarde, s'avance d'à peine un mètre et s'arrête… avant de revenir vers moi et de me demander à rentrer ; avec l'air de ne pas trop comprendre l'intérêt de la déranger pour si peu. Le chat, lui, voyant le chien surgir de la maison, n'avait pas eu un frémissement des oreilles ni des moustaches.


Dimanche 20 décembre

Une heure et demie.– Je viens d'exhumer du tiroir de mon bureau le Grand Cahier que j'avais abandonné au milieu du chapitre VI du Chef-d'œuvre, pour cause de difficultés grandissantes à écrire à la main. Comme je ne vois guère de raisons pour que ces douleurs et blocages du poignet et du pouce aient disparu par enchantement depuis sept ou huit mois, cette exhumation ressortit donc à l'acte symbolique. Car il est temps, je le sens de plus en plus nettement, que je me remette à essayer d'écrire quelque chose d'un peu suivi. Mais quoi ? Après d'assez longs atermoiements, je me suis (presque) décidé à laisser provisoirement de côté Pot-Bouille, roman plus ambitieux dans ses proportions et ses attendus que celui déjà écrit, et qui, de ce fait, m'impressionne encore suffisamment pour ne pas m'y mettre. Je me suis donc tourné de nouveau vers ce “Bref manuel” auquel j'ai déjà pensé (et auquel j'ai peut-être même fait allusion dans ce journal, je ne me souviens pas). Il devrait être constitué par un certain nombre de textes assez courts, centrés sur un sujet commun, le tout ne dépassant pas cent “petites pages” ; soit cent mille signes au grand maximum. Chaque texte commencera par une courte phrase à l'impératif (Faites ceci, gardez-vous de cela, etc.), pour mettre en avant le côté manuel, guide pratique. Je ne sais pas quand (ni même si…) je vais m'y mettre, mais il me semble indispensable, ensuite, que tout soit écrit de manière continue et en un temps relativement bref : un mois, deux au grand maximum. Si je table sur cent mille signes, cela représente, à la main et de mon écriture misérable, environ trente pages du Grand Cahier ; donc, pas plus de trente jours de travail. Si je tiens compte des jours où je ne ferai rien, par exemple quand je dois aller à FD, un mois et demi devrait être la bonne mesure.


Mercredi 23 décembre

Midi.– Élodie nous est arrivée hier après-midi, pour passer Noël ici. Ce qui, bien entendu, a justifié que nous prissions un verre ou deux hier soir, mais sans excès notable. Ce matin, la mère et la fille sont parties je ne sais trop où, ce qui explique en partie ma présence dans ce journal à un moment très inhabituel. J'y reviendrai sans doute cet après-midi car je doute qu'elles puissent résister au plaisir de regarder l'un de ces films idiotement sentimentaux qui font leurs délices à toutes deux. De toute façon, il est plus que probable que je reçoive du travail en provenance de FD.

– Je viens de voir que le premier volume des œuvres complètes de Houellebecq allait paraître le 6 janvier, soit dix jours avant le Chef-d'œuvre : je n'arrive pas à décider si c'est une bonne ou une mauvaise chose ; voire une chose parfaitement neutre. C'est en tout cas un livre que je n'achèterai pas, possédant déjà, en “ordre dispersé” sinon tout ce qu'il a écrit, du moins tout ce qui m'intéresse de lui (soit la totalité de l'œuvre moins les poèmes).


Jeudi 24 décembre

Trois heures et demie.– Les filles sont occupées à jouer au scrabble dans le salon télé. Comme la maison ne dispose pas de ce jeu, elles sont assises côte à côte, chacune son ordinateur sur les genoux, et jouent électroniquement.

– Est-ce le fait d'en parler hier ? Une envie de relire Houellebecq m'a saisi brusquement. J'ai commencé par Interventions, un recueil d'articles déjà anciens (années 90), puis j'ai enchaîné avec La Carte et le Territoire. J'ai été fort étonné de découvrir que, lors d'une scène de bistrot, Jed Martin, le personnage principal, commande un Viandox, ce que fait aussi Evremont dans le premier chapitre du Chef-d'œuvre. Catherine dit que mon inconscient devait s'en souvenir et que c'est ressorti au moment opportun ; je n'en crois pas un mot, trouvant que ce serait vraiment exagérer les pouvoirs de cet hypothétique inconscient, dans la mesure où ma dernière lecture de ce roman doit remonter à au moins quatre ans. Un peu plus loin, le personnage de Michel Houellebecq va se chercher un chien au plus proche refuge de la SPA, là encore comme le fait Evremont dans mon chapitre VI. Ce qui m'amuse, c'est que d'éventuels lecteurs, à la fois attentifs et connaissant bien l'œuvre de Houellebecq, pourront se persuader que, de ma part, il s'agit de clins d'œil, alors que cela relève d'un hasard total. Je vais maintenant relire Soumission, roman paru alors que je devais être quelque part entre les troisième et quatrième chapitres du mien : là, au moins, en cas de ressemblance, on ne pourra pas incriminer mon inconscient. En revanche, on pourra toujours m'accuser de plagiat.


Samedi 26 décembre

Quatre heures.– Comme les deux femmes, la mère et la fille, n'arrêtent à peu près jamais de parler, je me trouvai incapable d'une lecture un peu absorbante. Après mon mini-cycle houellebecquien, je me suis donc replongé dans la Correspondance de Proust, en commençant par l'année 1914, au moment où il vient tout juste de publier chez Grasset, et à compte d'auteur, Du côté de chez Swann. Cette lecture m'a entièrement repris et il m'étonnerait beaucoup que je m'arrête avant d'être parvenu à sa mort, en novembre 1922, c'est-à-dire six fort volumes (les années 1916 et 1919 me manquent).


Dimanche 27 décembre

Cinq heures. –  Catherine et Élodie viennent de rentrer d'une promenade qu'elles sont allées faire à Pacy, sur le chemin qui longe l'Eure : elles ont bien failli revenir sans Bergotte, laquelle est tombée à l'eau, à un endroit où le courant est assez important et où il n'y avait nulle possibilité pour elle de remonter par ses propres moyens. Heureusement, Catherine a tout juste eu le temps de la rattraper par la peau du cou… mais avec ses mains emmouflées ! Puis, Élodie a réussi, en se jetant à plat ventre, à lui saisir les pattes arrière, cependant que Catherine faisait de même avec celles d'avant ; pour, enfin, parvenir péniblement à extraire la chienne trempée de la rivière. Pendant ce temps, j'étais bien tranquille au salon, à lire les lettres de Proust de l'année 1915.

– À propos de cette Correspondance, je ne décolère pas depuis hier contre les jean-foutre des éditions Plon, qui semblent tenir pour négligeable le fait que cette édition, celle de Philip Kolb, soit épuisée. La correspondance de Proust, épuisée : est-ce qu'on peut se dire un pays de culture, après une chose pareille ? Le résultat est que j'ai bel et bien trouvé, sur les sites dédiés, le volume concernant l'année 1919 (c'est celle qui me manque le plus, car concernant ses deux déménagements,  la reprise de publication de La Recherche, après la guerre, et le prix Goncourt), mais il me faudrait, pour l'acquérir, débourser près de 180 euros, ce que je ne suis nullement disposé à faire. Je voue donc aux Gémonies la maison Plon à peu près une fois par heure, sans parvenir pour autant à éteindre la frustration qui m'habite.


Jeudi 31 décembre

Midi.– La semaine a été un peu perturbée (mais il nous faut désormais, surtout moi, que d'infimes changements pour être “perturbés”…) par la présence d'Élodie, sans qu'elle-même y soit pour rien d'ailleurs ; c'est en tout cas ce qui explique que je ne sois pas venu dans ce journal trois jours consécutifs. Durant ce temps, j'ai poursuivi ma relecture des lettres de Proust (je termine 1917), qui me ravissent tout autant que lors de ma première lecture, vers la fin des années quatre-vingt. Ce serait bien, j'imagine, que j'en tire un billet, mais je ne vois pas pourquoi je ferais de la publicité, même très indirecte, aux cuistres inopérants de chez Plon.

Comme Élodie nous a quittés hier en début d'après-midi, et que nous avons pris notre dernier apéritif le soir même, nous allons terminer l'année avec une exemplaire sobriété, exactement comme nous l'avions fait l'année dernière.

Le 31 décembre 2014 (je viens d'aller vérifier), je me souhaitais de parvenir à terminer le roman commencé quelques semaines plus tôt, en espérant que les anges gardiens, avec qui Catherine est en liaison quasi permanente, voudraient bien me donner un coup de main : apparemment, ils ont été efficaces. Cette année, je me souhaite d'entrer, sans trop d'atermoiement ni de peine dans le livre suivant, quel qu'il soit.

Journal du Chef-d'œuvre

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Samedi 15 novembre

Quatre heures.– J'ai décidé de tenir ce journal en parallèle de l'autre, afin d'y noter tout ce que je pourrai avoir envie de (me) dire à propos du roman en cours. Car en cours il est bel et bien, depuis hier après-midi. J'ai commencé, au matin, par aller acheter un grand cahier Clairefontaine (24 x 32 cm) de 196 pages (ainsi qu'un carnet de même marque pour les idées qui surgiraient inopinément). Puis, quelque temps après, parce qu'il fallait bien l'inaugurer, ce cahier vierge, j'ai écrit l'ouverture de la première scène du premier chapitre, c'est-à-dire la rencontre de mes deux personnages principaux, Evremont et Jonathan, à la terrasse “fumeurs” d'une brasserie, autour du premier roman de Houellebecq. Ce matin, pendant que Catherine était au presbytère, je m'y suis remis et en ai écrit toute une page. Je me suis arrêté au moment où le nom de Houellebecq est pour la première fois prononcé.

Évidemment, cette idée d'un “journal de bord romanesque” risque de sombrer dans le ridicule, si jamais le roman lui-même s'ensable au bout de quelques dizaines de pages,  ce qui, pour le moment, reste à mes yeux l'hypothèse la plus probable. Mais enfin, dans ce cas, ce sera un ridicule dont je serai seul au courant : ce journal sera détruit et voilà tout.


Dimanche 16 novembre

Sept heures et demie.– Écrit une page et demie, ce matin, pendant la messe (je veux dire : pendant que Catherine était à la messe…). Le dialogue s'est amorcé entre Evremont et Jonathan, lequel a d'ailleurs officiellement reçu son prénom. Pour l'instant, tout cela me semble assez statique, mais il est vrai qu'ouvrir une histoire avec deux personnes attablées sur une terrasse déserte ne facilite pas les mouvements de foule. Néanmoins, il va me falloir, assez rapidement je pense, créer un appel d'air afin d'introduire le monde extérieur ; cela sans rompre le dialogue qui s'amorce et en montrant davantage mes deux zouaves.

J'éprouve un étrange plaisir à écrire de nouveau à la main, après environ 25 ans : un peu comme si je m'essayais à l'écriture pour la première fois de ma vie. Et ne noircir que les pages de droite du cahier est très pratique quand je veux modifier des choses ou en noter d'autres sur celle de gauche.


Lundi 17 novembre

Huit heures. – Je me suis levé ce matin très bien reposé, mais totalement dégoûté de moi-même et de cette ridicule prétention à mener à bien quelque chose qui pourrait ressembler à un roman. De fait, je n'y ai pas touché de la journée, les deux feuillets à écrire pour FD arrivant à point nommé, vers une heure, pour me servir de mauvaise excuse.  Tout à l'heure, pourtant, en arrivant à ce bureau après le dîner, je me suis forcé à ouvrir le cahier ; pour voir… puis à décapuchonner le feutre noir. Et, finalement, j'ai écrit deux pages complètes ; dont je ne sais évidemment ce qu'elle valent, mettant jusqu'à présente un soin maniaque à ne surtout pas me relire. Petit à petit, j'en suis venu à me forger (le mot est excessif de noblesse !) cette croyance qu'il me fallait avant tout accumuler du matériel, noircir des pages sans jamais m'arrêter ; que le moindre retour sur moi-même, sur le “déjà écrit”, suffirait à bloquer définitivement la machine. Il faut se faire brute épaisse et avancer sans regarder à droite ni à gauche ; voilà.


Mardi 18 novembre

Huit heures.– Un peu moins travaillé qu'hier : une page au lieu du double.  Je crois qu'il est temps pour un “retour au thème”, à savoir le roman de Houellebecq (Extension), que j'ai délaissé depuis trois ou quatre pages, notamment pour une esquisse physique des deux bonshommes. Je commence à me dire que tout cela piétine sans doute un peu trop. Mais comme je refuse de relire ce qui est écrit…


Jeudi 20 novembre

Neuf heures et demie du matin.– Voilà trois jours de suite que je m'éveille dans les mêmes dispositions d'esprit, assez peu agréables. En fait, je crois bien que, à ce moment-là, je ne suis pas encore tout à faitéveillé ; toujours est-il que ma première pensée (si, donc, c'est bien d'une pensée qu'il s'agit) est pour l'hypothétique roman ; et il m'apparaît avec une clarté intense que je suis en train de me fourvoyer, que mes prétentions sont dérisoires, que tout cela va s'arrêter très vite, ou bien sombrer dans le ridicule, ou encore dans l'ennui le plus profond, dans la mesure où je n'ai strictement rien à raconter, ni les moyens de le faire de toute façon, que je perds mon temps de la manière la plus vaine qui soit, etc. En revanche, je n'en tire jamais (pour l'instant…) la conclusion qu'il me faut abandonner cette voie de garage dès maintenant ; et, le soir venu, je rouvre le cahier pour y faire ma petite page d'écriture (et même deux, pour ce qui concerne la soirée d'hier). C'est tout de même beau, de réussir à se faire du mal dès la reprise de conscience du matin.


Vendredi 21 novembre

Huit heures. – J'ai pris hier la décision qu'il me fallait travailler davantage, que la petite heure que je consacrais à ce roman entre dîner et télévision n'était pas suffisante. J'ai donc résolu d'y consacrer également l'avant-dîner, c'est-à-dire l'heure suivant le repas de Bergotte, qui se prend à six heures. C'est exactement ce que j'ai fait ce soir, et je suis fort content des trois pages qui ont été écrites durant ces deux heures. Enfin, non : je ne suis pas content de ces trois pages (ne les ayant pas relues) mais plus modestement de les avoir écrites. Il faut (il faudrait, restons prudent…) absolument que je me tienne à ce rythme de deux heures de travail, coupées par le quart d'heure du dîner, et que je le fasse tous les jours ; de manière à ce que le roman avance suffisamment vite pour que je n'ai pas le temps de m'en décourager. À raison de trois pages par jour, le brouillon pourrait en être terminé dans trois mois. Ensuite, évidemment, il y aura un mauvais moment à passer, ou en tout cas un moment crucial, celui de la relecture de l'ensemble. Encore ensuite, si je ne jette pas le paquet à la corbeille, il faudra probablement tout reprendre. Je n'en suis pas encore là.


Samedi 22 novembre

Six heures.– La première scène du premier chapitre est terminée, au moins dans sa version initiale : je viens de laisser Evremond au moment où il sortait de la brasserie, plus ou moins excédé par les manières de petit paon affichées par Jonathan depuis l'arrivée des deux filles à la table voisine. Il me semble, depuis deux jours, que la seconde partie devra montrer Evremond seul chez lui, lever un coin du voile sur sa vie et, surtout, dire quel rapport spécial il entretient depuis 20 ans avec le premier roman de Houellebecq.


Dimanche 23 novembre

Huit heures. – Je m'étais promis de me taire, et naturellement j'ai trahi ma promesse ce soir : l'apéritif aidant, j'ai dit à Catherine que j'avais commencé le roman, et déjà écrit environ 25 feuillets, c'est-à-dire pas grand-chose. Mais je crois que j'ai bien fait, puisque, comme toujours, elle m'a “accouché” de certaines choses auxquelles je n'avais pas pensé (ou pas suffisamment pensé) moi-même. Évidemment, Catherine n'a presque rien dit, elle a fait son travail de sage-femme, et c'est moi qui ai jacté tout le temps. Notamment à propos de Sophie, cette maîtresse putative d'Evremond, que j'ai à peine eu le temps d'imaginer, et même pas du tout, mais qui devrait être liée à la Sophia de Raskolnikov dans Crime et Châtiment. En en parlant, il m'est apparu qu'elle était indispensable : il faut, dans ce roman, un rayon de lumière féminin, une sorte de personnage à la fois extérieur et agissant, notamment par rapport à Evremont. Il doit avoir, à portée de main, la possibilité d'oublier (de rayer ?) les filles de sa vie, celles qui vont ressurgir dans le chapitre de Warnaucourt.

(Il faudrait tout de même que je me décide, entre Evremont et Evremond. Graphiquement, je penche pour le premier.)

Bref, il semble intéressant de parler de cette “chose” avec Catherine : il en ressort des idées qui ne m'avaient pas effleuré avant…


Jeudi 27 novembre

Midi.– Il est nécessaire que le chapitre Warnaucourt soit “préparé” ; que, dans les chapitres précédents – dont j'ignore encore de quoi ils seront faits… –, sans doute sous l'influence de Jonathan, des choses remontent, ou commencent à remonter, de l'adolescence et de la jeunesse, peut-être sous forme de déni violent de ce que vit, endure le jeune homme, et dont il s'ouvre à Evremont.

(Mais comment “insérer” Sophie dans tout cela ? Peut-être doit-elle, d'une certaine façon, avoir toujours un peu peur de lui, de ce qu'elle devine en lui d'informulé, de tout ce qu'il a refoulé, de la manière dont il s'est barricadé.)

Sophie doit être une sorte de recluse, elle aussi, mais une recluse en paix avec elle-même et le monde, une recluse “dans la lumière”. Hier soir, j'en étais arrivé à me dire qu'elle pourrait aussi ne pas du tout exister, n'être qu'une projection du cerveau d'Evremont, la preuve, à la fin, de son espèce de folie. Mais comment goupiller cela sans sombrer dans le ridicule, le grand-guignolesque ? Peut-être en accentuant les ressemblances avec la Sophia de Crime et châtiment. Et, dans ce cas, il faudrait semer quelques petits cailloux, sous formes de références, d'allusions à ce roman, ou même plus généralement à Dostoïevski lui-même : il faudrait alors "combiner" cet écrivain à Houellebecq. Pas simple…

(Comment se sont-ils rencontrés ?)

Huit heures.–  Depuis hier, je sens que je vais avoir du mal à terminer ce premier chapitre ; et plus je m'approche de cette fin, plus je tourne à vide, comme si je n'avais pas envie, ou peur, de passer à la suite. c'est du reste assez probable, dans la mesure où je sais comment finir celui-ci  (non : pas comment, mais plutôt par quoi), alors que je n'ai pas la moindre idée de ce que je vais mettre dans le suivant. Je suppose que ce devra être la deuxième rencontre entre les deux bonshommes, mais pour faire et dire quoi ? À moins que je ne braque le projecteur sur Jonathan et l'envoie traîner ses guêtres à la manif de samedi ?


Samedi 29 novembre

Onze heures du matin.– Evremont n'est pas raciste ; il n'est pas non plus antiraciste : il est, en quelque sorte araciste. À la lettre, il ne comprend pas ce que lui dit Jonathan, par ses diatribes anti-noirs et anti-arabes ; ou plutôt, il comprend fort bien que les noirs et les Arabes lui sont un moyen commode d'expliquer et de justifier à ses propres yeux sa totale inaptitude en matière de séduction. Quant à lui, il ne voit pas du tout quels dommages pourraient causer quelques millions d'immigrés sub-méditerranéens dans un monde qui, à ses yeux, est déjà mort, ou en tout cas à l'agonie : « Quel mal pourrait répandre une armée de vandales lâchée dans un pays en ruines ? »

– Le premier chapitre doit absolument être terminé ce soir : il n'a que trop traîné. Ensuite, il faudra résister au désir de le relire. Et passer directement à la suite. J'ai la certitude – étayée par rien – que, comme à bicyclette, si je m'arrête je tombe. Le seul point agaçant est que j'ai négligé de noter à part les noms de personnes, de rues, etc., à mesure qu'ils se présentaient sous la plume. Si bien que, lorsqu'ils reviennent, quelques jours plus tard, je les ai oubliés et suis contraint de parsemer le texte de points de suspension, ce qui contribue à déréaliser ce que j'écris.

– Je travaille réellement, matériellement, environ une heure et demie par jour – sans un seul jour d'interruption jusqu'à maintenant –, mais j'y pense toute la journée, à peu près sans discontinuer ; sauf peut-être le soir, devant la télé, c'est-à-dire juste après mon heure et demie de travail effectif, qui agirait donc comme une sorte de purge, ou de grattage sur une cicatrice qui démange.


Lundi 1er décembre

Trois heures. – Le premier chapitre a bien été bouclé samedi soir : il remplit 25 “grandes” pages, ce qui doit approximativement représenter soixante mille signes. J'ai immédiatement commencé le deuxième ; mais bon sang que j'ai du mal à y entrer, dans celui-là ! Il est vrai que, deux jours plus tôt, je ne savais même pas qu'il existerait (d'ailleurs il n'existe pas encore…). C'est en faisant surgir mes deux lesbiennes porteuses de tract dans l'épicerie de Charlie que l'idée m'est venue de plonger mon très-hypothétique lecteur dans la manifestation absurde à laquelle appelait le tract en question, et d'y faire se croiser Jonathan et Charlie, tous les deux, finalement, venus là pour la même raison : la drague ; drague de frustré chez l'aîné, drague joyeuse et optimiste chez le cadet. La difficulté est d'animer tout cela, de faire entendre mes deux solistes sur le fond d'orchestre constitué par la manif elle-même. Je pense que, plus encore que le premier, ce chapitre-là devra être considérablement réécrit lors de la reprise générale du roman… si jamais je parviens un jour jusque-là.

Le troisième chapitre ne peut être, me semble-t-il, que des “retrouvailles” entre Jonathan et Evremont, afin de recentrer l'histoire sur Houellebecq. Montrer Jonathan comme ensorcelé par l'écrivain. C'est ici, il me semble, qu'Evremont expliquera pourquoi il est un “déçu du houellebecquisme”, pour parler comme Finkielkraut. Et Jonathan s'enthousiasmera à l'idée du chef-d'œuvre.

Peut-être que le quatrième chapitre pourrait être celui de la rencontre entre Jonathan et Houellebecq, à l'occasion d'une signature à la librairie de la Ruée vers lire. Qui se termine par une fin de recevoir. En fin de chapitre, Jonathan prendrait la résolution d'écrire lui-même le chef d'œuvre de M.H. Le chapitre pourrait commencer à la faculté de pharmacie, si ce que m'envoie Béa est suffisant pour faire un début de chapitre crédible et vivant. Là aussi, comme dans chaque chapitre ou presque (pas dans celui de Warnaucourt, par exemple), il faudrait montrer la modernité à l'œuvre, mais toujours sans que personne ne s'en émeuve : elle est désormais chez elle.

Le chapitre suivant serait le “pivot” du roman, à savoir le retour d'Evremont à la maison natale de Warnaucourt. Ce n'est qu'après le surgissement brutal de ses “fantômes” (Marie-Paule, Brigitte, peut-être Monique, Isabelle…) qu'il rendrait visite à Sophie ; dont je pense de plus en plus qu'elle devrait ne pas exister réellement.


Mercredi 3 décembre

Midi. – Hier soir, parce que, après ma journée levalloisienne, je n'avais vraiment pas envie de poursuivre le chapitre II, j'ai finalement fait ce que j'avais prévu de ne pas faire avant d'avoir totalement terminé le “premier jet” : j'ai relu le premier chapitre. Le motif officiel (et pas totalement de mauvaise foi) était qu'il me fallait m'acquitter de ce que j'aurais dû faire à mesure que j'avançais, à savoir noter à part les noms propres (rues, gens, etc.) que j'avais tendance à oublier sitôt après les avoir trouvés. Mais, bien entendu, la véritable raison est que je grillais d'envie de “me rendre compte”.

Que dire ? J'ai l'impression que ce n'est ni une catastrophe ni bien enthousiasmant. En tout cas, moi, ça ne m'enthousiasme pas le moins du monde ; mais, d'un autre côté, je m'imagine très mal prendre feu pour un texte sortant de ma propre plume. Dans le détail, il y aura du travail à faire sur ce chapitre : simplifier certaines phrases un peu surchargées, fluidifier le style çà et là, jouer davantage sur les temps verbaux, améliorer les passages entre les différents plans, etc. Mais, cela, c'est le travail que j'aime faire, donc il ne me soucie pas, en tout cas pour l'instant.

Cela étant, j'ai sans doute bien fait de procéder à cette relecture car cela m'a permis de me rendre compte d'une bévue : dans le premier chapitre, lorsque les deux gouines déposent leur tract imbécile à l'épicerie, je précise le parcours de la manifestation ; or, je ne sais pourquoi, au début du II, j'ai mis le point de rendez-vous ailleurs ; si bien que les feuillets déjà écrits sont à revoir, de ce point de vue : il me faut “remonter” le point de rendez-vous vers la gare. Du reste, là où je l'ai sottement mis, place du Général des Courtils, la manifestation serait partie bien trop près du fleuve et du pont, qui sont leur point d'arrivée.


Dimanche 7 décembre

Onze heures. – Le chapitre II avance tranquillement, trop tranquillement sans doute : je n'y travaille guère qu'une heure par soir, une heure et demie au maximum. Chaque jour ou presque, je me dis qu'il serait bon de doubler ce temps, mais il n'y a rien à faire : lorsque j'ai écrit deux grandes pages de cahier, je n'ai plus qu'une envie, c'est de fuir. Je ne puis même pas dire que j'en suis “à la moitié”, dans la mesure où je n'ai pas une idée très précise de ce que sera le chapitre, une fois terminé ; bien que, tout de même, il ait tendance à se préciser à mesure qu'il avance. Ainsi, alors qu'il ne devait être au départ qu'une silhouette croisée par Jonathan, voilà que Charlie a pris beaucoup plus d'importance que prévu – à peu près la même, pour l'instant, que celle de Jonathan. Du reste, je vois de plus en plus nettement que, pour que ce chapitre ait une signification, une raison d'être, il faut qu'il vivent tous les deux à peu près la même chose (une rencontre, un espoir, un semi-échec), mais qu'ils le ressentent de façons opposées : J. comme la confirmation de sa “malédiction” sentimentalo-sexuelle, si l'on veut, et Charlie, au contraire, comme un succès ou, à tout le moins, une promesse. Tout cela dans le cadre de ma manif ridicule qui constitue le creuset de ces deux idylles, non pas avortées mais inabouties.

Je dois en être à peu près (mon écriture manuscrite m'est difficile à calibrer : j'ai perdu l'habitude…) à 75 000 signes.


Jeudi 11 décembre

Six heures. – Cet après-midi, j'ai innové. Sortant d'une courte sieste vers trois heures, je suis venu à ce bureau et, au lieu d'aller errer sur internet, j'ai empoigné le Clairefontaine et me suis remis à mon deuxième chapitre, auquel j'ai travaillé jusqu'à cinq heures (trois grandes pages écrites, ou, pour le dire plus prudemment et modestement, noircies). J'étais assez content, et même fier, de moi, trouvant cette initiative propre à me faire accélérer le rythme de travail, comme je souhaitais plus ou moins que cela fût. Le problème est que, là, je suis occupé à remplir l'un et l'autre de mes journaux au lieu de poursuivre le roman, sans doute au prétexte que j'ai déjà mon quota d'écriture quotidien : c'est idiot et un peu ridicule.

– Tout de même, hier, alors que je bâillais d'ennui dans mon bureau de FD, j'ai noté sur mon carnet de poche le “déroulé” de la dernière partie du chapitre en cours, et notamment les modalités de passage de Jonathan à Charlie et retour. Ces deux-là vont en quelque sorte vivre une aventure parallèle (rencontre avec une fille), mais ce sera le naufrage pour J (qui va se lancer dans une furieuse diatribe raciste – sous prétexte que Valérie, la fille qu'il guigne, tombe sous le charme d'un Malien sans papiers – et se faire plus ou moins casser la gueule), alors que Charlie va vivre une expérience déterminante (tomber amoureux, en gros) d'une lycéenne d'extraction plutôt bourgeoise, et que j'ai prénommée Tosca. Pourtant, sur le strict plan des faits, ils vont tous les deux voir repoussées leurs avances sexuelles, mais le vivre très différemment. Sans doute parce que l'un (J) appartient à une France moribonde, tandis que Charlie représente lui la force et la jeunesse de cette France inconnue qui s'avance. Rien de tout cela n'est bien clair dans mon esprit. Mais c'est en quelque sorte pour dissiper les brumes, ou essayer, que j'écris ce roman.

Je me suis fixé jusqu'au 15 décembre pour boucler ce chapitre ; non parce que ma sœur aura 50 ans ce jour-là, mais parce que cela fera un mois tout juste que j'aurai écrit le premier mot du premier chapitre. Si je maintiens ce rythme de deux chapitre par mois, le premier brouillon devrait être terminé aux alentours de mon anniversaire, le 19 mars.

Le point hautement positif, à mes yeux, est que, depuis un mois, je n'ai pas dû manquer le rendez-vous de l'écriture plus de trois jours ; la dernière fois c'était avant-hier, et j'en ai ressenti après, durant toute la soirée, une forme de culpabilité larvée, voire de frustration. J'ai pris ça pour un bon signe…


Vendredi 12 décembre

Sept heures et demie.– Plus les choses se mettent en place et plus je me félicite de m'être lancé dans ce chapitre II, pas du tout prévu au départ (mais à peu près rien n'était prévu au départ…), et surtout que Charlie y ait pris une importance que je ne lui pensais pas. Il est en train de devenir, par son histoire débutante avec Tosca, le pendant positif de Jonathan, si je puis ainsi jargonner. Et je crois que c'est une bonne idée que la dernière scène avec Jonathan, qui devra être très violente, soit “encadrée” par Charlie, d'abord avec Tosca sur les berges du fleuve, puis seul rentrant chez lui, tout empli, transfiguré par cette sorte d'amour naissant, de grâce qui lui est tombée dessus et commence de l'élever au-dessus de lui-même, tandis que Jonathan va probablement finir dans le bar à putes (mais sans consommer : il lui reste un brin d'espoir…) qui se trouve en bas de chez Valérie (tout comme il y en avait un, rue Porte-Saint-Vincent, à Orléans, en bas de chez France-Hélène et Monique, et où je n'ai d'ailleurs jamais mis le pied, moitié par frousse, je suppose, moitié parce que j'étais tout à fait désargenté à cette époque (1975 – 76)).

(Je réalise avec effarement que nous sommes le 12 et que, par conséquent, il me paraît impossible que ce chapitre soit terminé le 15 comme je disais hier le vouloir. Mais, après tout, quelle importance ? ces termes que l'on se fixe n'ont aucune raison d'être, pas la moindre réalité.


Dimanche 14 décembre

Trois heures.– Évidemment, le II ne sera pas terminé demain, dans la mesure où il reste une “grande scène” à écrire, celle du pétage de plomb raciste de Jonathan, en voyant que le Noir sans papier va lui souffler Valérie, et ce sans le moindre effort, qui plus est. Je ne pense pas que la scène doive faire plus de quatre ou cinq pages, mais elles risquent d'être assez délicates à écrire, dans la mesure où elle sera à plusieurs personnages et qu'il faut qu'elle soit bien mise en scène, vivante. Surtout, il est nécessaire que Jonathan s'exprime avec une assez grande violence, mais en restant crédible. Ensuite, il faudra encore une page ou deux centrée sur Charlie et sa “métamorphose amoureuse”, afin de ne pas laisser le lecteur sur sa mauvaise impression de Jonathan. Bref, tout cela va bien demander quatre ou cinq jours, je gage. D'un autre côté, évidemment, rien ne me presse ni ne m'attend…

J'ai fini hier soir la partie concernant le tête-à-tête de Charlie et Tosca sur la berge du fleuve, pendant et après la manif, et je me demande si j'ai bien fait d'en écrire une partie en flashback, si je n'ai pas opté pour la solution de facilité. D'un autre côté, comme juste après je vais avoir une scène “en live”, celle de Jonathan chez Valérie, il n'est peut-être pas mauvais que celle qui précède marque une espèce de pause, une sorte de “temps suspendu”, entre la marche qui a occupé presque tout le chapitre et l'explosion de Jonathan. Je retombe là sur le problème auquel je me suis heurté à chaque fois que j'ai essayé d'écrire quelque chose : mon incapacité à peu près totale, et assez désespérante, à me relire avec des yeux un tant soit peu critiques, à voir ce qui ne va pas.


Mardi 16 décembre

Sept heures et demie.–  Mail envoyé il a quelques minutes à Michel Desgranges :

Mon cher Michel,

Il est temps, je crois, que je vous tienne un peu au courant. Sachez donc que, voilà tout juste un mois, j'ai commencé une espèce de roman. J'y travaille consciencieusement tous les jours (mais sans doute pas assez : au bout d'une heure et demie, deux grand maximum, je n'en peux plus et il faut que je m'arrête jusqu'au lendemain… ce qui ne m'empêche nullement d'y penser à peu près du matin au soir) et je dois en avoir écrit environ cent mille signes ; je dis "environ" car j'écris à la main, sur mon grand cahier Clairefontaine, ce qui ne m'était pas arrivé depuis un bon quart de siècle, et j'ai un peu perdu l'habitude de "calibrer" mon écriture.

Je ne saurais vous dire ce que vaut ce qui s'écrit, dans la mesure où je refuse de me relire. Je me suis mis dans l'idée qu'il en allait de ce travail comme de la bicyclette : si je m'arrête, je tombe. Traduction : si je commence à reprendre ce qui est fait, je vais rompre l'élan initial et tout va s'arrêter. Donc, je vais de l'avant, ne serait-ce que par curiosité de savoir à quoi pourra bien ressembler ce truc une fois fini – s'il est fini un jour. Car j'ai l'impression que l'histoire se construit à mesure que j'avance, mais dans un brouillard encore bien épais. Pareil pour les quelques personnages déjà mis en branle. Quand j'aurai mis le mot "fin", il sera alors temps de tout reprendre da capo, ne serait-ce que pour passer l'ensemble sur ordinateur, ce qui sera l'occasion d'un vrai travail d'écriture, à partir du brouillon dont je disposerai. Enfin, c'est comme ça que je vois les choses. Pour ce qui est du brouillon en question, je me suis fixé comme date "butoir" le 19 mars prochain, jour de mon 59ème anniversaire ; mais il va de soi que c'est plus un ordre d'idée qu'autre chose, d'autant que je serais bien incapable, au stade où j'en suis, de dire quelle longueur fera ce livre. D'ici deux ou trois jours, je bouclerai le chapitre II et aurai quelque chose comme 120 000 signes. Bien. Mais comme j'ignore totalement combien de chapitres je vais écrire ensuite, je ne suis pas plus avancé. Je sais juste qu'ils ne seront pas très nombreux : entre 8 et 10 me semble un nombre plausible, en l'état actuel des choses.

Voilà à peu près ce que je tenais à vous dire. Et j'y retourne, car c'est le soir que je travaille.

Amitiés,

Didier

– J'ai l'impression, alors que j'en approche vraiment, que je ne vais jamais voir la fin de ce deuxième chapitre. Cela dit, je sais bien pourquoi je traîne ainsi : c'est que la fin en question est bien tracée dans mon esprit, il ne reste qu'à l'écrire (ce qui est déjà beaucoup), tandis que je ne sais pas, ou à peu près pas, ce qu'il va y avoir dans le suivant. Donc, je recule le moment d'y aller, c'est aussi bête et puéril que cela.

– Cependant, des choses commencent à se préciser pour la suite. il m'a semblé tout à l'heure que Sonia, la compagne imaginaire d'Evremond (car je suis presque décidé à ce qu'elle soit imaginaire), devrait avoir un enfant (un enfant imaginaire, donc), de façon à ce qu'elle se renforce en tant que "rempart" contre les fantômes, dans l'esprit d'Evremont. Je pense qu'on devrait apprendre la grossesse juste après le voyage d'Evremont à Warnaucourt : sentant le danger plus grand, il érige une nouvelle barrière. 

D'autre part, il m'est apparu nécessaire que, à un moment, il y ait rencontre entre Jonathan et Charlie, et même sans doute un peu plus que ça. Et, dans le dernier chapitre (ou l'avant-dernier), Charlie chercherait Evremont partout où il pense pouvoir le trouver afin de lui annoncer la mort de Jonathan (dont les raisons et les modalités restent encore à déterminer…). Et c'est ainsi (mais comment ? N'en sais rien…) qu'il découvrirait l'inexistence de Sonia et de sa fille (oui : ce sera une fille).

Pendant que j'y pense : passant chez Evremond, il trouvera la porte ouverte, les fringues disparues des placards. Et, sur le bureau (ou ailleurs), un exemplaire de Crime et Châtiment ; ceci afin que le lecteur attentif puisse faire le rapprochement avec la Sonia imaginaire, créature littéraire, donc. D'ailleurs, il va falloir que je relise ce roman, car "ma" Sonia doit être un décalque de celle de Dostoïevski.

L'espèce d'angoisse qui me tient depuis deux ou trois jours, c'est que, à mesure que les choses prennent forme, le personnage de Houellebecq me semble sortir de lui-même du roman. Ce qui m'ennuie car je tiens beaucoup à mon titre !


Jeudi 18 décembre

Trois heures.– J'ai bouclé, hier, la scène de Jonathan chez Valérie et son expulsion violente par Georges-Alain. Mais il faudra, je le crains, la reprendre entièrement, ou du moins l'étoffer, car j'ai escamoté l'ensemble, pressé que j'étais de m'en débarrasser.


Vendredi 19 décembre

Huit heures.–  Je viens à l'instant de terminer le deuxième chapitre, qui fait donc 34 grandes pages de cahier (le premier en comptait 24), et qui en fera forcément plus dans sa version seconde, car je me rends bien compte que j'ai honteusement escamoté la scène de clash chez Valérie, qu'il faudra donc reprendre et développer. Mais, d'un autre côté, il est possible que je sois amené à tailler dans le reste.

Pour l'instant, mon problème est d'attaquer dès demain le chapitre suivant, sans surtout me laisser le temps de souffler, et même si je ne sais pas trop ce que je vais y mettre ; mais je pense de plus en plus à une seconde rencontre, dans une tonalité toute différente, entre Jonathan et Georges-Alain, intervenant après une conversation entre Jonathan et Évremont. Peut-être devrais-je aussi, dès maintenant, faire se rencontrer Jonathan et Charlie, par exemple chez Evremont (J. viendrait lui apporter le dernier Houellebecq (Soumission), celui que je ne pourrai lire que début janvier : ça va être commode…).


Samedi 20 décembre

Dix heures du matin. – Ébauche d'un plan (noté hier soir devant un film d'Eastwood assez ennuyeux…) pour le chapitre qui, en principe, devrait être commencé ce soir, le troisième donc :

1) Evremont tombe sur Jonathan, probablement à la brasserie du I. Il s'est passé du temps entre la fin du II et maintenant, sans doute tout l'été. Evremont avait à peu près oublié l'existence de Jonathan. Celui-ci est très excité : durant l'été il a lu tout Houellebecq et il vient juste de s'acheter Soumission, qu'il n'a pas encore ouvert. La discussion s'engage, à propos de Houellebecq, Evremont explique pourquoi ce dernier l'a déçu. Jonathan décide qu'Evremont doit lire le dernier paru avant lui et qu'il va le lui apporter. Evremont, de mauvaise grâce, consent à lui donner son adresse.

(Durant cela, ils ont quitté la brasserie pour marcher dans les rues. D'où, petites scènes de modernité festives, bouts de dialogues, notamment entre femmes, etc.)

2) Après séparation d'avec Evremont, Jonathan tombe sur Georges-Alain, dont il apprend l'escroquerie morale (pas du tout malien mais français, rôle qu'il joue vis-à-vis des filles, etc.) Georges-Alain, très sympathique, ouvert, drôle, etc. Jonathan résiste tant qu'il peut à son désir croissant de se placer sous sa protection (tout, alors, serait tellement plus facile, pense-t-il). Sorte de soumission mimétique.

3) On retrouve Evremont chez lui, en compagnie de Charlie, ils parlent de Tosca, dont Charlie vient de faire quelques photos sur son téléphone. Charlie n'a toujours pas “couché”, mais, bizarrement (à ses yeux), ça ne lui semble pas si important que ça. Evremont se fout gentiment de lui : « Elle est en train de te châtrer ! » Devant les photos, Evremont subi ses premières “remontées de passé”. Sans doute faudra-t-il, ici que soit évoquée pour la première fois l'existence de Sonia, afin de la lier dès le départ aux “filles fantômes”.

4) Arrive Jonathan avec le roman de H. Se montre d'emblée assez agressif avec Charlie, mais celui-ci, par sa bonne humeur et sa gentillesse (non mièvre) le désarme en grande partie.

Je pense conclure le chapitre sur Evremont demeuré seul chez lui (mais c'est déjà comme ça que se termine le I : peut-être ennuyeux), qui décide de se rendre chez Sonia.

Dans la foulée, j'ai également noté “en courant” (mais sans bouger du fauteuil) une ébauche de découpage pour la suite. Cela donne :

IV) Centré sur Evremont, d'abord chez Sonia, puis sa rencontre avec Tosca. Jonathan lui annonce la venue de Houellebecq à Montcosson, pour une journée de signature (ou deux jours, afin de justifier une soirée sur place de l'écrivain), à la librairie La Ruée vers Lire. En chute, Evremont apprend la mort de sa mère, deux ou trois semaines auparavant. (Il faudra trouver une raison valable pour qu'il n'en soit pas averti plus tôt.)

V) Evremont à Warnaucourt, avec son père.

VI) Jonathan à la séance de signature de Houellebecq, puis, le soir, avec lui. Si je parviens à l'écrire, il lui montre le début du “chef-d'œuvre” qu'il s'est mis en tête d'écrire en collaboration avec l'écrivain. Évidemment, Houellebecq l'envoie chier (gentiment mais tout de même).

VII) De nouveau avec Evremont à Warnaucourt, mais plus tard dans la soirée et la nuit, aux prises avec ses filles fantômes, qui resurgissent les unes après les autres (et je n'ai pas hâte d'en arriver à ce chapitre-là, qui va être horriblement difficile à faire, je le sens).
En chute, il est de retour à Montcosson et apprend que Sonia est enceinte.

VIII) De nouveau une rupture temporelle par rapport à ce qui précède.

– Sonia vient d'accoucher.
– Jonathan continue d'écrire, mais seul, le “chef-d'œuvre”, qu'il ne désespère pas de ramener dans son projet insensé. Sans doute poussé par Georges-Alain, il refait une tentative auprès de Valérie, et se vautre misérablement, tandis que Valérie, sans doute prise de regret de son refus premier, se jette littéralement à la tête du Noir.
– Charlie “grandit” (même si toujours puceau…). Je veux dire qu'il grandit par rapport aux deux autres, devient plus posé, plus adulte, à mesure qu'Evremont et Jonathan s'enfoncent chacun dans son espèce de folie.
– Evremont, d'ailleurs, évite Jonathan, qui commence à lui faire peur. (Il faut qu'Evremont paraisse parfaitement raisonnable, et même de plus en plus, mais avec de petits signes inquiétants, irréalistes ; notamment la manière dont vit Sonia.)
– En revanche, il aime de plus en plus Tosca, d'une façon certes assez trouble (en quelque sorte, vu son âge, elle est une fille fantôme matérialisée) mais pas directement sexuelle. Du reste, Charlie n'est nullement jaloux, au contraire : les attentions d'Evremont valorisent Tosca à ses yeux.

Après ce chapitre huitième, c'est encore le brouillard. Je suis presque sûr que Jonathan va se suicider et qu'Evremont va quitter la ville sans avoir appris sa mort, c'est à peu près tout. Cette fin ne devra pas occuper plus de deux chapitres et le rythme devra en être plus précipité.


Mardi 23 décembre

Cinq heures.– Finalement, non, Jonathan ne va pas se suicider. Il va en prendre la décision, sélectionner le moyen le plus théâtral. Puis, au moment où sa décision sera effectivement prise et le moyen arrêté, il va se faire écraser bêtement par une camionnette de livraison (avec slogan ridicule sur la carrosserie) en traversant la rue pour aller à la pâtisserie Charlot (ou Charleau ?) s'offrir un gâteau quelconque, en quelque sorte pour “fêter ça”.

– Catherine partie (à la clinique, pour son épaule), j'ai retrouvé mes vieilles mauvaises habitudes de l'époque BM et n'ai pas touché au roman hier. Du moins, je n'ai rien écrit dans le cahier ; mais, durant l'apéritif que je me suis offert – autre vieille mauvaise habitude –, j'ai noté trois ou quatre choses qui me serviront pour la suite, dont celle qui précède, à propos de la mort de J.


Jeudi 25 décembre

Sept heures vingt.– Lorsque je me mets au travail, les choses se passent toujours de la même façon : j'ouvre le cahier, je décapuchonne le feutre, relis les trois ou quatre dernières lignes afin de savoir où j'en étais, et je me lance. Si je travaille une heure durant, le résultat est toujours identique : lorsque je m'arrête, j'ai environ six mille signes écrits. Et c'est justement cette facilité et cette rapidité qui m'inquiètent : je m'aperçois que mon rythme est presque voisin de celui que j'avais quand j'écrivais un Brigade mondaine. Le problème – et ma source d'inquiétude, donc – est que mon ambition, même si elle reste modeste, n'est tout de même pas d'écrire un Brigade mondaine ! Or, je me dis et me répète que, si “ça vient” aussi facilement, c'est que ce doit être aussi médiocre. D'un autre côté, il est vrai que je fonce sans me retourner. Lorsqu'il m'arrive de m'apercevoir, en l'écrivant, que ma phrase est pataude ou mal foutue, je m'en moque et continue d'avancer, me disant que le polissage interviendra dans un second temps, et que mon seul souci, pour le moment, doit être d'arriver au bout de mon brouillon, et que mon histoire et mes personnages tiennent suffisamment la route pour mériter, ensuite, un travail de réécriture. Il n'empêche que cette impression que j'ai chaque jour, qu'il me suffit d'ouvrir le robinet pour que les phrases s'écoulent, continue de m'inquiéter assez grandement. Mais que puis-je faire contre ? Je ne vais tout de même pas m'inventer des pannes d'inspiration, uniquement pour pouvoir me dire que je suis un vrai écrivain !


Dimanche 28 décembre

Sept heures et demie. – Dans la discussion que vont avoir Evremont et Jonathan, à propos des Noirs et des Arabes, Jonathan fera remarquer à l'autre que les gens de sa génération ont beau jeu de jouer les antiracistes, eux qui n'ont à peu près jamais été confronté au surgissement de ces populations. Evremont, alors, repensera à sa scolarité, à Warnaucourt, accomplie sans jamais en effet apercevoir le moindre élève exotique. Il lui vient que, sans doute, il aurait été très content d'en voir arriver quelques-uns, plutôt que, année après année, avoir l'assurance un peu déprimante qu'à chaque rentrée scolaire on va retrouver exactement les mêmes têtes.

Dans la même scène, sans doute plus loin, Evremont se dira que, en ce moment même, tandis que Jonathan rejette sur les Noirs (les “nègres”, comme il dit exclusivement et avec une intonation particulière qu'il faudra définir), il y a, quelque part dans Montcosson l'un de ces noirs qui, lui, accuse les blancs de tous ses échecs. Il en déduit que la société périra de cela, de ces frustrations (ce n'est pas le terme qui m'est venu tout à l'heure, à table, et qui était meilleur. Aigreur ? Ressentiment ?) multidirectionnelles.

Du coup, je me demande si cet échange doit intervenir dès le début du chapitre III (c'est-à-dire là où je suis arrêté) ou être remis à plus tard. Il me semble que ce doit être tout de suite, tandis que j'ai les deux protagonistes “sous la main”. Mais alors, le chapitre tel que je le voyait avant de m'y mettre risque d'être bien trop long : peut-être faudra-t-il le scinder.

Bon sang, comme tout cela est compliqué, incertain, pénible ! Mais pourquoi est-ce que je me suis lancé là-dedans ?


Mardi 30 décembre

Huit heures.– J'ai bien failli, aujourd'hui encore, laisser le cahier fermé. En me disant que, voilà, j'étais engagé, comme de nombreuses fois jadis, sur la pente de l'ensablement, puis de l'arrêt définitif. Puis, sans la moindre conviction, et même avec une vague sensation d'écœurement, je me suis forcé à m'attabler. Et, finalement, j'ai écrit deux pages et demie, en ayant bien amorcé le dialogue entre E et J. Je pense d'ailleurs, comme j'en évoquais la possibilité dimanche, que je vais clore ce chapitre sur ce dialogue et en ouvrir un autre pour ce qui devait en être les deuxième et troisième parties.


Vendredi 2 janvier

Huit heures.– Au fond, pris par ce roman, je me sens un peu dans la situation du type qui entreprendrait de bâtir un édifice, sans plans d'architecte, avec des connaissances plus que sommaire en maçonnerie, zinguerie, charpenterie, etc., et qui se lancerait à l'aventure simplement parce que deux ou trois personnes lui auraient affirmé qu'il ne pouvait que réussir, puisqu'il avait déjà prouvé qu'il savait monter une tente ou assembler des Lego. J'en suis au stade de l'invention du brouillon, c'est-à-dire que je gâche du ciment, empile des briques et des moellons, jointoie, dresse des murs, pose des escaliers et des fenêtres, agence la charpente, etc. sans trop me préoccuper de ce qui s'élève. Quand ce sera fini, le bâtisseur autodidacte se reculera pour prendre du champ, et découvrira s'il a bâti une cathédrale ou bricolé une masure, le plus probable étant que le résultat de ses efforts se situera entre les deux. Ensuite, voyant les béances et les aberrations les plus criantes, il s'emploiera à colmater, redresser, joindre, ajouter un petit balcon ici, un clocheton là, etc. L'épreuve décisive sera enfin la première lecture étrangère, l'œil du dehors ; elle équivaudra à ce que serait une pendaison de crémaillère, un soir où souffle une tempête de pluie et de vent. En quelques quarts d'heure, le malheureux propriétaire-bâtisseur va devoir constater que le vent a abattu le clocheton dont il était si content, que l'eau, passant sans effort à travers sa toiture, inonde le salon et les invités qui s'y pressent. L'un d'eux, d'ailleurs, vient de tomber du premier étage, à cause du petit balcon de la façade sud, insuffisamment arrimé au mur ; quant à la butte qui supportait la grande terrasse, elle vient d'être emportée par le ruissellement des eaux, en raison de soubassements non consolidés. La cave est certainement inondée, mais on ne peut pas le savoir car l'escalier qui y conduisait vient de s'effondrer, etc.

Et, malgré tout, on reprend sa truelle, une brique, et on continue son mur en sifflotant d'un petit air faraud.


Samedi 3 janvier

Huit heures. – Je suis également cet obtus laboureur nanti d'un cheval rétif, qui se casse les reins à pousser sa charrue pour tracer des sillons superficiels, et qui va s'apercevoir, à la fin, moitié mort, qu'il s'est escrimé sur une terre depuis longtemps stérile.

Sinon, je commence à entrevoir la fin du chapitre III ; Je viens de laisser Jonathan et Evremont devant l'épicerie des Al-Mansour, Evremont va rentrer chez lui et Jonathan poursuivre sa route jusqu'à la place des Courtils (ou la librairie ?) et tomber sur Georges-Alain. Il faudra que leur scène soit assez brève (bien plus courte en tout cas que celle que je viens de finir, avec Evremont). Ensuite, ce sera le chapitre IV, avec retour du couple Charlie-Tosca et, surtout, apparition de Sonia.


Dimanche 4 janvier

Sept heures.– Je me suis plus ou moins décidé, ce matin, à ne pas attendre d'avoir terminé le brouillon pour commencer à retranscrire dans l'ordinateur ce qui est déjà écrit sur le premier cahier (on écrit sur ou dans un cahier ?). Plusieurs raisons à cela, la principale étant d'ordre pratique : lorsque j'aurai besoin de retrouver quelque chose (un nom de rue, l'aspect physique d'un personnage secondaire, etc.), il sera beaucoup plus facile si le début du roman est tapé, surtout si, comme j'en ai l'intention, je crée un nouveau document Word pour chaque chapitre qui commence. D'autre par, cela rendra la transcription moins fastidieuse, de se faire petit à petit. Enfin, ce sera l'occasion d'un premier polissage. Bref, j'ai commencé cet après-midi, et me suis vite rendu compte que l'opération était aussi lente que d'écrire le premier jet à partir de rien. Si bien que j'ai tout de suite senti le danger : celui de me lasser de mon travail durant la journée et de n'avoir plus assez de “jus”, le soir venu, pour avancer dans le cahier (j'ai conscience d'écrire en pur charabia…). La preuve dès ce soir, où je n'ai écrit qu'une petite page (vraiment petite…) au lieu des deux voire trois de d'habitude. La solution serait peut-être de me limiter à deux heures de transcription par jour, et de les faire le matin, de façon à pouvoir un peu oublier ce fichu roman avant de m'y remettre en fin d'après-midi. Le problème est que j'ai également commencé de mettre au point le livre Blurb du journal 2014, et que, dès demain, le travail pour FD va reprendre…

– Pour ce qui est du roman lui-même, j'ai ramené dès aujourd'hui Valérie, entrevue au chapitre II, dans l'histoire. Il m'est en effet apparu que chaque garçon devait avoir sa fille, si je puis dire : Evremont-Sonia, Charlie-Tosca et, désormais, Jonathan-Valérie ; selon des modalités fort différentes, bien entendu. Pour ce qui est de Jonathan-Valérie, il faudra que mon “nègre” joue à plein son rôle de modèle-obstacle, de troisième pilier du désir (Jonathan serait en quelque sorte le côté dostoïevskien de ce triangle, ce qui est fort bien puisque, d'autre part, c'est Dostoïevski qui a engendré Sonia).


Jeudi 8 janvier

Midi. – J'ai terminé hier mon troisième chapitre (au garage Volvo de Normanville, pendant que j'attendais la fin de la révision annuelle de la voiture…). Je l'ai fait avec une satisfaction très mitigée, car cela implique de se lancer sans surseoir dans le suivant, dont je n'ai qu'une idée très floue, ce qui est encore peu dire. Je sais comment et par quoi il doit se terminer (l'annonce de la mort de la mère d'Evremont), je sais qu'il faut que Sonia apparaissent, Tosca y réapparaître, que Jonathan et Charlie doivent s'y rencontrer, mais je n'ai aucune idée de la manière de lier tout ça pour en faire un véritable chapitre, c'est-à-dire un ensemble qui fera progresser le roman. C'est du reste peut-être à cela que je devrais réfléchir de plus près.

– J'ai eu un peu le vertige, en lisant le dernier roman de Houellebecq, hier. D'abord, son personnage a 44 ans, soit pratiquement le même âge que mon Evremont. Ensuite, le premier chapitre s'ouvre sur une évocation de Huysmans, tout comme le mien commence par une évocation de Houellebecq.  Enfin, son président de la République musulman s'appelle Mohammed et a grandi dans l'appartement situé au-dessus de l'épicerie paternelle, exactement comme mon Charlie. Je disais à Catherine, hier soir, que si je venais à bout de ce livre et qu'il était jugé digne d'être publié par Desgranges, tout le monde penserait immanquablement que je me suis inspiré de Houellebecq pour ce personnage. Elle m'a fait remarqué, fort judicieusement que j'avais les moyens de prouver la coïncidence, dans la mesure où Mohammed-Charles, alias Charlie, fils d'épicier, était déjà présent dans les dix volumes de L'Empire des sectes, d'où je n'ai fait que le tirer.


Lundi 12 janvier

Deux heures.– J'ai passé deux jours à tourner autour de mon quatrième chapitre sans oser y entrer, et en me culpabilisant de ne pas le faire. Finalement, je m'y suis mis avant-hier, puis hier, et j'en ai écrit trois pages de cahier, ce qui n'est pas énorme, mais le tout était d'enclencher la machine. Je crois que celui-ci aurait intérêt, de toute façon, à être sensiblement plus court, plus “ramassé” que les trois, ou au moins les deux, précédents. En réalité, j'ai grande hâte d'en arriver au chapitre cinquième, celui de Warnaucourt et de la rencontre entre Evremont et son père veuf, mais en même temps une trouille bleue d'y être ; si bien que je traîne dans le quatre, ce qui ne doit rien lui valoir de bon.


Vendredi 16 janvier

Huit heures. – Ceci m'est apparu alors que, revenant de la boulangerie de l'avenue de l'Europe, avec mes deux sandwichs thon-crudités, je traversais la rue Anatole-France pour rejoindre le havre Lagardère, protégé par des gendarmes armés de mitraillettes : il ne faut pas que Sonia apparaisse avant le retour de Warnaucourt. Même s'il est vaguement (le plus vaguement possible) question d'elle avant, pour montrer qu'Evremont, même avant ce "retour aux sources", est déjà un type fragile, en déséquilibre, il faut que ce soit les filles fantômes qui lui donnent corps et chair. Du coup, le chapitre IV sera sûrement plus court, c'est indubitable, mais j'ai peur aussi que, à part sa chute (l'annonce de la mort de la mère Evremont), il fasse un peu “salle d'attente”.

Il faut se remettre à l'écrire, dès demain, et on verra.


Samedi 17 janvier

Huit heures. – Pour ce qui est de se remettre à l'écriture du chapitre 4, je voulais bien entendu dire : dès après-demain…


Lundi 19 janvier

Huit heures. – Je patine dangereusement, dans ce foutu chapitre 4. Je m'y suis assez péniblement remis en fin d'après-midi, pour en écrire à peine une page, et absolument sans le moindre entrain. D'abord parce que j'ai la crainte que, amputé de l'apparition de Sonia, il ne fasse un peu “chapitre croupion”, c'est-à-dire nettement plus court que les trois précédents (et, j'espère, que les deux suivants…), mais que, en plus, l'hypothétique lecteur se demande à quoi il peut bien servir, hormis annoncer la mort de la mère d'Evremont.

Quoi qu'il en soit, j'ai décidé de changer de méthode à compter de demain, et de me mettre au roman en fin de matinée plutôt que d'après-midi – disons entre onze et une heure. Cela ne résoudra pas les problèmes posés par le chapitre en cours, mais au moins puis-je espérer être un peu plus frais qu'à cinq heures de l'après-midi.


Mardi 20 janvier

Huit heures. – Je m'y suis tenu : j'ai écrit une page et demie en fin de matinée. Non seulement ça, mais j'ai avancé le chapitre, puisque Jonathan vient d'arriver chez Evremont. Mais ce chapitre sera très court. (Et heureusement, car il reste très “flottant”, incertain.)


Vendredi 30 janvier

Huit heures.– Moment à la fois pénible et excitant, ce soir, entre six et sept heures, moi dans mon fauteuil avec un verre de mauvais porto (mais ce n'est pas là le côté pénible), Catherine à côté, dans le canapé, et lisant sur son ordinateur mon deuxième chapitre, que j'ai fini de “saisir” en milieu d'après-midi, et que je lui ai aussitôt envoyé. (J'ai oublié de noter ici – je m'y perds, entre mes journaux… – que je lui avais donné le chapitre initial à lire, il y a environ une semaine. Elle m'a dit l'avoir bien aimé, mais, évidemment, j'ai aussitôt trouvé plusieurs bonnes raisons de ne pas prendre cette déclaration pour argent comptant.) Et j'étais là, les yeux rivés sur son visage, guettant la moindre modification de ses traits, et naturellement interprétant chacune dans le sens qui m'était le plus défavorable. Et, durant les moments où elle n'exprimait rien : « Oui, c'est ça, je le savais : elle s'emmerde… » Finalement, je me suis réfugié ici pendant qu'elle lit le dernier tiers, de ce chapitre dont j'ai tout de même été étonné, une fois tapé, qu'il compte presque cent mille signes. Et le troisième, dont j'ai aussitôt commencé la frappe, est à peu près de la même longueur.

Pour ce qui concerne le quatrième, il est, non pas en panne mais suspendu. Il va être, lui, nettement plus court (le tiers, sans doute).

Je me suis rendu compte, aujourd'hui que, s'il va à son terme, ce roman sera découpé (ou découpable) comme une pièce de théâtre en trois actes : exposition (de 1 à 4) – drame (5, 6 et probablement 7 : Jonathan avec Houellebecq) – Résolution (la fin, soit deux, peut-être trois chapitres ; deux serait mieux, je pense, sur le plan du découpage).


Samedi 31 janvier

Huit heures. – Quelle bonne idée nous avons eu, Catherine et moi, apéritif prenant, de parler du Chef-d'œuvre ! Sans dire un mot ou presque, elle m'a débarrassé d'un coup du personnage de Sonia, sorte de boulet onirico-fantastique que je m'obstinais à vouloir attacher au pied d'Evremont. J'ai commencé par lui dire ce qui, d'après la fumeuse idée que j'en ai, devait faire suite aux deux chapitres Warnaucourt et nous amener à la fin du roman. Dans un premier temps – signe intéressant –, j'ai oublié que je devais parler de Sonia. Puis, j'ai commencé à lui expliquer, à tenter de lui expliquer, quel était son rôle. À mesure que je parlais, je me rendais compte que chaque phrase, ou presque, soulevait un problème non envisagé, et pour lequel je ne trouverais probablement, très probablement, que des solutions artificielles et plaquées. Catherine, dont il est peu de dire que son visage ne reflétait pas le moindre enthousiasme, a fini par me dire, avec tous les ménagements qu'elle sait prendre à chaque fois que l'on aborde ce foutu livre, qu'elle ne la “sentait” pas, ma Sonia. Comme j'étais plus ou moins en train de me dire la même chose, l'évidence m'est apparue : en effet, elle n'existe pas, n'a rien à faire dans ce roman, et surtout sous la forme que je lui avais donné, de femme“rêvée”, imaginée ; de symptôme de folie, en fait. Et, maintenant que je le note ici, je me demande comment j'ai pu avoir une idée aussi absurde, et m'y entêter, alors qu'elle est résolument contraire à tout le reste, et notamment à ce qui est déjà écrit. Mais, évidemment, il n'est pas totalement exclu que ce soit la partie déjà écrite qui soit frappée d'absurdité.


Jeudi 5 février

Neuf heures. – Je n'ai plus d'excuse. Les trois chapitres écrits ont été “saisis” (je suis moi-même assez saisi, pour d'autres raisons), Catherine les a lus. Il faut maintenant reprendre le quatrième, demain, après-demain au plus tard. Mais je ne le sens pas, ce chapitre. À quoi sert-il ? À mettre en présence Jonathan et Charlie, bon. Et, à la toute fin, à annoncer la mort de la mère d'Evremont, re-bon. Mais sinon ? Je vois bien qu'il peut être très court, ou plus long, ou très long: il suffit de “faire parler” mes trois hommes. il faut surtout qu'ils trouvent quoi se dire. Evremont n'est pas très important ici, et d'autant moins qu'il va être “hégémonique” dans les deux chapitres suivants. Les personnages devant être sur le devant sont Jonathan et Charlie. Mais voilà : je ne sais pas comment ils peuvent se rencontrer, ni ce qui peut se produire entre eux. De plus, il est nécessaire que Tosca apparaisse, tout en n'étant pas là. Elle doit devenir, ici, importante, “chien dans un jeu de quilles”, pour Evremont et pour Jonathan. Mais je ne vois pas comment.


Dimanche 8 février

Sept heures. – De retour de Warnaucourt, il doit y avoir “aggravation” de la réclusion volontaire d'Evremont : il ne sort plus du tout de chez lui (cf Maurice Goux). C'est ce qui va opérer un rapprochement entre Jonathan et Charlie : ils sont tous les deux inquiets pour lui. Peut-être même – j'y songe à l'instant – serait-il bien qu'il refuse de voir qui que ce soit de l'extérieur, à l'exception de Tosca. Ce serait elle qui, désormais, assurerait la liaison entre lui et le monde réel, d'une part, et qui servirait plus ou moins de barrage entre lui et les filles fantômes : à voir. Mais alors, si je m'arrête à cette idée, cela implique deux choses. D'une part que les deux (Evremont et Tosca) aient été au moins une fois en présence l'un de l'autre, qu'ils se connaissent. Donc, Evremont étant absent de Montcosson durant les chapitres 5 et 6, ce serait nécessairement dans la seconde partie du 4, c'est-à-dire là où je me suis arrêté. Oui, oui, c'est sans doute une bonne idée. Il faut que Tosca apparaisse, sans doute pour, par sa seule présence, chambouler un peu les rapports qui s'établissent entre les trois autres, et notamment entre J et Ch. Comme cela s'est déjà plus ou moins produit avec G.-A., Jonathan va se mettre plus ou moins sous la coupe de Charlie, s'efforcer d'entrer en tiers dans le couple qu'il forme avec Tosca et qu'il envie. Tout cela à creuser un peu, mais je crois la piste féconde. Du point de vue Evremont, l'apparition de l'adolescente peut aussi servir à expliquer la résurrection des filles fantômes, deux chapitres plus loin.

D'autre part, si je poursuis dans cette voie, il devient nécessaire qu'il y ait une large coupure temporelle entre la fin du 6 (Warnaucourt) et le début du 7 (Montcosson). Je l'avais déjà envisagée, mais, là, il faut qu'elle soit nettement marquée : au minimum plusieurs mois, voire un an.


Mercredi 18 février

Huit heures. – Je suis passé, tout à l'heure, de la dernière page du premier cahier à la première du second. J'approche de la fin du chapitre 4 et je pense avoir réussi à introduire Tosca dans le jeu. Sans toutefois l'avoir relue, je suis bêtement content de la scène en question : Charlie descendant à l'épicerie pour y chercher à boire et, surprenant son père et Tosca en grande conversation, depuis la rue, rêvant sur sa vie de couple future. J'espère que ce n'est pas trop niais.


Vendredi 27 février.

Quatre heures. – Terminé hier le chapitre IV, que je vais tout à l'heure donner à lire à Catherine. Ce matin, levé dès six heures, j'ai établi le plan (assez lâche tout de même) du suivant, celui qui se passe à Warnaucourt, dans la maison natale et familiale, face au père veuf de fraîche date. Le fait d'avoir noirci ces quatre ou cinq pages de calepin me rassure un peu. Mais, en réalité, c'est le suivant, le VI, également situé dans la maison de Warnaucourt, qui m'inquiète le plus, et ce depuis le début, parce qu'il me semble qu'il doit exister mais que, au fond, je ne sais pas quoi mettre dedans, sinon dans les très grandes lignes, et encore. J'en arrive à me dire que, peut-être, je me fais de complètes illusions à propos de ce chapitre qui, non seulement n'est pas indispensable, mais même n'a rien à faire du tout dans ce roman. Je ne crois pas, pourtant.

Mais Dieu que c'est parfois pénible, d'avancer ainsi en aveugle ! En même temps, c'est aussi ce qui fait l'intérêt de la chose : écrire pour tâcher de savoir ce qu'on pourrait bien avoir à dire.


Janvier 2016

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UN MOIS TRÈS CHOUETTE








Vendredi 1er janvier

Deux heures.– Soirée fort sage, hier, comme annoncé : pas une goutte d'alcool, dîner de modèle courant, et j'étais au lit à minuit et demie (mais pour cause de télévision). Depuis, l'année a commencé par une agréable quoique minime surprise. Depuis avant-hier que je suis plongé dans l'année 1918 de la Correspondance de Proust, je sentais monter et s'affermir ma frustration de ne pas posséder l'année suivante et de devoir sauter directement à 1920 ; énervement aggravé, bien entendu, par l'importance qu'occupe 1919 dans la vie littéraire de Proust. Donc, en fin de matinée, m'autorisant du fait que je venais de recevoir une prime de fin d'année de 6 ou 700 €, j'ai décidé, au diable l'avarice, de venir ici commander l'un des exemplaires à 180 € que j'avais repérés sur Price Minister. Et c'est en tentant de les retrouver, ces onéreux volumes, que j'en ai découvert trois autres, facturés à 45 €. Je viens donc, commande passée, de commencer 2016 par une “économie” de 135 €. Comme dirait ce bon Nicolas : ça s'arrose…


Samedi 2 janvier

Sept heures.– Anniversaire de ma mère : 83 ans. Mort de Michel Delpech, 70 ans.


Dimanche 3 janvier

Sept heures et quart.– À propos de la mort de Delpech, tout le monde se conforme à ce qui me semble être – mais je puis me tromper – une façon de faire assez récente, celle qui consiste à ne pas donner aux gens leur âge tant qu'ils n'ont pas effectivement atteint le jour anniversaire de leur naissance. Cela devient particulièrement ridicule en cas de mort, justement : dire que Delpech a vécu 69 ans, alors qu'il allait en avoir 70 dans deux ou trois semaines, me paraît relever d'une certaine affectation. D'un autre côté, je vois bien l'argument que l'on ne manquera pas de m'opposer ; que cette façon de faire est la plus simple, celle qui souffre le moins de contestation, ne suscite aucun flou. Et, en effet, si l'on adopte la souplesse que je préconise, on peut se poser la question : à partir de quel moment peut-on considérer que Delpech a eu 70 ans ? Au premier janvier ? Un peu plus tôt ? Six mois et un jour après en avoir eu 69 ? Argument tout à fait recevable, donc ; il n'empêche que je trouverais ridicule, le 12 mars prochain, d'affirmer que j'ai 59 ans alors que mon 60ème anniversaire surviendra une semaine plus tard.

– Autre problème temporel, celui de la Correspondance de Proust. Avant-hier, parvenu à peu près à la moitié de l'année 1918, je me suis avisé que, le week-end aidant, j'allais avoir fini ce tome-là bien avant de recevoir 1919, commandée samedi. Une seule alternative : soit j'interrompais ma lecture en attendant le volume manquant, avec le risque de ne plus y revenir si l'intervalle de temps était trop long ; soit je passais directement à 1920, quitte à repartir en arrière au bout de trois ou quatre jours, solution évidemment peu satisfaisante. J'ai finalement botté en touche, comme répètent en chœur mes confrères plumitifs : j'ai abandonné 1918 à la page où j'étais arrivé, pour ressortir du rayonnage Proust l'épais volume de sa correspondance avec Gaston Gallimard (et quelques autres personnages de la NRF), en me disant que ses 660 pages suffiraient à assurer la jonction, et que, quand 1919 serait arrivé, je n'aurais qu'à reprendre 1918 où je l'avais laissé, puis enchaîner tout en douceur sur l'année suivante ; le tout en sautant les lettres déjà lues dans le Proust/Gallimard. J'espère être à peu près clair. Là encore, j'entends l'objection : et si 1919 n'est toujours pas arrivé au moment où Proust mourra chez Gallimard, coupant ainsi court à tout échange épistolaire supplémentaire ? J'y ai pensé. Mais comme la solution de continuité n'est pas certaine, inutile d'en parler pour le moment.


Lundi 4 janvier

Sept heures vingt.– J'étais persuadé, hier, que l'on allait me requérir, ce matin, pour écrire cinq ou six mille signes à propos de Michel Delpech. La matinée s'est passée sans qu'on ne me demande ni cela ni autre chose ; à trois heures, j'ai considéré que je pouvais me regarder comme en vacances jusqu'à demain matin. C'est alors que j'ai appris la mort de Michel Galabru : là, je ne pouvais décemment pas y échapper. Si bien que j'ai pris les devants, en offrant aux généraux mexicains de commencer à réunir la documentation nécessaire pour écrire l'article dès demain matin : mon arrière-pensée était que, muni de mon travail dès aujourd'hui, je pourrais me dispenser d'aller à Levallois demain ; et c'est ce qui s'est produit. Le seul point noir est que les Puissances tutélaires ont prévu d'enterrer Galabru sur cinq pages, ce qui veut dire un article d'au moins dix mille signes. Mais je suis prêt à tout, dès lors que ça me permet de ne pas bouger d'ici.

– Ayant fini en début d'après-midi la correspondance Proust/Gallimard, et n'ayant toujours pas reçu l'année 1919 de celle de Proust seul, j'ai imaginé de relire, en l'attendant et pour rester “dans l'ambiance”, la volumineuse biographie qu'Assouline a consacrée à Gaston : plus moyen de remettre la main dessus. Encore un livre prêté qui n'est jamais revenu, ai-je supposé. Je me suis donc résigné à reprendre l'année 1918 où je l'avais laissée, c'est-à-dire peu de temps avant l'armistice, puis d'enchaîner sur 1920, avec la perspective de revenir en arrière dès que le tome manquant sera là.


Mardi 5 janvier

Sept heures vingt. – Creuser la tombe de Galabru a été non pas plus pénible mais plus long que ce que j'aurais pensé avant d'empoigner la pelle : m'y étant mis vers onze heures et demie, je n'ai pas pu finir avant trois heures, moins une courte pause au moment du déjeuner. Mais enfin, je crois qu'il n'est pas trop raté, cet article ; en tout cas, aucune protestation ni blâme ne s'est élevé en provenance de l'armée mexicaine, ce qui est bien le principal. Après Delpech et lui, je m'attends à un nouveau mort pour le repiquage de demain matin, selon la règle d'airain du “jamais deux sans trois”.

– Je me suis finalement ravisé ce matin et ai suspendu ma lecture de 1920, ayant achevé 1918 hier soir. À la place, j'ai ressorti l'énorme volume Gallimard intitulé L'Esprit de la NRF, et qui est un choix de textes, critiques, notes, etc., parus dans la revue entre sa création et 1940 ; outre ceux que j'ai déjà pratiqués – Gide, Schlumberger, Martin du Gard, etc. –, cela me permet de faire connaissance avec des gens que je ne connaissais guère que de nom, pour les avoir croisés dans différents journaux littéraires de l'époque : Henri Ghéon, Marcel Drouin et consort. – Et, bien entendu, Catherine et Jacques Étienne vont encore se plaindre que je ne parle que de mes lectures. Pour eux, notons donc également que, ce matin, j'ai rempli la cabane à graine des oiseaux, et que Golo a attrapé dans la haie une minuscule souris, que Bergotte lui a aussitôt volée, sans qu'elle proteste plus que ça (Golo, pas la souris).


Mercredi 6 janvier

Sept heures et quart.– Passé la journée à lire ; une ânerie sans intérêt d'abord, pour FD, puis retour au gros volume dont je parlais hier. À propos de ce dernier, j'ai eu un moment la velléité de venir ici en faire un billet, mais la nonchalance l'a emporté quand je me suis dit qu'il me restait encore plus de mille pages à parcourir et que ce n'était vraiment pas la peine de se bousculer…


Jeudi 7 janvier

Huit heures.– Mail de Dany de Ribas, en milieu d'après-midi, pour m'informer que le Chef-d'œuvreétait arrivé au siège des Belles Lettres et que, en gros, il allait falloir s'activer pour les envois de presse. Je me suis aussitôt mis à établir une liste, laquelle viendra s'ajouter à la sienne, qu'elle va me soumettre, si j'ai bien compris, dans les jours qui viennent. Pour ce qui est de la mienne, j'y ai mis quelques blogueurs, choisis moins pour leur “influence” que pour la capacité que je leur suppose à savoir lire. Je n'y ai inclus que fort peu de journalistes, ayant évidemment rayé de ma liste les deux ou trois de l'époque du CFJ à qui j'avais envoyé En territoire ennemi et qui n'ont même pas jugé bon de me répondre. J'ai évidemment éliminé Juan Asensio, dans la mesure où je ne lui avais envoyé le premier livre que par simple curiosité clinique. En revanche, j'ai brusquement décidé d'en faire adresser un à Juan Sarkofrance : j'espère que personne ne me demandera pourquoi car je serais incapable de répondre à cette question. En envoyer un à Ygor Yanka me semblait évident, puisqu'il fait partie des rares personnes que je connais qui sachent réellement lire ; ce qui est, en y réfléchissant, prendre un vrai risque, mais qui me plaît. L'excitation puérile et factice était telle que nous avons immédiatement décidé de nous octroyer un verre ou deux…


Vendredi 8 janvier

Sept heures dix. – J'ai, en milieu d'après-midi, adressé à Mme de Ribas ma liste personnelle pour les envois de presse, laquelle va bien entendu s'ajouter à celle qu'elle a établie de son côté et qu'elle ne m'a pas encore envoyée. Hier, comme je ne parvenais pas, sur son blog, à trouver l'adresse électronique personnelle de Sarkofrance, j'ai demandé à Nicolas de faire pour moi le go between, puisqu'ils sont amis “dans la vraie vie”. J'ai pris connaissance ce matin de leur échange de mails : jamais Nicolas n'a pu convaincre l'autre de me communiquer ses véritables nom et adresse. Où l'on voit que la paranoïa blogobouliste échappe au clivage gauche/droite, puisque Marchenoir est affligé de la même exactement. La double différence entre ces deux-là, c'est que : 1) je connais le nom et l'adresse de Marchenoir ; 2) je n'ai pas l'intention de lui envoyer le Chef-d'œuvre. Je pourrais peut-être lui envoyer néanmoins un exemplaire, en lui demandant de le faire suivre à Sarkofrance…

– J'ai reçu ce matin le volume XVIII de la Correspondance de Proust (année 1919, donc) ; j'ai aussitôt suspendu ma lecture de L'Esprit de la NRF pour m'y plonger. Dès les premières lettres, j'ai compati grandement aux souffrances et aux interrogations de Marcel, immergé brutalement dans les affres d'un déménagement inattendu : L'immeuble où il vit depuis 12 ans (102 boulevard Haussmann), qui appartient à sa tante, vient d'être vendu à un banquier, lequel expulse les locataires afin d'aménager les appartements en bureaux. Pour l'instant, l'écrivain ne sait absolument pas où il va aller (moi oui, évidemment). En attendant, parce qu'il pense devoir régler au nouveau propriétaire un arriéré de loyer de 25 000 francs (environ 33 000 euros, si j'en crois le convertisseur de monnaie que je viens de trouver sur internet), il s'est mis en tête de se défaire de quelques pièces du mobilier qui encombre sa salle à manger. Et, comme de bien entendu, pour vendre trois fauteuils, un canapé et deux tapisseries, il appelle à la rescousse la moitié de Paris, envoyant tous azimuts des lettres qui doivent laisser ses correspondants pantois, tant il a l'art, à force de tours, de détours, d'incidentes et de repentirs, de se rendre parfaitement incompréhensible quant à ce qu'il attend vraiment de ses interlocuteurs.


Samedi 9 janvier

Trois heures. –  Mes exemplaires d'auteur sont arrivée par le courrier de ce matin. Comme je n'ai pas le courage de me répéter, voici le mail que j'ai ensuite envoyé à Mme Noirot, la “patronne” des Belles Lettres :

Chère Caroline,

Le facteur – que Dieu l'ait en Sa Sainte Garde – vient de m'apporter mes exemplaires du Chef-d'œuvre. J'ai aussitôt fait ce que font, j'imagine, tous les auteurs en pareil cas, à savoir me livrer à une inspection suspicieuse, quoique toute extérieure, du volume en question, tel un nouveau père se demandant si le nourrisson qu'on lui présente à la maternité est vraiment le sien. Eh bien, je le trouve en tous points conforme à ce que j'espérais qu'il serait ! Et je vous en remercie vivement, non seulement vous personnellement, mais tous les gens qui, aux Belles Lettres, ont eu à s'en occuper, sous un aspect ou sous un autre.

Je peux bien vous avouer maintenant que, ces dernières semaines, je n'ai cessé de trembler à l'idée que pourrait m'arriver un livre dont la couverture serait restée telle qu'on peut la découvrir encore sur les sites de vente (Amazon, Fnac…) et non telle que j'avais demandé qu'on la modifiât ; tremblements aggravés par le fait que, relisant en ce moment la Correspondance de Proust, j'étais plongé dans ses gémissements continuels, auprès de Gaston Gallimard, Jacques Rivière, etc., concernant ses différents volumes à paraître ou parus, qui bien entendu ne sont jamais tels qu'il les aurait souhaités.

Enfin, bon, me voilà, grâce à vous, tout épanoui pour la journée. Je crois même que je vais aller mettre une bouteille au frais, maintenant que j'y pense…

Amitiés éditoriales,

Didier Goux

Et, en effet, comme je le lui disais, le livre, vu de l'extérieur, m'a semblé d'excellente facture. Je l'ai du reste ouvert, afin de voir si rien n'avait été oublié dans les premières pages (dédicace, “du même auteur”…) et si le corps choisi pour le texte était le bon, ni trop petit ni trop gros, ce qu'il m'a paru être ; averti par la mésaventure survenue au Charlemagne de Rémi, j'ai poussé le scrupule jusqu'à vérifier si la pagination annoncée dans la table des matières était la bonne : elle l'était. Ensuite de quoi, j'ai refermé le livre, avec la ferme intention de ne plus jamais l'ouvrir, et en donnant consigne à Catherine (qui a commencé à le relire) de ne surtout m'en rien dire si jamais elle trouvait des fautes dans le texte. On n'est pas plus sage, je crois.


Dimanche 10 janvier

Sept heures dix. – Tradition respectée : ce matin, presque au saut du lit, et alors que je m'étais solennellement juré de ne pas le faire, j'ai ouvert au hasard le Chef-d'œuvre et j'ai lu la page de droite. Je suis bien entendu tombé sur une faute stupide, qui a échappé aux deux ou trois relectures des très compétents correcteurs des Belles Lettres et aux cinq ou six miennes (ce qui est moins étonnant, pour des raisons que je n'ai pas envie de développer maintenant) : « Je ne te parleS pas de… » C'était si prévisible et énorme que cela m'a fait rire.

– Comme le diariste se doit de ne pas passer sous silence ses propres ridicules, je dois dire que j'ai passé la journée à m'énerver de ce qu'on était dimanche : comment ? Tout le monde est évanoui dans la nature ? Personne ne travaille ? Mes livres s'empoussièrent boulevard Raspail alors que le monde entier les attend ? Etc. Je parvenais bien entendu à me moquer de moi-même, mais cela n'empêchait nullement cette espèce d'hystérie silencieuse et immobile de m'empoigner tout entier. Et, de son côté, au salon, ce salaud de Proust publiait trois livres d'un coup chez Gallimard et décrochait le Goncourt.

(Pendant ce temps, à la télévision, ce ridicule cuistre de Patrick Pelloux, urgentiste de plateau, discourt sur Charlie, tandis que, un peu partout en France, les résistants allument de petites bougies en tentant de toutes leurs forces de résister à l'amalgame. Ils semblent y parvenir fort bien.)


Lundi 11 janvier

Sept heures.– Peu de choses à noter, sinon que j'ai le corps réchauffé et l'esprit alangui par un excellent waterzoï de poulet, qui fut mangé tôt et vite. En dehors de cinq mille signes consacrés à Paméla Anderson (!), je n'ai rien fait d'autre que poursuivre ma lecture des lettres proustiennes et échanger deux ou trois mails avec Dany de Ribas à propos du Chef-d'œuvre, dont elle semble s'occuper activement – du moins me plais-je à m'en persuader, afin de pouvoir, de temps en temps, songer à autre chose.

Demain, FD. FD à propos de quoi les bruits de vente se font de plus en plus insistants et précis : on parle maintenant du groupe Mondadori et on cite une somme, 55 millions d'euros. Il me tarde.


Mardi 12 janvier

Sept heures et quart.– Par un mail reçu à l'instant, Nicolas me signale que son exemplaire du Chef-d'œuvre est arrivé aujourd'hui chez sa mère, en Bretagne. Je suis épaté par l'efficacité de Dany-des-Belles-Lettres, dans la mesure où elle n'a eu ma liste de destinataires “privilégiés” qu'hier matin en arrivant à son bureau.

– Journée un peu idiote, comme souvent le mardi, dans la mesure où j'ai parcouru 160 km pour aller à Levallois écrire 2500 signes, lesquels m'ont occupé une demi-heure à peine. Mais enfin, ça ne devrait plus durer bien longtemps. J'ai profité de ce que j'étais là-bas pour expédier à Michel Houellebecq un exemplaire de “son” chef-d'œuvre ; plus exactement, suivant les indications de Mme de Ribas, je l'ai envoyé à l'attachée de presse de chez Flammarion, à charge pour elle de. Par association d'idées, et aussi en allant saluer Alexandre, son fils aîné, je me suis avisé que je n'avais pas fait d'envoi pour Anne Sefrioui, la veuve de Philippe Muray et maître d'œuvre de son journal ; j'ai aussitôt réparé cet oubli.


Jeudi 14 janvier

Sept heures et quart. – L'impression, aujourd'hui comme hier, de n'avoir rien à écrire ici, en raison de deux journées totalement vides. En réalité, je sais fort bien que c'est ma tête qui est vide, comme si le peu de matière qu'elle contenait avait été aspiré d'un coup par ce maudit Chef-d'œuvre, arrivé ici il y a trois jours. Je ne pense à peu près qu'à lui, ce livre, mais, au stade où en sont les choses, je ne puis plus rien faire pour sa survie : il a été plus ou moins (je n'en suis même pas certain) envoyé dans la nature et… et voilà. À ce vide se joint un relent de mauvaise conscience, car il n'est pas tout à fait vrai que je ne puisse rien pour lui : je pourrais me démener, appeler les journaux un à un, exciper de notre collégariat pour parler aux journalistes des services culture, tenter de créer des liens avec eux pour les inciter à lire le roman avec des yeux bien intentionnés, etc. Mais je répugne à cela plus qu'à tout autre chose, le simple fait d'énumérer ici ce que je devrais faire suffisant à m'accabler, alors même que je sais que je n'en ferai rien. Inutile de préciser, je pense, que, dans cet état d'esprit, ou plutôt de non esprit, il est hors de question de penser à se remettre au travail sur un prochain livre. Même torchonner vite fait un billet de blog me semble outrepasser mes désirs,  mes forces et mes capacités. Alors que j'attends ce mois de janvier avec une fébrilité d'adolescent depuis près d'un semestre, je crois, maintenant que nous y sommes, que j'aimerais bien être déjà de six mois plus vieux, afin que toute cette affaire soit derrière moi et que j'aie définitivement cessé d'y penser.


Vendredi 15 janvier

Sept heures vingt. – Par rapport à ce que je disais hier, de cette espèce de vide qui m'emplit (si j'ose), j'ai tenté, ce matin, de le traduire en mots sur le blog – où je n'avais rien écrit depuis une semaine, ce qui m'arrive tout de même rarement. Je remets ici ces quelques lignes :

C'est une sensation étrange, qui tient à la fois de l'anomalie spatio-temporelle et de la veillée d'armes. Au dehors, tout semble continuer normalement, à la vitesse réglementaire : les pauvres flocons de ce matin sont tombés sans réticence ni hâte particulières, le soleil a fait croire qu'il chassait les nuages laiteux alors que seul le vent était responsable de leur débâcle vers l'est, les voitures devant le portail passent en respectant les limitations et le sens commun. C'est en dedans qu'il se passe quelque chose, ou plutôt que quelque chose refuse de passer. Chaque journée pèse un poids énorme et paraît capable de se dilater à l'infini : le temps n'est pas tout à fait suspendu, mais il avance debout sur la pédale de frein. Est-ce que les soldats au bivouac, à quelques heures des Thermopyles ou de Wagram, avaient cette sensation aussi ? Eux, au moins, savaient que la bataille aurait lieu, qu'ils ne comptaient pas goutte à goutte les minutes pour rien. Mais une veillée d'armes sans le fracas des bombes ni la perspective du laurier ? À quoi rime ce champ immense où l'on attend seul, sans même la consolation de l'ennemi derrière le promontoire ? Quelque chose devrait advenir, on a graissé les fusils et préparé son exorde ; pourtant on sait déjà qu'il ne se passera rien : nul monument à bâtir, pas de cadavres à relever.

– Comme, passant de 1920 à l'année suivante, je sentais la saturation menacer des lettres de Proust, j'ai laissé reposer le volume toute la journée, pour reprendre L'Esprit de la NRF : bien m'en a pris, dans la mesure où j'y ai trouvé un texte de Gide, datant de 1929, concernant la manière “empruntée” dont se forment en nous des sentiments ou des idées que nous croyons personnels, qui entrait en curieuse résonance avec notre époque de jesuisceci, puis de jesuiscela, avec, devant, le petit hashtag de rigueur (#). Moi, je tiens de plus en plus à n'être rien ; et c'est pourquoi je vais écrire un Bref manuel de désertion. Ou, au moins, tenter de le faire.

– En plus de tout ça, je suis allé à la déchetterie. (Et voilà une phrase toute trouvée pour figurer en quatrième de couverture de ce journal 2016, lorsqu'il s'agira d'en faire l'édition sur papier pour ma mère.)


Samedi 16 janvier

Sept heures vingt.– Tombé tout à l'heure sur une phrase de Valéry, dans l'hommage qu'il rendait en juillet 1936, dans la NRF, à Albert Thibaudet qui venait de mourir : Tout homme qui vaut est un système de contrastes heureusement assemblé. Elle me frappe suffisamment pour que je décide d'en faire le nouvel exergue du blog. Puis, la tournant et la retournant sous la langue, j'en viens à me dire qu'il est bien prétentieux de ma part de la revendiquer, ne voyant pas trop en quoi mes contrastes seraient heureusement assemblés. Enfin, poursuivant cette molle introspection, j'en arrive à la conclusion que cette restriction est encore une vantardise, puisque, m'examinant vaguement, il me faut admettre que je ne trouve guère en moi de contrastes. J'ai tout de même mis la phrase en tête du blog.


Dimanche 17 janvier

Onze heures et demie du matin.– Toujours cette sensation de vide, qui me paraît jeter entre les petites péripéties quotidiennes et moi une sorte d'écran invisible mais infranchissable. C'est un vide que quelque chose cherche à emplir, en sachant qu'elle n'y parviendra pas ; et plus elle essaie, plus le vide s'accentue, devient bourdonnant, pour finalement provoquer en moi cette espèce d'apathie dolente (silencieusement dolente, par chance pour Catherine) qui est mon lot depuis maintenant une semaine, c'est-à-dire, en gros, depuis que sont arrivés ici mes exemplaires du Chef-d'œuvre ; et plus encore depuis que Mme de Ribas est censée en avoir expédié d'autres aux quatre coins de la terre. (Quand je dis : “est censée”, je veux dire que j'ignore si elle les a tous envoyés, car j'ai la preuve que certains sont arrivés à bon port dès mardi ou mercredi.)

Le déséquilibre est aggravé ce matin par le fait que nous attendons Élodie, qui va passer une semaine ici, venant de Picardie et attendant de repartir pour la Bretagne où elle compte fermement se réinstaller. Elle vient en camionnette, avec ses quelques meubles et ses affaires, qu'elle viendra récupérer lorsqu'elle aura trouvé une tanière pour se loger. Élodie n'est nullement gênante en soi, mais elle représente l'une de ces micro-perturbations que je supporte de plus en plus malaisément, bien que j'essaie, assez vainement je dois dire, de me morigéner à ce sujet. Quoi qu'il en soit, sa venue plus les efforts fournis pour décharger la camionnette qui va l'amener suffiront à justifier un apéritif vespéral : c'est déjà ça.

Huit heures et quart.– Élodie est arrivée à trois heures, avec toutes ses affaires dans une camionnette conduite par un jeune Arabe de Gisors, fort sympathique et tout à fait efficace. (Je devrais arrêter de trouver les jeunes Arabes sympathiques, je présume, sinon je risque de redevenir le crétin de gauche que j'ai été, pour autant qu'il m'en souvienne.) Le déchargement nous a pris environ une heure, durant laquelle Élodie n'a cessé de me dire des choses du genre : « Ne prends pas ce carton-là, il est lourd », comme si j'étais un petit vieillard subclaquant (ce que je suis peut-être en effet, mais elle n'en sait rien).

– À propos, bien que cela n'ait rien à voir (sauf si on a élu domicile dans ma tête, ce que je ne souhaite à personne ni à moi), j'ai brusquement cessé d'avoir des nouvelles d'Yves Baumgarten, professeur de philosophie et compagnon de mes années Big Buddah (1985 – 1989, en gros) qui m'a recontacté à la fin de l'année dernière. Il semblait très désireux que nous nous retrouvions, pour un déjeuner ou autre chose, je l'étais assez nettement moins que lui, désireux, mais enfin pourquoi pas ? C'est toujours amusant, et parfois instructif, de voir ce que sont devenus les hommes que l'on n'a pas vus depuis un quart de siècle, et aussi d'essayer de discerner ce qu'on est devenu dans leur pupille. Bref, il semblait si ardent de ces retrouvailles que l'affaire était quasiment faite… et plus rien. J'en ai déduit, peut-être à tort, qu'il s'était rendu sur mon blog et avait été violemment secoué par la nauséabonderie du personnage qu'il avait connu si gentiment de gauche, ainsi que nous l'étions tous à l'époque, et que la perspective de partager un déjeuner avec un tel monstre l'a révulsé : les progressistes vieillissants ont souvent l'estomac fragile.

Il m'était arrivé une mésaventure similaire l'année dernière (ou il y a deux ans ?) avec Philippe Ruchmann, avec qui j'ai partagé un bureau à la rédaction de Trente millions d'amis, journal animalier de mondiale notoriété, de 1980 à 1982. Nous étions rapidement devenus amis “d'enfance” comme on le devient facilement entre 15 et 30 ans, approximativement, et j'étais, à cette époque incroyablement lointaine, persuadé que notre amitié survivrait à toutes ces vicissitudes de la vie que je n'imaginais nullement mais dont je supposais qu'elles devaient exister. Là-dessus, nous nous étions perdus avec cette faculté déconcertante qu'ont les jeunes gens pour le faire.  Lui aussi m'a retrouvé via internet (on notera que, toujours, ce sont les gens qui me retrouvent et jamais l'inverse ; il est vrai que je ne les cherche pas). Avec lui, il n'était pas question de se voir puisque, si je me souviens bien, il vit désormais dans le sud de la France. Mais enfin, j'avais agi avec lui comme avec les quelques autres fantômes ressurgis de diverses époques de ma vie : en leur signalant que j'avais un blog et en leur en donnant l'adresse. Je n'ai plus jamais eu de nouvelles de Philippe Ruchmann, que je me suis plu à imaginer horrifié par ce qu'était devenu le compagnon éphémère de sa jeunesse. Il va de soi (pour moi en tout cas) que je lui conserve une réelle tendresse – non, ce n'est pas le bon mot, tendresse. Je n'ai jamais eu de tendresse pour lui, c'était autre chose. Mais alors quoi ? Un lien à la fois plus lâche et plus étroit, de ceux qu'on ne peut nouer que dans ces âges que nous avions.

Suis-je triste, frustré ou autre chose, de ces gens qui remontent du passé et qui, soudain, s'avisant maladroitement que les figures de leur jeunesse ont continué à vivre, les rayent aussi vite qu'ils les ont rappelées ? Non, et en même temps oui, un peu. Je suis triste pour eux ; peiné qu'ils accordent, finalement, aussi peu d'importance à ce qui en a pour moi autant, à savoir ces années enfouies où nous vivions ensemble. Qu'est-ce qu'ils peuvent bien en avoir à faire, de ce que je pense aujourd'hui, de ceci ou de cela ? Est-ce que je leur ai demandé, moi, quelle était leur “vision-du-monde”, si jamais ils en ont une ? Est-ce que, finalement, je serais le seul à accorder plus d'importance à ces quelques mois où nous nous sommes connus qu'à toutes les années qui ont suivi ?


Lundi 18 janvier

Sept heures et demie.– Eh bien, cette fois, ça y est : le Chef-d'œuvre est sorti du port et cingle vers la haute mer ; où il va très probablement couler à pic. J'ai été, cet après-midi, contacté par la personne qui s'occupe du blog des Belles Lettres, du compte Facebook, etc. Je dois lui renvoyer un petit questionnaire rempli, qui paraîtra sur le blog, ainsi que, moins drôle pour moi, un extrait de 3 à 5 pages du roman. Lui-même – l'homme qui s'occupe de cela – me suggère un extrait où apparaîtrait Houellebecq : c'est également l'idée qui m'était tout de suite venue. Mais est-ce la bonne ? Comme rien de tout cela ne presse, je crois que je vais attendre jeudi, afin de demander son avis à Michel Desgranges, puisque je dois déjeuner chez lui ce jour-là.

– Demain, petit aller-retour à Levallois, éventuellement pour y travailler et, en principe, pour déjeuner avec Woland. Je dis “en principe” car à mon mail de demande de confirmation de ce matin le bougre n'a toujours pas répondu.

– Pendant que j'écrivais ce qui précède, arrivée d'un mail de Rémi Usseil. Comme j'ai décidé de reproduire ici les quelques critiques, bonnes ou mauvaise, que le roman pourra susciter, commençons donc par lui :

Mon cher Didier,

Toutes mes félicitations pour la sortie de ton Chef-d'oeuvre.

Je l'ai bien reçu et déjà bien entamé. Je n'ai que du bien à t'en dire : j'en trouve la lecture très agréable, tantôt drôle, tantôt émouvante, et j'apprécie l'indulgence, voire la tendresse un peu moqueuse, dont tu enveloppes tes personnages. Je trouve aussi ton Houellebecq (le personnage) très réussi, en tout cas très proche de ce que j'imagine de lui sans l'avoir jamais croisé.

J'essaierai d'écrire un billet sur mon blog dès que je l'aurai terminé, mais je crains de n'être qu'un piètre critique. Je te souhaite en tout cas tout le succès possible.


Mardi 19 janvier

Huit heures. – Déjeuner fort agréable, à Levallois, avec Matthieu Woland (il faudrait tout de même que je pense à lui demander si ça le gêne de se présenter dans ce journal sous son vrai nom ; parce qu'enfin, Woland…). Mais c'est idiot de le dire puisque tous nos déjeuners le sont, agréables. Ils le sont en particulier parce que, en en sortant, ou disons deux ou trois heures après, je serais incapable de dire de quoi, précisément, nous avons parlé ; c'est une sorte de conversation nonchalante, comme j'en avais très souvent avec mes amis de jeunesse et telles que je pensais n'en plus jamais avoir, en tout cas avec de “nouveaux venus”. C'est un peu en pensant à cela que j'ai conclu l'envoi écrit sur son exemplaire du Chef-d'œuvre par “Amitié inattendue” : j'étais en effet persuadé, il y a encore quatre ou cinq ans, que j'avais passé l'âge de l'amitié, en dehors de celles qui courent très mollement sur leur erre. Or, deux ou trois de ces jeunes gens (pas plus) semblent indiquer le contraire. Ou alors je tente de ruser : sentant ma mort assez proche (en tout cas beaucoup plus proche que la leur), je m'arrange pour que, moi disparu, il y ait deux ou trois personnes, en dehors de la famille, qui se souviennent de moi. Mais non, franchement, je ne crois pas.


Samedi 23 janvier

Sept heures et quart.– Journal déserté durant trois jours, pour diverses raisons tout aussi approximatives les unes que les autres.  Déjà, aucune excuse pour mercredi, dans la mesure où je n'ai rien fait de particulier et que nous avons été, le soir, d'une sobriété camélienne. Le lendemain, je suis allé passer la journée chez les Desgranges, ce qui, là, en revanche, a entraîné un apéritif vespéral à mon retour. Retour qui m'a valu les moqueries légèrement atterrées de Catherine, quand j'ai bien dû lui avouer que ni Michel ni moi n'avions pensé à parler de l'extrait du Chef-d'œuvre que je devais sélectionner pour une mise en ligne sur le blog des Belles Lettres ; ce qui était pourtant le motif officiel de mon transport en Basse-Normandie. Finalement, dès le lendemain, j'ai décidé seul de l'extrait en question. Il est tiré du chapitre 8, celui qui met Houellebecq en scène : il me semblait intéressant que les éventuels lecteurs se rendissent compte que mon titre n'était pas une “publicité mensongère”, qu'ils trouveraient bien, dans le paquet, ce qui était proposé sur l'emballage. J'ai tout de même, par mail, soumis l'extrait en question à Michel, qui l'a trouvé très bien. Enfin, hier, sous le très vague prétexte que c'était la dernière soirée qu'Élodie passait avec nous, nous avons doublé l'apéritif de jeudi soir.

– Hier ou avant-hier, croyant sans doute me crucifier de son ironie, un blogueur pas très intéressant par ailleurs – du genre “gauche de cour d'école” – s'est moqué de ce que, bien sûr, mon roman relevait, comme d'habitude chez moi, de l'auto-édition. Il s'est aussitôt pris son boomerang en pleine face, de la part de trois ou quatre de mes commentateurs, lesquels n'ont eu aucune peine à se montrer moins incultes que leur victime.

– J'ai oublié de noter ici que, lors de notre déjeuner de mardi, Woland m'avait informé de ce que le calamiteux maire de Paris, Mme Hidalgo, avait évoqué, dans je ne sais plus quel texte ou discours, les personnes “en situation de rue”. C'est à décourager la satire et la caricature : quoi que l'on puisse inventer de plus bouffon, ils feront mieux dès la semaine suivante, et avec le plus grand sérieux.


Dimanche 24 janvier

Quatre heures. – Elles m'intéressent, les quelques ébauches de réflexions que fait Nicolas sur son blog, après avoir lu le premier chapitre du Chef-d'œuvre ; elles m'intéressent précisément parce qu'il les fait à ce stade, disons…  embryonnaire, de sa lecture. Il dit par exemple se douter que Jonathan et Charlie vont, dans la suite du roman, servir de faire-valoir à Evremont. Or, non seulement je crois qu'il n'en est rien, mais, y réfléchissant, je me demande si, à l'inverse, ce n'est pas lui qui sert de faire-valoir aux deux jeunes ; ce qui, au fond, ne serait pas tellement mieux pour le roman. Il dit aussi qu'Evremont est un personnage réactionnaire, « pas au sens politique du terme où on l'entend souvent (de droite catholique, homophobe, raciste et puant de la gueule) mais au sens vieille France, comme on l'est tous un peu quand on ne supporte pas des évolutions de la société. » Qu'Evremont ne soit pas un progressiste en acier trempé, cela va de soi, mais réactionnaire ? En tout cas, cela ne se traduit jamais dans ses propos, ni même, il me semble, dans ses réactions vis-à-vis du monde extérieur. C'est plutôt, je crois, un individu en retrait ; qui s'est mis de lui-même à l'écart de la société, mais qui l'aurait peut-être fait de la même façon dans une société différente. Là, peut-être que Nicolas projette sur Evremont l'image qu'il a de moi (et qui, d'ailleurs, n'est pas fausse, mais me semble un peu trop “tout-d'une-pièce”) ; possibilité que, du reste, il évoque plus ou moins deux ou trois paragraphes plus loin.

– J'aimerais bien savoir par quelle suite de non-réflexions tortueuses, étant venu ici, dans la Case, pour y chercher le volume des Lettres à la NRF de Céline (que je n'ai évidemment pas été foutu de retrouver), j'en suis ressorti avec l'étude qu'Albert Thibaudet a consacrée à Flaubert. Elle est un peu ennuyeuse, cette étude, un peu trop docte, un peu trop Thibaudet (mais ne nous plaignons pas : j'aurais pu tomber sur Émile Faguet…) ; elle a au moins eu cette utilité de me donner l'envie d'une replongée dans la correspondance de Gustave. Et, là, au moins, je sais précisément où en sont rangés les volumes.


Lundi 25 janvier

Deux heures.– Comme j'ai pris le parti de consigner ici tout ce qui pourra être dit sur mon roman, voici le mail que j'ai reçu hier de Nicolas :

« Qu'est ce qui vous a pris de rendre un jeune arabe et une adolescente sympathiques ?

Agréablement surpris. Non pas de votre capacité à produire un chef-d'œuvre ou à imaginer une histoire, ni celle de ne pas rendre neuneu la déchéance d'un Jonathan, mais par le fait que je puisse le lire en une journée et demie, moi qui suis plus habitué à lire des romans policiers.

Une bonne note donc. Sachant que je n'ai pas les capacités à en donner...

Un passage que je n'ai pas aimé : le père de Tosca et le FN. Non pas pour des raisons politiques mais parce que je ne sais pas où vous voulez en venir et donc me demande où vous vous voulez aller. Et si vous n'en faites pas un peu trop.

Mon passage préféré : évidemment Houellebecq quand il parle de Renaud. Ça me paraît être un beau coup de pied au cul à nombre de connaissances communes.

A ce sujet, j'aime bien le Ricard en toile de fond. Ma boisson préférée après la bière. Je ne connais pas Houellebecq mais l'imaginer boire du Ricard dans un bar à putes me met en joie.

Parmi nos connaissances communes, à part Suzanne, je ne vois pas qui pourrait comprendre toutes les piques que vous lancez aux réacs et aux progressistes.

Un détail : il me semble que vous dites au début que Charlie est marocain puis qu'il se dit kabyle. Pas possible. »

Et maintenant, la réponse que je lui ai faite ce matin :

« Bien, reprenons. Et commençons par Charlie. Le personnage existe depuis 1997 : je l'avais créé au moment du lancement (raté) de la série L'Empire des sectes, chez Gérard de Villiers. C'était une silhouette qui apparaissait rapidement, une ou deux fois par roman, et il était exactement ce qui est dit de lui dans le chapitre 1. Dans ce même chapitre 1, lorsque Evremont entre dans l'épicerie arabe en bas de chez lui, c'est tout naturellement que Charlie a été en quelque sorte "décryogénisé". Je pensais qu'il serait, là encore, une simple silhouette. Sauf que, presque de lui-même, il a mis le pied dans la porte et s'est invité dans le chapitre 2, celui de la manif, lequel chapitre n'était lui non plus pas prévu au départ. Ensuite, Tosca et lui sont en effet devenus les seuls personnages vraiment "positifs" du roman (ce qui m'amusait, en pensant à la perturbation que j'allais semer dans l'esprit de mes éventuels lecteurs progressistes, pour qui je sers de commode repoussoir "réac" et machinphobique…). Mais, d'une certaine manière, ce n'est pas ma faute si c'est un jeune Kabyle, accouplé à une petite "de souche", qui représente l'avenir probable de ce pays.

Venons-en au passage que vous n'avez pas aimé. Je confesse que, là, je me suis fait un peu plaisir en grossissant le trait, pour ce qui concerne la famille de Tosca, notamment dans le cas de la sœur lesbienne et FN. [Rajout du 11 février : depuis, une étude de je ne sais plus quel organisme a montré que les couples homosexuels votaient davantage pour le Front national que les couples hétérosexuels : non seulement je n'exagérais pas, mais j'étais foutrement visionnaire…] Mais le père, lui, reste plutôt en retrait, tandis que la mère ne me semble nullement caricaturale : songez à votre amie Virginie B, par exemple… D'autre part, cette famille assez "guignolesque" explique comment, tout naturellement, par réaction simple, Tosca se trouve être cette jeune fille plutôt “tradi” : elle refuse absolument, sans même le comprendre nettement encore, de reproduire l'espèce de folie douce qu'elle a connue depuis sa naissance.

Quant à nos connaissances communes, capables de comprendre ou non, vous oubliez tout de même Woland. Et, à mon avis, on devrait bien en trouver encore deux ou trois autres ; à condition qu'ils aient la curiosité d'ouvrir le livre, évidemment.

Enfin, à propos de Charlie, qu'est-ce que vous me chantez ? On peut évidemment être kabyle ET marocain, le "kabylisme" n'étant nullement une nationalité. Ce qui est impossible, ce serait d'être arabe et kabyle, par exemple.

Voilà, je crois que j'ai fait le tour. »


On notera donc que, à la suite d'une incompréhensible et inexcusable panne de cerveau, qui durait encore ce matin comme le prouve mon dernier paragraphe, j'ai mélangé les Kabyles et les Berbères, prenant les uns pour les autres : ça m'énerve, mais pas plus que ça. Autre sottise que me signale Nicolas – décidément un lecteur attentif : dans l'avant-dernier chapitre, Jonathan, s'éveillant après une cuite monumentale, consulte son téléphone portable pour savoir l'heure, constate qu'il est 8 h 15 et se demande si c'est du soir ou du matin. Or, évidemment, comme Nicolas a beau jeu de me le faire remarquer, tous ces appareils fonctionnent par 24 heures et non 12. Là encore, je m'en fiche un peu. De toute façon, qu'y puis-je maintenant ?


Mardi 26 janvier

Sept heures dix. – Rémi Usseil vient de publier sur son blog une critique du Chef-d'œuvre. Comme je l'ai fait hier pour le mail de Nicolas, je la mets ici :

« Je viens d’achever la lecture du Chef-d’œuvre de Michel Houellebecq, de Didier Goux, lecture dont je me suis régalé. C’est un livre qui réussit à être à la fois drôle, émouvant, triste, optimiste, mélancolique et encourageant : il n’y en a pas tant que cela qui puissent mériter tous ces qualificatifs.

Nous y suivons les destinées croisées de trois principaux personnages : Evremont, auteur de romans de gare, d’âge mur et célibataire ; Jonathan, étudiant en pharmacie rongé par la frustration ; et le jeune et dynamique Charlie, fils d’épicier arabe. Chacun de ces personnages suit sa propre trajectoire et charrie avec lui sa propre atmosphère, de sorte que si le Chef-d’œuvreétait un opéra je pense qu’il serait judicieux d’attribuer à chacun d’eux un genre de Leitmotiv : un air primesautier pour Charlie, quelque chose de lent et d’un peu grave, mais sans excès, pour Evremont, et quant à Jonathan, voyons voir, peut-être des notes discordantes de violon ? Mais peut-être ne devrait-on pas s’essayer aux métaphores musicales lorsque l’on est aussi peu savant en fait de musique que je le suis.

En tout cas, je crois bien que Goux aime tous ses personnages. Il arrive à communiquer au lecteur de la sympathie pour chacun d’eux, même lorsqu’ils sont un peu minables, auquel cas la sympathie se fait pitié. Le Chef-d’œuvre n’est pas un pamphlet et Goux ne se drape jamais dans la toge criarde de l’auteur engagé. Si Jonathan ne saurait, somme toute, recueillir l’approbation du lecteur, c’est parce qu’il s’engage dans une voie morbide d’autodestruction et non parce que l’auteur chercherait à nous faire la morale. Bien sûr, Goux rit à gorge déployée des petits et grands ridicules de notre modernité : les commandos de clowns citoyens qui sillonnent la ville pour y mettre du vivre-ensemble ; la digital motherà l’écoute de ses kids ; les grand-mères en trottinette ; les réactionnaires experts en bons restos… Mais il en rie sans s’irriter : en somme, il s’en amuse.

Le titre n’est pas, soulignons-le, un attrape-gogo pour attirer l’acheteur inattentif : il est pleinement justifié. Houellebecq apparaît d’ailleurs bel et bien dans le roman en qualité de personnage et, sans l’avoir jamais rencontré, je trouve la manière dont Goux l’a dépeint très convaincante : elle répond bien à l’idée que l’on peut se faire d’Houellebecq, d’après ses livres et ses apparitions publiques. Je serais curieux de savoir ce que le véritable Houellebecq aura pensé de cela.

Enfin, pour le Cussimontain que je suis, il est tout à fait plaisant de voir l’action du roman située dans les rues de Montcosson, que je puis reconnaître. La dernière fois que je me suis rendu au bord du fleuve, je n’ai pu m’empêcher de chercher des yeux la cuvette naturelle, dans la berge à pente douce, où débutent les amours de Charlie et de Tosca. Lorsque l’auteur aura conquis la célébrité qu’il mérite, renommer la ville, à la manière d’Illiers-Combray, s’imposera ! »

Rémi, qui a eu la gentillesse de ne pas mentionner les faiblesses du roman, car évidemment qu'il y en a, a raison sur un point : j'éprouve, pour mes principaux personnages (et, tout compte fait, également pour les autres) quelque chose qui s'apparente probablement à de la tendresse. En revanche, je ne crois pas que la pitié vienne s'y mêler, pour aucun d'eux, même pas pour Jonathan. Plutôt de l'indulgence, je crois.

– Ce matin, rendez-vous avec l'un de mes deux dermatologues, pour qu'il me débarrasse de la petite tache marron qui, depuis plusieurs années orne ma joue droite. Il l'a brûlée en deux temps et trois mouvements, ne provoquant chez moi qu'une douleur médiocre. Je dois, maintenant, m'abstenir de toute exposition au soleil durant deux ou trois mois ; ce qui ne sera nullement une gêne, vu la fréquence des apparitions du soleil normand et mon appétence très faible pour icelui. Comme j'étais à l'heure et le Dr T. aussi, je n'ai même pas ouvert le premier volume (Pléiade) de la Correspondance de Flaubert que, sortant tout juste de celle de Proust, j'ai décidé de relire au complet, mais bien entendu avec des pauses, lorsque arriveront d'autres livres, au fil des semaines.

– Philippe B. a lancé le “top départ” du hors-série n°5, pour lequel j'ai cinq articles à écrire. Conséquence : me voilà dispensé de présence à Levallois jusqu'à la mi-février. Si FD pouvait être vendu d'ici là, ce serait parfait.


Mercredi 27 janvier

Sept heures vingt. – Depuis hier soir je me shoote (modérément) au doliprane 1000, pour cause de dent de sagesse devenue douloureuse. Ce qui est un peu agaçant, en dehors de la douleur qui ne se manifeste vraiment que lors de la mastication, c'est que je ne sais pas si c'est réellement la dent qui a décidé de me pourrir l'existence ou si c'est simplement la gencive, comme il m'est déjà arrivé : il est à peu près impossible de le dire. La différence est que, s'il s'agit de la dent, la situation ne va faire qu'empirer, alors que s'il s'agit de la gencive, la douleur peut rester étale, voire disparaître d'elle-même après quelques jours. J'ai pris rendez-vous avec notre dentiste habituelle, mais, évidemment, nous sommes à la campagne : aucune possibilité de la voir avant la fin de février. Ce pays, au moins de ce point de vue, est en train de se tiers-mondialiser à une allure inquiétante. Heureusement, je suppose qu'à l'heure où j'écris cela, des hordes de médecins exotiques et surdiplômés s'apprêtent à franchir nos frontières, qui vont venir promptement sauver la situation où nous sommes.

– Commencé le Babbitt de Sinclair Lewis, arrivé ce matin, sitôt après avoir enterré Marcel Proust. Entre les deux, j'ai lu la préface de Jouhandeau aux Caractères de La Bruyère, arrivés, eux, hier. Et le premier volume de la Correspondance flaubertienne n'attend que mon bon vouloir. « Les yeux plus gros que le ventre », dirait ma mère.

– Nous avons, il y a quelques soirs, sur les chaleureux conseils de Michel Desgranges, commencé de regarder la série HBO qui s'intitule Carnivale, en français : La Caravane de l'étrange, et qui, en effet, est vraiment excellente ; mais j'y reviendrai (ou pas, comme aiment à dire les imbéciles de la blogoboule, pour faire croire qu'ils ont soigneusement examiné toutes les possibilités).

– Élie Arié a publié cet après-midi un billet sur son blog, qu'il a illustré d'une photo de la couverture du Chef-d'œuvre. Si je ne reproduis pas son texte ici, c'est que, sous prétexte de ne rien dévoiler du roman, il n'en dit effectivement rien, préférant se risquer dans d'assez hasardeuses considérations sur le roman “moderne”, domaine que, à l'évidence, il maîtrise à peine mieux que moi la cardiologie ou les programmes politiques chevènementistes. Il se contente de dire que le roman mérite d'être lu, et on est censé le suivre, puisque c'est lui qui l'affirme. Mais, après tout, telle est la pente de son caractère quel que soit le sujet qu'il aborde, ou peu s'en faut.


Jeudi 28 janvier

Quatre heures vingt.– Le blog des Belles Lettres a publié hier l'extrait du Chef-d'œuvre que j'avais préparé à cette intention. Texte de quelques milliers de signes, pris au début du chapitre 8, c'est-à-dire celui qui fait intervenir Houellebecq. Dans la mesure où j'ai dû tripatouiller ce passage, afin de supprimer çà et là des morceaux de phrases, incompréhensibles pour qui n'a pas eu connaissance de ce qui les précédait, j'ai relu très soigneusement ce que je m'apprêtais à envoyer. Pour, une fois en ligne m'apercevoir d'une superbe faute (La rue était sombre et bien entenduE déserte…), laquelle faute est bel et bien présente dans le volume, ayant pour cela survécu à sept ou huit relectures successives, dont deux ou trois par des personnes extérieures dont c'est le métier. La chose m'a fait sourire, vraiment trop énorme pour m'énerver ou m'attrister.

Ce matin, c'est mon “questionnaire de la Chouette” qui a été mis en ligne. Il s'agit de… mais cela ira aussi vite de le reproduire ici. Le voici donc :

Vous êtes une chouette. Sur quelles branches spécifiques du savoir vous posez-vous le plus naturellement ?
Didier Goux – Sur la branche historique, sans hésitation mais avec une certaine méfiance, tant il me semble que l’époque où tous les historiens savaient s’exprimer en un français clair et élégant est presque entièrement révolue (pas complètement, par chance). J’aime aussi beaucoup les livres de cuisine, plus que tous autres propres à de grandes rêveries salivaires.

Quel texte de l’Antiquité vous a particulièrement frappé, et pourquoi ?
D. G. – Au risque de dévoiler à tout le monde quelle sorte d’ignare je suis, je crois n’avoir été « frappé » jamais par aucun texte antique, même si j’en ai lu quelques-uns, souvent avec intérêt, parfois avec plaisir. Pourtant, je ne m’avoue pas encore tout à fait vaincu ; ainsi ai-je retenté ma chance, récemment du côté de chez Homère : quitte à provoquer des frissons d’horreur, je dois dire que je m’y suis assez fermement ennuyé.

À quoi ressemble votre bibliothèque ?
D. G. – Elle ressemble à une pièce qui ne posséderait pas assez de murs (ou trop de fenêtres, c’est selon) pour espérer un jour pouvoir y adosser suffisamment d’étagères. Comme, d’autre part, je possède un sens du classement très approximatif, la règle non écrite veut que je ne retrouve jamais le livre que j’y suis venu chercher ; ou alors le lendemain du jour où, de guerre lasse, je suis allé le racheter ; achat qui, bien entendu, a pour effet d’aggraver encore le surencombrement. Il m’arrive, certains matins gris, d’envisager l’auto-da-fé voire le suicide.

Quelles autres passions inavouées côtoient votre amour des livres ?
D. G. – Celle du silence, uniquement piqueté, l’hiver, par les piaillements des oiseaux qui tournoient autour de la cabane à graines de tournesol, ponctuellement remplie pour eux. De plus en plus difficile à satisfaire dans un monde où la musique obligatoire se conduit en implacable despote, et où les gens semblent, à la lettre, ne plus entendre le bruit, c’est aussi, hélas, une passion qui s’intensifie avec l’âge ; et il arrive un moment – j’y suis – où la simple perspective d’un bruit non encore survenu suffit à gâcher l’heure présente.

Choisissez une découverte qui vous a marqué durant vos lectures,  que vous souhaiteriez délivrer au reste du monde :
D. G. – Il y en a beaucoup. Mais si l’on veut bien écarter les « découvertes », certes importantes mais que tout le monde a plus ou moins faites de son côté et avant moi (Proust, Chateaubriand, Balzac…), je citerais Eugène Nicole, écrivain français vivant, né et grandi à Saint-Pierre-et-Miquelon (ce qui serait déjà une suffisante originalité) : son ensemble de romans (mais sont-ce bien des romans ?) intitulé L’Œuvre des mers est un magnifique monument élevé à son île natale.

Remontons le temps. Vous pouvez choisir une date et un lieu à visiter à votre convenance, où partez-vous ?
D. G. – Alors, ça, cette rêverie que j’ai eue très souvent, cela dépend presque entièrement de l’époque dans laquelle me plongent les livres d’histoire que je lis au moment où elle se déclenche. J’ai ainsi été terriblement médiéval durant plusieurs années, avec une attirance particulière pour le siècle de saint Louis. La Grèce de Périclès a pu avoir son charme à mes yeux, mais j’aurais eu trop peur de ne pas être capable d’apprendre la langue. Actuellement, et depuis un assez long moment en fait, je me sens très Second Empire : une époque suffisamment proche de la nôtre pour que je ne sois pas trop déconcerté par les cartes des restaurants parisiens.

Vous pouvez dans l’heure acquérir les compétences nécessaires pour exercer un tout autre métier, sans rapport avec le livre. Que choisissez-vous ?
D. G. – N’ayant jamais très bien saisi l’intérêt de travailler, autre que monétaire – même si je n’arrête pas depuis près de quarante ans –, je ne vois aucun métier pour m’attirer au point de l’exercer. Ou alors chanteur d’opéra, mais je suis bien vieux et je fume trop pour que ce rêve-là soit efficace.

Quel livre de notre catalogue, en dehors de votre domaine privilégié, vous donne envie de vous y plonger ?
D. G. – Je vais vous répondre : Berthe au grand pied et sa suite, Les Enfances de Charlemagne, de Rémi Usseil. Mais, ce faisant, je triche de manière éhontée, puisque d’une part Usseil est un ami, et parce que d’autre part j’ai déjà lu les deux ouvrages cités. Comme cette question est la dernière, je crains de laisser vos lecteurs sur une bien déplorable impression de ma personne… »

– Publication, ce matin, de mon journal de décembre 2015.


Vendredi 29 janvier

Sept heures et quart.– Un lecteur habituel du blog, qui signe ses commentaires NV (“Devoir de réserve”, vient-il de me dire par mail, et après tout c'est bien possible) m'en avait envoyé ce matin un premier, de mail, dans lequel il me signalait ce qui suit, à propos du Chef-d'œuvre :

« P. 59, Fadila est devenue Amira, avant de redevenir Fadila, définitivement semble-t-il.

P. 285, les Pichette sont devenus Joliette. »

Finalement, il n'y a peut-être rien de pis que de trouver des lecteurs attentifs et sagaces. Je reste totalement ahuri – bien plus que devant les simples fautes de frappe ou d'orthographe que j'ai déjà notées – par le fait que de telles bourdes aient pu échapper aux différentes personnes (à commencer par moi, bien entendu) qui ont relu le roman avant qu'il ne parte pour l'imprimerie. Catherine, notamment, n'en revient pas d'avoir laissé passer le Pichette/Joliette. Et il est vrai que, Pichette étant le nom d'une vieille amie québécoise à elle, et Joliette le nom de la petite ville où habitait Ygor Yanka lorsque nous l'avons connu (internétiquement connu), la disparate aurait logiquement dû lui sauter aux yeux. Ce qui prouve que la lecture et la logique n'ont que peu à voir l'une avec l'autre.

– Il y a de cela quelques jours, un paquet postal nous apportait deux romans, l'un d'Élisabeth von Arnim, l'autre de Sinclair Lewis ; Catherine s'empara du premier, moi du second. Eh bien, nous venons tous les deux de déclarer forfait, à peu près en même temps et ayant lu grosso modo le même nombre de pages, une centaine. J'ai tout de même gardé von Arnim près de moi, au salon, pour “me rendre compte”. Du coup, je suis revenu à la Correspondance de Flaubert et aux Caractères de La Bruyère, tandis que Catherine se lançait dans le Journal intime d'Amiel, arrivé ce matin (le premier tome uniquement : nous sommes gens prudents).


Samedi 30 janvier

Neuf heures et demie du matin.– Pour suivre la règle que je me suis fixé, je copicolle ici le texte que Fredi Maque vient de publier sur son blog, à propos du,  Chef-d'œuvre :

« *Je jette ici sans retouche, sur ce blog que je déserte de plus en plus, mes premières impressions de ma lecture du livre de Didier Goux dont je ne suis qu'à mi-parcours il est vrai.

Quand le réactionnaire se moque gentiment des réactionnaires, n'est pas celui qu'on croit ou s'imagine, s'en explique au travers de l'un de ses personnages :
- Oui, ce brave Boucherie est un peu réactionnaire, convint Evremont en souriant ; c'est une maladie qu'on attrape assez souvent avec l'âge ; un peu comme la presbytie ou le cancer de la prostate...
Et la retraite aurais-je ajouté....

Dans le livre de Didier Goux donc, nous suivons la trajectoire de trois personnages (et de quelques autres plus anecdotiques) dans une ville de province imaginaire qui pourrait être n'importe quelle ville de province de France : pas de discrimination de ce côté là.
Evremont, Jonathan, Charlie.
Evremont/Didier Goux se fait volontiers professeur de français, un peu trop même je trouve, emploie fréquemment des formules désuètes ce qui donne :
"d'où le surnom de Régicide dont l'a affublé Evremont à part soi".
Ou encore :
"Evremont se rencontra dans le couloir avec Charlie"
Et ce cours magistral de français à l'adresse du même Charlie :
- "En plus de ce que tu as commandé, je t'ai mis deux bières fraîches, cria Charlie de la cuisine ; je t'en ramène une ?
- Je préfèrerais que tu me la rapportes, voire que tu me la rapportasses, répondit Evremont sur le même ton.
C'est très louable de défendre notre belle langue, de voler au secours de ce subjonctif imparfait qui tombe dans l'oubli, que je ne saurais conjuguer sans faute, mais cela donne à Evremont un côté pédant qui ne lui était pas, a mon sens, indispensable.
Jonathan est ce petit blanc, disqualifié par avance, un peu lâche comme tous les blancs depuis...
Charlie/Mohamed, n'a pas ces états d'âme lui, l'homme de demain, d'aujourd'hui, adolescent métis aux beaux cheveux noirs bouclés, aux montées de sève aussi intempestives qu'impératives, comme à un migrant de Cologne, qui ne doute pas un instant que l'avenir lui appartient quand il tient dans ses mains les petits seins de son amie, doit probablement penser dans ces moments là : "la vie ne vaut rien mais rien ne vaut la vie". Il n'a pas lu Malraux, les livres ne sont pour lui que de la déco, se souvient vaguement des paroles de Souchon que sa mère écoute et fredonne alternativement avec Dassin et ça lui va bien assez comme ça, la vie ce n'est pas si compliqué au fond : quelques gouttes vous font facilement une civilisation, c'est prouvé...
Il y a aussi beaucoup d'humour dans le livre de Didier Goux quand par exemple il fait dire à ce Charlie, pour qui on devine qu'il a une tendresse particulière :
- Finalement, on déconne, mais il y a quand même des tas de moments, dans la vie, où les épiciers arabes sont drôlement plus utiles que les pharmaciens de souche !
Ou encore :
Et comme, en outre, Boucherie* (*le gardien de l'immeuble ) servait ce nectar chambré, quand il régnait chez lui une touffeur de ménagerie, trinquer ou déguster ne pouvaient  guère être compris que dans leur sens figuré.
Philosophiquement (osons le mot) j'ai noté ce passage où il parle des décombres de la civilisation:
La génération qui me précède, puis la mienne, et maintenant la vôtre : nous serons, aux yeux des historiens du XXXe siècle, si cette race existe encore, ceux qui se sont habitués à vivre parmi les ruines en s'arrangeant pour ne pas les voir.
Il faut noter la nature optimiste (finalement) de l'auteur qui se projette, ou du moins projette, l'humanité jusqu'au XXXe siècle.
Ce court passage page 112, sont-ce mes origines paysannes, m'a évoqué dans un premier temps, plus que des décombres, un tas de fumier fertile, les mots connus de Valéry aussi bien sûr, les Étrusques, Rome dessus eux, la Gaule plurielle et les Celtes ensevelis, les civilisations mortes d'Amérique du sud, ce fumier oui, ces charniers, ces décombres, sur lesquels à chaque fois quelque chose de neuf a repoussé.
Pas de panique...

Voila où j'en suis et j'avoue qu'après un début difficile, je commence à prendre beaucoup de plaisir à lire l'écrivain en bâtiment.
La suite plus tard, si je n'ai pas totalement déserté d'ici-là. »

Ai-je des remarques à faire sur ce texte ? Au fond, non, pas tellement. Pour ce qui concerne une certaine difficulté à entrer dans le roman, Nathalie, il y a quelques jours, m'a dit la même chose, ce qui commence à devenir un peu ennuyeux. Elle était plus précise que Fredi Maque, me disant que cela venait de l'écriture, qui s'améliorait au fil des chapitres. Je crains qu'elle n'ait raison, et que j'aurais sans doute été bien inspiré, une fois le roman fini, de reprendre les deux ou trois premiers chapitres pour les récrire. Mais il aurait fallu, pour cela, être plus courageux que je ne le suis.

Le pédantisme d'Evremont ? Pas d'opinion arrêtée sur la question. Je voyais ce petit travers qu'il a, que je lui ai donné, comme une arme supplémentaire pour se maintenir en dehors du flot courant du monde ; mais peut-être, en effet, était-ce de trop. Cela dit, il ne me semble pas en avoir abusé. Il faudrait relire…

Où Maque a raison, c'est lorsqu'il note que j'aime beaucoup Charlie. Un effet de cet optimisme qu'il voit en moi ? Après tout, la chose n'est pas impossible (que je sois optimiste), mais alors, il aura fallu ce roman pour me l'apprendre.

Sept heures et quart.– Il y a un peu plus de quatre heures, Marcel Meyer a très gentiment signalé, par un nouveau “fil” sur le forum de l'In-nocence la parution du Chef-d'œuvre, précisant qu'il venait de le recevoir, qu'il en avait lu quelques pages et que ç'avait l'air très bien. En plus de me faire plaisir, cela m'a arraché un petit sourire que je qualifierais de narquois. Connaissant ma popularité auprès de la plupart des membres de ce petit cercle, je me suis dit qu'il allait avoir entre zéro et quatre commentaires. Quatre heures plus tard, en effet, nous en sommes toujours à zéro. Mais ce qui m'a surtout amusé, c'est d'imaginer les grimaces de mépris que son annonce allait provoquer chez certains, que je ne nommerai pas, puisque personne ne les connaît et qu'ils n'ont que fort peu d'existence à mes yeux. Il faudra penser, tout de même, à remercier Meyer pour son initiative spontanée ; je le ferai demain, pour pouvoir vérifier, avant, que nous sommes bien toujours à zéro commentaire.

– 1846 est une année terrible, pour ce pauvre Flaubert. Dès janvier, son père meurt brusquement, à 61 ans. Deux mois plus tard, il perd sa sœur cadette, Caroline, qui semble ne s'être jamais relevée de son accouchement de février. Pour le lecteur d'aujourd'hui, cette deuxième mort surtout est regrettable. Gustave et Caroline étaient fort proches et s'écrivait beaucoup dès lors qu'ils étaient séparés, fût-ce de quelques kilomètres. Or, si l'on en juge d'après les lettres d'elle, Caroline avait l'esprit intelligent, vif, drôle, d'une tournure assez comparable, sur quelques points, à celui de son aîné. On peut donc supposer que, après la consommation de sa rupture avec Louise Colet, en 1854, c'est à Caroline que Flaubert aurait écrit, chaque nuit ou presque, pour se décharger de la tension accumulée durant ses heures de travail. Ainsi, nous aurions pu suivre l'élaboration et la progression de Salammbô ou de L'Éducation sentimentale avec autant de détails que nous en lisons à propos de Madame Bovary dans les lettres à la collante poétesse. Et, justement, le troisième moment crucial de cette année 1846, pour Gustave, c'est sa rencontre avec Louise, dans l'atelier de l'un de ses amants, le sculpteur James Pradier ; il va mettre huit ans à s'en défaire, bien qu'il semble s'y essayer pratiquement dès le début de leur liaison, laquelle se déroule pour l'essentiel à distance prudente, lui à Rouen, elle à Paris, avec rencontres furtives et très espacées à l'auberge de Mantes.


Dimanche 31 janvier

Sept heures vingt.– Ce mois qui a vu la parution du Chef-d'œuvre se termine avec celle du premier article de presse lui étant consacré. Les esprits chagrins m'objecteront que ça ne compte pas, puisque, paru hier dans les Dernières Nouvelles d'Alsace, il a bien sûr été écrit par mon ami “canal historique” André. À ceux-là, je répondrai que… merde. Je vais maintenant tâcher de le mettre ici, ce qui risque d'être assez délicat, vu que j'ai reçu le pdf de la page du journal. Enfin, essayons. Tout d'abord, un petit chapeau :

Le livre s’appelle Le Chef-d’œuvre de Michel Houellebecq. Certes. Mais il ne s’agit ni d’un livre écrit par Michel Houellebecq, ni d’un livre écrit comme lui, ni d’un livre écrit sur lui (ou si peu), ni d’un livre écrit pour lui.

Puis, l'article lui-même :

LE LIVRE DE DIDIER GOUX parle du chef-d’œuvre qu’à ses yeux le célèbre écrivain n’a pas encore rédigé, et, au-delà, des chefs-d’œuvre que certains pourraient créer et auxquels ils ne s’attellent pas. Ils sont quatre, dont nous suivons quelques mois de vie dans la ville provinciale de Montcosson, qu’on situera à deux cents kilomètres de Paris. Evremont frôle la soixantaine, il écrit sur commande des romans de gare, et a méthodiquement coupé les ponts avec tout ce qui encombrait sa vie d’avant : sa mère, les femmes, Paris, le travail salarié. Il boit pas mal, et seul. Jonathan, 23 ans, est étudiant en pharmacie, drague Valérie dans l’amphi, croit avoir tout compris de la vie et se veut grand défenseur de la race blanche face au déferlement du Sud et de l’Est. Charlie, collégien glandeur, fils débrouillard et affectueux de l’épicier « arabe » et d’une Cussimontaine (le gentilé de Montcosson) de souche, est travaillé par ses hormones. Tosca, qui s’appelle ainsi parce que ses parents ont évité Aïda, est une lycéen- ne épanouie dont le sourire éclaire et le quartier et le livre.
Dans un café où ils font connaissance, Evremont, un peu contraint, prête à Jonathan, qui n’en a lu aucun, un livre de Houellebecq, Extension du domaine de la lutte. Georges-Alain, un grand Noir français né près de Rouen, qui se fait passer pour un sans-papiers du Mali pour mieux emballer les filles, pique Valérie à Jonathan. Charlie et Tosca tombent amoureux l’un de l’autre en marge d’une manifestation déterminée contre le staphylocoque doré (si, si !). Trois événements qui vont mettre en branle un récit étonnant et lancer Jonathan dans une mission que le destin lui commande : écrire, en lieu et place de Michel Houellebecq, ce fameux chef- d’œuvre que l’écrivain n’entreprend pas.
Didier Goux, dont le blog très fréquenté irrite ce qui reste de la gauche bien-pensante, a mis dans Le Chef-d’œuvre de l’humour, de la dérision, de la provocation, de la tristesse, et, à son corps défendant, de la tendresse. À son corps défendant comme cet Evremont qui voudrait ne plus bouger, ne plus se bouger, mais va y être obligé. À son corps défendant comme Houellebecq lui- même, invité de force dans le roman à une soirée de luxure et à une séance de dédicace à Montcosson. À son corps défendant comme le gentil Charlie auquel Tosca la futée apprend que dans la vie il faut parfois attendre, et que c’est bien meilleur après. Précision utile : qui n’aurait pas lu une ligne de Houellebecq et n’en aurait pas éprouvé le désir peut lire du Goux. L’auteur du Chef-d’œuvre (celui ici commenté) a écrit là un roman réfléchi, prenant et attachant, et qui, cela ne gâche rien, est écrit avec élégance.
JACQUES FORTIER

Bon, eh bien, finalement, la “transmutation” s'est faite beaucoup plus facilement que je ne le craignais. Ce qui m'amuse, dans la critique d'André, c'est que, sans doute trop influencé par notre âge commun, il a vieilli Evremont de dix ans sans même s'en apercevoir. Il reste à souhaiter que cette locomotive entraîne derrière elle, dans les semaines à venir, une ribambelle de wagons.

Février 2016

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POST-PARTUM









Lundi 1er février

Midi et demie.– Comme je l'avais prévu, et m'en amusais fort, le mois dernier – c'est-à-dire avant-hier : se reporter au journal précédent –, l'annonce faite par Marcel Meyer sur la fontaine des In-nocents (je la mets en lien : ainsi, dans deux mois, à parution, chacun pourra constater par soi-même que je ne suis nullement paranoïaque ou mythomane), à propos de la parution du Chef-d'œuvre n'a pas suscité le moindre commentaire. J'en suis tout de même un peu frustré : j'aurais bien vu un ou deux petits éjaculats vipérins, de la part de tel ou tel. Enfin, ne demandons pas la lune : ce silence absolu est déjà une fort belle chose.


Mardi 2 février

Sept heures et quart.– Depuis hier, dans le sillage de Flaubert, je me colle des ventrées d'Orient (pour parler comme lui), puisque j'étais en plein dans son voyage en Égypte, Syrie, Palestine, et Turquie. Nous sommes rentrés sagement à Croisset vers six heures et avons commencé à écrire Madame Bovary peu avant que Catherine ne sonne l'appel à table.

– Je ne sais si se sont (très joli, ce “si ce sont” : bravo, mon cher !) les stupidités péremptoires et tombant en rafales que je puis lire sur certains blogs – les commentaires de celui de Sarkofrance en particulier –, mais je comprends de moins en moins comment on peut se passionner pour la politique ou, pour mieux dire, la tambouille politicienne, le frichti électoral. Par rapport aux enjeux – qu'on les juge dramatiques ou non – que je crois entrevoir, c'est aussi dérisoire que les fameuses discussions byzantines sur le sexe des anges. J'en vois de particulièrement hébétés, qui placent tous leurs espoirs dans une hypothétique sixième République et l'appellent de leur vœux avec la même ferveur que les Hébreux les blancs ruisseaux de Chanaan. Nous en sommes à nous chamailler pour savoir de quelle couleur il conviendrait de repeindre les bastingages du Titanic.


Mercredi 3 février

Sept heures dix.– Douze mille signes sur le “destin brisé” de Brigitte Bardot, une femme que je continue de beaucoup aimer, notamment pour la manière qu'elle a de se foutre des cris d'orfraie de nos chaisières post-modernes et de ne pas leur envoyer dire. En voilà une qui a été et reste authentiquement libre, et qui n'a pas eu besoin de s'abriter derrière les légions féministes pour l'être.


Jeudi 4 février

Midi.–  Appel, tout à l'heure, de Dany-des-Belles-Lettres, pour m'informer qu'un article du Figaro littéraire d'aujourd'hui signale l'existence du Chef-d'œuvre, dans le corps d'un article thématique consacré aux écrivains qui deviennent personnages de romans. C'est moins bien qu'un article, évidemment, mais c'est un peu mieux que le silence complet. Après tout, il n'est peut-être pas déraisonnable de penser que mes confrères qui s'occupent, au sein de leurs diverses rédactions, de romans lisent le Figaro littéraire ; auquel cas, un ou deux d'entre eux vont peut-être (que de peut-être !) se souvenir qu'ils ont le mien sous le coude gauche depuis trois semaines.

D'autre part, je découvre à l'instant, le chaleureux commentaire qu'a laissé Woland sur le site d'Amazon ; le voici : « Didier Goux réussit ici une chose rare dans la littérature contemporaine française : parler de la société sans se regarder le nombril. Ce roman qui se déroule intégralement dans une ville de province avec des personnages tous représentatifs de leur époque raconte pourtant quelque chose. Ce n'est pas qu'une analyse ou une moquerie, c'est un vrai roman. Il est terrible d'en être arrivé à un point où on s'enthousiasme de lire une histoire qui n'est que ça : une histoire. L'auteur ne nous fait pas la leçon, il ne “tape pas des thèses” il raconte et il raconte bien. La maîtrise du français est telle que de nombreux passages du bouquin rappellent plus Blondin que Houellebecq. L'humour est omniprésent malgré un fond qui n'est pas d'une gaieté folle. Si vous hésitez entre ce livre et et un autre qui vient de paraitre, prenez celui-là, il est mieux. »

Enfin, le blogueur suisse (tout du moins, je me suis mis dans l'idée qu'il l'était, suisse, puisqu'il réside dans ce pays…) publie lui un assez long billet me concernant. (Si tout le monde se met à parler de ce roman et que je me tiens à l'idée première, celle de recopier ici tout ce qui s'en dit, ce journal va vite devenir interminable et assez ennuyeux, je le crains.) Enfin, voici :

"Le Chef-d'oeuvre de Michel Houellebecq" doit être le premier roman qui paraît sous le vrai nom de son auteur, Didier Goux, qui a derrière lui une longue et discrète carrière d'"écrivain en bâtiment", de diariste et de blogueur (cf. "En territoire ennemi"). Pour le coup, l'auteur conduit ses lecteurs du côté d'une petite ville nommée Montcosson, qui pourrait être Orléans, sur le chemin d'une poignée de personnages attachants, chacun à sa manière.

L'auteur a le chic pour créer des personnages divers, susceptibles de se rapprocher au gré du seul hasard des circonstances. Evremont fait ainsi figure de patriarche un brin misanthrope, une impression renforcée notamment par le fait que c'est le seul personnage dont personne ne connaît le prénom. Réciproquement, de Jonathan, 23 ans, on ne saura que le prénom, ce qui renvoie l'image d'une jeunesse caractérisée par l'incomplétude et l'immaturité. L'auteur suit encore les figures de Charlie et de Tosca, adolescents qui semblent avoir la tête sur les épaules et font ensemble leurs gammes amoureuses, observées avec tendresse. Un peu plus loin, enfin, se promènent Valérie, et surtout Georges-Alain, un grand Noir aux airs de philosophe roublard. L'auteur construit finement ces personnages, de manière à mettre en avant différentes générations (ados, jeunes adultes, homme d'âge mûr, personnages secondaires âgés), avec leurs aspirations propres.

Sous la plume de l'auteur, l'onomastique est un régal permanent, d'autant plus pour ceux qui le connaissent un peu. Il est aisé de faire des jeux de mots sur des noms de localité comme Montcosson (mon cochon!) ou Bouzon (...!). Plus astucieux, on sourira au vrai prénom de Charlie, Mohammed-Charles, dûment explicité, ou à celui de Tosca, qui a aussi son histoire, où l'opéra a une bonne place. On imagine volontiers, aussi, qu'Usseil est un nom de village qui emprunte au patronyme de Rémi Usseil; dans le même ordre d'idées, on découvre une rue Nicolas-Jégou (p. 55), bel hommage à un blogueur distingué. Quant à Evremont, écrivain anonyme comme l'a été Didier Goux, son nom rappelle celui de Charles de Saint-Evremond, moraliste et critique français - commentateur notamment de ce genre musical qu'on appelle justement l'opéra. Enfin, les chiens mentionnés dans "Le Chef-d'oeuvre de Michel Houellebecq" portent les noms de ceux de l'auteur.

La petite ville de Montcosson permet à l'écrivain d'évoquer les petits et grands travers de notre société, de les refléter comme un miroir à peine déformant - l'action se passe certes en France profonde, mais elle est globalement transposable dans d'autres sociétés de notre bon vieil Occident. Le romancier adopte un regard en coin, son ironie perçante invite à sourire voire à rire face aux aspects dérisoires de certaines choses qui nous entourent: les manifs prétextes à se rencontrer (comme cette manifestation contre le staphylocoque doré, comme si l'on pouvait être pour), les animations urbaines clownesques, les acronymes... Les travers verbaux de notre époque, quant à eux, sont immanquablement marqués en italiques. Derrière la dérision, l'auteur laisse percer la nostalgie d'un temps où la vie avait plus de poids, de gravité - ce que suggère, entre autres, la généalogie d'Evremont.

Et puis, il y a un je-ne-sais-quoi d'accrocheur dans "Le Chef-d'oeuvre de Michel Houellebecq", qui fait qu'on dévore ce roman, malgré une mise en page serrée. L'auteur sait donner au lecteur l'envie d'en savoir plus, autour du fil rouge que représente Michel Houellebecq - qui fait une apparition en fin de roman, en manière d'apothéose, et dont l'auteur restitue de manière crédible le caractère désabusé qu'on lui prête - même si, de façon surprenante, il semble fort accessible à Jonathan, figure de tous les excès et de tous les culots. Et puis, les petits verres descendent tout seuls dans le gosier de certains personnages - jusqu'à ce que quelque chose advienne. Encore une fois, le lecteur veut savoir...

... cela, jusqu'à une fin ouverte qui laisse un certain nombre de questions en suspens, sur l'air du "Que vont-ils devenir?" Mais peu importe, au fond: l'auteur propose avec "Le Chef d'oeuvre de Michel Houellebecq" un roman en forme de tranche de vie, avec un début et une fin qui ne correspondent en rien au schéma classique et convenu qui va du noeud au dénouement de l'intrigue. Cette tranche de vie au contraire est balisée par le rapprochement fugace d'une poignée de personnages que tout sépare... et que la vie, ou la mort, finira par séparer effectivement après les avoir rapprochés brièvement.

Je crois que ce sera tout pour ce matin. Ah, non : Dany m'a aussi parlé d'un article qui devrait paraître prochainement dans L'Indépendant, le quotidien de Perpignan, et probablement aussi dans Causeur, si j'ai bien compris sous la plume de Daoud Boughezala, qui avait déjà, il y a deux ans, écrit sur En territoire ennemi.


Vendredi 5 février

Sept heures et quart.– J'ai commencé, hier, presque par hasard, à mettre en forme le livre Blurb de mon journal 2015, que ne manquerait pas de me réclamer ma mère si jamais je tardais un peu trop. Je lui ai déjà fourré janvier et février dans le bec. Il devrait s'appeler – je crois l'avoir déjà noté ici je ne sais plus quand – Ma vie est un Chef-d'œuvre.


Samedi 6 février

Trois heures et demie.– Je viens de recevoir, par mail, la première critique “négative” du Chef-d'œuvre. J'ai mis le mot entre guillemets car, en fait, je ne parviens pas à la trouver vraiment négative, même si je sens bien que l'intention y était chez la dame qui a pris la peine de me l'envoyer – dame dont le nom m'est familier, mais sans que je sois capable d'être plus précis. Enfin, la voici, suivie de la réponse que je lui ai faite aussitôt :

Monsieur,

J’ai lu votre roman, et je voulais vous dire mes impressions. Ne sachant pas où le faire, je vous envoie ceci :

On comprend bien que les personnages sont volontairement directement tirés des romans de Houellebecq. En ce sens, ils sont tous plus désespérants les uns que les autres. L’un des héros, Jonathan, laid à en être vaguement répugnant, engloutit sa libido dans la crème des éclairs au chocolat et noie son refus de l’invasion en cours dans un racisme grossier. Le grand Noir, évidemment bête de sexe, est roublard et profiteur. Les femmes sont toutes construites (chacune dans son genre), sur le même modèle psychologique : elles règnent en tyran sur leur petit monde et régentent d’une main de fer leur mari émasculé qui file droit. Même la charmante Tosca porte en elle, encore en germe, ce moche destin. Et on sait que le gentil Charlie, fou amoureux de sa belle, intelligent et inculte, est promis à la force dévirilisante de la jeune fille. Quant à Evremont, misanthrope revenu de tout, il n’aime que les livres, toujours moins nombreux autour de lui, et peut-être aussi son chien, va savoir. On peut imaginer un moment que lui, au moins, aura des couilles et une colonne vertébrale. Mais pas du tout. Ce poisson froid, ni pour ni contre, bien au contraire, qui vit à moins de 50 ans comme s’il en avait plus de 80, ne sait rien faire d’autre que fuir, faire défaut, et laisser tomber les gens qui ont compté pour lui et pour qui il a compté (son grand-oncle, la jeune fille à qui il n’a jamais su déclarer son amour, sa mère avec qui il n’a pas été fichu de se rabibocher avant qu'elle meure, son vieux père...). Les seuls qui échappent un peu à cet univers totalement bouché et que toute transcendance a déserté, sont l’épicier arabe, qui réussit à se soustraire parfois à la férule de sa femme et de sa religion en allant boire des coups avec son ami Khader ; et les deux lesbiennes qui militent (bien vu !) au FN.

Au fond, le seul personnage véritablement humain, dans tous les sens du terme, de ce roman, est Michel Houellebecq lui-même.

On a du mal à s’extirper de la mélasse de cette ville sirupeuse, où l’injonction au bonheur finit par tuer.

Je suis bien aise et soulagée d’être sortie de ce monde plombé et plombant. 

Bien à vous,

 
Madame,

Contrairement à ce que vous pensez peut-être, votre critique de mon roman m'intéresse beaucoup et me plaît presque autant ; ne serait-ce que parce que je ne m'étais pas rendu compte, en l'écrivant et le relisant, que l'on pourrait en avoir une vision aussi “noire” – noire et pas du tout fausse, ce qui, évidemment, m'amène à revoir ce livre différemment de ce que j'avais fait jusqu'à présent, c'est-à-dire, partiellement, avec vos yeux à vous. Et, même si ce n'est pas sensé en être un, je prends pour un compliment le fait qu'on puisse avoir du mal à s'extirper de Montcosson, ainsi que votre soulagement à en être sorti.

Pourtant, j'ai beau faire, je ne parviens pas à trouver ces personnages “désespérants”. Mais mon indulgence envers eux est sans doute trop grande…

Merci de m'avoir lu, bien à vous,

– En dehors de cet échange, pas mécontent de ma matinée, puisque je me suis quasiment débarrassé de Chantal Nobel entre dix heures et demie et midi (il me reste mille signes à écrire, ce que je ferais mieux de faire tout de suite, plutôt que de m'occuper de mon fan-club romanesque…), après avoir vidé le lave-vaisselle, occupation qui peut sembler triviale mais qui ne doit pas pour autant être négligée.


Dimanche 7 février

Sept heures dix. – Le blogueur Fredi Maque a publié avant-hier un texte à propos du Chef-d'œuvre, dont il venait de terminer la lecture. Le voici :

« Vers la fin j'ai levé le pied, y suis allé moins vite comme si je pressentais le drame final. Je lisais quelques pages et refermais le livre, peu pressé d'en finir avec lui, de laisser ses personnages à leurs vies banales, un peu minables, dans cette ville de Montcosson où elles s'écoulent comme son fleuve à l'ombre des vieilles ruelles et de la cathédrale qui en ont vu d'autres. Il faut dire que l'auteur s'y entend pour nous les rendre attachants, si pleins d'une humanité ordinaire, qu'il y met toute sa propre sensibilité.
Je pressentais le drame...ne le savais-tu pas que la gourmandise est un vilain défaut ? Crétin ! Tu auras désormais l'éternité pour méditer cette maxime ! Mais enfin ? Ne le savais-tu pas davantage que tout fini par s'arranger ? Cette plainte aurait fini "classé sans suite", crois-moi, et tu l'aurais retrouvée ta Valérie...Imbécile !
Mais la vie est fragile, nos existences ne tiennent qu'à un fil bien ténu, et pour quelques joies aussi éphémères que des bulles de savon, elle nous en fait voir de toutes les couleurs avec une préférence pour le noir, la mort ou l'inévitable solitude. "Le Chef d'oeuvre de Michel Houellebecq" est bien un roman noir, (plus Simenon que Houellebecq) même si l'on peut compter sur Tosca et Charlie pour mettre, avec l'ardeur de leur jeunesse, un peu d'espoir et de lumière, de croyance en cette vie sans cesse renouvelée, à Montcosson comme partout, depuis la nuit des temps pour le meilleur et plus souvent le pire.
Partir. Quitter la ville. Les laisser vivre. Surtout ne pas leur dire que nous ne sommes, en la parcourant cette vie, que des chiens errants très vite hantés par nos souvenirs, déchirés, abandonnés.
Voila, j'ai refermé le livre, l'ai rangé dans la bibliothèque (où il voisine avec Houellebecq). Son drame à lui, c'est qu'il ne peut avoir de suite, tout juste peut-on espérer que son auteur lui fasse un jour un petit frère.
Les romans quand ils sont bons ont l'obligation de se reproduire. »

En le relisant, je m'aperçois que son début peut sembler abrupt. C'est que ce même blogueur avait déjà publié, quelques jours plus tôt, un premier billet à propos de mon roman, alors qu'il venait d'en lire environ la moitié. Quelques jours plus tôt… mais encore en janvier. Pour prendre connaissance de ce premier billet, on se reportera donc au journal du mois dernier.

– Sinon, en plus d'avoir bouclé l'article Chantal Nobel commencé hier matin, j'ai bien avancé dans le livre Blurb. Rappelons qu'il s'agit de mon journal de l'année 2015, qui s'intitulera : Ma vie est un Chef-d'œuvre. En le relisant au fur et à mesure du transbordement des paragraphes, je me disais que ma mère allait avoir plus de chance que mes lecteurs habituels, dans la mesure où, jusqu'en juillet, ce journal parle beaucoup du roman en train de s'écrire, roman que, contrairement aux autres, elle aura lu avant. Si je ne craignais pas de passer pour fat, je recommanderais volontiers à ceux qui ont lu (et aimé…) le roman, de reprendre ces six mois-là du journal. Bien entendu je n'en ferai rien. (Sauf en ce moment, précisément, ce qui est la manière la plus faux-derchienne de le faire…)


Lundi 8 février

Sept heures dix.–  J'avais bien hâte de recevoir Un train d'enfer, le journal 2004 – 2005 de Michel Ciry, écrivain totalement inconnu de moi – bien qu'il soit presque centenaire – et à propos duquel j'avais été très affriandé par Mme Grammaticopoulos, commentatrice assidue de mon blog. Il est arrivé ce matin, par porteur spécial, et peu s'en fallut que celui-ci me trouvât encore au lit, tant il fut matinal dans sa livraison. J'ouvris aussitôt le volume. Ma déception fut à la hauteur de mon attente. Michel Ciry écrit dans une langue qui m'est insupportable, avec ses phrases interminables et molles, qui m'ont tout de suite fait penser à autant de vers solitaires : quelque chose de blanchâtre, sans forme ni consistance, et qui a toujours quelques anneaux supplémentaires à vous infliger quand vous croyez en voir le bout. Parvenu à ce bout, d'ailleurs, il n'est pas rare que vous ayez tout à fait perdu de vue ce qui tentait de se dire à son début. À la page 76 de ce journal, l'auteur dit qu'il s'est mis aux phrases longues en une sorte d'hommage à Proust ; je crains qu'il ne s'illusionne gravement : autant la phrase de Proust est solide jusque dans ses moindres parties, étagée, structurée, construite en plans rigoureux, à la fois harmonieux et distincts, autant la sienne est… est ce que je viens d'en dire. De plus, c'est une phrase surencombrées d'adjectifs et surtout d'adverbes, lesquels ne sont jamais placés à l'endroit où on les attendrait : ce pourrait être une rupture de ton bienvenue, ça n'aboutit qu'à une sorte de pose, d'affectation de style. Sans même parler de cette propension irritante à créer de hideux substantifs à partir de l'adjectif qui leur correspond : à propos d'une maladie qui s'étend, il évoque sa tentacularité… Parlant d'un château qu'il vient de visiter (c'est moi qui souligne) : « Digne d'entourer un aussi bel édifice, le parc est d'une inventive impeccabilité qui autorise à penser qu'une ordonnance végétale d'une pareille étendue et bénéficiant apparemment de tels soins ne peut résulter que de l'active compétence d'un bataillon de jardiniers. » On croit entendre les rugissements de Flaubert et les ricanements de Léautaud.  Et tout cela pour exprimer un pauvre lieu commun, qu'en langage “Bidochon” on traduirait ainsi : « Ben dis donc, ça doit pas être rien d'entretien, un parc comme ça ! Doit en falloir de la main-d'œuvre… »

Nous sommes le 5 novembre 2004, et c'est Vaux-le-Vicomte que Ciry visite. Il en vient donc à parler du surintendant Fouquet. Voici ce qu'il en dit (je jure que des phrases comme la seconde des deux que je vais recopier se comptent par centaines dans le volume) : « En faisant les honneurs de cette royale demeure à un souverain qui n'avait pas les moyens de s'offrir son équivalence, Fouquet scella sa disgrâce en signant son arrêt de mort. De s'être permis de confondre la fortune de la couronne avec ses propres ressources, et partant de s'être autorisé à effrontément puiser dans les caisses de l'État pour faire face aux astronomiques dépenses occasionnées par la réalisation d'une aussi fastueuse résidence privée (cela à grand renfort d'ingénieuses magouilles commises au plus haut niveau, ainsi qu'impunément jusqu'à ce que déborde la coupe d'un amour-propre royal blessé au plus vif, ne pouvait, à plus ou moins longue échéance, qu'entraîner un imbroglio financier voué à un inévitable scandale qui conduisit tout droit et vite ce grand argentier du royaume, que fit se perdre un ruineux penchant pour la magnificence, devant une Cour de justice qui ne lui fit pas de quartier au plan des griefs, profitant d'une telle aubaine pour régler des comptes soupçonnables d'avoir été plus ou moins inavouables sous couvert de punir exemplairement un coupable dont tant de gens jalousaient l'insolente réussite. » J'en avais retenu une autre, encore mieux, mais elle serait décidément trop longue à retranscrire. Je voulais, au départ, faire de cela un billet sur le blog. Puis, je me suis dit qu'il ne servait à rien d'accabler un très vieil homme, dont les lecteurs ne devaient pas tellement se bousculer. C'est pourquoi je me contente de ce journal, plus confidentiel ; car il fallait tout de même que je trouve un exutoire à mon agacement. Étant rendu à mi-chemin des 450 pages du livre (mais en sautant des paragraphes entiers et en lisant les autres très en diagonale), je le terminerai tout de même demain : critique, d'accord, mais pas mufle.

– J'ai tout de même pris le temps d'entrer le mois de septembre (2015) dans le livre Blurb. Et de parcourir la documentation que j'ai fait venir à propos de Marilyn Monroe, dont je dois m'occuper demain. 


Mercredi 10 février

Deux heures.– Amusante et surtout originale critique que celle que vient de publier Jacques Étienne sur son blog. La voici :

« Le quadragénaire entra dans la librairie J'aime l'ire *. Il avait ce regard un rien désabusé de qui a essuyé bien des typhons et fréquenté les bordels de Ouagadougou.

Ne voyant personne, de la prothèse métallique qui remplaçait un bras perdu lors d'un adultère un peu compliqué avec une naine malgache, il frappa le comptoir afin d'attirer l'attention.

Une jeune personne apparut de derrière les rayonnages et, l'ayant salué lui demanda si elle pouvait l'aider.

Eh bien mademoiselle, j'aimerais que vous me conseillassiez un bon roman. Quelque chose de couillu, si vous avez...
Qu'entendez-vous au juste par là, s'enquit la brunette potelée qu'une coquetterie dans l’œil n'empêchait aucunement d'être appétissante comme un brugnon de Touraine (ou comme un plat de tripes à la mode de Caen, suivant les goûts) ?
Eh bien pas un de ces livres qui ne visent qu'à déclencher les rires gras à coups de plaisanteries de garçon de bains comme la Recherche ou La Guerre et la paix, quelque chose de sérieux sans être austère...
Mais encore ?
Ben, un roman avec des personnages bien campés, dont les destins s'entrecroisent sans qu'une vache soit en mal d'y retrouver son veau comme chez Dos Passos. Où l'on moquerait à l'occasion les travers de notre époque sans tomber dans le prêchi-prêcha. Où seraient évoquées les difficultés de communication inter-générationnelles. Où l'amour adolescent croiserait la solitude de l'âge mûr et la pholie** pathétique d'un jeune homme en recherche floue...
Certes, certes, mais dites m'en un peu plus : voudriez-vous de l'aventure, du sexe débridé ?
Pourquoi pas, mais pour l'instant je recherche surtout un bon roman...

S'apercevant de l'ambiguïté de sa question, Brigitte, car tel était son nom, précisa :

Je voulais dire dans le livre...
Ah oui, excusez ma bévue. Du sexe, il en faut bien un peu mais sans excès, on n'est pas de bois, hein ? Comme il faut quelques cuites héroïques, un service municipal de la clownerie et du bord de Loire. Très important, le bord de Loire, voyez Balzac. Si en plus pouvait venir se mêler aux personnages de fiction un écrivain célèbre bien déglingué dont serait peint un portrait croquignolesque, ce serait bien...
Je crois que j'ai exactement ce que vous désirez, dit l'avenante Brigitte.
Je n'en doute pas, déclara l'homme en plongeant un regard ravivé dans son généreux décolleté.

S'étant dirigée vers le rayon des romans français, Brigitte en revint avec à la main un volume couvert de rouge qu'elle posa sur le comptoir :

Je viens d'en terminer la lecture : vous y trouverez ce que vous souhaitez et tout ça dans un style léger, élégant, sans être précieux.
Le Chef-d'oeuvre de Michel Houllebecq ? J'en ai déjà lu, sur un excellent blog une magistrale critique mais elle ne concernait que l'objet-livre. Le ramage se rapporte-t-il au plumage ?
Il le surpasse, il le surpasse ! Et de loin !
Je le prends, tant votre votre jugement littéraire me paraît sûr, dit l'homme tout en découvrant les rondeurs fessières de Brigitte qui s'était un instant retournée pour décrocher un sac plastique de la liasse fixée au mur, avant de rajouter :
Tant que j'y pense : Appréciez-vous le troc ?
Le troc ?
Oui. Si vous le vouliez, je vous montrerai comme on danse en Afrique en échange de vos impressions de lecture...
Je termine à dix-neuf heures répondit une Brigitte toujours avide de parfaire ses connaissances exotiques et de parler bouquins. »

 Sept heures dix.– Sous le billet de Jacques Étienne reproduit ci-avant, j'ai laissé tout à l'heure le petit commentaire suivant : « Je suis à la fois jaloux et fort marri de n'avoir jamais eu l'idée de ce genre de critique ! À mon avis, il devrait laisser une empreinte dans notre histoire littéraire, beaucoup plus durable que le roman qui vous a servi de prétexte. » Et voici que, en commentaire de commentaire, Fredi Maque me fait une petite scène de jalousie (sous couvert d'humour, bien entendu ; mais enfin, il la fait tout de même…) sous prétexte que je n'ai laissé aucun commentaire à la suite de son propre billet sur le Chef-d'œuvre (voir plus haut, il y a deux ou trois jours). En un sens il n'a pas tort, puisque je m'étais fixé comme règle de ne pas commenter les billets qui parleraient de mon roman. Donc, j'aurais dû ne pas faire exception pour celui de Jacques, même sous la forme d'une badinerie.

– Par ailleurs, il est en train de se produire en moi, depuis quelques jours, un phénomène étrange et difficilement analysable (en tout cas par moi) : je commence à prendre plus ou moins ce roman en grippe ; au point que, sans l'avoir le moins du monde relu depuis un mois que les volumes sont arrivés ici, je le trouve de moins en moins satisfaisant, pour ne pas encore dire tout à fait mauvais. Et j'en arrive à penser que, en fait, ce serait plutôt heureux qu'il passât totalement inaperçu (ce qui a de bonnes chances d'être exaucé), tellement il me fait peu honneur. Aussitôt, bien entendu, je me dis que c'est peut-être là l'ultime ruse échafaudée par mon cerveau, pour dresser une barrière efficace entre moi et la désillusion qui se profile. Le pire est sans doute que, par une sorte de contagion, cette appréciation plus négative que je porte sur le Chef-d'œuvre (dont même le titre, désormais, m'apparaît ridicule) se met à concerner aussi le roman possiblement à venir, diminuant encore, si c'était possible, mon ardeur à m'y attaquer. En somme, je dois être la proie d'une sorte de baby blues, de déprime post partum, ce qui est bien le sommet du ridicule. Tout cela se terminerait pas une cure de sommeil dans une clinique spécialisée que je n'en serais qu'à demi surpris…


Jeudi 11 février

Sept heures.– En de matinée, Catherine et moi – mais essentiellement elle – avons finalisé mon journal 2015 et en avons commandé illico deux exemplaires à Miss Blurb : un pour nous, l'autre pour ma mère. Je l'ai également placé dans la colonne de gauche du blog, mais sans en faire l'objet de la moindre annonce. D'abord parce que, vu son titre (Ma vie est un Chef-d'œuvre), je me suis dit que des passants distraits pourraient le confondre avec le roman et commander celui-là en place de celui-ci – le plus probable étant bien sûr qu'ils n'en commandent aucun –, et ensuite pour la raison que je ne tiens pas du tout à ce que qui que ce soit l'achète. Comme si je n'en avais pas encore assez de mon propre journal, j'ai passé deux heures cet après-midi à une première relecture de celui du mois dernier, qui comportait, m'a-t-il semblé, moins de fautes en tous genres que d'ordinaire.Il devrait s'intituler Un mois très Chouette, en référence au questionnaire des Belles Lettres auquel je me suis soumis naguère, sauf si je trouve mieux à la seconde relecture.

Au même moment que nous étions plongés dans ces délicates manœuvres internétiques, se pointait l'installateur d'antennes de télévision, afin de régler la nôtre qui s'était légèrement déplacée durant la mini-tempête d'il y a quelques jours ; depuis, nous vivions sans télévision, ne nous servant de l'écran que comme support pour regarder nos disques blu-ray ; c'était si satisfaisant que, pendant quelques heures, nous avons envisagé de tout bazarder : abonnements, décodeur et antenne, pour ne plus regarder que des films enregistrés – et, de ce fait, priver l'État de notre redevance, laquelle, pour demeurer modeste, n'en est pas moins fort irritante, en ce que, par elle, nous finançons des programmes stupides dont la quasi totalité nous révulse, tant ils sont d'une vulgarité “à rebuter la Canebière”, comme disait Bernanos, qui n'avait pas peur de discriminer nos frères méridionaux.


Vendredi 12 février

Sept heures et demie. – Il y a un peu moins d'une heure, presque timidement, j'ai empoigné le petit carnet qui se trouve toujours à gauche de mon fauteuil et j'y ai noté deux idées – oh ! bien modestes… – concernant Pot-Bouille. De là à dire que je me sens prêt à m'y atteler vraiment, il y a un pas de sept lieues que je ne saurais franchir. Mais enfin, je m'efforce de me mettre dans le même état d'esprit que M. Hollande, afin de croire coûte que coûte à l'inversion de la courbe de mon propre chômage littéraire.

– J'ai oublié de noter, hier, que, dès le saut du lit, m'appuyant sur le fait que nous n'avons pas bu une goutte d'alcool depuis trois semaines (sans raison particulière d'ailleurs), je me suis précipité au laboratoire d'analyses médicales afin de m'y faire ponctionner quelques centilitres de sang, lesquels serviront aux mesures semestrielles des divers poisons qui circulent librement dans le raisiné en question. Mon espoir, assez puéril il faut en convenir, était que, après cette interminable abstinence, j'allais enfin réussir à exploser leur face aux triglycérides qui, obstinément, refusent depuis des années de redescendre en deçà du seuil maximal qui leur a été imparti par la faculté. On saura lundi matin ce qu'il en est. Si j'y suis allé dès hier, c'est que je sais fort bien que dimanche soir, en revenant de chez ma sœur, le risque de rupture du jeûne va devenir très élevé. Il fallait donc profiter de cette “fenêtre de tir”, comme aiment à écrire mes confrères plumitifs. Si le fameux taux reste malgré tout trop élevé, il ne me restera plus qu'à revoir ma copie.

– Poursuivi ma lecture des lettres de Flaubert, qui vient de s'attaquer à Carthage et se plaint encore dix fois plus qu'à l'époque de la Bovary. Ce n'est toujours pas lui qui va m'inciter à me replonger moi aussi dans un nouveau roman.


Samedi 13 février

Sept heures vingt. – En début d'après-midi, par solidarité avec Catherine qui devait se transporter dans la Case afin de s'y livrer à un peu de repassage, lequel n'avait lieu qu'à mon exclusif bénéfice, je suis revenu m'assoir devant cet ordinateur alors que je n'avais vraiment plus rien à y faire. Pour me désennuyer, j'ai ouvert l'un de mes blogs privés, intitulé Ce fier exil, dont je ne me souvenais même plus de ce qu'il pouvait bien contenir. J'y ai trouvé, entre trois ou quatre choses, le journal que j'ai tenu de novembre 2014 à février de l'année suivante, et qui ne concernait que le roman en train de s'écrire. Après relecture et correction, me disant que cela pourrait amuser les douze lecteurs du Chef-d'œuvre, je l'ai mis en ligne. Le reste du temps s'est passé d'abord à écrire dix mille signes à propos de Lino Ventura et de son association Perce-Neige, puis à lire les lettres de Flaubert ; qui, après un petit séjour d'un mois en Tunisie, en est ce soir rendu à la fin du chapitre IX (sur XV) de Salammbô, roman sur lequel il ahane et geint depuis plus de trois ans.

– Demain, journée maritimo-séquanaise, chez ma sœur et avec ma mère. Ce qui, rentrés ici, nous ouvrira le droit à un apéritif, rite auquel nous n'avons pas sacrifié depuis 22 jours, ce qui est un exploit quasiment sans précédent – d'autant plus étonnant qu'il ne fut motivé par rien du tout. Mais je m'aperçois que j'ai déjà noté la même chose hier soir. Preuve que, passé un certain âge, on peut très bien radoter à jeun.


Lundi 15 février

Sept heures dix.– La journée d'hier fut plutôt fatigante, en raison des quelque trois cents kilomètres parcourus pour nous rendre à (et revenir de) Ermenouville, où habitent ma sœur et Olivier, lesquels nous attendaient, en compagnie de ma mère, pour un déjeuner, durant lequel il fut énormément parlé, notamment de la part d'Isabelle et de Catherine (d'où le reste de la fatigue annoncée). Si bien qu'au retour, l'apéritif rituel – après une abstinence sans cause réelle de 23 jours… – tourna court, Catherine partant pour son lit dès huit heures et moi environ une heure plus tard. Aujourd'hui fut nettement plus calme. 

– Suite à une envie brusque, communiquée par Flaubert qui venait de recevoir et de lire La Légende des siècles nouvellement parue, j'ai eu envie de reprendre moi aussi un peu de Hugo. J'ai commencé par ouvrir le volume “Bouquins” qui contient cette même Légende, mais il m'a bien fallu admettre que je n'étais plus guère capable de lire des dizaines de pages d'alexandrins à la suite. Le désir de Hugo persistant, j'ai aussitôt commandé le tome contenant ses trois derniers romans – Quatrevingt-Treize, L'Homme qui rit et Les Travailleurs de la mer–, dont je me demande bien pourquoi je n'ai jamais lu aucun ; le livre est arrivé ce matin : il attendra que j'en aie terminé avec Flaubert, lequel, en ce printemps 1862, est fort occupé de la parution de Salammbô.

– Demain, écriture du dernier volet de cette cinquième série de “destins brisés” : Johnny Hallyday et Patricia Viterbo, gentil petit couple des années soixante pour lequel la documentation est maigrissime ; on fera avec.


Mardi 16 février

Sept heures et demie. – Reçu ce matin, de Dany-des-Belles-Lettres, l'article paru dimanche dans L'Indépendant, le quotidien de Perpignan, consacré au Chef-d'œuvre. Le nom de son auteur ne me dit rien du tout, mais il est manifeste qu'il me connaît bien, ou au moins mon blog. Comme il s'appelle Michel Litout et qu'il s'occupe de la rubrique des livres, j'ai d'abord cru à un pseudonyme (que je trouvais d'ailleurs un peu puéril…) ; mais Dany m'affirme qu'il s'agit de son vrai nom. Il serait donc, ce confrère dans cette situation où le nom semble avoir engendré la fonction, comme les frères Lumière ou l'abbé Oraison. Voici son article, intitulé Le vrai roman de l'écrivain en bâtiment :

« Il a l’étiquette de blogueur de droite, sarcastique et cassant. Ses billets en ont blessé plus d’un dans    la sphère des « modernœuds » comme il se plaît à les caricaturer sur son blog. Didier Goux, en plus d’une immense culture, d’un goût affirmé pour la grande littérature (Proust !) et d’une grande intelligence, s’est toujours dévalorisé en se traitant «d’écrivain en bâtiment ». Journaliste dans un hebdo pour mamies curieuses, il arrondissait ses fins de mois en pondant des romans de gare en moins de temps qu’il n’en faut pour certains des lecteurs pour arriver au chapitre 2. Les gares se désertifiant (comme à peu près tout ce qui fait la France que l’auteur regrette tant), il a cessé de publier deux romans par an. Mais cela ne lui a pas fait passer l’envie d’écrire. Et encouragé par quelques lecteurs et amis clairvoyants, il a osé se lancer dans l’élaboration d’un véritable roman.
Dans Le chef-d’œuvre de Michel Houellebecq on retrouve parfois le Goux pessimiste et fataliste sur l’évolution de la société, le Goux moqueur des modes mais aussi, et surtout, le Didier Goux, inconnu jusqu’à présent, sensible et bienveillant envers certains de ses personnages. Si l’on excepte Michel Houellebecq, la narration suit l’évolution de quatre « héros ». Le premier, Evremont, semble un portrait en creux de l’auteur, quand il vivait seul et reclus. Écrivain en bâtiment justement, il boit un peu trop et ne se nourrit que de camembert Réo. Lors d’une de ses rares sorties, à siroter un viandox à la terrasse d’un café de la petite ville de province cadre du roman, il est abordé par Jonathan. Cet étudiant en pharmacie fait partie de ces grands paranoïaques victimes consentantes de la propagande    du « Grand remplacement ». Persuadé que Noirs et Arabes sont en train d’envahir le pays, il souffre d’un racisme exacerbé qui lui attire une multitude d’ennuis.
Il est vrai que la France décrite par Didier Goux est assez angoissante. La police municipale est remplacée par des « Commandos paillasse » formés de clowns chargés de dénouer les tensions... Les syndicalistes défilent avec un badge proclamant « Je suis Jackie ». Rien a voir avec la liberté d’expression, le Jackie personnifie les « acquis sociaux ». On rit donc en lisant ces pages, preuve que l’humour de droite a encore de beaux restes.
Mais roman implique romantique. Didier Goux signe ses plus belles pages quand il raconte la rencontre puis la belle histoire entre Tosca, jeune fille libre et intelligente, et Charly, fils d’épicier arabe, débrouillard, un peu brut de décoffrage mais qui se bonifiera au contact de la jeune fille. Et alors, on découvre que contrairement à l’image qu’il donne sur son blog, Didier Goux a foi en l’avenir et en la jeunesse. Tosca et Charly, qu’on espère retrouver dans une suite, le blogueur ayant déjà annoncé son intention de récidiver dans la même veine. Le bâtiment a perdu un artisan, la littérature y a gagné un artiste. »

Flatteur, évidemment, mais sans l'outrance qui m'aurait empêché d'y croire : doublement flatteur, donc.

– Je ne suis peut-être plus écrivain en bâtiment, mais je suis encore (puisque FD n'est toujours pas vendu, par tous les boxons de l'enfer !) rédacteur en chambre ; c'est ce qui a fait que, ce matin, je me suis extirpé neuf mille et quelques signes à propos de M. Hallyday et de Mlle Viterbo, actrice sans talent particulier, morte accidentellement (noyade au cours d'un tournage) à 27 ans, en novembre 1966. Et c'en est fini de hors-série n°5 : mardi prochain, retour à Levallois, donc.


Mercredi 17 février

Dix heures et demie du matin. – Heure assez inhabituelle pour venir ici. C'est d'abord que FD s'est rappelé à mon bon souvenir pour un petit “repiquage” de dernière heure, ce qui m'a conduit devant l'ordinateur, et ensuite que j'ai trouvé, dans ma boitamel, un commentaire d'un lecteur habituel du blog, Emmanuel F, dans lequel il se livre à une rapide critique du Chef-d'œuvre, laquelle m'a paru digne de figurer ici (et m'a fait regretter que ce même Emmanuel F n'écrivît point dans quelque journal…). Donc, avant que je n'oublie :

« C'est très réussi, ce roman, j'ai pris beaucoup de plaisir à le lire. Les personnages vivent vraiment, et le petit couple Charlie-Tosca est épatant. J'aime aussi le chien Charlus, avec sa résignation calme et mélancolique à ce qui advient... Votre Houellebecq est aussi très crédible, très proche de ce que ses lecteurs imaginent de son caractère et de ses réactions dans ces différentes situations.

La présence du fleuve, tour à tour inquiétante et apaisante, comme une sorte de leitmotiv mystérieux, est également très belle. Ce qui est aussi un point très fort est qu'il n'a rien de prévisible ni de manichéen : chaque personnage existe et a sa chance, si je puis dire ; ils ne sont pas stéréotypés ni au service d'une démonstration. Les ridicules de l'époque sont épinglés avec beaucoup d'humour et de justesse, mais il n'y a pas de thèse, ni de grille de lecture univoquement "réactionnaire" ; l'interprétation est beaucoup plus ouverte, comme il est logique qu'elle le soit dans un vrai roman.

Je suis un peu étonné qu'il ne suscite (pour le moment) aucun écho dans les "grands médias", malgré son titre pourtant très "accrocheur" et les nombreux thèmes abordés qui pourraient les "interpeller" : le service de presse des Belles Lettres ne manquerait-il pas un peu de dynamisme et d'efficacité ?  »

Pour ce qui est du paragraphe final, je ne pense pas qu'il faille reprocher quoi que ce soit au service de presse des Belles Lettres : je manque évidemment de points de comparaison, mais il me semble que Mme de Ribas s'acquitte fort bien de sa tâche ; même si, évidemment, de par la nature de l'éditeur qui l'emploie, elle est plus “rodée” à la promotion des livres d'histoire ou d'érudition pure qu'à celle des romans. De toute façon, j'ai pris le parti, pour ce qui concerne la non-vente qui se profile, de n'incriminer personne en dehors de moi, en me calant sur ce principe simpliste mais efficace : « Si on parle du roman c'est qu'il le mérite, si on n'en parle pas c'est qu'il ne le mérite pas. » Avec ça, me voilà tranquille.


Jeudi 18 février

Sept heures vingt.– Il me semble que, quand on a écrit et publié un roman dont on ne pense pas avoir à rougir, il serait préférable qu'il rencontre mille lecteurs, lecteurs attentifs et bienveillants, plutôt que dix mille acheteurs qui ne soient que cela. C'est une chose dont je crois être profondément persuadé, mais suis-je vraiment honnête ? Je puis en douter car, si je porte ce deuxième nombre à cent mille, je sens déjà s'effilocher la vertu qui me sert de plastron ; or, à cent mille ou à dix mille, l'alternative reste rigoureusement la même. L'effilochage peut partiellement s'expliquer si l'on envisage l'affaire sous son angle financier. Vendre dix mille exemplaires, cela signifie, en gros, des droits de vingt mille euros, c'est-à-dire rien ; je veux dire : rien de décisif, rien de fondamentalement différent des deux mille euros que rapporteraient mes éventuels mille “vrais lecteurs”. Avec cent mille acheteurs, on passe à une somme comprise entre deux cent et deux cent cinquante mille euros, c'est-à-dire qu'on effectue un vrai “saut qualitatif”, que l'on peut se permettre d'envisager des choses qui demeuraient impossibles avant ; effet que sont insuffisants à produire les vingt mille euros précédents. Seulement, disant cela, on n'a rien expliqué du tout, ni encore moins résolu cette contradiction initiale, à savoir celle du romancier qui fait passer la littérature avant l'argent… tant que l'argent se contente de couler en menus ruisseaux, mais qui risquerait bien d'envoyer promener ses beaux principes – qui, du coup, ne doivent pas en être –, si jamais les ruisseaux se faisaient rivières, voire fleuves en crue. Tout cela n'est évidemment que rêverie sans objet, puisque le Chef-d'œuvre ne trouvera jamais ses dix mille acheteurs, et sans doute pas même mille lecteurs. Mais enfin, il faut bien s'amuser un peu.

– J'ai fini tout-à-l'heure Les Travailleurs de la mer, lus au triple galop, notamment dans sa partie centrale, d'un invraisemblable ennui. J'avais oublié à quel point Hugo pouvait être pompeux, en même temps que pontifiant, souvent. Il me semble que, dans ce roman de presque vieillesse, ses défauts atteignent des proportions qu'elles n'avaient pas encore dans Notre-Dame de Paris (mais qui étaient déjà sensibles dans Les Misérables). Ce qui frappe le plus, c'est son incapacité à être vraiment romancier, c'est-à-dire à créer des personnages vivants. Pourtant, dans ce livre-ci, certains ne demanderaient qu'à vivre un peu ; mais dès qu'ils font mine de s'ébrouer, voilà l'auteur qui radine et, comme jaloux de ses prérogatives, les repousse dans les plis du rideau pour pérorer tout à son aise à l'avant-scène. Le résultat est que, non seulement ils sont ennuyeux à force de non-vie, mais ils sont en plus, et conséquemment, tout à fait incrédibles dans leurs réactions aux situations auquelles leur créateur tyrannique les contraints à s'affronter ; situations qui sont elles-mêmes souvent invraisemblables, comme l'était déjà la condamnation de Valjean au bagne pour avoir volé un quignon de pain, ou le renvoi de Fantine parce qu'elle allait avoir un enfant. Ici, dans ces Travailleurs de la mer, le “coup de théâtre” du roman, le seul, est fourni par un personnage, totalement mauvais et corrompu, cynique et avide, etc., mais qui s'est contraint à la vertu et à l'honnêteté la plus scrupuleuse durant trente ans, afin d'endormir son monde en attendant que se présente le “gros coup” : qui peut croire à une ânerie pareille ? Tout cela fait que, demain, je sens bien que je vais attaquer L'Homme qui rit un peu à reculons.


Vendredi 19 février

Sept heures vingt.– … Et, en effet, je suis entré dans le roman de Hugo sans le moindre entrain. Je n'y suis d'ailleurs entré que d'un pied, “calant” après une quarantaine de pages pour venir me réfugier dans la correspondance de Flaubert. Je referai tout de même quelques tentatives dans les jours à venir, mais j'ai l'impression que j'aurais mieux fait de consacrer les 25 ou 30 euros de ce volume à autre chose. 

– En dehors de cela, vraiment rien à noter ici, sinon que le thermostat qui déclenche et arrête la chaudière, selon la température régnant dans la maison, semble bien avoir rendu l'âme hier. Cela ne signifie nullement que nous ayons froid, puisque, au lieu de maintenir la chaudière en veille, il la fait tourner au contraire toute la journée et toute la nuit, sans aucun souci de ce que peuvent s'évertuer à lui signifier les différents thermomètres.  Mais j'imagine que tout le monde s'en moque ; moi-même, d'ailleurs… 


Samedi 20 février

Sept heures et quart. – Par quel enchaînement de circonstances, aussi stupide que néfaste, ai-je dû attendre le mois de février 2016 pour lire quelque chose de Jack London ? Et encore, sans Michel Desgranges, mon infatigable génie littéraire (qu'on ne trouve pas dans une lampe magique mais, plus généralement, dans son salon ou autour d'une table garnie de victuailles diverses), je serais encore aujourd'hui plongé dans cette dommageable ignorance. Car c'est bien lui, mon génie, qui m'a incité, la semaine dernière à lire Profession : écrivain, ensemble d'articles, de lettres, etc., de London, tournant autour de son expérience littéraire, aussi bien comme lecteur qu'en tant qu'auteur, que viennent de publier les Belles Lettres. J'ai été emballé, intéressé, amusé par la première partie du livre, celle dans laquelle London traite, avec un humour volontiers sarcastique, des “ficelles” du métier, des écueils et des bévues qui attendent l'écrivain débutant, etc. J'avoue que la suite, la partie purement critique, m'a moins convaincu. Mais ce fut suffisant pour me donner le désir de pénétrer au cœur de l'œuvre, et je commandai aussi sec Martin Eden ainsi que L'Appel de la forêt. Le second étant fort court, et racontant une histoire de chiens, c'est par lui que j'ai commencé ce matin… et fini cet après-midi : roman remarquable, où l'allégorie est renforcée par le fait que l'auteur connaît véritablement ce monde des chiens de traîneau dont il parle, que ceux-ci ne lui sont pas un simple prétexte. Catherine, quand elle l'aura lu, va l'envoyer à Gaston, son petit-fils. Mais même s'il est un enfant intelligent, éveillé et apparemment pris par le goût de la lecture, j'ai peur que ses huit ans soient encore trop peu nombreux pour lui faire aimer ce livre. Mais au fond, qu'en sais-je ? Il me semble bien me souvenir que, lorsqu'on est enfant, on n'est pas vraiment dérangé, dans les livres qu'on lit, par les parties qu'on ne comprend pas ; il y a, de ce point de vue, une sorte de fatalisme de l'enfance, période où l'on est plus ou moins habitué au fait que beaucoup de choses nous échappent, que c'est normal, qu'il n'y a pas lieu de s'en mettre martel en tête, que de toute façon on comprendra quand on sera grand. Et puis, je pense que c'est aux enfants eux-même de faire le tri dans les livres qui se présentent à eux, et certainement pas aux adultes qui les entourent et prétendent les gouverner. À peine fini celui-ci, je me suis plongé dans Martin Eden qui, dès les premières pages (les seules lues à cette heure) semble d'une toute autre facture, et pas du tout “pour enfants”. Il me semble y entendre comme un écho de Thomas Hardy, celui de Jude l'obscur. On verra si la suite de la lecture confirme cette impression – mais je crois que oui : après tout, le nom même d'Eden implique bien l'idée d'une chute.

– La journée avait pourtant fort mal commencé, en tout cas fraîchement, la chaudière mise aux arrêts de rigueur (hivernale) hier soir, pour complaire à Catherine et tenter d'éteindre ses fantasmagories d'incendie, ayant obstinément refusé de repartir ce matin. Bien entendu, comme le veut la loi non écrite mais d'airain, elle choisissait pour ce faire le samedi matin.  Eh bien, cette grosse machine orange et carrée (à peu près) en a été pour sa mauvaise humeur, car l'homme chargé de son entretien depuis déjà plusieurs années est passé dès dix heures et a eu tôt fait de la remettre dans le droit chemin de la docilité chauffagière. Les artisans, quand ils sont disponibles, ponctuels et efficaces, sont peut-être la dernière trace émergée de notre civilisation en train de couler.


Dimanche 21 février

Sept heures et demie.–  Je reçois à l'instant le commentaire d'une lectrice du Chef-d'œuvre ; comme la personne qui me le fait parvenir a titré son mail « Cela dit entre nous », je respecte son anonymat. Précisons juste qu'il s'agit de quelqu'un que je ne connais pas. Voici :

« Il m'a fallu presque une semaine pour le lire et près de 80 pages pour “rentrer dedans”. Mais après, j'étais complètement “vissée” sur le bouquin et l'ai lu pratiquement d'une traite ! Ensuite, j'ai relu le début... et alors tout est devenu clair dans ma tête, et je suis très contente de cette lecture. Je crois qu'au début je me suis noyée dans les détails ! J'ai dû rester à peu près sous l'influence de ma prof de français de seconde qui exigeait: "du précis, du concis, du raccourci"  Il y a environ 70 ans de ça ! Ça m'a redonné l'envie de lire ! »

Appréciation à la fois flatteuse et inquiétante. Car cette dame est au moins le troisième lecteur à dire qu'il a eu du mal avec les deux premiers chapitres (qui correspondent aux 80 pages indiquées). Du coup, évidemment, je m'en veux de plus en plus d'avoir été un auteur négligent, pour ne pas dire crapuleusement feignasse, et de n'avoir pas eu le courage, ayant terminé l'épilogue, de les reprendre de fond en comble, ces deux maudits. Quand je parle de paresse, je crois plutôt, en fait, qu'il s'est agi, alors, d'une sorte de peur, non seulement de ne pas parvenir à faire mieux, mais surtout de bousiller complètement ce qui me semblait malgré tout tenir debout. Réaction stupide puisque, si j'avais effectivement saboté ces deux chapitres, il m'aurait toujours été loisible de les rétablir dans leur version initiale. Quel con, mais quel con…

– Catherine semble atteinte par la maladie depuis cet après-midi : frissons, courbatures, nausée, fièvre. Comme personne ne parle d'épidémie de grippe en ce moment, et qu'en plus elle est vaccinée, j'espère que cela va passer comme c'est venu et qu'une nuit de sommeil réparera tout cela. Quant à moi, j'ai passé ma journée avec Martin Eden, qui n'est pas encore terminé.


Lundi 22 février

Quatre heures.– Peu avant midi est tombé dans ma boitamel une assez brève missive émanant d'une personne des éditions de l'Olivier – personne que je suppose être l'attaché de presse de cette maison. Elle disait ceci : 

« Cher Monsieur,

Eugène Nicole voudrait vous faire parvenir son nouveau recueil de poésies, Le silence de cartes. Pouvez-vous me communiquer votre adresse ?

Cordialement, »

Sous le coup d'une émotion aussi intense qu'inattendu, j'ai immédiatement répondu ceci :

« Monsieur,

Je suis à la fois surpris et considérablement flatté que M. Nicole, pour qui j'ai une très grande admiration, puisse avoir eu vent de mon existence !  C'est avec un réel bonheur que je lirai ce recueil, que vous pouvez m'envoyer au :

19 rue de l'Église
27120 Le Plessis-Hébert

En retour, j'aimerais beaucoup faire parvenir à M. Nicole un exemplaire du roman que j'ai fait paraître le mois dernier aux éditions des Belles Lettres : dois-je vous l'envoyer à vous ou à une autre adresse ?

Bien à vous,

Didier Goux »

On notera que, tout confit en admiration qu'il se prétende être, le romancier débutant n'a point perdu le nord, et a immédiatement saisi l'occasion qui lui était offerte de jouer les placiers en aspirateurs afin de fourguer sa came. Il pensait, le placier, que l'auteur de L'Œuvre des mers avait eu vent de son existence par le truchement du Questionnaire de la Chouette, auquel on se souvient que j'ai répondu le mois dernier et qui fut publié sur le blog des Belles Lettres, mais que j'ai la flemme de rechercher pour le remettre en lien ici. Or, apparemment, il n'en était rien, du moins si j'en juge par la réponse qui fut faite à ma réponse : 

« Cher Monsieur,

C’est un plaisir apparemment partagé. Eugène suit votre blog qui, dans ses mots,  « ne manque jamais de rendre compte très intelligemment de mes “petits travaux” ( comme disait Robbe-Grillet) ». Vous pouvez bien sûr envoyer votre roman à l’adresse de L’Olivier à l’attention de Eugène Nicole. Je ferai suivre. »

Depuis cet échange, mes chevilles ont déjà explosé trois paires de charentaises. 


Mardi 23 février

Sept heures et quart.– Journée FD. Sur place, moi qui n'y étais pas venu depuis trois ou quatre semaines (je m'y perds un peu…), j'ai pu recueillir les dernières nouvelles concernant la vente “groupée” (Télé 7 Jours – France Dimanche – Ici Paris) : elle est repoussée aux calendes (en tout cas à 2017), le groupe Mondadori s'étant apparemment retiré des négociations. Cette mauvaise nouvelle est compensée par une excellente : avant de relancer la dite vente, Lagardère préparerait, peut-être pour la fin de cette année, un nouveau plan d'envergure pour faciliter les départs volontaires ; auquel cas, comme il est plus ou moins de règle, la direction proposerait aux salariés de leur verser davantage que leurs indemnités légales, ce qui veut dire, pour ce qui me concerne, que je franchirais alors la barre des cent mille euros : joli cadeau de départ à la retraite. Encore faut-il, évidemment, que les choses se fassent ainsi.


Mercredi 24 février

Sept heures et quart.– Journée mollassonne, déjà à demi gâchée dès son commencement par la survenue de la femme de ménage, qui est restée dans la maison de neuf heures à midi, ce qui m'a contraint à venir jouer les migrants dans la Case. Mais ce n'était encore rien par rapport à ce qui nous pend aux naseaux, et que Catherine m'a annoncé hier, à mon retour de Levallois : le peintre qui doit remettre à neuf les plafonds de la salle à manger, du salon et de la cuisine sera ici dès lundi matin, pour toute la semaine. Ce qui implique non seulement un dérangement considérable de notre existence durant cette semaine maudite qui se profile, mais, avant cela, le transbordement de tous les cadres, livres, disques, bibelots, ustensiles divers, etc., de la place qui est la leur vers des pièces autres, et notamment celles de la Case. Bref, Février va très mal finir et mars aussi mal commencer.


Jeudi 25 février

Sept heures et demie.– Le transbordement de la maison à la Case a battu son plein toute la journée, ma laissant tout de même le temps d'expédier six mille signes consacrés à Jean-Pierre Pernaut et à son épouse, puis de faire une première lecture du recueil d'Eugène Nicole arrivé ce matin dans la boîte aux lettres, Le Silence des cartes. Courts textes, en proses ou en vers dits “libres”, qui nous ramènent avec beaucoup de bonheur vers le paraclet initial, Saint-Pierre-et-Miquelon. Mais j'y reviendrai sur le blog après une seconde lecture, puisqu'il paraît que je rends toujours compte “très intelligemment” des “petits travaux” de l'auteur.

Ce mince volume (un peu moins de 150 pages) aurait fort bien pu ne jamais m'arriver, car l'enveloppe était ainsi libellée : Monsieur Eugène Nicole, 19 rue de l'Église, 27120 Le Plessis-Hébert. Cette interpolation soudaine entre l'écrivain et son lecteur, l'un prenant brusquement la place de l'autre sans que ce dernier le sache, si j'étais un écrivain sud-américain des années cinquante ou soixante, j'en ferais illico le point de départ d'un roman de 800 pages.


Vendredi 26 février

Sept heures dix.– J'ai la nette impression que le bel optimisme de Catherine, concernant le foudroyant succès du Chef-d'œuvre qu'elle tenait pour presque assuré, est en train de se lézarder dangereusement (en ce qui me concerne, il y a déjà un moment qu'il est en miettes au fond de ma poche avec mon mouchoir par-dessus). Ce matin, à je ne sais plus quel propos, elle s'est mise à soupirer qu'on était déjà fin février et qu'il n'y avait toujours rien eu dans la presse, à deux exceptions près. Bref, elle commence à comprendre que l'affaire est pliée. J'ai eu beau jeu de lui faire observer que c'est le sort commun à 95% des romans qui paraissent chaque année, et qu'il n'y avait donc pas lieu de s'émouvoir. Dire que cela m'encourage à m'attaquer à un autre livre serait cependant très exagéré. Évidemment, si j'avais 30 ans, je pourrais – et devrais – me dire que je suis sur la première marche de l'escalier et qu'arriver au sommet dudit ne sera qu'une affaire d'un peu de talent et de beaucoup d'opiniâtreté. Je me planterais alors devant mon miroir et, tel le client malchanceux dans Palace, lui lancerais : « Je les aurai, un jour, je les aurai ! » Mais il se trouve que j'ai le double de cet âge, que ma vie est presque entièrement derrière moi, et que se lancer dans une “carrière littéraire” maintenant, alors que je n'en ai rien fait durant quarante ans, serait du plus haut ridicule. Il est donc fort probable que j'en reste là. Et puis, je n'ai pas vocation particulière à faire perdre son argent à mon éditeur.

– Demain, nous aurons Rémi à déjeuner : penser à mettre du vin à fraîchir…


Lundi 29 février

Onze heures du matin. – Voici ce que j'écrivais, il y a quatre ans, le 29 février : «Pas grand-chose à noter ici, mais il ne s'agissait pas de manquer la date. Lorsqu'elle reviendra j'aurai presque soixante ans. J'espère bien être en retraite ou sur le point de l'être, mais rien n'est moins sûr. J'espère aussi ne pas être mort, mais rien n'est moins sûr non plus. Combien me reste-t-il de 29 février, d'ailleurs ? Un ? Deux ? Trois ? À coup sûr pas davantage, en tout cas – et trois me semble déjà une hypothèse optimiste. »

Donc, je ne suis pas mort, premier point. Secondement, je ne suis pas en retraite non plus, et la date semble s'en éloigner quelque peu. En dehors de cela, il me tarde d'être à samedi prochain, lorsque le peintre qui a envahi la maison pour en refaire les plafonds aura terminé sa besogne. D'ici là, nous sommes confinés dans la Case, Catherine, Bergotte et moi, ma chambre est un tel capharnaüm de meubles et d'objet divers que j'ai peine à atteindre mon lit quand vient l'heure de s'y rendre. Afin de réduire un peu la durée du supplice, nous venons de décider d'aller passer deux jours dans le Cotentin (demain et mercredi) ; encore faut-il que mes Puissances tutélaires daignent se passer de mes services durant ce laps de temps : pour l'instant, personne n'a encore répondu à mon mail suppliant.

Ce que je trouve de pis, dans cette histoire de peintre, c'est que non content que son intrusion ne me pourrisse la vie, comme tout ce qui bouscule aussi peu que soit ma routine, elle va en outre me coûter approximativement un demi-bras. Et, ensuite, il faudra encore tout remettre en place, pour que la maison reprenne un aspect vivable. Alors que, je dois le dire, les écaillures au plafond ne me gênaient en rien. Saloperie d'année bissextile, tiens !

Huit heures– Je m'aperçois que je n'ai pas dit, ce matin, l'essentiel : que nous allons fuir ce peintre maudit, vers le Cotentin. Nous avons d'abord décidé que notre fuite durerait deux jours, dans la mesure où j'étais persuadé d'avoir scanner jeudi. Or, non : vendredi. J'ai donc rappelé l'hôtel de Valognes pour demander s'ils pouvaient nous prolonger d'une nuit : ils pouvaient. Nous ne rentrerons donc ici que jeudi soir. Et je m'en trouve presque primesautier, ce qui est parfaitement stupide – mais ainsi.

Mars 2016

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PDV







Mardi 1er mars

Six heures vingt. – Nous voici donc bivouaqués à Valognes, petite ville assez laide – parce que beaucoup détruite par nos amis anglo-américains il y a déjà quelque temps – où nous sommes arrivés sous une pluie cinglante, laquelle vient seulement de cesser, sans doute momentanément. Comme il ne pouvait être question d'entreprendre de longues marches à pied au bord de la mer (laquelle, de toute façon, était à peine visible, par ce temps), nous avons patrouillé en voiture : Carentan, avant d'arriver à Valogne, puis Saint-Vaast et Bricquebec, tout cela par des routes de traverse. À midi, et j'en demande bien pardon à mes amis réactionnaires et américanophobes, nous nous étions rapidement sustentés au restaurant MacDonald qui se trouve agréablement situé en bordure du périphérique de Caen, pas très loin de l'entrepôt Ikéa et à un jet de pierre de l'hypermarché Leclerc local. En ce moment, nous attendons qu'il soit sept heures, c'est-à-dire une heure à peu près décente pour cingler vers le bar du rez-de-chaussée, lequel – comme le monde est harmonieux – jouxte la salle à manger, où m'attend (j'ai consulté les menus) une tête de veau maison à laquelle je compte régler son sort sans faiblesse. On aimerait vaguement aussi que, dans cette désolante région à cidre, il se trouvât en cave quelques vins blancs consommables. Demain, en espérant que le temps sera plus clément, nous monterons vers Barfleur, puis la pointe de La Hague ; et nous redescendrons par Barneville, pour faire plaisir à Messire Corto, bien que certains de n'y apercevoir aucune île anglo-normande. Pendant que je maudis l'ordinateur de Catherine et son clavier rétif (à moi rétif), elle lit le Journal de Maurice Garçon ; Bergotte, éreintée et rassasiée, dort au pied du lit.


Mercredi 2 mars

Cinq heures vingt. – La soirée d'hier fut courte mais en tous points réussie (cela expliquant peut-être ceci). Nous sommes descendus – sans Bergotte, laissée dans la chambre, et qui a été d'une exemplaire sagesse jusqu'à notre retour – vers six heures et demie au bar, lequel possédait une bouteille de Glenlivet dont Catherine s'est autorisé un verre, et moi le double. Puis nous passâmes à table, dans la pièce voisine, pour un dîner exemplaire : je n'aurais que des compliments à faire de ma soupe de moules au chorizo puis d'une sublime tête de veau gribiche ; quant à Catherine, si elle intervenait dans ce journal, elle ne tarirait pas non plus d'éloges sur ses huîtres chaudes gratinées ni sur les coquilles Saint-Jacques qui les ont suivies. Nous avons arrosé tout cela d'une superbe Montée de Tonnerre (chablis premier cru) qui gouleyait tout ce qu'elle pouvait. Et à neuf heures et demie nous étions au lit, jusqu'à six heures et demie ce matin. Il est probable que le programme de ce soir ne sera guère différent, sinon en ce qui concerne les plats choisis.

– Ce matin il faisait un temps idéal pour une journée de promenade, et le soleil a brillé presque jusqu'à la brune, hormis durant une heure, au moment du déjeuner, où il a plu, et même grêlé par endroit. Le problème était ce vent à désattirailler les cocus, qui, glacial et énorme, n'a cessé de nous pousser dans les reins ou, à l'inverse, de nous empêcher d'avancer. Comme nous nous sommes tout de même entêtés à aller à la pointe de la Hague, j'ai bien cru, en sortant de la voiture et en ouvrant le coffre pour Bergotte, que la tempête allait nous en arracher les deux portières concernées. Du reste, la chienne a sagement refusé de descendre de son abri, et nous sommes immédiatement repartis.

– J'ai oublié de noter une anecdote, hier. Alors que nous traversions Carentan, Catherine m'a fait arrêter devant une boutique de cartes postales, afin d'en acheter une de la ville, qu'elle a prévu d'envoyer vers le 12 ou 13 mai prochain. La raison en est que, le 14 de ce mois-là, tombe l'anniversaire de Ludovic ; lequel a rigoureusement interdit à sa mère de lui rappeler qu'il devrait, à cette date, se transformer en quadragénaire. Elle va donc simplement, au dos de la carte, lui écrire « Bon anniversaire ! Maman », ou quelque chose d'approchant, et sans faire aucune allusion à son âge nouveau. Mais, bien entendu, le recto de la carte porte en gros le nom de la ville qu'elle célèbre…

– Demain, retour au Plessis, par le chemin des écoliers, ou plutôt des contrebandiers.


Jeudi 3 mars

Cinq heures.– Quelle embellie ! À trois heures et demie, tout à l'heure, alors que nous sortions de l'autoroute pour rejoindre Pacy, appel du peintre sur le portable de Catherine. Je m'attendais déjà, sinon à une catastrophe, du moins à des nouvelles pénibles, du genre : considérable retard, grippe soudaine, etc. Or, c'était pour nous dire qu'il venait de terminer complètement le chantier et de remballer toutes ses affaires dans sa camionnette. Dix minutes plus tard, il nous accueillait sur la terrasse, ce brave homme providentiel, puis dans une maison absolument impeccable, où il ne reste plus qu'à remettre en place les meubles, les cadres et les bibelots.

– La journée avait été côtière dans sa première partie : redescente du Cotentin par son flanc est, plages du Débarquement, etc., puis nettement autoroutière à partir de Cabourg. Nous avons déjeuné à Dives-sur-Mer, au restaurant Guillaume le Conquérant, dont nous gardions un excellent souvenir, pour un dîner (ou un déjeuner ?) que nous y fîmes voilà une vingtaine d'années. Le restaurant est encore bien, mais il nous a semblé inférieur au souvenir en question ; ce qui n'est pas forcément à porter à son discrédit à lui.

– Mon frère a 56 ans aujourd'hui.


Vendredi 4 mars

Sept heures et demie. – Comme Suzanne m'avait appris qu'elle venait de commencer à lire le Chef-d'œuvre, je lui ai demandé, hier, comme une faveur, de me donner tout crûment son avis, en m'épargnant les compliments obligés et sans me masquer ses déconvenues. Voici ce qu'elle m'écrivait ce matin :

« J'ai tourné tout à l'heure la dernière page de votre roman.

Voici mes premières impressions à chaud:

Les cent premières pages ne valent pas le reste. Je ne sais pas ce que j'en aurai pensé si le roman avait été celui d'un inconnu, je n'aurais peut-être pas poursuivi ma lecture. J'ai passé mon temps à reconnaître le Didier Goux des blogs, je ne pouvais pas m'en empêcher, c'est inévitable mais fâcheux quand il s'agit de donner un avis de lectrice.
Ce que je reproche au début ? Une écriture lourde, des poutres apparentes, un Jonathan qui ne s'incarne pas, des personnages secondaires convenus, trop bien campés (Georges Alain, Valérie... même si G.Alain m'a bien fait rire, en fait, je riais en m'imaginant la tête du pauvre G.Alain, grand damné de la terre, lisant et se reconnaissant en faux Malien )

Poursuivant ma lecture, j'ai relevé  quelques fausses notes chez les adolescents. Jamais un djeune ne mettra un vieux jogging pour traîner chez lui, par exemple. La notion de vêtements pour sortir a disparu de cette classe d'âge chez les adolescents d'origine populaire, à l'extrême limite s'il faut repeindre un mur, ok, on se changera mais c'est vraiment à l'extrême limite. Aucun adolescent ne parlera de téléphone portatif non plus, pour un portable. D'ailleurs, personne n'en parle. Le téléphone portatif n'est-il pas, n'a-t-il pas toujours été, un téléphone fixe sans fil ? Bon, enfin, c'est un détail. Les amours de Tosca et Charlie sont charmantes et  réussies, c'est un fil agréable du roman.

Houellebecq... Exactement comme on l'attend. C'est presque dommage, mais l'exercice était périlleux et vous avez bien enlevé le morceau.

Les conneries moderneuses : je vous reproche d'avoir manqué d'imagination.  Ce qui arrive en ce moment avec l'égalité réelle et autres trouvailles est un cran en dessus de vos élucubrations somme toute gentillettes. Ce n'est pas votre faute, on ne peut pas imaginer que ce réel adviendra, encore moins lutter contre sans devenir fou.

Ce qui est beau: Evremont chez son père, Evremont quand il part... et beaucoup de passages, en fait. L'adoption du chien Charlus, l'inextricable immixtion du faux et du grotesque dans la vie quotidienne dès qu'on pose le pied dehors, l'entrelacs des relations de famille de la génération d'Entremont, avec la perception douloureuse de traîner ses dernières années dans un monde qui fout le camp, dans un  l'impossibilité d'une île, tout ce qui cousine avec le meilleur de Houellebecq sans en être  copie, et la fin...

Cette fin orchestrale est parfaite. »

Il semble donc désormais acquis que le premier tiers (ou quart, selon d'autres sources…) n'est pas à la hauteur du reste, laquelle ne doit déjà pas être spécialement stratosphérique. Défaut irritant pour l'auteur, qui se fustige pour n'avoir pas eu la lucidité de s'en apercevoir tout seul, et qui n'aurait probablement pas eu, de toute façon, le courage de réécrire ce tiers ou ce quart. Mais le pis est évidemment que ceux de mes chers confrères qui, par hasard ou désœuvrement, auront ouvert le livre, trouvant les deux premiers chapitres peu enthousiasmants, l'auront refermé et oublié immédiatement. Ce qui, un mois et demi après la parution, pourrait bien expliquer ce à quoi nous assistons, c'est-à-dire, comme je le disais à Suzanne dans ma réponse, à un réjouissant  “mix” entre Azincourt et Trafalgar. Je commence à m'en faire une raison, mais je pense qu'on n'est pas près de me voir me lancer dans un autre livre, de quelque genre qu'il soit : Les Exilés de la rue des Juifs vont sans doute devoir s'arranger de leur exil sans moi.

(J'ai reçu, hier, le numéro de mars de Causeur : rien de rien sur le Chef-d'œuvre. Ce livre va réussir l'exploit de s'attirer encore moins d'articles que n'en avait obtenu En territoire ennemi : balèze.)

– Sinon, j'ai passé ce matin mon scanner semestriel (lequel devient annuel à compter de maintenant) : pour autant que je puisse juger du commentaire des résultats, trouvés sur internet en tapant de petits codes amusants, tout semble nickel, et aucune rébellion ne paraît à craindre pour l'instant dans mes divers intérieurs, qu'ils soient thoraciques, hépatiques ou encore pelviens : de la bite aux poumons, je tiens une forme d'enfançon – à l'exception bien sûr du rognon manquant, dont je me suis, je dois dire, fort bien déshabitué : j'espère qu'il en est de même pour lui.


Samedi 5 mars

Sept heures et quart.– Ce matin, pendant que Catherine se la coulait douce au presbytère, j'ai pioché comme dix nègres et cinq bœufs (langage flaubertien) pour remettre le salon à peu près dans l'état où il était avant le passage de la tornade blanche : colonnes de disques, étagère, fauteuils, tiroirs, appareil à musique (système de son, en québécois) tableaux sur les murs, etc. Je n'étais pas mécontent de moi.

Dans l'intervalle, le bon et omniscient Dr Pluton, à qui j'avais envoyé hier mon compte rendu de scanner, me confirmait que mes organes devaient pouvoir durer encore un peu ; au moins ceux qui avaient été passés la veille à la loupe.


Dimanche 6 mars.

Sept heures et quart.– Reçu aujourd'hui deux critiques “privées” du Chef-d'œuvre, la première assez nettement plus louangeuse que la seconde. Elle émane, cette première, de Virgile Stark (pseudonyme), l'auteur de cet excellent Crépuscule des bibliothèques, dont j'ai parlé sur le blog au moment de sa sortie. La voici (j'ai enlevé les parties plus personnelles du mail) :

« Cher Didier,

Je tenais à vous dire combien j'ai aimé votre roman, que j'ai d'ailleurs dévoré en très peu de temps, me hâtant chaque soir d'y revenir et de suivre l'histoire d'Evremont, Jonathan, Charlie et Tosca (et Charlus). C'est écrit avec soin, élégance et originalité (votre talent pour rendre les choses vivantes et palpables est tout à fait saisissant), c'est construit avec ingéniosité et un sens aigu de la narration, c'est parfaitement maîtrisé à tous les points de vue.

Je ne savais pas du tout ce que j'allais trouver en ouvrant votre livre, à vrai dire ; et dès les premières pages j'ai été subjugué par sa tonalité sombre, son humour discret, sa vitalité. Les personnages sont immédiatement présents sous nos yeux, ils vivent et l'on s'attache très vite à eux. Peu à peu ce petit monde devient crédible ; l'immeuble, la rue, la ville s'animent et s'imposent comme le lieu unique d'une "comédie humaine"étonnamment proche et réaliste. Ce réalisme est également servi par une plume psychologique d'une grande finesse ; que l'on pense aux premiers émois de Charlie et Tosca, sur la rive, au ressentiment de Jonathan, au dialogue d'Evremont et de son père, à toutes ces notations concernant les subtilités du cœur humain, les petites faiblesses, les petites folies, les illusions, tout cela est décrit de façon minutieuse et souvent fort émouvante.

Bien sûr, j'ai adoré toutes les manifestations du Festivus que vous avez imaginées, et dont les interventions aberrantes, tout au long du récit, créent un arrière-fond étrange et inquiétant. La langue de l'homme d'aujourd'hui, dans ses aspects les plus ridicules et les plus idéologiques, est donnée à entendre au lecteur avec un talent enviable. Je me suis dit à plusieurs reprises que vous aviez peut-être écrit le roman que Muray n'était pas arrivé à écrire. C'est sans doute le premier qui propose une peinture aussi réussie de ce post-monde infernal et orwellien dans lequel nous vivons, si dur à saisir, à caricaturer (tant il est déjà une caricature), à dramatiser. Rien que pour cela je pense que votre roman est une grande réussite. D'autre part, le personnage de Jonathan, par ce qu'il a de profondément subversif, montre avec quel courage vous tentez de parler du monde tel qu'il est, sans craindre les foudres du politiquement correct. (A quelques reprises je me suis dit : "il fallait oser !")

L'apparition de Houellebecq est extrêmement bien menée également, très convaincante. Et l'embarquement de tous ces personnages dans un même navire, portés par des flots amers, par un Vouloir qui semble tous les dépasser, jusqu'au dénouement final, tragique et dérisoire, transporte le lecteur dans une magnifique et grotesque aventure, dont il sort bouleversé.

En ce qui me concerne, j'ai hâte de lire votre prochain roman, et je vous avoue que je ne serais pas contre une sorte de suite... mais vous n'y songez peut-être pas du tout.

Bien à vous »

Il va de soi qu'un tel avis, aussi clairement et roidement exprimé, ne peut faire qu'un très grand plaisir à l'auteur qui le reçoit, surtout lorsqu'il est au beau milieu de la phase « Mais qu'est-ce qui m'a pris, mon Dieu, d'écrire ce foutu roman ? ». Pour un peu, il se sentirait presque prêt à croire de nouveau à… Heureusement, la seconde critique arrive quelques heures plus tard, telle la douche froide revigorante après l'émollient bain de vapeur. Elle émane de Marco Polo, ce professeur de philosophie, commentateur régulier du blog, souvent ironique, caustique, volontiers “provocateur” mais en finesse (la plupart du temps…) et dont l'un des traits caractéristiques est d'afficher un dédain indulgent pour le genre romanesque, position assez courante, je crois, chez les “philosophes”. Comme il s'est déjà plaint à plusieurs reprises de ne jamais avoir les honneurs de mon journal, on peut dire qu'il a bien fait de rédiger la critique que voici :

« Ok.

Les bons points d'abord :
Je n'ai pas vu de fautes et il n'y a presque pas de coquilles (celles que j'ai vues sont insignifiantes). C'est important, ça, pour un auteur, alors je vous félicite.

Le personnage de Jonathan est intéressant. A mon avis, c'est le plus intéressant de la bande (parce qu'Evremont ne m'a pas convaincu). Ah ! il y a aussi Houellebecq, bien sûr, qui est franchement réussi. J'ai lu toutes ses interventions avec son visage en tête et tout collait parfaitement; l'impression de réalité est saisissante, et s'il lit votre roman il devrait en être troublé, je pense.

J'ai aimé également certaines descriptions, les passages autour du fleuve, les trouvailles drolatiques (commandos-paillasse; mère moderne qui "gère"à donf; les lesbiennes frontistes; les noms de rue politiquement corrects...). Le coup des mots et formules en italiques fonctionne bien dans le genre clin d'œil (c'est la patte ou l'influence de M. Desgranges, si je ne m'abuse).

Maintenant, si vous m'y autorisez, je voudrais pointer ce qui m'a paru moins réussi.

Les premiers chapitres sont assez lents, et en vérité, à part la première colère de Jonathan, qui met un coup de fouet, je crois que le roman ne commence vraiment qu'au bas de la page 215. Je n'ai pas été convaincu par les discours et les portraits de Charlie, de sa meuf, d'Evremont et du Black tombeur de blanches. Je crois que vous n'avez pas voulu charger Evremont et en faire un vrai réactionnaire. C'est un tort, car en fin de compte il manque d'épaisseur. Il fait des phrases mais à part ça, ses pérégrinations sont un peu creuses. Le passage chez le père, par exemple : très bonne restitution d'une ambiance lourde et particulière, mais on ne voit pas ce que cela vient faire dans le roman, comment ça s'intègre. On dirait un aparté. Pourquoi se barre-t-il ? Ce n'est pas clair. La fuite finale non plus, d'ailleurs. Est-il un loser ? Un type incapable de s'installer dans la vie ? On dirait bien, mais alors pourquoi l'avoir fait si gentillet ? Il commence par trouver Jonathan très bête et pourtant il devient en quelque sorte son ami avant même que celui-ci ait montré sa face intéressante. A tout prendre, et je vais vous paraître sévère, je crois que le Régicide est plus profond, dans son décalage, plus inquiétant et plus intéressant.

Je ne comprends pas non plus pourquoi tout le monde est si gentil, d'ailleurs. L'épicier Kabyle, le p'tit Arabe trop mignon calqué sur Gavroche, sa meuf. Tiens, au passage, je crois franchement impossible qu'une lycéenne sorte avec un collégien (l'inverse arrive). J'aime bien la coloc de Valérie, au contraire, qui a un peu plus de raison d'être et donne toute sa dimension tragique au destin de Jonathan, lequel passe à côté du bonheur comme un con. Heureusement quand même que Jonathan est un grand malade, parce que tous les autres sont si doux, si cools, si attentionnés, qu'on se croirait parfois dans la petite maison dans la prairie sans la fille Olson (je sais, c'est vache ce que je viens de dire : c'est juste pour vous taquiner).

Comme je n'ai jamais écrit de roman mes conseils pourront vous paraître ridicules, mais je crois que vous vous êtes à la fois trop retenu et trop étalé. Trop retenu sur Evremont, qui est fantomatique, et trop étalé sur des personnages secondaires qui me semblent ne rien apporter. La "première fois" des deux gamins, franchement, c'est de l'eau de rose allongée de miel... Et puis que font-ils là, au fond ? Pour le Black, d'accord, il fallait un détonateur à Jonathan, et le coup des Blanches en pâmoison est réaliste, mais après vous en faites une sorte de mec sympa sans rôle à jouer.

C'est sans doute trop sévère, et je me lâche un peu parce qu'il ne doit plus y avoir grand monde sur ce fil. Je ne voudrais pas vous casser la baraque. Et puis j'ai tout lu, quand même, alors que je dois me farcir un roman tous les quinze ans en moyenne, ce qui est plutôt flatteur pour vous. Je dis les choses comme je les ressens, ne m'en veuillez pas. Vous devriez persévérer en chargeant un peu plus le personnage-pivot. Il faudrait qu'il cache un vrai mystère, qu'il nous accroche davantage.

Sinon, bravo quand même. C'est une aventure, ce roman, et si vous ressuscitez Jonathan dans une suite, je retire toutes mes critiques illico. »

Avantage collatéral de ces deux critiques plutôt copieuses, et que chacun pourra constater : elles ont pour effet de remplir ce journal à moindre frais. Autre conséquence : elles me permettent de vérifier une fois de plus ce trait assez ridicule de mon caractère, qui consiste à donner, dès qu'il est question de moi, entièrement raison au plus sévère des censeurs, même si, en face de lui, se tenait une armée de mille laudateurs inconditionnels. C'est pourquoi Marco Polo n'a eu aucune peine à effacer en une seconde les effets bénéfiques que m'avaient procurés les appréciations louangeuses de M. Stark. Il ne les a bien sûr pas effacés totalement. Disons que, les deux cohabitant et semblant bel et bien inconciliables, je me persuade que l'un des deux doit forcément se tromper à propos du Chef-d'œuvre et de moi, de moi écrivain. Et, tout naturellement, une pente irrésistible me conduit à donner raison à Polo. Lequel ne devrait d'ailleurs pas trop plastronner de cette victoire ; car si, demain, se présente un critique dix fois plus sévère que lui, c'est ce dernier que je hisserai sur le pavois. Allez donc vous mêler d'écrire des romans, et de les soumettre à l'avis de lecteurs, quand vous êtes affligé d'une infirmité pareille…

– Sinon, comme j'étais rendu à l'année 1869, dans la correspondance de Flaubert, et que paraît L'Éducation sentimentale le 17 novembre de cette année-là, je me suis mis à relire ce roman, que je n'ai pas cessé d'aimer ni d'admirer depuis la première lecture que j'en fis, à l'automne 1975. Il est d'ailleurs amusant de noter que, au moment de cette parution, Flaubert doit encaisser nettement plus de critiques incendiaires que de louanges, mais que, à ma différence, il semble s'en foutre royalement. Il est vrai qu'il ne tient pas de journal pour y venir pleurnicher, lui.


Mercredi 9 mars

Sept heures dix. – Pas grand-chose à noter. Hier, pour la première fois depuis un peu plus de trois ans, j'ai passé une journée entièreà FD, le matin avec ma casquette de rédacteur, l'après-midi en ayant récupérer exceptionnellement mon vieux galurin de rewriter : j'avais oublié à quel point ce travail est devenu fastidieux, en ce qu'il n'est quasiment plus différenciable de celui d'un simple secrétaire de rédaction ; lesquels secrétaires, en outre, repassent derrière, ce qui fait un peu double emploi. Bref…

– J'ai terminé juste avant le dîner L'Éducation sentimentale : après cette troisième lecture (au moins), mon admiration pour ce roman est intacte. Je trouve notamment prodigieux d'avoir réussi à bâtir une œuvre aussi cohérente, solide dans ses moindres parties, alors que Flaubert l'a volontairement dépourvue de tout centre de gravité, du moindre pôle d'attraction un peu efficace, et ne l'ayant peuplée que de personnages falots, velléitaires, ballottés par les événements, incapables de vouloir vraiment quelque chose, à l'inverse des personnages balzaciens. Admirable aussi de tisser ensemble sa “comédie” sur son fond historique, sans que se voie la moindre couture, les événements réels étant là essentiellement pour rendre perceptible l'écoulement du temps (le roman se déploie sur 27 ans), en marquer les ralentissements et les précipitations. Toujours aussi étonnante, bien qu'archi-connue, cette énorme faille temporelle qui sépare le dernier paragraphe de l'avant-dernier chapitre du premier du dernier (non mais quelle phrase, je te jure ! Il fallait oser…), ce gouffre qui s'ouvre entre : « …et Frédéric, béant, reconnut Sénécal. » et « Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l'étourdissement des paysages et des ruines, l'amertume des sympathies interrompues. Il revint. Il eut d'autres amours encore., etc. » Et quel tour de force que de bâtir tout un roman autour d'un individu aussi pâle, aussi veule, aussi inintéressant que Frédéric Moreau ! À mon tableau d'honneur des personnages de roman antipathiques et méprisables, il figure à la meilleure place, juste à côté de Lucien Chardon dit de Rubempré – c'est tout dire.


Vendredi 11 mars

Sept heures et quart.– Les choses paraissent s'arranger au mieux (de mes intérêts personnels) du côté de FD. La vente du journal semble bien remise à une date ultérieure, mais la direction générale a décidé de lancer un nouveau plan de départs volontaires, ciblant essentiellement les gens qui, comme moi, sont là depuis longtemps et donc, dans la logique du système, trop payés. Les négociations avec le comité d'entreprise vont démarrer incessamment et, d'après mes renseignements, devraient durer jusqu'en juin, pour des départs effectifs à partir de septembre. Or, c'est le 30 septembre que j'atteindrai les fameux 166 trimestres donnant droit à une retraite pleine. La seule question qui me reste à régler est de savoir (ce sera fait mardi) si je fais bien partie des “riches” dont on souhaite se débarrasser. Mais il y a vraiment très peu de risques que je n'y sois pas. En attendant, il va falloir que je prenne rendez-vous avec un spécialiste des questions de retraite, à la caisse du même nom, à Évreux, car ma situation devient vraiment très particulière et va sans doute demander un peu de doigté si je ne veux pas perdre sur un tableau ou sur un autre. Je compte m'occuper de cela dès la semaine prochaine.

– Poursuivi mes lectures flaubertiennes, en “panaché” : d'une main la correspondance, de l'autre le livre qu'il écrit à la période où je suis rendu : pour l'instant, La Tentation de saint Antoine, pas lue depuis des décennies et commencée à midi.

– Également produit 6500 signes sur ce troupeau de chanteurs qui s'autoproclament les Enfoirés. Amusant à écrire et bien entendu sans le moindre intérêt.


Dimanche 13 mars

Sept heures dix.– Journée entièrement grisâtre, en dépit du soleil qui régna sans partage et du nouveau mail fort sympathique et encourageant reçu de Virgile Stark. Je fus notamment très heureux d'apprendre qu'il avait vendu mille cinq cents exemplaires de son Crépuscule des bibliothèques, livre qui méritait au moins ça. Son prochain livre, me dit-il, aura pour thème les ravages provoqués par internet (sur les cerveaux de ses adeptes).

Pour ce qui me concerne, la grisaille qui m'a enveloppé dès le saut du lit était provoquée par le fait que je ressens confusément le besoin de me mettre à quelque chose– et, donc, a priori, à mes Exilés–, mais que, d'autre part, je me sens le cerveau désespérément sec ; aridité aggravée par cette certitude qui ne me lâche pas, de la parfaite vanité de mes petites tentatives littéraires. Et ce n'est certes pas le Flaubert des années 1870 – 1873 qui était fait pour me requinquer.


Mardi 15 mars

Trois heures vingt. – Je ne suis pas allé à Levallois pour rien, dans la mesure où j'en rapporte d'excellentes – ou au moins prometteuses– nouvelles. D'abord, Philippe B. m'a confirmé que, pour ce qui est du plan de départs volontaires (PDV, dans le langage des gens qui le mettent en place), les salariés âgés de plus de 58 ans seraient tout particulièrement “ciblés” ; ce qui tombe excellemment, puisque je ne demande qu'à l'être. Ensuite, il m'a affirmé que, n'ayant aucune envie de me voir quitter totalement FD, il mettrait tout en œuvre pour pouvoir continuer à me faire travailler, sous un statut différent, pigiste ou assimilé : je lui ai garanti que, s'il parvenait à “vendre” cela à la direction, il pourrait en effet compter sur moi. Enfin, je me trouvais face à un petit problème assez ridicule. Ayant pensé que FD serait vendu ce printemps, je n'ai pas pris un seul jour de vacances (ah, si, deux : pour aller dans le Cotentin) depuis le début de l'été dernier. Or, FD ne l'étant finalement pas, vendu, me voici obligé de prendre six semaines de vacances avant le 31 mai. Sachant à quel point j'allais plonger tout le monde dans la dépression la plus sévère (sans parler du surmenage de quelques-uns) si je disparaissais durant tout ce temps, j'ai proposé à Philippe de prendre des vacances fictives, pour apaiser l'administration, durant lesquelles je continuerais à travailler normalement. Contrepartie : je ne mettrai plus les pieds du tout à la rédaction d'ici la fin de l'été. Proposition acceptée avec un empressement tel que je me suis dit aussitôt que j'aurais bien dû pousser mon avantage un peu plus loin et négocier une absence jusqu'à la fin de l'année.

Ce niagara de bonnes nouvelles va probablement justifier un petit apéritif conjugal, sur les coups de six heures.


Mercredi 16 mars

Sept heures et quart. – Un mail de Brice m'a appris que Philippe B. avait confirmé officiellement ce que je savais déjà, à savoir que les négociations vont commencer entre la direction du groupe dont je suis l'un des humbles rouages et les représentants du personnel, lesquelles devraient durer jusqu'en juin (j'ai cru comprendre que, pour se mettre en conformité avec la loi qui encadre les PDV, il était obligatoire que ces simagrées se répètent un certain nombre de fois et durent suffisamment longtemps pour paraître sérieuses). Ensuite interviendra la suspension estivale, et, en septembre, les choses sérieuses commenceront, c'est-à-dire les négociations individuelles, celles que j'attends. Avec un chèque au bout, que j'espère bien joufflu.

– J'ai lu une centaine de pages (soit un gros tiers) du roman d'Isabelle G., mon “amie” québécoise, qui me l'a envoyé hier en pdf. (Si je mets amie entre guillemets, c'est que, bien que la connaissant depuis près de quarante ans, je ne parviendrai jamais, je crois, à la considérer comme une amie, au sens courant du terme.) Il s'agit d'un groupe de réfugiés colombiens venant s'installer dans un petit village du Québec profond, une situation que, je crois, Isabelle avait eu l'occasion d'étudier un peu avant de se lancer dans ce roman, mais en tant que journaliste. Il y a des qualités dans ce livre, notamment une capacité à faire des dialogues vivants et savoureux (qualité dont je crains, pour ma part, d'être assez dépourvu). L'écriture aussi, assez classique et sage, mais point du tout désagréable à l'oreille. Il y a également des faiblesses et un défaut. Les faiblesses viennent de ce qu'Isabelle, pour un premier roman, a choisi un mode de narration assez “casse gueule” : celui qui consiste à tout écrire à la première personne, mais en changeant de narrateur à chaque chapitre. Elle n'y réussit qu'à moitié, dans la mesure où tout le monde parle de la même voix, c'est-à-dire comme Isabelle G. Quant au défaut, il est celui que je redoutais au vu du sujet, même si elle n'y tombe pas de façon trop lourdaude. Il est provoqué par le poids de l'idéologie “remplaciste” (langage rinaldo-camusien), dont on sent que l'auteur est, au moins partiellement, imprégné. Du coup, on voit que, entre ses villageois “ouverts à l'autre” et ceux qui restent “repliés sur eux-mêmes”, elle a choisi son camp dès le départ, avant même d'écrire la première ligne. Or, c'est le péché majeur pour un romancier, que de défendre une partie de ses personnages contre l'autre partie ; un péché dont il paie en général le prix fort. Mais, n'ayant lu qu'un tiers du livre, je préfère en rester là pour ce soir, ne voulant pas être injuste.


Jeudi 17 mars

Sept heures vingt.– J'ai, dans ma vie, lu ou entendu un certain nombre d'oraisons funèbres, dans des styles souvent fort différents ; mais celle que j'ai découverte cet après-midi sur un blog (vers lequel je ne donnerai pas de lien, ne voulant pas accabler ce pauvre garçon) m'a fait osciller entre le rire nerveux et la béance pure et simple. Il s'agissait, pour l'auteur, de saluer la mémoire de sa défunte grand-mère. Après un premier paragraphe somme toute assez classique, on y tombait sur cette phrase : « Mamie, tu resteras cette incarnation du socialisme qui m’a tant fait rêvé et qui m’a encouragé à ton insu à rejoindre les rangs de ce parti dont tu étais si proche. » Et toute la suite du texte était de la même eau, mutait brusquement en un hommage à Mitterrand, avant de bifurquer vers le jardin potager. J'étais à deux doigts de mettre la phrase que je viens de citer sur mon blog “Modernœud”, mais je me suis dit que ce serait tout de même un peu roide, et je me suis abstenu ; tout en me reprochant cet excès de scrupule.

– J'ai lu une grosse cinquantaine de pages du roman d'Isabelle G. : mon opinion se confirme à son sujet, aussi bien dans les critiques que dans les louanges que j'aurai à lui faire, une fois la dernière page tournée.

– J'ai également torchonné six mille signes à propos de Renaud. Titre de travail : « Renaud, jeté en prison ! » Je devais tirer ma tartine d'une anecdote puisée dans le Télérama de cette semaine, où il raconte que, voilà une dizaine d'années, arrêté bourré au guidon d'un scooter dans je ne sais quelle île grecque, il a passé vingt-quatre heures en cellule. Parfois, je me demande si je n'ai pas, moi, passé toute ma vie professionnelle à gâcher le petit talent qui m'avait été octroyé par les fameuses fées du berceau. Margaritas ante porcos

On pourrait imaginer une nouvelle un peu truculente, dans laquelle on verrait un mousquetaire du roi se technicolorer le museau à grandes rasades de cocktail exotique. On intitulerait ça : Margaritas ante Porthos. Comme dirait l'autre : une fois qu'on a le titre, n'est-ce pas, le plus dur est fait.


Vendredi 18 mars

Sept heures dix. – J'avance de plus en plus lentement dans la Correspondance de Flaubert, pour la raison que je me suis mis à la panacher avec celle des œuvres dont il est question dans les lettres. Flaubert annonce à ses correspondants qu'il vient de commencer Bouvard et Pécuchet (août 1874) ? je vais chercher le volume et le rapporte au salon ; il en termine le premier chapitre ? je le lis ; il abandonne le roman pour écrire La Légende de saint Julien l'Hospitalier ? je lis ce conte ; il enchaîne sur Un cœur simple ? moi aussi ; etc.

J'ai vécu, par ailleurs, une expérience étrange, cet après-midi, lorsque j'en suis arrivé au mois de juin 1876, et que George Sand est morte. Durant une longue minute, j'ai dû m'arrêter de lire, envahi que j'étais par une véritable tristesse, une sensation assez intense de never more, exactement semblable à celle que l'on éprouve en apprenant la mort d'un être cher, ou simplement connu, même si on ne l'a pas vu depuis longtemps ; et il m'a semblé comprendre que, à ce moment-là, c'était les sensations de Gustave que j'endossais, du moins celles que je lui prêtais parce qu'elle transparaissaient dans ses lettres du moment. Conséquence inattendue : cela m'a donné l'envie d'une petite excursion de deux jours du côté de Nohant ; alors que, pourtant, la littérature de George Sand ne m'enthousiasme nullement, hormis peut-être ses mémoires familiaux (Histoire de ma vie, je crois bien ; mais j'ai la flemme de me lever pour aller chercher le volume sur son rayonnage).

– J'ai fini le roman d'Isabelle G. La fin est terriblement décevante, assez proche du naufrage même ; non parce qu'elle l'aurait bâclée, mais parce que son parti pris idéologique s'est cruellement vengé d'elle en devenant hégémonique et en faisant du dernier chapitre une morale, laquelle est, en outre, d'une banalité très “à l'eau de rose multiculturaliste”, si je puis dire. Je compte, demain, écrire une critique plus structurée de ce livre afin de la lui envoyer, puisqu'elle attend cela de moi ; probablement que je la recopierai ici : je ne pense pas que cela puisse la déranger, dans la mesure où je ne cite pas son nom ni le titre du roman – et que, en outre, il y a très peu de risques qu'elle lise ce journal. De toute façon, si jamais elle trouve mon appréciation trop dure, voire injuste, elle pourra toujours se venger sur mon malheureux Chef-d'œuvre, que je lui ai envoyé en début de semaine…


Samedi 19 mars (60 ans…)

Deux heures. – J'ai passé plus d'une heure, ce matin, à rédigé le mail que je devais à Isabelle G., suite à la lecture de son roman. Cela m'a pris autant de temps, parce que d'une part je ne voulais pas être trop dur avec elle, et parce que d'autre part il me semblait lui devoir la vérité – en tout cas la mienne. J'espère qu'elle ne s'en attristera pas trop. Comme je l'ai dit hier, je le reproduis ici, pour mémoire et parce qu'elle y est inidentifiable, ainsi que le roman lui-même. Voici :

Ma chère Isabelle,

Nous y voici donc ! Avant toute chose, ceci : quand je te donnais le choix, hier, entre une vraie critique ou seulement des compliments, cela ne signifiait nullement, si tu avais prudemment préféré la seconde option, que j'aurais été malhonnête avec toi ; je me serais simplement contenté de mettre en valeur les louanges très réelles que j'ai à te faire, en maintenant sous le boisseau les critiques, voilà tout.

En préambule, je dirais que j'ai cru déceler ton roman de belles qualités, un problème et un défaut ; que l'on va examiner dans cet ordre, si tu le veux bien.

La première chose – et probablement la plus importante – est que tu sais écrire, que tu utilises une langue fort agréable, élégante même, qui ne tombe jamais dans l'excès, le pathos forcé, etc.  Je trouve tes dialogues particulièrement bien venus, vivants, naturels, vifs. Et il me semble (mais, là, c'est un avis de maudit Français…) que tu as parfaitement su équilibrer cette langue somme toute classique avec les éléments de parlure québécoise : tout cela est fort réussi et rend le roman très agréable à lire, voire gouleyant, d'autant plus que tu possèdes un sens du rythme sans faille, dans la façon dont tu conduis les différentes scènes.

Deuxièmement, l'histoire : elle est solidement menée, bien construite, d'une progression à la fois logique et nécessaire. (Je ferais toutefois une petite réserve sur le chapitre 8, celui des enfants, qui me semble constituer une sorte de “trou d'air”, dans la mesure où il ne s'y passe pas grand-chose, et où les quelques révélations qui y sont faites sont déjà connues du lecteur – mais c'est très secondaire.) Tu réussis à brouiller suffisamment tes pistes pour parvenir à surprendre le lecteur à chaque “tournant”, mais sans jamais en rajouter dans le côté “coup de théâtre” facile.

L'ambiance d'un petit village québécois me paraît également bien mise en valeur (toujours d'un point de vue de Français, qui n'a jamais fichu les pieds dans vos neiges quasi éternelles…). Mais elle aurait pu être encore meilleure, tu avais visiblement les capacités de faire beaucoup mieux : on verra plus bas pourquoi tu te l'es, en quelque sorte, interdit.

Enfin, et ce n'était pas la moindre des difficultés, tu réussis très bien, dans tes parties à multiples personnages, à maintenir l'équilibre entre eux et à rendre ces scènes-là particulièrement vivantes ; ce qui n'est jamais le plus facile.

Bon, ça suffit comme cela pour les roses : passons aux épines…

J'ai évoqué un problème et un défaut. Commençons par celui-là. Le problème, qui est d'ordre structurel, vient de ce que, à mon avis, tu as visé un peu haut pour un premier essai. Écrire un roman à la première personne  est une tentation naturelle pour un romancier débutant, j'en sais quelque chose, mais c'est une tentation très piègeuse, dans la mesure où, si cela paraît plus facile qu'à la troisième personne, c'est en fait beaucoup plus délicat, car il devient nettement plus malcommode de dessiner les différents personnages, à commencer par le narrateur lui-même.

Or, toi, tu as mis la barre encore plus haut, en changeant constamment de narrateur ! C'est évidemment une chose possible à envisager, mais en se rendant bien compte dès le départ que cela va effroyablement compliquer les choses, puisque l'auteur devra trouver une langue particulière, et bien caractérisée, pour chaque “intervenant”, sans tomber pour autant dans le tic de langage superficiel. Et c'est ce que tu ne parviens pas à faire (j'y aurais échoué tout autant, si cela peut te consoler…) : tout le monde, ici, s'exprime comme Isabelle G., ce qui crée un effet de brouillage et d'aplatissement des reliefs chez les différents personnages. Et cela donne au lecteur l'impression d'une complication peu utile, d'un effort supplémentaire qu'on lui demande sans qu'il en perçoive bien le bénéfice.

Puisqu'on en est aux questions de structure, je pense que tu as eu tort de commencer le roman par ce long chapitre “colombien” : je crois que le livre aurait gagné en intensité dramatique si ce qui y est exposé avait été distillé peu à peu au fil des chapitres. Sa suppression m'a paru d'autant plus s'imposer quand je suis arrivé à la conclusion de l'histoire, pour constater que, finalement, les drames purement colombiens restaient tout à fait étrangers à l'intrigue centrée sur le jeune Emilio : dans ces conditions, imposer ce long détour au lecteur (qui, en outre, doit se moquer un peu des problèmes de FARC et autres…) me paraît assez inutile. Mais je comprends aussi pourquoi cela t'a semblé nécessaire, à toi. Et cela m'amène tout naturellement à ce que je considère comme LE défaut de ton roman, pour ne pas dire son “vice”.

(Là-dessus, le critique éprouve le besoin d'un café et d'une cigarette ; il te dit donc : « à tout de suite »…)

Dans l'un de ses essais critiques, Milan Kundera a écrit que le roman était « ce territoire où le jugement moral est suspendu » ; un siècle plus tôt, Flaubert ne disait pas autre chose, lorsqu'il affirmait en gros que, dans un roman, les opinions de l'auteur ne devaient jamais transparaître, que seuls les personnages avaient droit de cité. C'est cette “règle d'airain” que tu as enfreinte, et tu en paies le prix très lourd.

J'ai senti le piège dès le début (j'excepte le chapitre colombien initial), en ceci que ta volonté (à toi, l'auteur) de démontrer, de prouver, de promouvoir est visible : tu as envie de faire partager au lecteur ta conviction que l'installation de la petite communauté colombienne à X. est une bonne chose et que ceux des habitants qui les voient arriver avec méfiance voire hostilité ont tort. C'est un point de vue qui est évidemment tout à fait recevable, et tu as, en tant que citoyenne québécoise, le droit de penser ce que tu veux à ce sujet. Mais, si tu possèdes ce droit en tant que telle, tu ne l'as plus dès que tu prétends devenir romancière. Or, là, le lecteur sent bien que tout est jugé d'avance. En caricaturant un peu (mais à peine…), on voit que, par une sorte d'abus d'autorité “divine”, tu as dès le départ séparé tes personnages en deux groupes, les réfugiés et les réprouvés : toute ton attention et tes prévenances vont aux premiers, que leurs souffrances passées rendent en quelque sorte intouchables, tandis que les seconds, coupables de ne pas suffisamment, et avec assez d'enthousiasme à ton goût, “s'ouvrir à l'Autre” (et on le sent, ce A majuscule, dans la façon dont tu en parles…), n'ont droit qu'à ton mépris ou, au moins, à ta déception.

Je disais que tu payais ce “vice” au prix fort. Tu le paies en petite monnaie tout au long du roman, d'abord : chaque fois que tu reviens directement sur ce sujet qui te tient à cœur, tu cesses durant quelques paragraphes d'être romancière pour réciter une leçon, un catéchisme. Tu le paies aussi par le fait que tes Québécois “de souche”, tes réprouvés idéologiques, manquent cruellement de relief et de vie. Ce qui est logique : pour qu'un personnage vive, il faut que son créateur l'aime beaucoup, qu'il existe une empathie forte et réelle entre l'un et l'autre. Or, pour toi, on sent bien qu'ils ne sont que des repoussoirs et que, dès que tu en fais s'avancer un sur le devant de la scène, c'est uniquement pour mieux mettre en valeur, presque aussitôt, ceux qui ont droit à toute ta tendresse, à savoir les rescapés. Un peu comme dans les émissions “de débat” à la télévision française, on invite un “réactionnaire” au milieu de cinq ou six “progressistes”, uniquement pour pouvoir le clouer aussi vite que possible au pilori et recommencer à se congratuler entre soi. Mais enfin, jusqu'aux deux derniers chapitres, ce “vice de forme” n'était encore pas rédhibitoire : c'était juste quelques taches de gras sur un linge blanc, le lecteur pouvait passer outre. Il n'en va pas de même pour la fin, malheureusement.

Je ne sais pas si tu as lu les livres de René Girard, mais toute la conclusion de ton roman me paraît relever directement de ses thèses à propos du bouc émissaire. La grande différence est que lui tente de démontrer que, depuis l'avènement du christianisme, le mécanisme du bouc émissaire a été dévoilé et est donc devenu inefficace. Or, chez toi, il redevient efficace (même si, bien sûr, tu ne fais pas de lui un coupable) : Emilio meurt, victime de l'intolérance des habitants du village (évidemment…) et, aussitôt, il se transforme en une sorte de nouveau petit dieu protecteur, à l'ombre duquel tous les yeux se dessillent ; on tombe spontanément dans les bras du voisin, toutes les rancœurs et les différences s'abolissent ; et chacun se trouve lavé de ses aveuglements passés, en une sorte de transfiguration collective, laquelle culmine en l'église du Précieux Sang (nom lourdement transparent, soit dit entre nous), au moment du sermon puis du petit discours de Sabrina, lesquels sonnent aussi faux l'un que l'autre  parce qu'ils ne font qu'illustrer platement la volonté de l'auteur de “boucler” sa démonstration – de l'auteur qui, pour finir, abdique presque totalement son côté romancier pour redescendre au niveau du propagandiste.

Et, parvenu au mot “fin”, le lecteur doit faire un réel effort pour se rappeler que tout ce qu'il a lu avant était infiniment supérieur, plus riche, varié, coloré, ondoyant, que cette conclusion qui a presque la grisaille d'un tract.

C'est d'autant plus navrant (de mon point de vue) que, je le répète, ton roman déborde de grandes qualités ; j'ai même été surpris, puis charmé, de les trouver chez quelqu'un qui, à ma connaissance, ne s'était encore jamais essayé au roman : du premier coup, tu as surmonté sans effort apparent la plupart des difficultés qui se présentent immanquablement au “débutant”, contourné fort élégamment presque tous les écueils. Ce qui t'a manqué, peut-être, c'est de sortir plus complètement de toi-même, pour ne plus te soucier que de suivre et de faire exister tes personnages. « Comprendre et ne pas juger » : telle était la devise de Georges Simenon, romancier jusqu'au bout des ongles. Je crois que nous (toi, moi, tous les autres) devrions nous répéter cent fois cette maxime avant d'écrire la première ligne d'un roman.

Je m'aperçois, au moment de t'expédier ce mail, qu'il risque de te “cueillir” au saut du lit : j'espère qu'il n'assombrira pas trop ta journée… Mais il m'a semblé que je te devais la vérité de ce que j'ai pensé de ton livre ; et puis, après tout, dis-toi que ce n'est jamais que l'avis d'un lecteur lambda, qui peut se tromper cette fois-ci comme il s'est trompé bien souvent dans ses jugements littéraires.

Enfin, si cela ne suffit pas, tu auras encore la possibilité et la joie vengeresse, d'ici quelque temps, de déchirer à belles dents ma propre tentative de roman !

Je t'embrasse,

Didier

Diable ! Je n'avais pas vraiment conscience, avant cette reproduction, d'en avoir “tartiné” autant… Mais enfin, à la relecture, il me semble que ce texte reflète sans exagération, dans un sens ou dans l'autre, ce que j'ai pensé du roman. Advienne ensuite que pourra.

Il me reste à aller mettre au frais la Montée de tonnerre qui va accompagner, dans un peu moins de cinq heures, mon entrée peu triomphale dans le sexagénariat.

Trois heures.– Je crois que je viens de trouver la “colonne vertébrale” de mes futurs et très hypothétiques Exilés, alors que j'étais occupé à lire Un cœur simple, et sans que cela ait le moindre rapport avec ceci. Une structure en trois parties, avec un début, un milieu et une fin. Cela paraît un peu stupide à dire comme cela (tout roman est censé posséder un début, un milieu et une fin), mais je me rends compte que c'était précisément ce qui, jusqu'à présent, me manquait et, par conséquent, m'empêchait d'aller plus loin. Je n'avais jusqu'ici qu'un cadre (le double immeuble de la rue des Juifs), mais pas de tableau dedans. Or, je crois que le tableau commence à se dessiner, au moins dans ses très grandes lignes. Si j'écris cela et que je ne le rate pas trop, mon immeuble devrait être quelque chose comme une miniature symbolique de la France d'aujourd'hui et de demain (là, ça fait carrément prétentieux !). Au moins, ayant fixé mes trois parties, je vais pouvoir avancer et tenter de bâtir une sorte de plan de l'ensemble – si j'en suis capable. Travail difficile dans la mesure où, en même temps, il faut que naissent les personnages, de façon un peu moins sommaire que ce que j'ai pu noter jusqu'ici. En tout cas, m'en voici un tantinet ragaillardi.

Cinq heures et demie.– Bon, contrairement à mes crainte, Isabelle n'a pas mal pris ma tartine ; ou alors c'est la reine des dissimulatrices, ce que je ne crois pas. Voici ce qu'elle me répond :

Mon cher Didier,

Tout d’abord joyeux anniversaire!

Et merci infiniment pour cette critique sincère, approfondie et inspirante que tu as su présenter avec tant de délicatesse que non seulement ma journée n’est pas assombrie mais elle est éclairée! J’ai eu des tas de critiques, bien sûr, mais la tienne est - vraiment - dans une catégorie à part.

COMPRENDRE ET NE PAS JUGER : je viens d’écrire la maxime de Simenon en lettres de feu au-dessus de mon ordi et sur un petit carton désormais affiché dans mon bureau, sur lesquelles j’ai aussi inscrit les pensées de Kundera et de Flaubert. Merci de m’avoir rappelé cette vérité essentielle qui m’a de toute évidence échappée. 

Mon deuxième roman est aussi à la première personne - mais avec une seule narratrice. Je n’arrive tout simplement pas (pour l’instant en tout cas) à écrire à la 3e personne : écrire au je est ma façon de me distancier de l’écriture journalistique.

Le hic dans tout ça ? C’est que je ne me sentirai sans doute pas de taille à faire une critique aussi intéressante de ton roman.

Je t’embrasse et te dis encore merci

Isabelle

Du coup, j'ai “écopé” des trois premiers chapitres du futur roman en question, à charge pour moi de faire des observations, si possible intelligentes et constructives ; ce dont je m'acquitterai dès demain, si je n'ai pas exagéré sur le chablis ce soir.


Dimanche 20 mars

Cinq heures et quart.– Ma première journée dans la soixantaine aura été exclusivement flaubertienne : Un cœur simple ce matin, puis de nouveau la Correspondance (1877), et enfin Hérodias (conte qui, décidément, m'emmerde, au contraire des deux autres du volume). Tout à l'heure, ainsi que Catherine en a décidé ce matin, constatant que nous n'avions pas tout bu hier, nous allons achever notre Montée de Tonnerre, “pour ne pas laisser perdre”.

La journée de demain risque d'être moins agréable. Le matin, je suis censé me rendre à Évreux afin d'y obtenir un rendez-vous ultérieur avec un conseiller de la caisse de retraite ; et, l'après-midi, je suppose que mes Puissances tutélaires vont m'accabler de travail, vu qu'il n'a pas dû s'écrire grand-chose jeudi et vendredi, pour cause de grève dans le groupe L.A. Je me soutiendrai en me rappelant que je suis dispensé de m'y rendre mardi.

– Les trois premiers chapitres, assez courts, du roman d'Isabelle G. m'ont paru prometteurs. Je tâcherai de lui faire, demain, une critique de détail.


Lundi 21 mars

Sept heures dix. – Après avoir écrit six mille signes à propos de Mireille Mathieu (sa mère vient de mourir), je n'avais plus l'esprit assez libre, m'a-t-il semblé, pour relire les trois chapitres d'Isabelle et lui en faire une critique circonstanciée et constructive ; je lui ai donc dit que je remettais ça à demain. Je compte le faire demain matin, c'est-à-dire avant que ne me tombe dessus un nouveau pensum.

– Ce matin, je devais aller à la caisse de retraite de l'Eure, à Évreux. J'appréhendais un peu, mais tout s'est bien passé. Il est vrai que j'ai eu de la chance : à mon arrivée, il n'y avait qu'une personne entre la dame de l'accueil et moi, mais, quand je suis ressorti de là, vingt à vingt-cinq minutes plus tard, ils étaient six ou sept à faire la queue derrière moi. Sinon, je me retrouve avec un petit formulaire tout bête à remplir, afin d'officialiser mon droit à prendre ma retraite à 60 ans, c'est-à-dire quand je veux, depuis samedi (mais, dans la réalité, je dois attendre le 30 septembre, si je veux avoir mon “plein” de trimestres). De toute façon, tout cela est subordonné à la bonne marche du PDV, lequel est pour l'instant entravé par la grève que les syndicats ont déclenchée chez L.A. : déjà le Journal du dimanche n'a pas paru cette semaine et, désormais, ce sont Elle et Paris-Match qui sont menacés de non parution. J'espère que ces consternants nuisibles ne vont pas faire capoter l'affaire, mais je ne crois pas qu'ils le puissent, ni même le veuillent sérieusement : ils montrent leurs muscles avant le début des négociations, voilà tout. Enfin, j'espère…

– J'ai abandonné Flaubert peu avant la fin de 1879, qui est sa dernière année complète de vie. Je me souviens que j'avais fait la même chose lors de ma première lecture : je ne voulais pas aller jusqu'à la dernière lettre. Pour rester dans l'époque et dans le milieu, j'ai commencé Tourguéniev. J'ai également lu l'introduction aux Mémoires de Madame Roland, livre qui est arrivé ce matin.


Mardi 22 mars

Sept heures et demie.– Comme je le prévoyais plus ou moins, la grève chez L.A. s'est interrompue dès hier, parce que les syndicats avaient suffisamment montré leurs gros biceps comme ça. En outre, il ne s'agissait tout de même pas d'empêcher la sortie d'Elle et de Paris-Match (“Pas casser l'outil de production, camarades !”), c'est-à-dire d'embêter vraiment M. Arnaud. Bien entendu, la direction a fait deux ou trois concessions minimes et sans la moindre conséquence, de façon à ce que les guignols puissent garder la tête haute et poursuivre leur pavane. Le principal, à mes yeux, est que le processus se poursuivre, et il en est question.

– Lu trois ou quatre nouvelles de jeunesse de Tourguéniev. Ce n'est pas mal, pas mal du tout même, mais enfin, si on le compare à Gogol, qui le précède, et à Tchékhov qui le suivra, il n'y a pas, pour l'instant, de quoi crier au génie. On va voir ce que cela donne avec les Mémoires d'un chasseur.

– La campagne – dispendieuse – de propagande antiraciste lancée par l'État sur les ondes qu'il contrôle a commencé il y a deux jours. Avec les massacres de Bruxelles de ce matin, j'ai l'impression que ce petit bourrage de crâne va rester un peu lettre morte. Seraient-ils vraiment stupides, ces musulmans, à contrarier ainsi les efforts de leurs timides alliés ? Ou bien ils auraient déjà compris que ces moutons ne sont que quantité négligeable et décidé de faire comme s'ils n'existaient pas ?


Mercredi 23 mars

Sept heures vingt. – À peu près rien fait aujourd'hui, sinon me livrer à la première tonte de l'année ; et me pourlécher des diverses déclarations de nos imbéciles assermentés (Clémentine Autain, Bruno Le Roux, Emmanuelle Cosse, qui mérite davantage son nom que son prénom, Charline Van meschoses (la pitoyable chroniqueuse de France-Inter dont je ne retiens jamais le nom), et d'autres encore. Je ne souhaite jamais la mort violente de personne, mais j'avoue que, là, face à de tels sommets dans la stupidité ou l'ignominie (il y a des cumulards), j'ai un certain mal à me retenir. Il y a des exemplaires d'humanité rampante  que l'on prendrait plaisir à voir empaler, puisque ce semble être désormais le dernier moyen pour les faire tenir debout et droits.


Jeudi 24 mars

Sept heures vingt.– Je crois que le temps ne sera pas long d'ici que je n'abandonne Tourguéniev : ça se lit facilement, ce n'est pas désagréable, mais j'ai beau me battre le flanc je ne vois rien d'autre à en dire.

– Après avoir fini, ce matin, ma relecture du Chef-d'œuvre (“avec les yeux” d'Isabelle G…), voilà que j'ai rouvert En territoire ennemi (sous prétexte que je le lui ai également fait parvenir, mais en pdf) : je me demande si je ne suis pas en train de sombrer dans la plus navrante des imbécilités gâteuses. Je ferais mieux de commencer à m'intéresser de plus près à mes Exilés.


Lundi 28 mars

Sept heures dix. – J'ai bien failli “sécher” ce journal pour la quatrième journée consécutive. Je n'ai pas de raison précise pour cela (ni pour y revenir d'ailleurs…) ; simplement, une sorte de vide, qui fait que rien ne semble avoir de prise sur moi, accrocher mon regard ou mes tympans, de ce que je vois, lis ou entends. Les journées se passent sans m'en apercevoir ; je lis un peu de La Bruyère le matin après le premier café, puis dans la journée des nouvelles de Tourguéniev, paresseusement, sans goût particulier ni déplaisir ; je n'écris rien, hormis quelques feuillets pour FD, et ne songe pas une seconde à en faire davantage ; le pis est que je ne m'ennuie nullement et ne trouve pas cet état désagréable : je me laisse emporter par un courant très lent, comme une branche morte par une rivière de plaine. Le fait de devoir, demain, accompagner Catherine à Levallois va-t-il me réveiller un peu ? J'en doute fortement. Je n'émerge que le soir, devant la télévision ; et encore, pas beaucoup. La pluie qui tombe par larges intermittences depuis cette nuit me convient très bien. Je ne parviens même pas à m'énerver de la stupidité ratiocineuse des blogueurs de compétition ; c'est dire.


Mardi 29 mars

Sept heures et demie.– Isabelle G. m'annonce qu'elle vient de finir mon roman (j'ai donc désormais une lectrice canadienne : ma gloire internationale est en marche et ne s'arrêtera plus). Elle m'en dit ceci :

« Cher Didier,

Voici mes modestes petits commentaires en vrac :

J’ai trouvé tes personnages très vivants, tu as su leur insuffler une âme, une justesse, qui font qu’on ne les oublie pas une fois le livre refermé. Et puis ils sont tout en nuances, ni tout blanc ni tout noir (sans mauvais jeu de mots).

Les dialogues sont très vivants, on embarque complètement.
Une petite chose qui m’a agacée de temps en autre : certains personnages - les ados notamment - s’expriment parfois comme des « vieux » /ont des pensées de « vieux ».

Ah oui et aussi un mini point noir (décidément!) : p. 106, je trouve le laïus de Jonathan peu crédible : il n’avait pas d’amis, voisins etc noirs ou arabes avant d’aller à l’école? impossible qu’il se dise que ses parents l’ont inscrit à l’école en Afrique (sauf bien sûr s’il ne fait que répéter ce que ceux-ci lui on dit)  (Amusant, soit dit en passant, que ton propos de fond soit pratiquement l’exact inverse du mien, même si tu réussis mieux que moi à voiler tes opinions derrière celle de tes différents personnages)

Intéressante ta façon de changer de temps de verbe sans crier gare - du passé simple au présent par exemple - et « bizarrement » ça fonctionne super bien. En revanche, j’ai parfois été déroutée lorsque tu passes d'un personnage/action/lieu à un autre qui n’est pas à côté (exemples: p.59-60; p. 66) (je ne sais pas si je m’exprime bien à ce sujet);  me semble qu'une séparation plus marquée serait bienvenue.

Bien vue, et tout en finesse et en humour, ta critique de notre société jovialiste, politiquement correcte et citoyenne -  j’ai souvent souri en te lisant (l’ "assistante picturale auditive", quelle trouvaille!)

S’il y a quelques répétitions qui aurait pu être sucrées (Evremont qui répète un peu trop souvent qu’il a envie d’être seul), et quelques tics d’écriture,
il y a surtout de jolies formulations, et de très beaux moments dans ton roman - je retiens notamment la scène de non-dits entre Evremont et son père: remarquable! Et aussi: celle du souvenir de Brigitte dans sa petite robe jaune.

Tu as vraiment un talent fou pour décrire les petits détails des pensées des uns et des autres, leurs mimiques, leurs silences.  Et un style bien à toi, j’ai hâte de lire les prochains. »

À quoi je viens de répondre ceci :

« Ma chère Isabelle,

Ce que tu me dis de mes adolescents est très certainement vrai. Le fait qu'ils s'expriment comme des vieux ne me gêne pas tellement (moins qu'un “langage jeune” qui serait déjà démodé au moment où je serais en train de tenter de l'écrire…) ; qu'ils aient des pensées de vieux est sans doute plus ennuyeux.

Pour ce qui est de Jonathan, je dirais deux choses pour ma défense. La première est que son enfance remonte à une quinzaine d'années et qu'il l'a vécue dans une petite ville du centre de la France. Il est donc fort probable que, en effet, il ait eu une enfance "monocolore" ; et que ça ait changé en arrivant au lycée.

D'autre part, tout ce que dit Jonathan sur ce sujet est toujours outrancier, dans la mesure où, tu l'as compris (j'espère, sinon c'est que j'ai raté mon coup…), son “racisme” n'est rien d'autre qu'un abcès de fixation, une manière de rejeter sur d'autres, faciles à identifier, son immense frustration sentimentale et sexuelle. (Je crois me souvenir que, à un moment, à son sujet, Evremont parle d'un “racisme de compensation”, ou quelque chose d'équivalent. D'autre part, tu as raison : il est probable que, par son environnement “petit blanc”, il a toujours baigné dans ce type de discours, même si ce n'est pas dit.

Enfin, Jonathan n'exprime nullement mes opinions, pas plus qu'Evremont ou… la mère de Tosca ! Disons qu'il y a de moi dans Evremont, il y a de moi dans Jonathan (de façon un peu plus compliquée) : si on parvenait à mixer les deux, peut-être s'approcherait-on en effet de moi. Et encore : mon idée de départ, pour Jonathan, c'est qu'il est ce que j'aurais peut-être pu devenir si j'avais eu son âge en ce moment, plutôt qu'il y a trente ans et des poussières.

Apparemment, mon deuxième chapitre aurait pu être travaillé davantage : tu n'es pas la première à te plaindre des passages rapides de Jonathan à Charlie, et retour. J'ai peut-être eu tort, tout simplement, de supprimer, à la relecture, les lignes de “blanc” que j'avais d'abord laissées dès que je passais de l'un à l'autre.

Quant aux temps verbaux, en relisant le roman (en même temps que toi, en gros), j'ai trouvé, moi, que j'aurais pu faire beaucoup mieux, qu'il y a des endroits où ça “sonne” un peu gratuit, et d'autres en revanche où une rupture aurait été la bienvenue.

Terminons sur mon “assistante picturale auditive”. Si, en effet, l'expression est de moi (mais sait-on jamais ?), la chose existe : je ne sais plus dans quel musée (Rouen, peut-être bien), Catherine et moi avons en effet rencontré un aveugle qui se faisait guider de salle en salle par une jeune femme, laquelle lui racontait les tableaux.

Enfin, voilà. Un grand merci à toi pour m'avoir lu avec autant d'indulgence… et tant mieux si j'ai pu te faire passer un moment agréable. »

– Nous avons fait un rapide aller-retour à Levallois en fin de matinée, Catherine ayant un rendez-vous de longue date avec mon dermatologue. Le dit médecin et moi avons, à son initiative, entamé une petite discussion à propos de La Bruyère, dont j'avais emporté le livre en prévision d'un séjour prolongé dans la salle d'attente (qui n'a pas eu lieu), cependant que Catherine attendait avec plus ou moins de patience que l'homme de l'art veuille bien se pencher sur son cas – ce qu'il a fait aussitôt après. Repassant par FD, je me suis fait refiler la “nécro” d'Alain Decaux, laquelle fut expédiée dès notre retour ici. Pour rester dans le ton, nous allons tout à l'heure regarder les Secrets d'histoire de Stéphane Bern, consacrés ce soir à Louis II de Bavière. Demain, si je suis courageux, ce serait bien que je brise le destin de la poissonnière de Monaco, j'ai nommé la princesse Stéphanie ; dont le destin, rappelons-le pour mémoire, fut brisé par une petite pipe extra-conjugale, pratiquée dans l'iode et les germes de mycose de je ne sais plus quelle piscine, avec l'active et enthousiaste participation du sieur Ducruet Alain, son époux, et d'une semi-péripatéticienne dont le nom m'échappe totalement pour le quart d'heure.


Mercredi 30 mars

Sept heures vingt.– Publié ce matin le journal de février. Un lecteur, Renaud Léger, met en commentaire un extrait de Chateaubriand, destiné à me “consoler” de la parfaite mévente du Chef-d'œuvre, en se plaçant, comme je l'avais fait moi-même dans le journal, sous l'angle financier de la question. Or, je n'ai nul besoin d'être consolé, dans la mesure où, non seulement je n'ai jamais pensé sérieusement que je pourrais gagner de l'argent avec ce livre – ni d'ailleurs avec aucun hypothétique autre –, mais encore parce que je n'ai, à vrai dire, aucunement besoin d'argent, surtout depuis que se rapproche et se solidifie la perspective d'assez juteuses indemnités du côté de FD. Mais, même sans elles, je me suis aperçu (avec une certain surprise, au début) que je me contentais fort bien du peu dont je dispose chaque mois, alors que, quand j'en gagnais le double, j'étais sans cesse à courir après les rabiots. Ce n'est évidemment pas que je devienne sage ; plutôt que je me ratatine.

– En prévision des dix mille signes, voire plus si affinités, que j'écrirai demain à propos de ces deux guignols, je me suis cet après-midi plongé dans la documentation concernant Stéphanie dite de Monaco et son ex-mari Daniel Ducruet. Cela m'a considérablement rajeuni, puisque l'affaire que j'évoquais hier remonte à l'été 1996, période de ma “montée en puissance” au sein de la rédaction de FD – interrompue volontairement par ma démission de décembre 1997 – et aussi de notre malencontreux déménagement, du Giennois vers les Ardennes, d'où nous avons décampé au bout de trois ou quatre mois. Je travaillais alors cinq jours par semaine, et assez nettement plus que huit heures journalières, écrivais quatre BM chaque année et m'apprêtais à lancer la série L'Empire des sectes, dont j'avais prévu de sortir cinq romans par an, bien entendu sans pour cela arrêter les BM : quelle belle santé j'avais…


Jeudi 31 mars

Quatre heures.– Grégoire Arnoult, qui avait déjà rendu compte élogieusement d'En territoire ennemi dans Politique Magazine, récidive avec Le Chef-d'œuvre. Voici ce qu'il en dit :

« Didier Goux est un blogueur bien connu d'une « réacosphère » en déclin. Lui tient bon. II alimente ses blogs sur un rythme qui force l'admiration. Le plus fréquenté est peut-être celui nommé Didier Goux bis dans lequel il éreinte et se moque – toujours avec finesse et un solide sens de l'humour – des différents avatars de la modernité. Et puis il y en a un autre, plus personnel, c'est son journal de blog. ll y narre ses pérégrinations entre sa province et Paris, ses rencontres avec d'autres blogueurs – de bords idéologiques différents – et ses lectures récentes C'est sur cette plateforme que l'on apprenait, voilà quelques mois, qu il envisageait la possibilité d'un roman, aujourd'hui publié aux Belles Lettres sous le titre Le Chef-d'œuvre de Michel Houellebecq. C'est du bel ouvrage pour un homme qui se définit comme « écrivain en bâtiment ».
L'histoire se déroule dans une ville imaginaire de province,  Montcosson. Evremont – qui fait furieusement penser à l'auteur – y a trouvé refuge depuis plusieurs années. L homme est un taciturne dont la misanthropie n'est jamais loin. Alors qu il entre dans son rade habituel, il fait la connaissance, bien malgré lui, d'un jeune homme, Jonathan, quelque peu agité du bocal, écorché vif dont la colère contre la société se transformera peu à peu, en haine profonde contre l'humanité. Un réac qui tourne mal, en somme. Plus loin, Evremont sera le témoin privilégié de la naissance d'un couple d'adolescents improbable, formé de la douce et directive Tosca et du naïf et serviable Charlie – en réalité Mohammed-Charles. D'autres protagonistes, tantôt loufoques, tantôt tragiques, composent le reste d'une galerie de personnages riches en variété. Didier Goux a la délicatesse et l'art de les rendre tous attachants A travers son personnage principal, Evremont, l'auteur livre en creux une critique lucide mais fataliste de la société où Ubu est en passe de devenir roi. Et Michel Houellebecq dans tout ça ? Eh bien, l'auteur de Soumission y fait une apparition remarquée et déterminante. L'influence de Philippe Muray, aussi, se fait souvent sentir, quand il décrit une manifestation absurde contre le staphylocoque doré ou quand il fait surgir une brigade de clowns. Qu'importe, il y a bien pire comme source d'inspiration. Surtout, Didier Goux est bien meilleur romancier que le génial concepteur d'Homo festivus. Au loin on entend les clameurs du public. ll réclame déjà, un nouveau roman. En attendant, lisez Le Chef-d'œuvre de Michel Houellebecq. »

Le piquant de l'affaire est que cet article est illustré par une reproduction de la couverture… d'En territoire ennemi. Une bévue qui a dû énerver M. Arnoult bien plus que moi, qu'elle a plutôt fait sourire.

Sept heures et quart.– Donc, avec ce mois de mars, se referme aussi le tombeau au-dessus du Chef-d'œuvre. J'ai décidé, il y a quelques jours de m'en moquer ; et, à ma propre surprise, je commence à y parvenir assez bien. Comme disait fréquemment Gide : passons outre.

Avril 2016

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CHAMPS DU DÉPART








Vendredi 1er avril

Sept heures dix.– J'apprends à l'instant, par un mail d'Axelle Theillier, la mort de Michel Leter, dont j'avais rendu compte de deux livres ; d'abord le premier des quatre tomes de sa monumentale étude sur Le Capital, travail qui restera donc inachevé, puis Tout est culture, un recueil de chroniques, ces deux ouvrages étant parus aux Belles Lettres, où Leter, par ailleurs, s'était occupé des œuvres de Frédéric Bastiat. Nous avions, à cette occasion – mes recensions –, échangé quelques mails tout à fait cordiaux.

– Ce matin, Catherine avait rendez-vous à dix heures et demie avec le Dr D., son épaulologue de Rouen. Nouveau rendez-vous a été pris pour le 3 du mois prochain, afin de faire subir à son épaule droite ce qu'elle a déjà enduré pour la gauche il y a deux ans environ (phrase tout à fait bancale). Ce qui veut dire que, durant un mois, voire deux, je vais derechef me transformer en aide ménagère bénévole. Le Dr D. était presque à l'heure, ce qui a constitué l'excellente surprise du jour, tant ce n'est point dans les habitudes de ce digne praticien.

– J'ai abandonné Tourguéniev et ne sais pas trop par qui le remplacer. Je meuble cette espèce de temps mort avec La Bruyère, ce qui n'est pas la plus sotte manière de le faire.

– Demain, nous aurons Matthieu et Marie-Adeline à déjeuner (je veux dire qu'ils déjeunerons avec nous et non qu'ils nous serviront de nourriture).


Samedi 2 avril

Dix heures (du matin).– Je profite agréablement des trois seules heures de silence dont je vais disposer aujourd'hui, entre le départ de Catherine pour le presbytère et son retour, puis l'arrivée de Matthieu et Marie-Adeline. C'est lorsque nous recevons que je me rends compte à quel point nos journées ordinaires sont essentiellement faites de silence ; mais un silence qui n'est nullement un défaut de choses à se dire, encore moins un énorme “non dit” : simplement une très agréable absence de bruit et de paroles inutiles. Lorsque de la visite survient, j'en suis fort content tout le temps qu'elle reste là, mais dès que nous nous retrouvons seuls, une intense fatigue me tombe généralement sur les épaules, qui ne peut pas être imputée seulement au vin bu ; la preuve, c'est qu'il se produit le même phénomène lorsque je reviens de chez les Desgranges, où je ne bois strictement que de l'eau (hormis un verre de jus d'orange en “apéritif”…).


Dimanche 3 avril

Sept heures dix.– La journée d'hier fut fort agréable, comme chaque fois que Matthieu débarque ici ; comme, en outre, Marie-Adeline est une jeune femme vive, rieuse, charmante et point sotte, cela ne fait qu'accroître le plaisir que nous avons à les recevoir. Évidemment, dans mon cas, le boomerang est revenu dès ce matin, sous forme d'une aimable mais solide gueule de bois, vu que j'ai tout de même bu (que du vin heureusement) de midi à neuf heures du soir, avec néanmoins une petite sieste plus ou moins réparatrice entre cinq heures et demie et sept heures. Il faut regarder la réalité en face : ces excès sont de moins en moins “de mon âge”. Ce n'était d'ailleurs guère gênant dans la mesure où je n'avais rien d'obligé aujourd'hui ; la journée s'est passée à lire un peu de La Bruyère ce matin, et à écouter de la musique cet après-midi, cependant que Catherine exerçait ses talents tout neufs à la broderie : le premier mouvement de la deuxième symphonie de Mahler (et on en est resté là car Catherine n'appréciait que peu), puis le dernier acte du Crépuscule des dieux et enfin une trentaine de lieder de Schubert, chantés par la merveilleuse Gundula Janowitz. À la suite de quoi nous avons terminé la “tourtière du lac Saint-Jean” que Catherine avait mitonnée pour hier ; elle avait été suivie par un “pudding chômeur”, dessert québécois à base de myrtilles (pardon : de bleuets), lesquelles furent nettement corréziennes, contrairement à la façon de les accommoder. Et, pour la première fois de l'année, nous avons passé l'après-midi avec la porte grand ouverte, à la complète satisfaction des bestioles, qui pouvaient enfin sortir et rentrer selon leur fantaisie.

– Petit mail reçu de Michel Desgranges, pour me dire sa tristesse de la mort de Michel Leter… et se plaindre de mon silence. Je lui ai proposé ma visite d'ici au 2 mai, c'est-à-dire avant que Catherine n'entre à la clinique pour se faire raccommoder les tendons.


Lundi 4 avril

Sept heures dix. – Je suis venu à bout ce matin de la harengère de Monaco : onze mille signes, assez pénibles à écrire (heureusement, quatre mille étaient déjà faits de jeudi dernier). Ensuite, je me suis laissé vivre assez mollement, lisant quelques pages d'Obermann et remplissant vaille que vaille une ou deux grilles de mots croisés. Et la journée a filé sans m'en apercevoir ou presque.


Mardi 5 avril

Sept heures vingt.– M. Pivert de Senancour et moi-même n'aurons donc eu que de fort courtes relations : c'est vers la page 120 (sur plus de 400) que j'ai abandonné son Obermann, sentant monter  en moi l'indigestion de paysages suisses et de pleurnicheries existentielles.

– Tonte.


Mercredi 6 avril

Sept heures et quart. – À part écrire onze mille signes à propos de Belmondo Jean-Paul, ce qui m'a tout de même pris environ trois heures, je n'ai fait que lire l'Avril enchanté d'Élisabeth von Arnim, roman qui attendait mon bon plaisir depuis déjà plusieurs mois ; ce “retard à l'allumage” était probablement dû au fait que, le découvrant avant moi, Catherine avait abandonné le roman à peu près à sa moitié, le décrétant ennuyeux. Je ne suis pas d'accord avec elle : je le trouve, moi, plutôt primesautier, piqueté d'humour assez “anglais” (les guillemets sont là pour m'éviter de devoir préciser ce que j'entends par là : très commode…), qui fait que, par moment, on a l'impression de se trouver dans le livre d'une Gyp qui serait née dans le Kent. J'ai, du reste, lu d'une traite l'essentiel de ses 350 pages.

– Pour ce qui est de FD, en ayant terminé aujourd'hui avec les articles que je devais écrire pour le hors-série “Destins brisés” n°6, je vais de nouveau travailler pour l'hebdomadaire à compter de demain, c'est-à-dire revenir à des papiers de cinq mille signes plutôt que de dix ou douze mille ; et, bien souvent, beaucoup plus simples à écrire.


Jeudi 7 avril

Sept heures et quart. – Petit bras de fer, cet après-midi, avec mes Puissances tutélaires. Pomme de discorde : l'article qui venait de m'être demandé à propos de Coffe, basé sur l'interview que son pacsé a donnée à Paris-Match, dans laquelle il raconte ses derniers instants. C'est une chose qui se suffisait à elle-même, bien dans l'esprit “nécro”. Seulement, voilà que l'aréopage s'est mis en tête de “chapeauter” cette histoire par une autre, née d'une brève pantalonnade qui s'est produite aux Grosses Têtes il y a trois jours. La zozoteuse pénible Isabelle M. se met à raconter que, une dizaine de jours plus tôt, parce qu'il se montrait intéressé, elle avait refilé à Coffe son tube de vitamine C en comprimés en lui conseillant, s'il se sentait un peu fatigué, d'en prendre un chaque matin. Toujours selon elle, Coffe lui aurait téléphoné deux jours avant sa mort, pour lui dire qu'il avait suivi son conseil et que, depuis, il avait “la patate”. À ce moment, la pocharde Christine B. intervient : « Mais alors, tu l'as tué ! Il a peut-être fait une overdose ! » Rires dans le studio, puis on passe au sujet suivant. On aurait coiffé tout cela d'un titre bien dramatique, du genre : « J.P. C. : le terrible scénario de sa mort ». J'ai tenté d'abord de leur dire que ça me semblait vraiment limite, voire contre-productif aux yeux de nos lectrices qui, majoritairement, devaient bien aimer le Coffe en question. Mais comme la plupart des chefs le font, ils tenaient trop à leur idée pour y renoncer aussi facilement et “on” a tenté de m'affirmer que si, si, je t'assure, tout cela se tient très bien ; j'ai donc un peu haussé le ton dans un second temps. Et je viens évidemment d'avoir gain de cause : exit l'anecdote foireuse des comiques appointés.

Si je dis “évidemment”, ce n'est point forfanterie de ma part. C'est que je suis capable de sauver des papiers tellement acrobatiques que n'importe quel autre membre de la rédaction s'y prendrait les pieds pour se vautrer lamentablement. Par conséquent, lorsque par hasard (cela arrive très rarement), j'affirme que tel article n'est pas viable en l'état où il m'est demandé, et en argumentant un minimum, j'obtiens toujours gain de cause. Simplement parce que, en attirant leur attention sur une chose que je trouve aberrante, je les contrains à l'examiner vraiment. C'est que, moi aussi, je puis être un fameux “lanceur d'alertes”…

– Terminé le roman de Mme von Arnim et commencé aussitôt Ainsi va toute chair, de Samuel Butler : c'est nettement moins léger, si j'en juge d'après les cent premières pages. On regarderait plutôt du côté de Thomas Hardy. Du coup, je me demande si je ne vais pas me refaire un petit cycle de romanciers anglais (Sterne, Thackeray, Dickens, Hardy, etc.), sans toutefois aller jusqu'à Virginia Woolfe, que je n'ai guère envie de relire.


Samedi 9 avril

Cinq heures et demie.– Passé la journée avec Samuel Butler : Ainsi va toute chair (presque terminé) est un excellent roman, ironique, parfois cruel, sans doute assez fortement autobiographique, notamment pour ce qui est du terrible couple formé par les parents du héros : père pasteur et tyrannique, mère bigote et mielleuse. Comme si nous avions décidé de rester dans cette ambiance fils-de-pasteur, nous allons ce soir regarder les Scènes de la vie conjugale de Bergman ; “nous” étant composé de Catherine et moi plus Élodie, qui est ici depuis hier soir et jusqu'à demain. Elle est toute heureuse de s'être trouvé un appartement à sa convenance, à Saint-Malo où elle avait déjà déniché un travail en CDI il y a deux ou trois mois. Et nous sommes contents avec elle car, dans quinze jours, elle viendra récupérer ses meubles et ses affaires, nous rendant ainsi la libre jouissance du sous-sol, légèrement encombré ces derniers temps. Hier soir, les deux femmes se sont fait un programme télé Capra + Lubitsch, tandis que j'allais me coucher dès neuf heures, sentant bien que l'apéritif pris allait contrarier mes velléités de demeurer éveillé. Comme, en outre, j'avais déjà vu et revu l'un et l'autre film…


Lundi 11 avril

Sept heures. – La journée d'hier s'étant passée entièrement dans les livres (fin de Samuel Butler, début de Thackeray), je n'avais aucune raison de venir dans ce journal, n'ayant vraiment rien pu m'extirper d'intelligent à dire à propos d'Ainsi va toute chair. Il n'est pas sûr que je serai plus inspiré à propos de La Foire aux vanités, mais comme je n'en ai lu que trois centaines de pages sur plus de mille, j'ai encore un peu de temps devant moi. J'ai également écrit six mille signes pour FD, qui ne valent vraiment pas la peine d'être évoqués. En outre, il a plu sans discontinuer depuis ce matin, ce qui m'a dissuadé de mettre le pied dehors, envie par quoi je n'étais de toute façon nullement taraudé. Il y a gros à parier que la journée de demain ressemblera aux deux que je viens d'évoquer brièvement.

(Je continue, par bribes, tout au long des jours, de penser à mes malheureux Exilés ; des lambeaux d'idées surgissent, puis s'évanouissent sans que j'aie pris la peine de les noter. Et quand par extraordinaire j'en consigne une dans mon petit carnet, ce n'est pas ça qui me donne davantage envie de “m'y mettre”. J'ai l'impression que la parenthèse “littéraire” de mon existence est en train de se refermer doucement derrière moi, sans que je m'en soucie plus que cela.)


Mercredi 13 avril

Sept heures et quart.– Il me semble bien que ce journal d'avril va être l'un des plus rapidement lus depuis que je tiens et publie un journal ; surtout maintenant qu'il n'y a plus à espérer le rallonger en y incorporant les articles ou réactions suscités par le Chef-d'œuvre. Je verrai à la relecture, mais je me demande même si cela vaudra la peine de le mettre en ligne, pour peu qu'il se résume à noter ce que j'ai lu dans la journée écoulée et rien d'autre.

– Il en va de Thackeray comme des autres romanciers anglais que je connais un peu, en tout cas ceux du XIXe siècle : il souffre de la même faiblesse que Dickens, Austen, Scott, Butler, Eliot, Hardy (dans une moindre mesure peut-être, ce dernier), etc., par rapport à leurs homologues français de la même période. Cette faiblesse est constituée par leurs personnages féminins ; lesquels peuvent être intelligents ou stupides, retors ou naïfs, ambitieux ou innocents, etc., mais ont tous en commun d'être en quelque sorte dépourvus de sexe et, donc, incapables de ressentir les bouleversements qui s'y rattachent et en proviennent. Leurs portraits de femmes peuvent être aussi fouillés qu'ils voudront, il leur manquera toujours une dimension, celle que l'on pourrait appeler : le pouvoir de volupté. Il faudra relire les sœurs Brontë pour voir s'il en va de même chez elles, au moins Charlotte et Émilie. Et il conviendrait aussi de remonter encore d'un siècle, afin de savoir s'il en était déjà ainsi au XVIIIe, chez Fielding, Smolett ou Sterne (pour Richardson, ça me paraît d'ores et déjà avéré). Bref, je ne suis pas encore sorti de ma période britannique ; d'autant que ces gens avaient presque tous la particularité d'écrire volumineusement.


Vendredi 15 avril

Cinq heures vingt. – Catherine avait posé les cartes sur la table dès mardi : « Vendredi soir, vu l'après-midi de merde qu'on aura eue, je suppose qu'on prendra l'apéritif ? » Pour commencer, et par parenthèse, on notera dans l'expression et le choix des mots cette lâcheté mâtinée de rouerie typiquement féminine ; elle n'a pas dit : je propose que, mais bien : je suppose que ; ce qui semblait sous-entendre (ou, au moins, pouvait laisser entendre) qu'elle-même aurait été plutôt pour s'en passer mais que, me connaissant, elle trouvait inutile d'engager un combat perdu d'avance. Bref, l'affaire était entendu, car en effet l'après-midi promettait d'être peu enthousiasmant. Il s'agissait de parcourir le chemin séparant notre havre de la clinique de l'Europe, sise dans l'un des quartiers neufs les moins enthousiasmants de Rouen (une heure de trajet) et d'arriver à la dite clinique pour quatre heures moins le quart, moment auquel Catherine aurait été reçue par un anesthésiste qui, en vue de son opération du 2 mai, lui aurait posé des questions tellement rituelles qu'il n'aurait probablement pas écouté les réponses. En coloriant les choses d'un joli rose (c'est-à-dire en imaginant un médecin ponctuel dans ses rendez-vous), nous nous voyions quitter la clinique entre quatre heure et demie et cinq heures, c'est-à-dire au plus propice moment pour tomber dans une mélasse circulatoire, englués dans les bouchons formés par tout ce qui peut rester de travailleurs dans la capitale normande, pressés tout comme nous de rentrer chez eux pour y faire péter la gnôle. On conviendra qu'une telle perspective méritait bien un apéritif compensatoire.

Nous arrivâmes au petit guichet anesthésiant avec un quart d'heure d'avance, ce qui laissa tout le temps à la charmante dame se trouvant au-delà de lui de nous expliquer que le rendez-vous de Catherine avait bien été pris pour 15h 45, mais le mercredi 13 et non le vendredi 15; elle ajouta d'un air sincèrement navré que, même armée d'un chausse-pied et d'un démonte-pneu, elle était dans l'impossibilité de caser ma distraite épouse entre deux patients, et qu'il nous faudrait revenir mercredi prochain. Le bon côté de la chose fut que nous récupérâmes Liselotte au parking de la clinique sans avoir à verser un sou dans la borne (son moteur était encore chaud, tant nous l'avions délaissée peu de temps). Tandis que je manœuvrais pour sortir de ce piège à rats souterrain sans érafler rien de la voiture, Catherine eut l'audace, voire l'inconscience, de suggérer que, comme nous allions finalement rentrer tôt, nous pourrions nous passer de l"apéritif ; je lui fis comprendre assez nettement à quel point cette hypothèse me semblait loufoque et, à ce titre, ne méritait pas d'être examinée une seule seconde. Toutefois, une fois de retour, et afin de paraître mériter la libation sus-évoquée, je me mis illico à tondre le jardin, cependant que fraîchissait le riesling dans la porte de l'armoire à froidure.


Samedi 16 avril

Sept heures dix. – Notre apéritif d'hier se tint dans les limites du raisonnable puisque, après lui, je fus capable, sans m'endormir comme une outre imbibée, de regarder deux épisodes de House of Cards (saison 1) plus un de Seinfeld (saison 5). Lorsque l'on voit la première des deux que je viens de citer plus quelques autres (Deadwood, Carnivale…), on est bien obligé de constater que les Américains n'ont pas leur pareil pour concevoir et réaliser des séries à la fois intelligentes et superbes. Les Anglais réussissent assez bien dans le genre “déjanté” ; le problème, à mes yeux, est que, passé l'étonnement incrédule suscité par les trois ou quatre premiers épisodes, le délire et le trash systématiques deviennent rapidement lassants – ils me lassent moi, en tout cas. Alors que nous nous sommes avalés, par exemple, les 35 épisodes de cinquante minutes de Deadwood comme on aurait gobé un œuf, sans jamais ressentir la moindre lassitude ; et avec le regret que la quatrième et ultime saison n'ait jamais été tournée. Donc, je voudrais bien savoir par quel miracle (ou malédiction, selon le point de vue adopté) tous les acteurs des séries américaines sont excellents, y compris dans les rôles les plus épisodiques, alors que, dans les séries françaises, même les personnages de premier plan sont interprétés par des nuls. Il est vrai qu'ils ne sont guère aidés par les dialoguistes qui, eux aussi, souffrent atrocement de la comparaison avec leurs confrères d'outre-Atlantique.

– Il me reste environ cinquante pages à lire de La Foire aux vanités, et il est temps que cela se termine : mille pages, c'est tout de même bien long… Après cela, demain, je compte relire Le Moulin sur la Floss, roman de George Eliot que Proust prisait beaucoup ; et qui, comparé à celui de Thackeray, va me faire l'effet d'une longue nouvelle, du haut de ses à peine sept cents pages.

– Il faudra aussi que je me ménage une heure pour écrire cinq mille signes à propos de Sophie Marceau ; à qui, bien entendu, il n'arrive rien. Quand il leur arrive réellement quelque chose, on monte tout de suite facilement à sept ou huit mille signes… Ce qui me fait penser à cette histoire russe se passant dans un camp de la mort communiste, sous Staline, peu après la grande terreur de 1937. Un zek demande à un nouveau prisonnier : « Tu en as pris pour combien ? » L'autre : « Vingt-cinq ans. » Le premier : « T'avais fait quoi ? » Le second : « Mais rien du tout ! » Le premier, ironique : « Arrête tes charres : quand on n'a rien fait, le tarif c'est dix ans… » Cela dit, le zek de l'histoire péchait par optimisme : Varlam Chalamov a passé quinze ans dans différents camps de la Kolyma et il n'avait évidemment rien fait ; même chose et même tarif pour Evguenia Guinzbourg et quelques millions d'autres.

(Rappelons que Chalamov fut expédié à la Kolyma pour avoir soutenu publiquement qu'Ivan Bounine – exilé volontaire dès 1918 et prix Nobel de littérature en 1933 – était un grand écrivain russe. On pourra lire de lui La Vie d'Arséniev, roman assez largement autobiographique.)


Dimanche 17 avril

Sept heures dix. – Depuis ce matin, je m'efforce de lire Le Moulin sur la Floss avec les yeux de Marcel Proust – toutes proportions gardées, il va de soi. Il n'y a pas besoin d'atteindre la centième page (j'en suis là) pour comprendre ce qui a pu, chez Eliot, séduire l'auteur de La Recherche : notations sur l'enfance, sur la manière dont les impressions et les souvenirs s'en inscrivent en nous, quels phénomènes de transmutation ils subissent avec le temps, etc. Sans parler de l'humour de la romancière, qui se rapproche beaucoup de celui de Proust. J'ai commencé à corner quelques pages, avec l'idée d'en faire un billet d'ici quelques jours, si je m'en sens capable ; et si l'envie subsiste. Je crois bien avoir, en rayon, un ou deux autres romans de George Eliot : si mon admiration ne faiblit pas, il se pourrait bien que je les tire ensuite de leur sommeil. (Je viens d'aller vérifier : il s'agit d'Adam Bede et de Middlemarch, deux romans eux aussi très volumineux.)

– Les six mille signes de Sophie Marceau se sont écrits à peu près tout seuls.


Mercredi 20 avril

Sept heures dix.– Journée assez corvéeuse. D'abord parce que la femme de ménage a passé trois heures dans la maison ce matin, nous contraignant à un repli forcé dans la Case ; ensuite parce que, suite au rendez-vous manqué de la semaine dernière (voir plus haut), il nous fallait retourner à Rouen en début d'après-midi, afin que Catherine puisse sacrifier au rite de la visite pré-opératoire chez l'anesthésiste ; laquelle n'avait que fort peu de retard sur son planning – moins d'un quart d'heure –, si bien que nous pûmes quitter la ville avant que les travailleurs ne le fissent ; enfin, parce que, au retour, m'attendaient cinq mille signes à écrire sur Carla Bruni, lesquels ne pouvaient guère être remis à demain, dans la mesure où je suis attendu pour midi chez les Desgranges. Tout cela aurait logiquement mérité un apéritif, dont nous nous dispensâmes, précisément parce que je sais que je vais en prendre un demain, au retour de chez Michel. Avec tout cela, je n'ai guère sollicité Miss Eliot : une dizaine de minutes dans la salle d'attente, pas davantage. Heureusement, le temps travaille pour elle.


Jeudi 21 avril

Huit heures et demie.– Je suis rentré du Perche il y a une couple d'heures. Michel Desgranges était en belle forme. Nous avons beaucoup parlé des États-Unis (je veux dire par là que lui a beaucoup parlé et moi beaucoup écouté et un peu questionné). Il lit régulièrement un certain nombre de journaux, revues, etc. américains, ce qui lui permet de dire sur ce pays, et particulièrement sur les élections en cours, nettement moins de sottises pitoyables que celles que l'on peut lire dans notre presse d'État. Je lui ai demandé un certain nombre d'éclaircissements sur le système électoral en vigueur (que j'aurais sans doute pu trouver sur internet, mais je suis trop fainéant pour cela). Puis, Michel a dérivé sur les ravages de ce que, faute de mieux, on continue d'appeler le “politiquement correct” et qui ressemble de plus en plus à une dictature de type communiste, mais ouatinée. Vraie jouissance – du genre un peu nihiliste que l'on éprouve face à une catastrophe aussi majeure qu'inéluctable – lorsqu'il m'a exposé les mésaventures de cette “pièce” qui s'intitule Les Monologues du vagin– que jamais je ne lirai ni bien entendu n'irai voir, en raison même de son titre répugnant ; de même que je me tiendrais à l'écart, s'ils existaient, des Soliloques de la bite ou encore des Litanies du trou du cul, des Stances des coucougnettes ou des Babillages du clitoris. Enfin, bref, il s'est trouvé que, dernièrement, me raconte Michel, de braves étudiants plus que corrects d'une université du Texas ont eu l'idée de monter la “pièce” de Mme Ensler, ce concentré de féminisme progressiste et pensant mieux que bien. Aussitôt, tollé de la part d'autres étudiants, encore plus corrects (on pourrait les appeler les “post-corrects”) : écrits par une femme manifestement blanche, ce texte faisait comme si le vagin noir n'existait pas et n'avait pas ses problèmes et ses sanglots spécifiques ; le tintamarre fut si bruyant, et surtout si menaçant, que l'œuvre ne fut jamais montée. À quelque temps de là, dans une autre université, californienne cette fois, d'autres petits automates estudiantins ont la même idée, celle de représenter le chef-d'œuvre considéré. Nouveau tollé, dont l'angle d'attaque est un peu différent, et même, reconnaissons-le, encore plus “à la pointe des luttes” : post-post-moderne, pourrait-on dire. Cette fois, ce qui est vertement reproché à l'auteur, c'est de ne tenir aucun compte des personnes qui, bien que nanties d'une verge et d'une paire de testicules, se sentent (que dis-je : se savent) femmes “dans leur tête” ; là encore, la “pièce” est abandonnée.

Michel m'a raconté d'autres anecdotes au moins aussi réjouissantes que ces deux-là. Comme celle de ce pasteur noir de je ne sais quelle chapelle protestante, comme il en bourgeonne des centaines aux États-Unis, et par ailleurs une grosse pointure dans son métier (j'ai oublié lequel). Au lendemain du funeste jour où ce grand naïf s'est avisé de dire, d'après lui-même et la Bible, ce qu'il convenait de penser des sodomites, il s'est retrouvé proprement lourdé par l'entreprise qui l'employait. Peut-être cet homme avait-il cru que sa couleur de peau lui serait une sorte de cuirasse immunitaire ; peut-être, plus simplement, n'avait-il pas envisagé que l'on pût, au pays de la liberté, être foudroyé pour avoir exprimé une opinion non conforme à ce que pensent Susan Sarandon ou George Clooney (et deux cents autres : en dehors du fait qu'ils ne sont nullement fonctionnarisés, les acteurs américains ressemblent beaucoup aux nôtres, quand il s'agit d'afficher les bonnes pensées, celles qui permettent d'obtenir des rôles et des contrats).

Bref, j'ai passé une excellente journée. Il y fut aussi question de George Eliot, de Mario Vargas Llosa, de Flaubert, de Henry James et du Chef-d'œuvre de Michel Houellebecq, mais je vais garder tout cela pour moi, au moins ce soir.


Samedi 23 avril

Sept heures.– Élodie nous étant arrivée vendredi sur les coups de cinq heures, apéritif il y eut ensuite, bien évidemment ; mais raisonnable puisqu'il ne nous a pas empêchés, après le repas, de regarder Sarabande, le dernier film de Bergman, qui se présente comme une sorte de suite à ses Scènes de la vie conjugale, mais située trente ans après, avec ces deux mêmes prodigieux acteurs que sont Erland Josephson et Liv Ullmann.

– De toute façon, il valait mieux ne point trop boire et se coucher de bonne heure, puisque, ce matin, dès huit heures et demie, devait nous débarquer Mohammed-Charles (qui ne s'appelle évidemment pas ainsi) au volant de sa camionnette de déménagement, afin de charger toutes les affaires d'Élodie qui squattaient notre sous-sol depuis quelques semaines. Il fut presque ponctuel, ce jeune homme “divers”, et nous nous montrâmes ensuite, tous les trois (Catherine faisait bonne du curé…), d'une efficacité redoutable puisque, ayant empoigné les premiers cartons à neuf heures, à dix heures dix Mohammed-Charles refermait le battant arrière de son engin (qui doit sûrement avoir un nom particulier) et embarquait Élodie en direction de Saint-Malo, où les attendait le déchargement. Rude journée en somme, mais pas trop pour moi, qui en ai passé l'essentiel à terminer Le Moulin sur la Floss, dont je compte faire un billet demain, une fois que j'aurai propulsé Danielle Darrieux dans sa centième année en six mille et quelques signes. Pour la suite de mes lectures anglaises, j'ai brusquement décidé ce matin de ne pas enchaîner tout de suite avec Middlemarch, le dernier roman de George Eliot, mais de relire avant la Mrs Dalloway de Virginia Woolf.


Dimanche 24 avril.

Sept heures dix.– Je découvre à l'instant, dans ma boîte mail, le message d'un M. Christophe L. (je lui confère l'anonymat, faute d'indication contraire), à propos du Chef-d'œuvre ; le voici :

Cher Monsieur,

Lecteur, silencieux, de votre blog, je me devais de lire Le chef d'oeuvre de Michel Houellebecq. J'en ai achevé la lecture ce matin. Je ne vais pas vous ennuyer avec des analyses et des commentaires qui n'auraient, au fond, d'autre but que de faire le malin. Je voulais simplement vous dire que votre livre m'a captivé - si cette expression est encore en usage - au point que j'ai manqué la messe. Rassurez-vous, j'ai déjà manqué la messe pour des tas de raisons, plus ou moins bonnes. Mais aujourd'hui je m'étais dit que j'irais. C'était sans compter les dernière pages de votre roman. Donc, j'ai aimé ce livre. Il me semble que dans un des conditions atmosphériques et biologiques normales il devrait donner lieu à une discussion véhémente au  Masque et la plume. Qu'il devrait faire l'objet de quelques articles saignants ou élogieux. Dans la masse de la production annuelle (pour parler comme à la radio), qui n'est pas si nulle que ça n'en déplaise aux vieux-qui-regrettent, votre roman me parait être un sacré morceau de littérature. Un peu comme ces glaciers qui charrient à leur surface  des blocs de granit tombés d'une face nord. Je vais arrêter là, je suis déjà en train de faire le malin avec mes commentaires.

Bien à vous. Et au plaisir de lire Pot-Bouille.

Il fait bien, ce lecteur que je remercie, d'évoquer des glaciers, puisque la destinée de mon malheureux roman ressemble fort à celle du Titanic.  La grosse différence est que, pour le lancement du paquebot, il y avait eu de nombreux échos dans la presse… Pour ce qui est de l'hypothétique futur roman, que j'ai commencé en effet par appeler Pot-Bouille et que je désigne désormais d'un nom plus proche de son éventuel titre, Les Exilés, Michel Desgranges m'a vivement encouragé, jeudi dernier à m'y lancer sans trop me poser de questions, en partant des personnages, qui lui semblent être le point faible du précédent ; ce en quoi je me trouve d'accord avec lui. Mais c'est que, pour l'instant, au stade nébuleux où j'en suis, je ne sais pas trop par quel bout prendre l'affaire. Une chose, cependant, me semble à peu près certaine : je ne pourrai pas me lancer dans l'écriture tant que je n'aurai pas au moins trois ou quatre personnages forts, bien typés, ayant un véritable destin.

– J'ai finalement laissé de côté Mrs Dalloway pour me plonger dans les onze cents pages de Middlemarch. Lire ou relire Virginia Woolf tient toujours un peu, pour moi, de la punition, ou si l'on préfère du gage ; deux choses que je n'avais pas très envie de m'infliger aujourd'hui. On me dira que, dans ces conditions, je pourrais tout aussi bien décider de ne plus jamais relire les romans de cette dame. Mais c'est qu'ils ne sont pas seulement une punition : j'y trouve aussi mon compte de jouissance, mais qui se paie, chaque fois, d'une certaine dose d'ennui ; un peu comme ces vieilles maîtresses que l'on n'a plus tellement envie de recevoir dans son lit, mais qui, lorsqu'elles parviennent à s'y glisser encore, vous conduisent tout de même, vaille que vaille, à l'orgasme.


Lundi 25 avril

Sept heures et quart.– FD m'ayant gentiment oublié, j'ai décidé, en milieu d'après-midi, de tondre le jardin, en profitant de ce que Catherine devait s'absenter durant une heure ou une et demie. Je fus bien inspiré car la pluie se mit à tomber plutôt dru, au moment même où je me dirigeais vers l'abri pour y remiser l'engin sectionnant. Rentrée à l'heure prévue, Catherine ne s'aperçut absolument de rien – et pas davantage depuis –, malgré les larges traînées d'herbe fraîchement coupée qui maculaient l'allée conduisant du portail à la maison. Après cela, les femmes vont tout de même continuer, lorsqu'elles sont entre elles, à se moquer, de ce petit ton mi-attendri, mi-supérieur qui leur est propre quand elles parlent de nous : « Ah ! les hommes, ça ne remarque jamais rien… »

– Finalement, trouvant que je n'avais rien de bien original à en dire, j'ai rangé Le Moulin sur la Floss sans en avoir fait de billet ; texte qui, de toute façon, aurait emmerdé les quatre cinquièmes des passants au moins.

– J'ai décidé, avant-hier, de me fixer un budget “culturel” (livres + DVD ou blu-ray) de mille euros par an, soit quatre-vingts par mois ; j'ai même créé un petit document Word pour, dorénavant, noter ce que j'achète et à quel prix. Cela me permettra, les mois où je dépasse la barre des quatre-vingts, de savoir qu'il faudra me restreindre le suivant. Bref, je deviens raisonnable (enfin, on verra…).

– J'ai reçu ce matin un dossier émanant de la Caisse de retraite de Normandie, comportant des questionnaires, des notices, un résumé de carrière, etc. Naturellement, je n'y ai pas compris grand-chose. Ce n'est pas trop préoccupant pour le moment, dans la mesure où je suis bien décidé à ne pas bouger une oreille tant que je n'aurai pas entre les mains un gros chèque signé de mon cher employeur, ou au moins un papier officiel dûment paraphé, par lequel il s'engagera à me verser tant le jour de mon départ.


Jeudi 28 avril

Sept heures et quart.– Que dire, sinon que, ces deux derniers jours, j'ai bien avancé ma lecture de Middlemarch, dont je viens d'atteindre la six-centième page – c'est-à-dire que j'en ai tout juste dépassé la moitié. Roman foisonnant, roman chronique, roman tableau, avec ses passages ennuyeux, ses dialogues souvent intempérants, mais dont le charme est en fin de compte assez puissant pour qu'on en poursuive la lecture.

– Je continue à penser beaucoup à mes Exilés, sans pour autant me mettre vraiment au travail. (Je tente de m'enfumer moi-même en me disant que la réflexion préliminaire est partie intégrante de l'élaboration d'un roman, mais je ne me persuade qu'à demi, et encore.)


Vendredi 29 avril

Sept heures.– Emploi du temps bousculé de façon impromptue. En fin de matinée, dans la boîte, une lettre de mon employeur (j'ai appris ensuite que tout le monde avait reçu la même), pour me signaler l'ouverture, ce jour, d'un site internet (avec code d'accès et mot de passe) dédié au prochain PDV (Plan de départs volontaires, rappelons-le pour les oublieux). Je m'y suis rendu tout aussitôt. Il m'a eu l'air très bien fait, plutôt clair, pas trop jargonneux. La principale chose que j'y ai apprise est que les salariés désirant faire valoir leurs droits à la retraite seraient parmi les premiers servis, et non impitoyablement éliminés, comme je le craignais à tort depuis plusieurs mois. On donnait sur ce site, un numéro “vert” (je ne suis pas certain de la couleur…) afin de se mettre en rapport avec l'Espace mobilité (je sais, je sais…), mis en place, à Levallois, pour répondre à toutes les questions (les “champs”, en français d'outre-civilisation…) des volontaires au départ (Champs du départ pourrait être le titre de ce journal). Je composai le numéro, en me disant que la ligne allait évidemment être saturée, et je fus surpris de tomber sur une voix humaine dès ma seconde tentative. Laquelle voix me proposa un rendez-vous pour aujourd'hui même, à deux heures ; il était alors midi. Je n'eus donc que le temps d'avaler un sandwich, de passer un pantalon et un polo “de ville” puis de sauter dans Liselotte (?) et prendre avec elle la direction de Levallois. Mon entretien, comme beaucoup d'entretiens, n'eut pour seul intérêt que de m'informer des réunions et entretiens suivants, par lesquels il me faudra passer. La prochaine réunion, collective celle-là, est prévue pour le 12 mai. Il y aura ensuite un entretien téléphonique, dont j'ai oublié à quoi il correspond, puis un autre rendez-vous “physique”, mais cette fois individuel. Enfin, les dossiers de candidature devront être déposés à la Direction à partir du premier septembre. Et, si je me souviens bien, les choses s'étaleront ensuite jusqu'en février de l'année prochaine. Ce qui veut dire que j'en ai encore au moins pour un an à travailler ; cela ne me gêne nullement, mais a déçu Catherine, toujours plus ou moins en proie à ses fantasmes de déménagement.

J'ai tout de même trouvé le temps, ce matin et ce soir, d'écrire un mini-billet de quatre ou cinq lignes (à propos de l'orage de grêle qui s'est abattu sur nos têtes vers cinq heures), d'expédier trois mille signes dédiés à Florent Pagny et de lire trois ou quatre chapitres du roman d'Eliot. La journée de demain devrait être plus tranquille, et qui plus est conclue par un apéritif doublement motivé : parce que ce sera la dernière matinée de bénévolat de Catherine au presbytère de Pacy, et parce qu'elle rentre lundi à la clinique de Rouen pour se faire rafistoler l'épaule droite.


Samedi 30 avril

Quatre heures et demie.– Dans un grand élan d'optimisme, en parlant de journée tranquille, j'avais oublié, hier, que je devais tout de même écrire entre cinq et six mille signes à propos de Mimie Mathy ; laquelle se plaint de n'avoir jamais fait la couverture de Elle ni d'aucun autre magazine féminin. Elle s'en étonne, avec ce qui semble être de la bonne foi, voire une certaine candeur ; à moins qu'il ne s'agisse d'une roublardise fort habilement jouée. Voici ce qu'elle dit : « Je trouve que c'est un magazine censé faire rêver, et moi je pense que je fais rêver. Je fais rêver beaucoup plus qu'une mannequin à qui personne ne peut s'identifier. Moi, je fais rêver dans le côté : Waouh ! elle y est arrivée, on va y arriver ! » Je ne voudrais pas être méchant, et encore moins incorrect politiquement, mais je doute fort que Mme Mathy ait jamais fait rêver aucune femme, en dehors des autres naines évidemment, notamment celles qui vivent avec un demi-smic ou des minima sociaux. De toute façon, elle se fiche le doigt dans l'œil, en ce qui concerne les mécanismes de ce qu'il est convenu d'appeler le rêve, et qui n'est en fait que de l'envie, mais une envie qui ne ronge pas de façon trop pénible parce que l'objet en est situé trop loin au-dessus du sujet. En ce sens, les mannequins, les chanteuses, les actrices, les princesses continueront de faire “rêver” les matrones en collants fluo que je croise dans les allées du Super U de Saint-Aquilin ; mais jamais les naines, même ayant fort bien réussi leur carrière et leur vie, n'accompliront la même performance.
 
Comme souvent, pour ce travail, il m'a fallu imaginer puis construire un texte, à peu près cohérent et d'une lecture agréable, d'environ six mille signes, en partant d'une information, celle que je viens d'indiquer, qui devait occuper six ou sept lignes. Cela ne m'a pas posé le moindre problème, tant est efficace l'entraînement du rédacteur de fond. Mais, tout en le faisant, je me disais qu'il pourrait être amusant, pour les lecteurs du blog, que j'explique, à partir de cet exemple concret, “comment ça marche”. Finalement, lorsque l'article fut terminé, étant moi-même au bord de l'indigestion de naine, j'y ai renoncé. Mais, en reparlant, je me demande si je ne vais pas le faire tout de même. Après tout, il me reste une grande heure à tuer avant l'apéritif de fin de mois.

Mai 2016

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PAS DE BRAS,
PAS DE CHOCOLAT









Dimanche 1er mai

Huit heures.– Eh bien, finalement, nous avons commencé ce mois exactement comme nous avions conclu le précédent, c'est-à-dire par un apéritif vespéral, puisqu'il s'agissait de notre dernière soirée vraiment agréable avant au moins six à huit semaines, Catherine ayant rendez-vous demain à la clinique de l'Europe, dont elle ressortira mercredi avec un bras totalement immobilisé et des douleurs assez considérables. Moi-même, je n'aurai mal nulle part (en principe), mais l'incapacité de Catherine va impliquer que je devrai me transformer en homme à tout faire, moi qui n'aime rien tant que d'en faire le moins possible, surtout dans le domaine ménager. Rien que d'y penser, cela me donne envie d'aller remplir mon verre de riesling, ce que je vais faire illico.


Lundi 2 mai

Cinq heures et quart.– Nous sommes arrivés à la clinique de l'Europe à deux heures et demie et, une heure plus tard, je laissais Catherine installée dans sa chambre (chambre individuelle : exigence qui, chez elle, finirait par tourner à la hantise, ce que je puis comprendre) ; en réalité, je mens un peu : une fois l'installation faite, nous sommes redescendus ensemble fumer une dernière cigarette (dernière pour elle, évidemment), et je suis reparti directement. Après un rapide passage au Super U (il convient de respecter la “tradition Ricard” qui joue lorsque je suis seul ici), j'étais rentré à cinq heures moins le quart. Je suis censé aller rechercher Catherine mercredi en tout début d'après-midi.


Mardi 3 mai

Cinq heures.– Catherine a donc été, en principe, opérée ce matin. Je dis en principe car le numéro que l'on m'a donné au standard pour y prendre de ses nouvelles sonne imperturbablement dans le vide. Cependant, je suppose que si l'opération avait dû être remise, elle aurait trouvé le moyen de m'en avertir ; et dans le cas où elle serait morte sur le billard, les autorité compétentes ne se seraient pas fait faute de m'en avertir. Je referai un essai tout à l'heure, puis demain matin en cas d'insuccès. Comme Catherine est partie sans son portable (par peur des vols), je n'ai aucun moyen de la joindre directement. J'aurais de toute façon fortement hésité à le faire, sachant combien, après une anesthésie, il est pénible de se faire réveiller par des importuns, même quand l'importun est votre femme ou mari.

Pour ce qui est de ma soirée en vue, je vais tâcher de me mettre à l'apéritif le plus tard possible (disons sept heures au lieu de six…), puis de manger, de façon à être encore tout frais pour la soirée Denys Arcand que propose je ne sais plus quelle chaîne de télévision. Le deuxième film projeté est Les Invasions barbares, que je reverrai avec plaisir, mais c'est surtout le premier qui m'intéresse (son titre m'échappe) : datant de 2014, il est tout à fait inconnu de moi. Le critique de notre magazine de programmes en dit plutôt du mal, mais vu qu'ils couvrent généralement d'éloges des bouses irregardables, cela ne m'impressionne pas plus que ça. [Note du premier juin : le film d'Arcand s'intitule Le Règne de la beauté.]


Mercredi 4 mai

Huit heures vingt du matin.– J'ai fini par réussir à parler à une infirmière, hier vers six heures : l'opération avait bien eu lieu et Catherine était remontée dans sa chambre (pas par ses propres moyens, évidemment). Je vais aller la rechercher tout à l'heure, entre onze heures et midi, suivant les instructions qui m'ont été données par la même occasion.

Ensuite, mon apéritif fut court (dans le temps), raisonnable (par la quantité bue) et suivie d'une soirée “spéciale Denys Arcand”, sur laquelle je reviendrai probablement cet après-midi ou ce soir.

Cinq heures et demie.– J'ai récupéré une Catherine souffrante et énervée peu avant onze heures et, à midi, nous étions de retour à Pacy, où je fis un passage à la pharmacie afin d'y faire l'emplette des diverses drogues chaudement recommandées par l'épaulologue ; à quoi Catherine ajoute de petites gélules à base de morphine, avec la bénédiction du Dr Pluton, consulté tout à l'heure par téléphone. Le même Dr Pluton ayant conseillé l'absorption vespérale d'un petit whisky, nous allons sans trop tarder suivre ses recommandations. Cela dit, malgré son cocktail analgésique, Catherine souffre tout de même joliment. Au moins durant les trois ou quatre premières vingt-quatre heures, le plus pénible (et le plus long à passer) est pour elle les nuits, dans la mesure où elle ne peut dormir qu'assise. Mais enfin, il faut bien en passer par là.


Jeudi 5 mai

Sept heures et demie. – Petit miracle ce matin : me levant peu après sept heures (j'ai émigré dans la chambre de la Case afin de laisser le lit de la chambre “conjugale” à Catherine), je l'ai trouvée (Catherine) bien reposée malgré sa nuit passée assise, et nettement moins accablée de douleur qu'hier soir ; au point qu'elle a même, toute la journée d'aujourd'hui, négligé les petites gélules de sulfate de morphine pour se contenter des calmants prescrits par le chirurgien de la clinique de l'Europe. Comme il y a peu de risques que la douleur se mette à réaugmenter (sur les conseils du Dr Pluton, nous avons doublé la dose de l''anti-inflammatoire prescrit), on doit pouvoir, sans trop s'avancer, dire dès maintenant que cette opération s'est mieux déroulée que la précédente. En tout état de cause, Catherine a un moral au beau fixe, ce qui, en ce moment, suffit à mon bonheur.


Vendredi 6 mai

Sept heures vingt.–  L'amélioration rapide de l'état de Catherine s'est confirmé aujourd'hui, puisqu'elle a commencé d'elle-même à supprimer les doses de Tramadol qu'elle était censée prendre dans la journée, pour se contenter du seul paracétamol. (J'ai soudain l'impression de tenir un blog-de-pharmacien…) En revanche, l'énerve un peu le fait qu'elle s'endort dès qu'elle s'installe dans le canapé et est à peu près incapable de se concentrer sur aucune lecture que ce soit.

– Mes Puissances tutélaires m'ont fait un coup nouveau ce matin, en me chargeant d'un article à faire à partir d'un papier paru dans Nice-Matin, mais réservé aux seuls abonnés : il a fallu que je me crée un compte et que je m'abonne – au tarif “incitatif” d'un euro – pour pouvoir le lire. À charge pour moi, demain, de découvrir sur le site de ces plumitifs la procédure à suivre pour se désabonner ; à mon avis, elle doit être particulièrement discrète, voire tout à fait décourageante. Le pire est que je suis assez “aquoiboniste” pour me laisser décourager, en effet, et payer le restant de mes jours un abonnement à ce récure-fondement méridional.

– Commencé le Portrait de femme de James.


Samedi 7 mai

Sept heures vingt.– Mes journées, objectivement, ne sont pas particulièrement pénibles (moins que celles de Catherine, en tout état de cause),  mais je suis désormais ainsi fait – et sans doute l'ai-je toujours plus ou moins été –, que tout dérangement même minime dans les habitudes résonne en moi de façon désagréable ou, au moins, légèrement perturbante. Rien que le fait, par exemple, de voir Catherine s'assoupir dix fois par jour me crée une sorte d'obligation de silence, de retenue, de pointe-des-pieds, qui suffit à me distraire totalement de ce que je suis occupé à lire (Henry James en souffre, actuellement…). Et aussi la perspective de devoir, à n'importe quel moment, être requis par elle, pour ceci ou pour cela ; des ceci et des cela qui ne sont nullement prenants en eux-mêmes, mais dont la perspective suspendue en permanence sur ma tête a pour effet de me mettre dans une sorte de situation d'insécurité diffuse. La vérité est que, contrairement à d'habitude, je me sens responsable de la marche de la maison, et que je n'aime pas cela (toujours cette certitude latente que je ne vais pas être à la hauteur, que l'imposture va se révéler au grand jour).

– Tonte (entre autres choses).


Dimanche 8 mai

Huit heures. – Tout a été normal aujourd'hui, en tout cas vu par un pessimiste rédhibitoire comme je le suis devenu. D'une part, au moment d'écrire mon stupide article à propos de Michèle “Angélique” Mercier, je me suis aperçu que le site de Nice-Matinétait inaccessible (et il l'est resté toute la journée), si bien que j'ai dû faire le travail en me passant de ses services ; d'autre part, lorsque, enfin, j'ai pu accéder à un certain nombre de rubriques, et notamment à celle qui s'intitule très logiquement “Mon compte”, j'ai bien entendu été infoutu de trouver la moindre piste permettant de se désabonner.

Avec tout cela, il a fallu supporter les piaillements orgasmiques attendus des progressistes à babouches, à propos du nouveau maire exotique et musulman de Londres, et leurs déplorations rituelles concernant le 8 mai 1945 de Sétif, dont bien entendu ils ignorent à peu près tout, en dehors de la propagande éhontée que le sub-claquant parti communiste français entretient avec succès depuis cette date. Il y a des jours où je n'espère plus qu'en la venue du virus particulièrement implacable ou de la bonne grosse météorite.


Lundi 9 mai

Huit heures. – Dieu que ces journées sont mornes, depuis une semaine ! C'est à peine si j'arrive à lire, tant le fait de savoir que Catherine va avoir besoin de moi me retient l'esprit. Et, quand elle dort (ce qui est souvent, en raison du tramadol qu'elle absorbe), c'est presque pire : j'ose à peine respirer, encore moins tousser (et, naturellement, l'envie de tousser survient, irrésistible, dès qu'elle ferme les yeux ; un peu comme, au théâtre ou à l'opéra, quand le rideau se lève et que se fait le silence). Elle-même, de son côté, doit vivre des journées agaçantes, dans la mesure où, dès qu'il lui manque quelque chose, elle doit peser le pour et le contre durant des temps infinis avant de faire appel à moi. Si bien que, à force de ne pas vouloir nous déranger l'un l'autre, nous nous pourrissons largement nos journées, en étant finalement obligés de nous déranger l'un l'autre.

– J'ai tout de même lu quelques chapitres de Portrait de femme, qui est un superbe roman.


Mardi 10 mai

Sept heures et quart.– Tenir un journal pour ça, vraiment ? Pour dire que, ce matin, je suis allé passer une heure à Pacy, chez le boucher, puis le boulanger, puis le bureau de tabac afin d'en rapporter diverses denrées indispensables ? Que j'ai préparé le dîner (sous l'œil vigilant de Catherine, tout de même…) et que, entre ces deux activités, plus deux ou trois autres de moindre importance, j'ai somnolé sur le roman de James, mes yeux se fermant dès que je venais me rassoir dans mon fauteuil d'élection ? Que, demain, il va falloir recommencer les mêmes choses, avec, en plus, un petit voyage jusqu'au cabinet de la kinésithérapeute – le matin – puis à celui du vétérinaire – l'après-midi –, sans oublier de ramasser les merdes de Bergotte dans le jardin car les poubelles passent (merveilleuse expression dont je ne me lasse pas) après-demain ? Le seul point positif de cette journée idiote est que nous avons, d'un commun accord, renoncé à l'apéritif qui, depuis le retour de Catherine de la clinique, tendait à devenir sérieusement quotidien ; positif mais bien esseulé…

– Il y a 35 ans, le 10 mai 1981, j'étais rentré en train de chez mes parents, j'avais traversé Paris pour retrouver chez elle une jeune Patricia brune et potelée dont j'avais fait la connaissance quelques jours plus tôt et qui, une fois sa porte refermée, avait fait montre d'une réelle appétence pour l'organe qui me différenciait essentiellement d'elle. Puis, j'étais rentré dans ma rue de Charenton en taxi, dans une ville en fête furieusement klaxonneuse, et je m'étais couché, tout content de m'endormir dans une France socialiste. Il ne faudrait pas vieillir.


Vendredi 13 mai

Sept heures et demie.– C'est bien pour dire que je ne laisse pas ce journal totalement en jachère… Mais le fait est que je n'ai rien envie d'y noter, tant les journées que nous vivons depuis dix jours, Catherine et moi, sont privées de tout relief (pour elle, qui dort la moitié du temps) et de toute activité un tant soit peu intéressante (pour moi qui me disperse entre mille et une petites tâches stupides mais indispensables à accomplir).

– Néanmoins, je suis tout de même allé hier à une réunion organisée à Levallois pour une dizaine de candidat au PDV, sous le haut patronage du courtier qui a été chargé par L. A. de s'occuper de cette affaire et, si possible, de la mener à bien. Elle ne m'a servi à peu près à rien, cette réunion, dans la mesure où je savais déjà (les autres aussi, je suppose) presque tout ce que les deux jeunes femmes – dont une Asiatique tout à fait regardable à défaut d'être audible – tenaient à nous apprendre sur la retraite. La seule utilité a en fait été de m'inscrire pour la suite du parcours, c'est-à-dire l'établissement d'un “bilan retraite”, ce qui devrait prendre une quinzaine de jours, m'a assuré ce matin, par téléphone, l'une des deux jeunes femmes d'hier (la pas-asiatique…). Ensuite, j'aurai droit à un entretien privé, toujours à Levallois évidemment, pour… eh bien, j'ai déjà oublié pour quoi faire exactement. Mais enfin, l'affaire suit son court. Après cela viendra l'été, où il ne se passera plus rien ; et, à partir du premier septembre auront lieu, auprès de la DRH, la remise des dossiers. C'est là qu'il ne faudra pas trop traîner car, à chances égales, les premiers arrivés seront les premiers servis. On peut compter sur moi pour camper sur le paillasson du bureau concerné dès avant l'aurore aux doigts de rose.

– Depuis trois jours, je n'ai pas dû lire plus que quatre ou cinq chapitres de Portrait de femme, et le livre en souffre un peu ; mais évidemment moins que si je m'étais plongé dans un roman à personnages et intrigues multiples, du genre de Middlemarch par exemple.


Samedi 14 mai.

Cinq heures.– Finalement, face au Chef-d'œuvre, je me retrouve un peu dans la situation de cet homme qui a vécu vingt ans de sa vie d'adulte en se croyant stérile et qui finit un jour par féconder une femme ; mais elle lui donne un petit mongolien. Il parvient tant bien que mal à se faire à cette idée pénible, et même à se persuader qu'il l'aimera “comme un autre” ; mais de là à prendre le risque d'en faire un second…

– Catherine et moi venons de revoir (pour la six ou septième fois, dans mon cas) la Rivière sans retour de Preminger :la magie de ce film – qui fait assurément partie de mes dix préférés ; enfin, disons : de mes trente préférés… – opère toujours sur moi avec la même force qu'à la première ou seconde vision. Je trouve que Marilyn y est bouleversante, à la fois de talent et d'émotion (ça va ensemble, évidemment). Et Mitchum est parfait, comme d'habitude. J'avais lu (ou entendu dans un documentaire télévisé) que les rapport entre le réalisateur et sa star féminine s'étaient presque tout de suite dégradés, sur le plateau, au point qu'ils en étaient rapidement arrivés à ne plus s'adresser la parole du tout. Si bien que c'est Mitchum qui se chargeait de faire le go between : « M. Preminger voudrait que tu joues la scène comme ci… », « Miss Monroe vous suggère de… », etc., durant tout le tournage. Et cela pour aboutir quand même à un film habité par la grâce.

– Tonte.


Dimanche 15 mai

Sept heures et demie.– Journée morne, malgré le soleil. Catherine, qui commence à souffrir moins, s'impatiente de son invalidité temporaire et de tous les petits tracas qu'elle entraîne – ils sont nombreux. Du coup, la sentant d'humeur chagrine, je le suis illico devenu moi aussi, si bien que nous avons passé les dix ou douze heures qui viennent de s'écouler dans une vague grognonnerie sans cause, qui n'était pas dirigée contre l'autre, ni d'ailleurs contre soi, mais qui semblait flotter dans toutes les pièces, telle une tenace odeur d'huile après la confection de frites. Cela a entraîné chez moi une désaffection assez large de la lecture (Henry James ne pourra pas se plaindre de harcèlement aujourd'hui), me contentant de remplir sans entrain des grilles de mots croisés “muettes”, en me demandant régulièrement pour quelle raison obscure je me livrais à cette activité somme toute assez stupide ; ce qui ne m'empêchait nullement de continuer. Espérons que demain reverdira.


Lundi 16 mai

Huit heures. –  Il se passe, cette fois-ci, la même chose que lors de l'autre épaule, fin 2014 : devenant le maître bien obligé de la marche de cette maison, j'ai totalement condamné au chômage le lave-vaisselle. Le résultat logique est que, entre cinq et dix fois par jour, je plonge mes mains dans le bac de l'évier pour y laver ce qui s'y trouve de sale. Je ne suis pas sûr que Catherine comprenne ce qui me fait agit ainsi, d'autant qu'il m'a fallu moi-même quelque temps pour y voir un peu clair.

Faire la vaisselle me plaît, il faut bien le dire, parce que cela me ramène à ces soirées de week-end, où je me trouvais à La Ferté, dans la maison de mes parents, et rien qu'avec eux. Il n'y eut jamais de machine destinée à laver la vaisselle, en cette maison. L'opération se faisait donc à la main et, chez nous, selon un certain processus ludique auquel nul n'a jamais songé à déroger, dans la mesure où il faisait partie de l'opération elle-même. La chose se passait ainsi : ma mère, dos tourné à mon père et à moi, lavait ce qui devait l'être, avant de poser les différents ustensiles sur le séchoir à sa gauche. Mon père et moi, chacun un torchon en main, prenions un sur deux de ces objets qui réclamaient d'être essuyés. Mais attention : il ne s'agissait pas de tricher, chacun de nous deux devait obligatoirement et alternativement saisir ce qui se présentait, ce que ma mère, véritable ordonnatrice de cette cérémonie joyeuse, posait sur le présentoir. Il se passait alors un moment unique, où le père et le fils devenaient strictement égaux, en compétition parfaite et pour rire, d'autant plus agréable qu'ils pouvaient penser n'y être pour rien, dans la mesure où c'était la femme leur tournant le dos qui décidait de tout – et qui devait, j'imagine, les prendre pour les mêmes étonnants gamins.

Car, bien sûr, comme dans tous les jeux d'enfants, il y avait un enjeu : il s'agissait de tomber, par effet du sort binaire, sur les choses les plus faciles à essuyer ; l'homme adulte qui m'avait engendré et moi-même avions, sur ce point, des critères d'une grande rigueur : il était entendu qu'une assiette était un privilège, par rapport à une casserole (et dans le cas de deux casseroles consécutives, leurs tailles respectives donnaient lieu à des scènes dont il m'est difficile de me souvenir sans m'en émouvoir un peu). Le point culminant de chaque séance vaisselière se produisait lorsque la cocotte-minute était en jeu. Je crois que, dans ces moments où les mains de ma mère se rapprochaient de plus en plus de la gamelle en question, mon père et moi atteignions le sommet de notre gaminerie commune : qui allait hériter du couvercle, et qui de la marmite ?

Avec le temps qui a passé, et la maison de La Ferté qui s'est évanouie quelque part, je me demande si j'ai, avant ou après, vécu des moments plus précieux que ces séances de “vaisselle à trois”, dont, je crois, il demeure une infime trace dans le chapitre 5 de mon pauvre Chef-d'œuvre.


Mardi 17 mai

Sept heures et demie.– Je me suis demandé, hier, si je n'allais pas utiliser l'entrée du jour pour en faire un billet sur le blog ; je me suis d'ailleurs encore interrogé à ce sujet toute la journée d'aujourd'hui (mais pas en continu, tout de même…). Je pense finalement que je ne vais pas le faire, parce que l'anecdote contée est un peu trop intime pour un billet, me semble-t-il, et qu'elle a davantage sa place ici, dans le journal.

À peu près rien lu. La journée s'est passée en occupations aussi diverses que sottes, comme aller faire les courses, répandre du désherbant total sur les dalles et les allées, mettre en route une machine à laver (du “blanc” : 60° ; et ne pas oublier la poudre anti-calcaire), étendre le linge propre, après avoir dépendu le linge sec d'hier (de la “couleur” : 40° ; et penser à ne mettre la poudre sus-évoquée qu'une fois le tambour refermé, sinon ça laisse des traces blanchâtres sur les vêtements de couleurs sombres), préparer le dîner. Enfin voilà, quoi : ma vie de femme au foyer sans enfant (encore heureux !).


Mercredi 18 mai

Huit heures.–  Notre infirmière habituelle est passée peu après six heures, pour ôter les fils noirs qui décoraient l'épaule droite de Catherine : de même que nous octroyons à Bergotte une friandise carnée dès que nous lui faisons subir une anodine torture, comme l'ingestion d'un vermifuge, où l'apposition à la peau d'une pipette de produit anti-parasites, nous nous sommes, après son départ (celui de l'infirmière) autorisé un petit apéritif, rythmé par Sinatra – nous traversons une période crooner. (Bergotte ronge son os dehors, tandis que le vent, revenu à l'ouest, agite les arbustes et le cerisier, et que Boulou semble guetter la menace du ciel, bien planqué sous la table de la terrasse.)

Je ne déteste pas cette période particulière (je ne l'avais déjà pas détestée il y a un an et demi) où Catherine dépend presque entièrement de moi pour toute chose. Cela a des côtés pénibles, et principalement le fait que je sais pouvoir être déranger à n'importe quelle seconde, même si elle fait effort pour ne pas endosser le rôle du malade infantile et exigeant. On rejoint la fameuse formule de Flaubert, que j'ai déjà citée plusieurs fois : il ne suffit pas de, etc. Mais, d'un autre côté, il me semble que cette interdépendance accrue, et basculant plus ou moins dans le sens unique (et voilà qu'il pleut, Bergotte rapplique dans la Case et s'y couche), crée, non pas un nouveau lien entre nous, mais confère à ceux qui existent déjà une sorte de solidité qu'ils n'avaient pas, ou avaient moins. Il faudrait creuser cette impression, mais je n'ai guère le temps (excuse facile). En réalité, je veux simplement dire une chose toute bête : que ce qu'elle subit depuis deux semaines, et pour encore quatre, nous rapproche tout en nous énervant tous les deux.

Dans cet étrange plaisir dont je parle, entre aussi la projection vers un avenir proche, celui où tout rentrera dans l'ordre habituel ; il s'accompagne d'une certaine mélancolie, engendrée par la certitude que, alors, nous oublierons très vite ces semaines particulières, et que, comme dans ces films où l'on efface la mémoire des protagonistes, nous reviendrons à notre vie d'avant, exactement comme s'il ne s'était rien produit d'anormal.

– Un film assez médiocre, vu cet après-midi, m'a donné envie de relire Jane Austen, dès que j'en aurai terminé avec Henry James.


Vendredi 20 mai

Huit heures moins vingt.– Merde, tout de même ! Voilà bien deux jours que je n’écris rien dans le journal, et justement, ce soir où j’avais envie d’y inscrire quelques phrases, je me retrouve avec un internet en carafe, ce qui m’empêche d’y accéder. Recours au bon vieux “document Word”, donc.

– Il y a très souvent, presque toujours, dans une journée, des micro-bonheurs que l’on ne songe même pas à noter. (J’ai l’impression de me mettre à parler comme cette pauvre Virginie B !) Parfois, on se dit qu’on le fera le lendemain, à “tête reposée” ou parce qu’on disposera de plus de temps ; naturellement on n’en fait rien, simplement parce qu’on a oublié, alors que la joie avait été réelle sur le moment. Ainsi, aujourd’hui, ce très court mail de Pluton, pour nous dire qu’à la suite de son opération (combien ? Cinq jours ? Une semaine ? Davantage ? Et voici le diariste confus de n’avoir rien noté au jour le jour), Emma venait d’être “désentubée” et qu’elle allait donc bientôt pouvoir rentrer à la maison. Le lisant, ce mail, j’en ai éprouvé un plaisir énorme, une bouffée de soulagement, quelque chose comme ça. Bien entendu, j’aurais dû faire part de cette joie à Pluton, cela lui aurait fait plaisir, je le sais bien. Mais comment s'y prendre ? Quel agencement de phrases pour ne pas tomber dans une sorte de ridicule pleurnichard ou niais, qui en plus pourrait bien passer pour insincère ? Pourquoi est-on toujours si embarrassé avec les gens que l’on aime, et notamment aux instants où l’on sent bien qu’ils auraient besoin de vous ? Je ne sais pas si un dieu nous a créés, mais si c’est le cas, je ne trouve pas qu’il nous ait vraiment réussis. Peut-être la planète Terre s’appelle-t-elle, dans le reste de l’univers, la planète Brouillon.

– J’ai enfin terminé Portrait de femme hier (ou avant-hier ?). Je n’en dirai rien, me sentant incapable de rendre justice à Henry James, vu la façon dont j’ai lu son roman, à savoir entre dix et trente pages par jour, quand il aurait fallu le faire par blocs de cent pages au moins ; mais la vie commande. J’ai enchaîné avec Jane Austen (Emma), qui reste décidément l’un de mes écrivains anglais préférés – j’y reviendrai.


Samedi 21 mai

Huit heures moins le quart. – Grandes délices, à lire Jane Austen. Porté par mon enthousiasme, j'ai voulu revoir ce que disait Nabokov, dans son cours sur Mansfield Park : très décevant. Au moins sur ce plan, celui du “décorticage” d'une œuvre, ce type était un charlatan. Du reste, en tant qu'écrivain, je n'ai jamais très bien compris pour quelles raisons ses sectateurs le portaient aux nues. Je n'ai lu que fort peu de ses livres, mais je me souviens qu'après Lolita, du haut de mes 25 ans (à peu près), il m'avait bien semblé que ce roman, au début extraordinaire, avait cent pages de trop et n'était nullement le chef-d'œuvre qu'on me sommait de voir en lui. Disons, pour liquider la question, que Nabokov et moi sommes assez peu compatibles.

– Les mésanges des deux cabanes (bleues dans l'une, charbonnières dans l'autre) continuent de nourrir inlassablement leurs nichées respectives. Et, comme d'habitude, étant incapable de dire quand les petits sont nés, je ne sais pas non plus à quel moment ils seront susceptibles de s'envoler. Sauf coup de chance, comme l'année dernière, je vais donc probablement manquer leur envol.


Dimanche 22 mai

Huit heures mois le quart. – Le problème, quand on fait garde-malade et aide-ménagère et garçon de course et ambulancier, c'est qu'on n'a plus trop le temps de… Non, tout cela est faux : je dispose encore de très larges plages de temps, chaque jour, où je pourrais faire autre chose. Ce que ces multiples micro-obligations font disparaître, c'est l'envie, ou même l'idée, de faire autre chose.


Lundi 23 mai (saint Didier)

Huit heures moins le quart.– Il se passe une chose amusante, après trois semaines post-opératoires presque révolues (et je me demande si je ne l'avais pas déjà observée lors de la précédente épaule) ; c'est que les contraintes pénibles qui nous sont imposées, chacun les siennes, créent à la longue une forme nouvelle de… de quoi ?  de complicité ? Oui, sans doute : quelque chose comme cela. Notre vie est sortie de ses rails par la force des choses, et nous nous trouvons finalement assez contents, voire fiers, de savoir y faire face sans que ni l'un ni l'autre de nous ne se départe d'une certaine tranquillité bienveillante. C'est un état qui devrait être utilisable dans un roman, si on envisageait d'écrire un roman.

– J'ai oublié de noter qu'hier, il y avait une “exposition d'artistes” à la mairie du village : nous y sommes allés, parce que c'était l'occasion pour Catherine de sortir et de marcher un peu. Quatre ou cinq artistes étaient exposés (peinture et sculpture) et nous fûmes ébahis d'apprendre qu'ils étaient tous du Plessis-Hébert : nous ignorions vivre dans un “village d'artistes”. L'exposition était fort modeste, il y avait des choses qui n'étaient point indignes, et d'autres qui l'étaient franchement. Une dame à fort accent anglais accueillait les visiteurs (c'est-à-dire rien que nous, à une heure) et nous apprîmes qu'elle était l'épouse de l'un de nos voisins “de derrière”, qui est déjà venu faire quelques travaux d'électricité à la maison et que nous voyons à chaque élection, car il fait partie des gens qui entourent le maire en ces jours solennels, autour de l'urne sacrée.

– Sorti du lit à six heures et demie, j'ai terminé avant le lever de Catherine la seconde partie d'Emma, avec un plaisir intact, voire renforcé.


Mardi 24 mai

Huit heures. – Poussé par Catherine (qui la connaît par cœur), j'ai tenté, hier soir, de regarder les deux premiers épisodes d'une mini-série produite par la BBC, concernant Orgueil et Préjugés, le roman sans doute le plus connu (au moins par son titre) de Jane Austen, dont je suis en train de terminer Emma. Au bout de vingt minutes, je savais que c'était une erreur, et j'ai passé le reste du premier épisode (avant de m'opposer fermement à la diffusion du second) à tenter de comprendre pourquoi c'était à ce point dénué d'intérêt. Je crois y être à peu près parvenu, mais l'expliquer demanderait plus de temps que ce dont je dispose ce soir : je ne note cela que pour me souvenir que je dois en parler plus tard, soit demain matin dans un billet, soit demain soir ici. Il me semble avoir également compris pourquoi les divers romans d'Austen jouissaient d'une telle faveur auprès des adaptateurs cinématographiques ou télévisuels.


Mercredi 25 mai

Cinq heures.– Je n'ai plus tellement envie de développer ce que j'évoquais brièvement hier soir. Pour le dire en très bref, il y a d'abord le problème général, celui de l'adaptation des œuvres littéraires au cinéma ou à la télévision : dans la plupart des cas, la caméra ni les seuls dialogues ne sont capables de traduire ce qui compte dans un roman, à savoir le regard de l'auteur sur les personnages et la distance qu'il instaure (et qui peut varier en cours de route) entre eux et nous. C'est évidemment moins gênant lorsqu'on a affaire à une histoire riche en péripéties et rebondissements (Dumas, Hugo, Balzac dans certains cas, etc.). Cependant, dans le meilleur des cas, le cinéaste ne pourra guère faire plus que de travailler sur le scénario du roman, son synopsis, et non sur l'œuvre elle-même, puisque, précisément, il en a éliminé l'auteur par la force des choses, les contraintes propres à son moyen d'expression.

Cela devient dramatique dans le cas de Jane Austen (ou de Proust, ou de Flaubert…), dans la mesure où les scénarios de ses romans sont d'une minceur extrême et, de plus, à peu près toujours semblables (filles à marier), toujours situés dans le même milieu (bourgeoisie et nobliaux de la campagne anglaise). Tout le prix de ses six romans – et c'est à mon avis un prix élevé – tient au regard qu'elle porte sur ses personnages, à son humour, son ironie allant du tendre à l'acerbe, les petites touches de son pinceau de miniaturiste, autant de choses que le cinéma est inapte à rendre. C'est cette ironie douce, et cette distance entre son sujet et nous, qui fait que les personnages les plus grotesques, ou les plus pénibles, ne le sont jamais vraiment, parce qu'ils sont nimbés de cet humour indulgent qui est la marque de la romancière. Transposés au cinéma, ils redeviennent simplement ce qu'ils seraient si Austen n'était pas à pour nous les montrer et que nous les découvrions par nous-mêmes ; c'est le cas, par exemple, dans Emma que je viens de terminer, de Mr Woodhouse, le père du personnage éponyme : vieillard radoteur, obsédé par les courants d'air et l'hygiène alimentaire, avec ça d'un très redoutable égoïsme, qui serait proprement insupportable dans un film parce qu'il serait forcément montré en son état brut, en éclairage direct si je puis dire, et non dans la lumière particulière dont Austen l'entoure.

Du coup, on comprend pourquoi ses romans ont autant eu la faveur du cinéma et de la télévision (les six ont été adaptés, et la plupart plusieurs fois) : c'est que, soustraits à l'auteur et ramenés à eux-mêmes, leurs scénarios ne diffèrent pas beaucoup des “sagas” de l'été que les tâcherons de la télévision pondent sans se lasser pour les chaînes publiques et privées. Il leur suffit alors, lorsqu'ils ont vidé la coquille de toute sa substance, de planter leur caméra devant ce qui reste et de tourner. Il en résulte la chose insipide et assez ridicule que j'ai tenté de regarder avant-hier.

– Sitôt terminé Emma, peu avant midi, j'ai fait un bond de près d'un siècle en arrière en rouvrant le Tom Jones d'Henry Fielding. J'ai également commandé un roman de Tobias Smollett, dont je n'ai lu que le Voyage en France et en Italie (pas sûr que ce soit le titre exact), il y a déjà quelques années.


Jeudi 26 mai

Sept heures et quart.– Vraiment rien.


Vendredi 27 mai

Huit heures.–  André va avoir soixante ans (ce qui est normal, puisqu'il est né la même année que moi). Béatrice, sa femme depuis… Voyons : quand je suis devenu “ami d'enfance” avec André, en 1978, il était déjà entendu qu'il allait passer sa vie avec Béa (je déteste les diminutifs, mais, là, l'ayant toujours appelée Béa, son vrai prénom me semble tout à fait étranger à sa personne – exactement comme celui de Daniel pour mon père, que tout le monde a toujours appelé Dany).

Bref : Béa a décidé qu'il fallait que les trente ou quarante personnes les plus proches d'André (beaucoup de sa famille) lui offrent une sorte de roman à multiples mains, le jour choisi pour la “fête”. (En ce qui me concerne, le fait qu'on puisse organiser une fête pour mes soixante ans suffirait presque à me faire rompre toute relation avec la femme partageant ma vie ; mais enfin, les Fernique ne sont pas moi.)

J'ai écrit la deuxième “entrée” de ce patchwork, forcément voué à l'incohérence. Et, ensuite, j'ai proposé à Béa de relire l'ensemble et d'en corriger les fautes, ce qui a été accepté. Je ne savais pas exactement ce qui m'attendait : j'y reviendrai demain.


Samedi 28 mai

Deux heures et demie. – Je viens à l'instant de terminer la relecture corrective du patchwork que j'évoquais hier soir. Pour déblayer un peu le terrain, voici le mail que j'ai envoyé à Béa, ainsi qu'à deux autres personnes qui, si j'ai bien compris, doivent se charger de la mise en forme de ces soixante-dix pages :

Ma chère Béa (et bien chers autres),

Je viens de terminer ma relecture, aussi attentive que possible. Tout d'abord, tu pourras présenter mes compliments à tous les participants pour leur orthographe, leur grammaire et leur syntaxe : les fautes étaient étonnamment peu nombreuses dans ces soixante-dix pages.

C'était un peu différent pour la ponctuation, assez incertaine dans la plupart des cas. Comme j'ai moi-même horreur que l'on touche à mes virgules (tu touches ma virgule, tu l'épouses !), j'ai respecté les façons de chacun, n'intervenant que dans les cas où la sarabande des virgules rendait une phrase ambiguë voire presque incompréhensible.

Le plus long et le plus ennuyeux fut de rendre homogènes tous les passages dialogués, chacun ayant évidemment fait sa petite tambouille dans son coin. J'ai opté pour la disposition suivante : mise à la ligne avant le début de chaque dialogue et nouvelle mise à la ligne pour revenir au discours indirect ; dialogues simplement ouverts par un tiret (–), signe que certains confondent avec le trait d'union (-) : qu'ils soient maudits jusqu'à la septième génération. Cela m'a permis de conserver les guillemets français (« ») pour les monologues intérieurs, tandis que j'ai opté pour les guillemets anglais (“ ”) lorsqu'il s'agissait d'encadrer un mot ou deux. J'espère ne m'être planté nulle part, mais sans trop y croire.

Pour conclure, après une lecture suivie, je trouve que l'ensemble se tient fort bien, est souvent amusant, même quand, visiblement, certaines allusions échappent à l'estranger que je suis. Il y a tout de même deux ou trois contributions qui m'ont été pénibles, voire presque douloureuses à lire, et qui auraient largement mérité de ne point être écrites. Mais enfin, ce n'est que mon avis, et même sous la torture je ne dévoilerai jamais desquelles il s'agit !

Voilà.

Didier

P.S. : Peux-tu me rappeler quel jour André découvrira l'objet ? Je te demande ça parce que, comme j'en parle dans mon journal, il ne s'agirait pas que la surprise soit gâchée par une parution prématurée d'icelui…

Je n'ai pas exagéré en parlant d'une lecture “douloureuse” de certaines contributions (trois, exactement, c'est-à-dire à peine 10 % du total). Ces trois personnes, dont j'ignore absolument qui elles sont, ont décidé de “faire dans le délirant”, ou dans le baroque sous ecstasy, comme on voudra. Sans se rendre compte une seule seconde qu'écrire un texte traduisant un certain délire d'un personnage, tout en restant intéressant pour le lecteur, est une des choses les plus difficiles à faire. Le piège principal consiste à confondre le délire d'une situation ou d'un personnage avec celui de l'auteur. Les trois contributeurs en question s'y sont vautrés avec un bel ensemble, chacun aboutissant à une logorrhée pesante, d'un profond ennui, ressemblant un peu à ces interminables discours d'ivrognes qui assomment tout le monde sauf leurs balbutiants auteurs, persuadés d'être très fins, drôles, etc. Le pire est que ce sont justement ces trois-là qui ont largement outrepassé la longueur de texte qui nous était impartie à tous (entre une et trois pages, en gros), ce qui est allier un réel manque de savoir-vivre à l'absence de talent. Je me demande d'ailleurs, si cet incohérent déluge qu'ils ont tous trois produit ne trahit pas simplement, et un peu paradoxalement aussi, leur manque d'imagination et leur incapacité à embarquer dans un récit commencé par d'autres, avec les contraintes inhérentes à ce type d'exercice. Il se peut aussi que le phénomène traduise une espèce de vanité puérile les ayant poussé à écrire “en dehors du troupeau”.

Malgré tout, comme je le dis à Béa dans mon mail, je trouve que tous les autres ont bien joué le jeu et que le résultat n'est pas dénué d'un certain charme, au moins pour tous ceux qui connaissent le principal destinataire.


Dimanche 29 mai

Huit heures.– Appelé ma mère en fin d'après-midi pour lui souhaiter sa fête, avant de lui passer Catherine, qui avait des choses à lui dire. Et c'est à elle (mais le haut-parleur du téléphone était mis) qu'elle a dit avoir tellement aimé le Chef-d'œuvre qu'elle l'a lu deux fois de suite et qu'elle a, plusieurs fois, “versé sa petite larme” (expression maternelle typique). Et je me disais ensuite que si les deux femmes de ma vie avaient aimé ce roman, en avaient été émues, je n'avais vraiment rien à réclamer de plus. (On se console comme on peut.) Sérieusement, les mots trouvés par ma mère pour en parler m'ont bien réchauffé la tripe.

– Commencé aujourd'hui Roderick Random, roman d'un écrivain anglais du XVIIIe siècle dont je n'avais lu que son Voyage en France et en Italie. Il a été réédité récemment par les Belles Lettres et c'est dans cette collection que je l'ai acheté. Si j'avais eu la certitude de plusieurs centaines d'exemplaires vendus du Chef-d'œuvre (au lieu des quelques dizaines probables), j'aurais probablement envoyé un mail à Mme de Ribas, l'attachée de presse de cette digne maison que je contribue à ruiner, pour qu'elle me l'envoie. Mais, évidemment, il m'est désormais impossible de demander quoi que ce soit aux Belles Lettres, non de leur fait, bien sûr, mais du mien. Déjà, il y a quelques jours, informé que cette maison publiait les écrits de Leonard Woolf concernant son épouse Virginia, mon premier réflexe a été d'adresser un message à la même personne, pour qu'elle me l'envoie, sachant que ce livre avait toute chance d'intéresser Catherine ; je n'en ai évidemment rien fait : c'est très ennuyeux, d'être un auteur sans lecteurs ; encore que, d'un autre côté, ç'ait aussi ses avantages, ses petites libertés.


Lundi 30 mai
  
Huit heures moins le quart. – J'ai publié vers midi ce court billet (inutile, je l'espère, de préciser qu'il est absolument authentique) : « Ils étaient donc trois, comme indiqué dans le titre, qui débouchaient d'une ruelle perpendiculaire à la mienne au moment où je parvenais à sa hauteur, me dirigeant vers la seule boulangerie de Pacy ouverte le lundi ; deux filles et un garçon, âgés de huit à dix ans : je ne suis pas spécialiste. Leurs propos, d'abord indistincts, devinrent brusquement compréhensibles à l'instant de notre réunion. L'une des fillettes disait : « En tout cas, moi c'est simple : je devrais pas le dire, mais jamais j'épouserai un noir. » Elle était elle-même la seule noire de ce petit ensemble. »

Je ne l'ai pas fait dans une intention ironique. Il se trouve que j'ai été vraiment frappé par la réflexion de cette petite fille noire. Évidemment, je ne sais pas, et ne saurai jamais, quelles sont ses raisons de ne pas épouser un homme de sa couleur, ni pourquoi elle y montrait une telle résolution tranquille (qui, d'ailleurs, n'a nullement fait sursauter ses deux compagnons). M'a frappé aussi le fait qu'elle précisât, mais sur le ton de la conversation la plus anodine : “je ne devrais pas le dire mais…”. Cela semble vouloir dire que, désormais, à neuf ou dix ans, les enfants ont déjà intégré les impératifs antiracistes (comme les petits Russes ânonnaient le communisme dans les années trente) mais que, en même temps, ils semblent s'en foutre complètement. Ils ont compris qu'il est seulement nécessaire de prendre une vague précaution oratoire avant d'exprimer ce qu'ils ressentent. Une commentatrice me dit ceci : « Les enfants répètent ce qu'ils entendent chez eux... » C'est, me semble-t-il, prendre les enfants pour des imbéciles. Non, les enfants ne répètent pas ce qu'ils entendent chez eux : ils adaptent ce qu'ils entendent, et ils le font à la société à laquelle ils sont confrontés, que généralement leurs parents ne devinent qu'à peine. D'une certaine manière, je crois que les enfants comprennent assez tôt dans leur âge qu'il faudra qu'ils se démerdent avec le monde que leurs abrutis de géniteurs leur auront laissé.


Mardi 31 mai

Huit heures.– Il était prévu depuis longtemps que je fasse aujourd'hui du rewriting à FD, ce qui m'ennuyait au-delà de toute mesure. Par chance, la CGT est venue à mon secours : en empêchant plus ou moins les gens qui travaillent de le faire, elle m'a dispensé de me rendre à Levallois, dans la mesure où je ne pouvais guère y aller sans essence. J'ai donc rewrité “de chez moi”, ce qui s'est avéré bien moins pénible. Je remercie donc ces sales cons agonisants pour leurs blocages divers.

– J'ai abandonné Tobias Smolett aussi vite que j'avais – comme à ma première tentative – laissé tomber Henry Fielding : je crois que le genre “roman picaresque” (pour faire bref) n'est vraiment pas pour moi. Après avoir lu deux ou trois chapitre des Whuthering Heights de Miss Brontë, j'ai éprouvé une sorte de satiété du roman anglais, et même du roman en général, et j'ai rouvert le premier volume qui m'est tombé sous la main de Jean-François Revel. Et nous allons terminer là-dessus ce mois de mai venteux et pluvieux, en signalant tout de même que les deux nichées de mésanges que nous hébergions – charbonnières dans une cabane et bleues dans l'autre – ont disparu voilà quelques jours sans laisser de traces, mais à moi quelques regrets d'elles.

Juin 2016

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LES BIENFAITS DU KÄRCHER









Mercredi 1er juin

Sept heures et demie. – En me livrant, cet après-midi, à une première lecture de mon journal de mai, je me suis aperçu que, à quelques jours d'intervalle, je disais une chose et son contraire, à propos de la situation temporaire que nous crée l'invalidité (également temporaire) de Catherine. Mais c'est que, en effet, je ressens, et elle aussi, d'un jour sur l'autre ou presque, tout et son contraire ; c'est selon l'humeur, le temps qu'il fait, les accès de douleur (pour elle), etc. Ce qui est remarquable, c'est que nos humeurs conjointes ne changent jamais au cours de la journée, laquelle est comme une sonate ou une symphonie : la tonale (ou dominante ? Putain, je ne saurai donc jamais…) vaut jusqu'au soir.

– J'ai brusquement abandonné, hier, mes romanciers anglais (provisoirement sans doute) pour relire quelques centaines de pages de Revel, je ne sais trop pourquoi. et c'est lui qui m'a donné l'envie de retenter Montaigne que, depuis trente ans au moins que j'essaie (!), j'abandonne toujours au bout d'une centaine de pages. Comme je ne parvenais pas à me décider entre du Montaigne “pur et dur” (La Pléiade) et la version que j'ai en français “modernisé”, j'ai sorti les deux et décidé de lire chaque chapitre deux fois. J'ai d'abord opté pour l'ordre chronologique : Montaigne en premier, ensuite son “traducteur” pour vérifier que j'avais bien compris l'original. Mais, trois chapitres plus loin, je me demande si je ne devrais pas faire l'inverse : prendre d'abord connaissance du contenu, puis aller me colleter au texte. Comme diraient les Québécois : je ne suis pas sorti du bois.

(Et pendant que je me posais ces questions, je m'amusais à imaginer les cris de pucelles effarouchées que pousseraient les In-nocents (du moins les plus snobs d'entre eux), s'ils apprenaient que je puis seulement envisager de lire Montaigne en français moderne… Ils y trouveraient au moins la confirmation de ce qu'ils pensent de moi : rien que pour leur donner cette satisfaction innocente, je devrais peut-être répandre en ces parages le bruit de ma forfaiture.)


Jeudi 2 juin

Huit heures moins le quart. – Conversation “mortuaire” ce soir, durant l'heure de notre mini-apéro, en ce moment quotidien. L'accroche en était le “bilan de carrière” que je viens de recevoir, selon lequel, s'il est juste, Catherine touchera, après ma mort, une pension dite “de reversion” d'à peine neuf cents euros. Après m'avoir dit qu'elle comptait fermement mourir avant moi (ce qui n'est guère réaliste), nous avons tout de même examiné ce que sera sa situation après ma “disparition” (je n'aurai pas disparu : je serai simplement mort). Elle a commencé par me dire qu'elle ne pourrait pas garder la maison, avec les frais que cela entraîne (impôts divers, entretien, etc.) Je lui ai fait observer que, cette maison, elle aurait tout le loisir de la vendre, puis de se louer un appartement “en ville”, et qu'elle pourrait ensuite dilapider tranquillement son capital durant les années qui lui resteraient (mais combien d'années lui resteront après moi ? Eh…). Elle en a convenu, et a semblé, soudain, considérer cette hypothèse comme probable, ou au moins envisageable.

Là-dessus, elle a tenté une échappatoire, disant que le mieux serait encore que l'on meure ensemble, et au jour où on l'aurait décidé. Je lui ai répondu que j'étais d'accord avec ça, que je trouvais même cette solution idéale, mais qu'elle présentait quelques difficultés d'exécution, vu le degré d'obscurantisme du monde dans lequel nous vivons. Là-dessus, nous nous sommes mis à parler d'autre chose, puis à aller préparer le dîner, et il ne fut plus question de rien. Mais j'ai au moins, je crois, instillé dans l'esprit de Catherine, que, de l'argent qui va nous arriver, il faut en garder la majeure partie pour les années pénibles qu'elle aura à vivre quand je n'y serai plus. (Pénibles surtout par manque de moyens : pas du fait de mon absence…)

– À part ça, je n'ai guère quitté Revel depuis ce matin ; j'y reviendrai.


Vendredi 3 juin

Huit heures.–  J'ai passé ma journée à caresser la vague idée d'un billet de blog, à propos de la tromperie que nous infligent assez constamment nos sens, en partant du sens auditif, qui nous pousse parfois à accepter, dans telle ou telle chanson, une écoute parfaitement erronée. Mon idée était basée sur deux exemples, l'un me concernant, et l'autre ayant pour “héros” mon père. Je voulais articuler cela avec la cécité et l'aveuglement des communistes (et des socialistes) concernant l'un des deux totalitarismes les plus terrifiants que l'homme ait engendrés, et tous deux à notre époque, à savoir ces “miroirs jumeaux” que sont le communisme et le national-socialisme (par ordre d'entrée en scène). C'est l'articulation entre mes deux “thèmes” qui m'a fait reculer. Mais je crois que j'essaierai d'y revenir demain.

– Je continue à relire Revel, ce qui n'est pas étranger à ce que je viens de dire.


Samedi 4 juin

Sept heures et quart.– Catherine et moi venons de franchir un pas décisif vers le retour à la vie normale, en supprimant l'apéritif vespéral que, sous prétexte de nous soutenir le moral, nous prenions tous les soirs depuis son opération. Il n'était jamais excessif, mais enfin il devenait une habitude dont, depuis quelques jours, je me disais silencieusement qu'il serait bon que je m'en défisse. Comme Catherine, ce matin, a annoncé son intention de s'en passer, j'ai sauté sur l'occasion.

– Programme de la journée : tonte et Revel. Et aussi le billet de blog que j'évoquais hier soir.


Dimanche 5 juin

Sept heures et demie. – Je me suis enfin débarrassé, ce matin, des six mille signes que je traînais après moi comme une queue d'âne depuis jeudi et qui concernaient l'os de seiche de Monaco – Charlène de son prénom, princesse d'importation et de carnaval. J'ai ensuite pu me consacrer de nouveau à la Fin du siècle des ombres, chroniques de Revel datant des années 1981 à 1999, lecture tout à la fois passionnante (en raison du style de l'auteur et de l'acuité de son regard sur les questions qu'il aborde) et déprimante (dès que l'on s'aperçoit que les problèmes et blocages qu'il pointe du doigt n'ont généralement fait que s'aggraver depuis lors). Vers la fin de la journée, en raison d'un compte rendu élogieux de Revel, justement, j'ai repris les Mémoires d'Andréï Sakharov, que j'avais tenté de lire il y a quelques années et abandonnés au bout de deux cents pages, les trouvant fort ennuyeux ; j'aurai peut-être plus de chance cette fois-ci, ou eux avec moi.

(Je m'aperçoit que, si l'on suit Revel, pour admettre avec lui que le XXe siècle a en effet été celui des ombres, l'actuel semble parti pour être celui des ténèbres ; aussi amusant à vivre que, dans un genre différent, a pu l'être le XIVe par exemple. La différence est que l'envahisseur ne vient plus d'Angleterre ; quant à la grande peste, nul ne peut dire quelle forme exacte elle s'apprête sans doute à prendre. Mais enfin, si l'on poursuit le parallèle entre les deux époques, il nous reste environ 20 ans vivables : c'est bien plus qu'il ne m'en faut, et les suivants se démerderont comme ils le pourront, avec l'immense gabegie que nous leur aurons laissée. Et puis, soyons optimistes quelques secondes, peut-être le cauchemar dans lequel ils vont plonger combattra-t-il efficacement le formidable abaissement moral et culturel qu'ils nous devront également.)


Mardi 7 juin

Sept heures et demie. – Les journées se suivent et se ressemblent, ce qui, malheureusement, n'est guère à porter à leur crédit. Mais enfin, on se dit que, d'ici une semaine, Catherine ayant retrouvé l'usage (au moins partiel) de ses deux mains, nous ferons un grand pas vers une certaine normalité retrouvée. Hier, en toute fin d'après-midi (c'est-à-dire à l'heure du repas de Bergotte), me trouvant une mine anormalement morose, et il est vrai que je l'étais en effet, mais sans cause précisément identifiable, Catherine m'a littéralement intimé l'ordre de me servir un verre de quelque chose ; et, bien entendu, de lui en offrir un du même élan ; ordre auquel je me suis empressé d'obéir, comme on imagine.

– Comme je n'ai guère l'envie, ni le courage, de lectures “sérieuses” – j'avais ressorti tour à tour les Essais de Montaigne et les Mémoires de Sakharov, que je me suis empressé d'abandonner au bout de trente ou quarante pages –, j'ai repris très paresseusement Un festin de paroles, le livre “gastronomique” de Jean-François Revel ; et, ma foi, je m'en trouve fort bien car c'est une lecture délicieuse – ce qui est bien le moins. Je me demande si, après ça, je ne vais pas relire, tout aussi paresseusement, Le Voleur dans la maison vide, joli titre de ses mémoires.

– La semaine prochaine s'annonce cependant assez pénible, puisque nous allons voir, dès lundi matin, débarquer le peintre – celui qui nous avait remis à neuf les plafonds il y a quelques mois –, cette fois pour refaire tout l'extérieur de la Case. J'espère au moins que je pourrai continuer à avoir accès à mon bureau ; sinon, je serai obligé d'écrire mes articles FD sur l'ordinateur portatif de Catherine, ce qui ne m'enchante guère. (Il faudra au moins que je pense, si la chose est possible, à brancher mon clavier “non portatif” sur son engin.)


Jeudi 9 juin

Huit heures moins le quart. – La pitié, et même la douleur, que l'on éprouve face à la souffrance animale (qui nous valent les moqueries de ceux qui ne les ressentent pas) dépendent de deux critères, liés l'un à l'autre, que l'on aimerait mieux oublier, si c'était possible. L'un est la proximité de l'animal avec nous, l'autre (beaucoup plus agissant) est la taille de l'animal. En fonction de ces deux critères simples, et à mon avis irréfutables, chacun devrait se demander comment il considère les animaux, si tant est que l'on puisse englober tous les êtres vivants sous ce vocable unique : les animaux.

1) La proximité, c'est-à-dire la ressemblance, la parenté. Qui ne versera une petite larme, en voyant un chimpanzé tomber sus les balles de quelque chasseur, alors qu'il ne bronchera pas devant un lapin subissant le même sort ? Et qui ne se sentira un pincement au cœur devant la mort de n'importe quel mammifère, quand il restera de marbre face à l'embrochement d'un thon ?

2) La taille, qui est l'élément essentiel. Il y a une demi-heure, sur la paroi extérieure de mon verre se trouvait un petit point noir, dont mon œil humain ne distinguait rien. Mais je savais qu'il s'agissait d'un être vivant, une sorte de ciron, comme disaient nos ancêtres du XVIIe siècle, pour désigner
 la plus petite chose vivante que leur œil pouvait discerner. Attrapant mon verre, pour une gorgée distraite, j'ai évidemment pulvérisé l'existence de cet animalcule. En ai-je éprouvé quoi que ce soit ? Non. Rien du tout. Par sa taille à peine perceptible, cette petite chose vivante et sans nom n'avait aucune existence à mes yeux, en tout cas pas assez pour que je prenne la peine de penser à elle avant de l'anéantir.

On peut du coup se poser la question, nous autres qui pleurons la mort d'un hérisson sur la route ou d'une mésange charbonnière sous les griffes du chat :


Vendredi 10 juin

Sept heures et demie.–Comme chaque année, quand le temps le permet, ce qu'il fait depuis trois ou quatre jours, nous nous disons, Catherine et moi, entre six et sept heures du soir, lorsque nous prenons un verre, sur ce que j'appelle la terrasse et elle la galerie (en ce moment, vodka-orange pour moi et bloody mary pour elle), que la vie nous a vraiment favorisés en nous dirigeant vers la campagne, et que pour rien au monde, même dans la plus luxueuse des demeures, nous ne pourrions plus vivre en ville – ou alors une toute petite, mais certainement pas dans ces cloaques “multiculturels” et surtout bruyants (peut-être ceci parce que cela) que sont devenus Paris ou Lyon (je ne parle même pas de Marseille, cloaca maxima) et, j'en ai peur, de plus en plus de villes de moindre importance. Les villages peuvent encore donner l'illusion que l'on vit en France, que le silence et le savoir-vivre restent possibles. Mais c'est évidemment une illusion fort temporaire ; on en est réduit à espérer qu'elle durera aussi longtemps que nous.

– J'ai bien vu, en ouvrant ce journal, ce soir, que j'avais interrompu mon entrée d'hier sur un “deux points” appelant autre chose. Mais quoi ? Je ne sais plus ; il faudrait que je reprenne la totalité de l'entrée. Au début du mois de juillet, quand je relirai vraiment tout le fatras de ce mois-ci, je tenterai de renouer le fil : on verra si j'y parviens. Si c'est le cas, je tâcherai de le signaler, par des parenthèses, des italiques, ou je ne sais quoi. [1er juillet : eh bien non, je n'ai pas retrouvé la question que l'on aurait dû se poser…]

– Catherine porte de moins en moins son attelle, on a l'impression de foncer comme des chiens fous vers le bout du tunnel.


Samedi 11 juin

Huit heures.– Nous venions, en terrasse, d'achever notre premier verre, lorsque le téléphone a sonné dans le salon : ça ne pouvait être qu'une pub ; c'était André. J'ai parlé le mois dernier (s'y reporter), sinon de lui, du moins autour de lui, puisque j'ai participé à ce roman à multiples mains que Béa, sa femme, voulait lui offrir pour ses 60 ans. L'offrande fut faite, le week-end dernier si je ne m'abuse, et André appelait, officiellement pour me remercier de la part modeste que j'y avais prise, en réalité, supposé-je, pour parler un moment avec moi. Parler avec André me ravit et m'apaise depuis près de 40 ans. Si je disposais, ce soir, d'un peu plus de temps, je reviendrais volontiers sur ces soirées du mardi, que nous passions dans son petit appartement de la rue du Sommerard, quartier de la Mutualité, en 1978 et 1979, Philippe Bernalin, lui et moi ; il faudra bien que je j'y vienne un jour, d'ailleurs. Des quelques amis que je me suis faits à cette période du CFJ ou un peu avant, il est finalement le seul avec qui le contact ne s'est jamais rompu. Celui avec Philippe s'est brisé par la force des choses et du cancer en 1985, celui avec les autres (Jef, Luc, Denis, Carlos…) s'est plutôt effiloché lorsque les prémices de la vieillesse ont commencé à devenir impérieux et visibles, il y a dix ou quinze ans, en gros. Mais avec André (et Béa), le bonheur de se retrouver, moins souvent que dans notre jeunesse bien sûr, il faut tenir compte des pesanteurs propres à chacun, ce plaisir est resté intact. Je me demande même si, en changeant peu à peu de nature, il ne s'est pas renforcé. Nous avons en tout cas passé un cap que les autres, ceux que j'ai évoqués, n'ont pas franchi, ni moi avec eux. Il va de soi, maintenant, qu'André et moi resterons indissolublement liés jusqu'à la mort de l'un de nous, c'est-à-dire en principe de la mienne : j'ai cette certitude, absolument injustifiable, que les pères de famille, et surtout ceux d'une famille heureuse, disposent d'une espèce de garantie de longévité relative, dont les existences stériles comme la mienne ne peuvent en aucun cas bénéficier – et je trouve cela assez normal, finalement. Au moins pour une raison pratique : si, demain (façon de parler), Béa ou André, ou les deux, deviennent de pitoyables légumes alzheimerizés, il se trouvera forcément au moins un ou deux de leurs enfants pour leur épargner l'enfer, je veux dire : la maison de retraite – en tout cas, je le leur souhaite vivement. Or, il se trouve que j'ai deux hantises dans l'existence : la cécité et la maison de retraite ; pour éviter l'une ou l'autre, et si possible les deux, je suis tout prêt à mourir dans les quelques années qui viennent, à condition de le faire ici, au Plessis-Hébert, et un livre à la main.


Dimanche 12 juin

Sept heures et demie.–  Journée paisible, semblable à ses sœurs aînées : 4500 signes pour FD, un petit billet sur Revel, puis lecture : fin du Voleur dans la maison vide. Puis, quelques pages des deux livres reçus hier, pour prendre un peu leur pouls : l'Histoire du silence de la Renaissnce à nos jours, d'Alain Corbin et La République des camarades de Robert de Jouvenel. Finalement, après hésitation, et n'étant point encore rassasié de lui, je leur ai préféré Les Plats de saison de Revel, qui est son journal de l'année 2000.

Demain va sans doute être nettement plus agité et perturbant, ainsi que toute la semaine d'ailleurs. À huit heures va débouler ici le peintre chargé de remettre en état toute la protection extérieure de la Case. Et, en même temps que lui ou à peu près, mais pour demain seulement, elle, arrivera une nouvelle femme de ménage, l'ancienne nous ayant inopinément claqué entre les doigts (c'est une simple image, elle va bien). Passer la matinée dans la Case cernés par le vacarme du Kärcher risque de n'être pas très drôle. Bien heureux encore si l'accès à la dite Case ne nous est pas interdit par le manieur de l'engin. Il est tout de même ironique de constater que, dans les endroits où la racaille abonde, il semble ne pas y avoir moyen de trouver le moindre Kärcher, et que nous qui allons en avoir un ne disposons point de la moindre racaille pour tester sur elle l'instrument miracle.


Lundi 13 juin

Huit heures moins le quart.– Journée assez agitée, comme prévu et annoncé. À neuf heures, quand nous sommes revenus de chez la kiné de Pacy, le peintre était déjà là (il connaît la maison) et déployait tous les vacarmes de son Kärcher sur la Case. Une demi-heure après arrivait notre femme de ménage remplaçante, une Biélorusse presque aussi grande que moi, qui vit en France depuis 15 ans, mariée avec un Franco-Canadien : ce dernier détail a suffi pour faire d'elle notre femme de ménage désormais attitrée ; cela et le fait qu'elle a travaillé vraiment bien durant les trois heures qu'elle a passées ici.

Pendant ce temps, le peintre découvrait, lui, que l'un des trois côtés de la Case présentait des “gondolages” assez préoccupants et en concluait qu'il allait sans doute falloir en changer les panneaux de bois avant de songer à repeindre : nous attendons son patron (qui porte le très beau nom de Brisorgueil) d'une minute à l'autre, pour qu'il juge de la situation, et accessoirement de ce que cela va nous coûter en plus.

Au milieu de toute cette agitation pénible, j'ai trouvé en moi la ressource, à la fois physique et mentale, de tondre le jardin et d'aller à la déchetterie, afin de m'y débarrasser, dans le conteneur idoine, des nombreux cadavres de bouteilles attestant de notre appétence alcoolique. Il va de soi que tout cela a justifié les deux ou trois vodkas que nous venons de prendre, avant de dîner. Si M. Brisorgueil nous quitte suffisamment tôt, nous envisageons de voir (pour Catherine) et de revoir (pour moi) Le Crabe-Tambour de Pierre Schoendoerffer, film que je me souviens d'avoir aimé lorsque je le vis, il y a plus de trente ans de cela.

– Sinon, j'ai continué mon compagnonnage avec Revel. Et récupéré vers cinq heures six mille signes à écrire sur sa majesté Hallyday.


Mercredi 14 juin

Huit heures.– Si j'arrive ici bien tard, ce n'est nullement pour cause d'apéritif prolongé (nous n'en avons pas pris le moindre, contrairement à hier où il fut massif…), mais parce que, saisi d'un courage proprement hallucinant, je viens de me débarrasser des trois mille signes qu'on m'a demandés vers cinq heures, à propos d'Angelina Jolie – que personnellement je n'ai jamais trouvée telle, mais ce n'est pas la question. Ce qui m'épate – et m'inquièterait presque –, c'est de ne pas avoir remis ce travail à demain matin, comme ma logique personnelle l'aurait voulu. Il y a des jours où je me surprends.

– C'est vraiment très bien, Le Crabe-Tambour. Le film m'a donné envie de lire le roman.


Jeudi 15 juin

Huit heures moins le quart. – Mme de Ribas (Dany des-Belles-Lettres pour les intimes) m'a fait parvenir cet après-midi le mail suivant, à elle envoyé :

Bonjour,

C'est avec plaisir que je vous informe que le premier roman de Didier Goux, Le chef-d'oeuvre de Michel Houellebecq, a retenu l'attention du comité de présélection, et a donc passé la première étape. Pouvez-nous envoyer 10 services de presse du roman, afin que nous le donnions en lecture à notre réseau de lecteurs ?

Je vous remercie,
Bien à vous,
Elodie

L'Élodie en question s'occupe du “Festival du premier roman” de Chambéry. Je trouve qu'on les sent bien, là, les prémisses d'une gloire planétaire.


Dimanche 19 juin

Cinq heures.– Élodie a été des nôtres de vendredi après-midi à aujourd'hui (la fille aînée de Catherine, pas l'Élodie du festival de Chambéry…) ; c'est ce qui explique que je ne sois pas venu dans ce journal depuis jeudi : la dite Élodie ne refusant jamais un apéritif, celui-ci a été pris vendredi et samedi soirs, et relativement prolongé à chaque fois. Si bien qu'ensuite l'envie de revenir à ce clavier me faisait défaut. Du  reste, je ne vois pas ce que j'aurais pu noter dans ce journal, vu que ces deux journées ont été assez considérablement légumineuses. En outre, je ne pouvais guère lire, en tout cas pas de manière suivie, en raison du babillage quasi incessant des deux femmes ; mais, d'un autre côté, quel intérêt pour une mère et sa fille de se réunir si c'était pour ne rien se dire ?

– J'ai remis Jean-François Revel sur son étagère pour m'intéresser à Marc Fumaroli et à son État culturel, livre tout à fait remarquable – comme tous les livres de cet auteur que j'ai pu lire, notamment ceux qu'il a consacrés à Chateaubriand et à La Fontaine – et qui reste tout à fait d'actualité malgré ses 25 ans de bouteille. Fumaroli y fait preuve d'un humour d'autant plus efficace qu'il est la discrétion même.

– Catherine a recommencé à se servir de son bras droit, mais avec des prudences de chat.


Mardi 21 juin

Dix heures du matin. – Je ne crois pas avoir dit ici que, voilà deux ou trois semaines, nous avons changé de femme de ménage, la précédente nous ayant fait faux bond deux fois de suite et au dernier moment. [1er juillet : eh si, tu l'avais dit ! Tu radotes, mon p'tit gars, tu radotes…] L'information n'a que peu d'intérêt en soi ; ce qui en a un, mesuré certes, c'est que la nouvelle est biélorusse, qu'elle vit en France depuis une douzaine d'années et qu'elle était mariée à un Franco-Canadien, ce qui bien sûr a tout de suite plu à Catherine. Je dis “était”, car ils ne vivaient plus ensemble depuis déjà un petit moment, malgré leurs quatre enfants, et parce que, en outre, l'ex-mari en question est mort la semaine dernière, des suites de la traditionnelle et toujours efficace “longue maladie”. C'est une femme qui doit avoir une quarantaine d'années, mince et très grande (elle ne doit pas être loin de ma propre taille), efficace, plutôt sympathique a priori et surtout silencieuse, ce qui nous permet de demeurer dans la maison principale quand elle s'y trouve – ce qui est précisément le cas en ce moment – sans être abrutis par un flot verbal incessant et stupide, comme nous l'étions par la précédente. Cela ne m'a pas empêché, néanmoins, de m'être tout de même réfugié ici, dans la Case : j'éprouve toujours une réelle gêne, que je sais par ailleurs être assez idiote, à me trouver dans mon fauteuil, lisant, tandis qu'une personne étrangère s'active autour de moi

… J'ai dû m'interrompre au milieu de ma phrase en raison de l'irruption ici des deux femmes (celle de ménage et la mienne), pour cause de repassage. Ce qui est sans importance puisque je n'avais plus rien à dire.

Sept heures et demie.– Je suis toujours un peu surpris par ces blogueurs que je ne connais ni d'Ève ni d'Adam (ni même d'Abel ou de Caïn), qui éprouvent néanmoins l'envie ou le besoin de me rentrer dans le chou sans raison discernable et qui, en outre, le font de la manière la plus maladroite et la plus inefficace possible.

Je me trouvais tout à l'heure passer chez l'inénarrable Cui-cui fit l'oiseau (je ne sais toujours pas, à ce propos, si son nom est Fit l'oiseau, auquel cas ses parents l'auraient gentiment baptisé Cui-Cui, ou si, à l'inverse, M. et Mme Cui-cui ont décidé de prénommer leur fils Fit l'oiseau : il y a là un petit mystère qu'il faudra bien éclaircir un jour), pour y lire son dernier billet, assez insignifiant. Mais, comme il vient régulièrement sur mon blog pour “me régler mon compte” sans jamais y parvenir, je lui lançai une petite pique, à propos d'une phrase, ou plutôt d'un tronçon de phrase particulièrement acrobatique. Il disait ceci (mon commentaire fait suite) :

comme si la mixité ethnique n'était pas inhérente à la caractéristique immémoriale de notre pays.

« En dehors même de l'incohérence syntaxique de ce morceau de phrase, l s'agit là d'une contre-vérité totale, comme n'importe quel étudiant démographe pourrait vous le dire. »

Rien de bien méchant, on le voit. À quelque temps de là surgit un autre commentateur, inconnu de nos services, qui s'adresse directement à moi en ces termes :

« @ Didier Goux : Avec le nombre de fautes de français que vous commettez régulièrement, vous pouvez vous dispenser de donner des leçons. J'ai été correcteur professionnel pour la presse et l'édition, c'est dire si vous m'êtes une source inépuisable de tranches de rire. Sur le plan de la syntaxe, la phrase que vous citez est parfaitement correcte, et cohérente. N'essayez pas de péter plus haut que votre cul en ayant la prétention, risible venant de vous, de corriger les autres. Laissez cela à ceux qui savent. »

Bien entendu, je serais aussi fat que stupide si je prétendais ne jamais faire de fautes, d'orthographe, de syntaxe, etc. Mais comment un individu qui, j'imagine, avait au départ l'intention de me blesser, ou au moins de m'agacer, peut-il choisir cet angle-là pour porter son attaque ? On dirait un Poilu de 14 qui, tournant le dos à la tranchée allemande, se mettrait à mitrailler la “roulante” venue tout exprès pour lui apporter la soupe et le courrier. Et puis, mon Dieu, se targuer d'être un correcteur de presse, quand on voit dans quel sabir les journaux sont écrits : il y aurait bien un fond de masochisme, là-dessous.


Mercredi 22 juin

Sept heures et demie.– L'été est arrivé sans prévenir : 28 ou 29° cet après-midi, au Plessis. Et, déjà, je me prends à penser avec nostalgie à ce cher printemps “pourri” que nous venons d'avoir. Heureusement, il semblerait que les températures dussent rechuter à compter de vendredi.

– En ayant terminé avec La Tentation totalitaire de Revel, je me suis plongé dans le court livre de Robert de Jouvenel (le petit frère d'Henry, époux de Colette), paru en 1914 : La République des camarades. Selon la formule consacrée : nous y reviendrons. Mais, d'ores et déjà, c'est un livre aussi drôle que pertinent ; pertinence d'ailleurs assez étonnante : même si certaines parties sont évidemment démodées, les trois quarts au moins de ce que j'ai lu aujourd'hui pourrait avoir été écrit la semaine dernière (la première partie traite des députés et du Palais Bourbon).

– Vendredi et samedi, le peintre qui a refait la Case sera de nouveau là pour repeindre les volets de la dite. Ce devait en principe être son fils qui se chargeait de ce travail, mais il ne peut finalement pas venir car “il vient de trouver du boulot”. Je ne sais pourquoi, j'ai un doute. Enfin, au moins, avec le père, on sait que le travail sera vite, bien et proprement fait. Et le jeudi suivant, ce sera au tour du jardinier de venir nous tirer du lit à huit heures, par le vacarme qu'il fera en taillant nos haies. C'est effréné, la vie de campagne.


Vendredi 24 juin

Sept heures et demie. –  Des jours où l'on est vaguement content de soi, contrairement à la pente (terme assez camusien) que l'on croit être la sienne – mais peut-être se trompe-t-on là-dessus comme sur nombre d'autres choses. Il n'y a pourtant guère de raisons : une virée à Pacy (kiné + courses) le matin assez tôt ; six mille signes consacrés à Olivia de Havilland, qui sera centenaire vendredi prochain ; un billet assez paresseux consacré au Crabe-Tambour ; tonte au plus chaud de l'après-midi, mais qui le fut nettement moins, chaud, qu'hier et avant-hier ; et… et c'est tout. Mais il ressort de ces pauvres petites activités une sorte de satisfaction vague, l'impression d'avoir fait son devoir. Et, du coup, d'avoir mérité les deux ou trois vodkas-orange prises ensuite, sur ce que j'appelle la terrasse (qui n'en est pas une) et que Catherine nomme la galerie (qui n'en est pas une non plus). En plus de tout cela, une température idéale pour nous (22° gentiment celsius), un ciel amical, et Boulou qui, vu d'ici, semble dormir profondément sur la terrasse (ou la galerie).

Pendant ce temps, le blogomonde s'agite parce que les Royaume-Uniens viennent de décider de quitter l'Union soviétique – je veux dire l'UE (cette chose ne mérite en effet pas mieux qu'un sigle). Catherine, tout à l'heure, me demandait ce que cela allait changer concrètement pour nous. Sans hésiter, je lui ai répondu : « Rien ! », ce qui me semble logique dans la mesure où ce sont les Britanniques qui viennent de s'évader et de reprendre le large et non nous : quand Edmond Dantès plonge dans la Méditerranée, enfermé dans son suaire, cela ne modifie en rien le sort des autres engeolés du Château d'If.

Néanmoins, tout le monde s'affole, y compris les raisonneurs pontifiants, du genre Authueil, qui osent ce genre de sentence : « L'idée de ne plus avoir d'Union européenne est également à exclure, car le retour en arrière n'est pas possible. »

Comment peut-on être à ce point tremblotant et dénué d'imagination ? Et sot au point de croire que l'histoire des hommes est une sorte de train circulant sur une voie unique ? Comment leur expliquer qu'il n'y a pas de “marche en avant” et que, par conséquent, la notion de “retour en arrière” est simplement dénuée de sens ?


Samedi 25 juin

Sept heures et demie.– J'en ai fini avec mon Crabe-Tambour en début d'après-midi. Dans les dernières pages, celles qui racontent l'escale à Saint-Pierre-et-Miquelon, est relatée l'histoire du condamné à mort de l'île, de la guillotine que l'on fait venir de la Martinique, du recrutement d'un bourreau “amateur”, etc., exactement comme on la trouve dans le livre d'Eugène Nicole, alors qu'elle n'apparaît pas dans le film (ou alors j'ai déjà oublié, ce qui est malheureusement envisageable).

Pour suivre, j'ai d'abord eu la vague idée de retenter ma chance auprès de Joseph Conrad, mais y ai finalement renoncé : cet Anglo-Polonais et moi n'avons jamais entretenu que des rapports fort distants et empreints d'une sorte de méfiance mutuelle. À la place, j'ai ouvert les Sous-Ensembles flous de Jacques Laurent qui, sur la table du salon, attendaient mon bon vouloir depuis au moins un an ; j'en ai lu cent pages d'affilée avec beaucoup de plaisir. Je n'ose pas dire que j'y reviendrai, car j'ai déjà constaté, après avoir lu Les Corps tranquilles puis Les Bêtises, que j'avais un certain mal à parler des romans de Laurent ; et, même, que je n'y parvenais pas du tout, bien qu'ils me plussent beaucoup.

(Vérification faite, j'ai tout de même un peu parlé des Corps tranquillessur le blog. Mais de manière fort superficielle et à l'aide d'un biais particulièrement hasardeux.)


Dimanche 26 juin

Sept heures et quart.– Passé l'essentiel de la journée en compagnie de Jacques Laurent, si bien que je n'ai rien de particulier à noter ici, d'autant moins que, sur les blogs, la trêve dominicale semble inciter la sottise péremptoire à relâcher quelque peu son emprise habituelle. Néanmoins ceci : que le roman de Laurent, en approchant de sa fin, me plonge dans une sorte de mélancolie assez voisine de la tristesse. J'en ai commandé deux autres de lui, Les Dimanches de Mademoiselle Beaunon et le second dont le titre m'échappe déjà (il y a miroirs dedans ; ou tiroirs ; peut-être même les deux…). En outre, à l'instant, je viens aussi d'acheter son pamphlet anti-Sartre, Paul et Jean-Paul, dans lequel il le compare à Paul Bourget, ce mauvais romancier à succès de la fin du XIXe siècle et du début du suivant.

À propos de Bourget, cette anecdote qui m'est revenue tout à l'heure. Alors que l'écrivain avait présenté sa candidature au Jockey Club et qu'il venait de s'y faire blackbouler, un membre du club (peut-être même son président, je ne sais plus) s'était écrié : « C'est très bien ! Cela apprendra à ce monsieur qu'il existe encore des lieux où le talent ne compte pour rien ! » Ce qui est une définition presque “chimiquement pure” du snobisme ; et une preuve d'absence de jugement littéraire puisque, de talent, Bourget était fort dépourvu.

– Demain, nous allons passer l'après-midi à Rouen, plus précisément à la clinique de l'Europe où, à force, j'ai presque l'impression que nous sommes chez nous. Premier rendez-vous à deux heures et demie, avec le pouçologue, celui de Catherine, de pouce, commençant à renâcler sérieusement à accomplir ce pour quoi il est au bout de sa main. Une heure plus tard, second rendez-vous, avec l'épaulologue cette fois, pour que ce digne praticien constate à quel point il a bien réparé sa patiente et puisse s'adresser un satisfecit amplement mérité. Après quoi, rentrés ici, nous n'aurons pas volé la solide vodka-orange que nous prendrons sur la terrasse, si le temps veut bien se faire le complice de la soif.


Lundi 27 juin

Cinq heures vingt. – Eh bien, ma foi, cet après-midi, qui devait en principe osciller entre le pénible et le cauchemardesque, s'est finalement plutôt bien passé ; en tout cas, il n'aurait pu se passer mieux. Nous sommes arrivés à la clinique (comme d'habitude, avec ma fichue hantise du retard) à deux heures pour notre premier rendez-vous, celui de deux heures et demie. Léger effarement, en voyant surgir le pouçologue dans la salle d'attente, venu chercher le patient nous précédant : « Mais il a seize ans ou quoi ? », me murmura Catherine, qui a la curieuse habitude de repérer des “faux docteurs” un peu partout. Le fait est qu'il paraissait vraiment très jeune, effet accentué bien entendu par notre propre décrépitude en marche. Mais enfin, il était à l'heure ; il fut statué que, pour les mois qui viennent, une simple infiltration serait suffisante. Après consultation du GLRV (Grand Livre des Rendez-Vous), il fut même décidé qu'elle aurait lieu séance tenante : à cette fin, on m'expédia sans ménagement à la pharmacie d'en face pour y faire emplette du produit à injecter. Quand j'en revins, Catherine m'apprit, avec des airs de conspiratrice honteuse, que la secrétaire (pardon : l'assistante) de l'épaulologue venait de faire passer son dossier sur le dessus de la pile, « pour pas que vous perdiez toute votre après-midi ici ». C'était fort aimable à elle, mais Catherine en concevait une certaine gêne, vis-à-vis des patients qui allaient, à cause d'elle, devoir l'être encore davantage, patients. En mon for intérieur, et avec une mauvaise foi que j'admirai moi-même, je parvins de mon côté à me persuader que, habitués aux retards homériques de l'épaulologue, ces braves gens ne s'apercevraient même pas qu'une personne leur était subrepticement passée devant. De fait, il n'y eut aucune vague de révolte lorsque, à trois heures vingt-cinq, le Dr D. nous manda dans son enclos de consultation. Il y trouva, après lui avoir agité le bras dans tous les sens permis par son articulation, que l'épaule de Catherine allait fort bien : nous ne lui en demandions pas davantage ; et, à quatre heures moins dix, nous récupérions Liselotte dans son parking souterrain pour rentrer ici sans le moindre encombre. De plus, dans l'intervalle, il s'était mis à faire beau.


Mardi 28 juin

Cinq heures.– Fini tout à l'heure Les Sous-Ensembles flous et j'ai bien regretté de n'avoir pas encore reçu les autres livres de Laurent que j'ai commandés il y a quelques jours : quand un auteur me séduit, et c'est le cas, j'aime bien prolonger le temps que je passe en sa compagnie, et le faire sans solution de continuité. Il y a une heure, parce que je venais de rencontrer son nom dans le roman de Jacques Laurent, précisément, j'ai commandé un livre de VS Naipaul, L'Énigme de l'arrivée. J'ai déjà lu un roman de lui, il y a très longtemps : c'était à l'époque où je co-animais une émission “littéraire” hebdomadaire sur la défunte Radio 7 (émission d'une demi-heure qu'en réalité j'écrivais tout seul, mais pour deux voix, mon compère, Luc Évrard, ayant été entretemps nommé rédacteur en chef de ladite radio et n'ayant plus le loisir de s'en occuper). Bref, c'était en 1981. Je ne m'en rappelle rien, pas même le titre, sinon que je l'avais aimé. On verra avec celui qui va arriver.

– Ma sœur et son mari sont dans les affres depuis deux jours. Alors qu'ils promenaient leur chien (de nature à la fois craintive et fuyarde) dans les rues d'Ermenouville où ils habitent, celui-ci s'est fait sauvagement attaqué par un dalmatien (un chien, pas un habitant de la Dalmatie…) du village. Sa cuisse sévèrement blessée ne l'a pas empêché de disparaître dans la nature (et ça court très vite, un lévrier…). Depuis, ils le cherchent en vain, recherche compliquée par le fait que l'animal ne répond ni ne revient quand ses maîtres l'appellent. Le dalmatien appartenant au fils du maire, qu'Isabelle et Olivier connaissent bien, l'édile, se sentant peut-être un peu morveux, a lancé l'alerte auprès des maires de toutes les communes alentour ; de plus, un fermier a fait la même chose pour les fermes environnantes, tandis qu'un villageois nanti d'un chien “renifleur” fait un tour avec lui plusieurs fois par jour, par les voies et les chemins. Malgré ce branle-bas de combat, toujours aucune trace de la bête.


Jeudi 30 juin

Sept heures et quart.– La journée fut à la fois agitée et calme. Agitée en raison du vacarme produit par le jardinier armé de son taille-haie ; et calme parce que, mes Puissances tutélaires m''ayant oublié, je n'ai eu aucun travail à fournir et ai pu me consacrer entièrement à la lecture : Baudouin de Bodinat et François Taillandier alternativement – j'ai d'ailleurs terminé les deux. Ah ! et j'ai failli oublier le mince Paul et Jean-Paul, de  Jaques Laurent, reçu ce matin : court texte (une cinquantaine de pages), dans lequel il établit de réjouissants parallèles entre Paul Bourget et Jean-Paul Sartre, dans le but évident de “flinguer” le second, qui le mérite amplement.

Sinon, je me suis également fait traiter d'ordure fasciste par une carne communiste quasi centenaire (je suppose), sur le blog de Sarkofrance, qui est fréquenté quotidiennement par une jolie brochette de staliniens momifiés, parce que j'avais osé dire que je trouvais Jean Ferrat “puant”, pour son disque de 1967, à la gloire de la dictature castriste. Voilà donc des gens qui trouvent “nauséabond” tout ce qui s'écarte un tant soit peu de ce qu'ils ont décrété qu'il fallait penser sur les hommes et le monde, et qui s'offusquent pour un pauvre petit “puant” ; lequel, il est vrai, venant de moi, émanait donc du camp du Mal, du côté obscur de la force…

Demain après-midi, notre peintre viendra raccrocher les volets de la Case, qu'il a fini tout à l'heure de repeindre (dans un assez joli vert foncé, choisi par Catherine). Nous allons donc commencer le mois prochain avec, sous les yeux, une petite maison tout ce qu'il y aura de pimpant.

Juillet 2016

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SEVRAGE








Vendredi 1er juillet

Sept heures et demie.– Un mois qui commence par une piteuse tricherie, dans la mesure où, ayant complètement oublié de venir en ce journal hier, j'écris ses lignes samedi matin, 2 juillet, peu après neuf heures. De toute façon, redisons-le sans nous lasser, je n'aime ni juillet ni août, ne les ai jamais aimés, et les considère comme des mois intrinsèquement faux. Par conséquent, ma tricherie cesse d'avoir la moindre importance, n'étant qu'une couche supplémentaire de factice.


Samedi 2 juillet

Sept heures vingt.– Légère impression de radotage, à revenir dans ce journal ce soir alors que j'y fus déjà ce matin, même si c'était pour y écrire l'entrée d'hier (ça devient n'importe quoi). D'autant que je n'ai pas grand-chose à radoter, puisque la journée s'est passée en lessives diverses mais peu variées et en lecture : je suis toujours aux prises avec Jacques Laurent ; terminé Les Dimanches de Mlle Beaunon (décevant par rapport à ceux lus précédemment), puis commencé Le Miroir aux tiroirs, au titre étrange et laid. Je sens que, celui-là terminé, il me faudra passer à quelqu'un d'autre. Le problème est que je ne sais pas trop quoi lire ensuite. (Et, ce disant, je me fais l'effet d'une blonde, pleurnichant devant sa penderie pleine qu'elle n'a “plus rien à se mettre”…)


Dimanche 3 juillet

Huit heures moins le quart.– Trois morts “connus”, ces trois derniers jours. Yves Bonnefoy d'abord : je m'en fous, même si, des trois, c'est la seule qui m'ait tout de même fait légèrement frémir une oreille. Je pourrais faire semblant d'en être triste, mais voilà : une fois passée mon adolescence, j'ai presque complètement cessé de lire les poètes (sauf relire ceux que, précisément, j'avais découverts et aimés dans mon jeune âge) et, en dehors de quelques poèmes grappillés ici et là, je ne connais à peu près rien de l'œuvre de Bonnefoy. Ensuite, Élie Wiesel : je m'en fous un peu plus encore, l'ayant toujours trouvé pontifiant et ennuyeux, dans son personnage de “pape de la Shoah” ; qu'il a d'ailleurs fini par se faire piquer par Claude Lanzmann. Et enfin, l'inénarrable Michel Rocard, qui a eu au moins le mérite de me faire éclater de rire, lorsque j'ai lu, cet après-midi, qu'il exigeait dans son testament de se voir rendre hommage aux Invalides, en présence du président de la République (désirer entendre François Hollande débiter ses poncifs en mauvais français devant son cercueil, c'est allier le masochisme à la fatuité). Et qu'a-t-il donc fait pour mériter un tel honneur, ce politicien professionnel, n'ayant évidemment jamais œuvré à rien d'utile de toute sa vie, et dont le seul “fait d'armes” a été d'être Premier ministre durant quelques mois, avant de se faire congédier comme un laquais d'ancien régime ? Du reste, il devait bien savoir qu'il ne le méritait nullement ; sinon, il se serait épargné le ridicule et la honte de le quémander par voie testamentaire.

– En dehors de ces sottises, j'ai terminé Le Miroir aux tiroirs, qui est un excellent roman. Tellement, même, que, revenant sur ce que j'écrivais hier (enfin, je crois), j'ai commandé trois autres livres de Jacques Laurent tout à l'heure.


Lundi 4 juillet

Huit heures.–  On pense parfois qu'il n'existe plus de véritables “crapules staliniennes” ; c'est ce dont, en tout cas, essaient de se persuader les socialistes, qui se sont ignoblement compromis avec elles durant plusieurs décennies. On a tort, il en reste. Il y en a tout un essaim, intéressant à observer, parmi les commentateurs du pseudonommé Sarkofrance. (Lui-même est une sorte d'archétype de “bobo”, qu'on devine très confortablement payé pour faire tourner ce capitalisme qu'il fait mine de conchier.) Parmi ses féaux, il y a quelques staliniens antédiluviens – souvent antisémites évidemment –, qui “pensent” encore que le communisme aurait mené directement au bonheur de l'humanité, si les États-Unis n'avaient pas été là pour l'en empêcher. Voici par exemple ce qu'écrit un certain L'Arsène : « La Corée, le Vietnam, l’aide à toutes les dictatures d’Amérique Latine et à tous les coups d’état d’extrême droite en Amérique Centrale dans les années 60 70 80 jusqu’aujourd’hui en Ukraine pour y imposer des néo-nazis à Kiev pour affaiblir la Russie… », etc. Donc, pour ce misérable, que j'imagine au moins sexagénaire et sentant la vieille pisse dans son trois-pièces-cuisine, ce qui est arrivé de pire à la Corée et au Vietnam, ce sont les Américains. Alors que les Russes et les Chinois ne cherchaient évidemment qu'à faire le bonheur de ces deux peuples, comme les seconds continuent à vouloir le faire pour les Coréens du Nord. J'ai dit à ce pauvre type qu'il était une merde ; il l'est assurément, mais il est peu probable qu'il comprenne pourquoi.


Mardi 5 juillet

Neuf heures du matin.– Nous venons d'être chassés de la maison par notre tornade blanche biélorusse. Tout à l'heure, dix heures et demie, nous irons rechercher Golo à la clinique vétérinaire, où il a passé la nuit suite à une petite opération de la patte avant gauche. Il va devoir endurer le supplice de la collerette, gêne dont les chats, ai-je remarqué, s'accommodent moins facilement que les chiens ; mais c'est ainsi.

– Il y a cinq minutes, après ouverture de ma boitamel, j'ai supprimé sans les lire les sept ou huit commentaires en provenance du blog dont je parlais hier soir. Puis je me suis désabonné d'iceux et me suis fais le serment de ne plus refoutre les pieds dans ce cloaque. Les blogs de vieillards gauchistes, c'est un peu comme l'alcool à partir d'un certain âge : on se rend compte un matin que les inconvénients de la gueule de bois deviennent assez nettement supérieurs aux fugaces plaisirs de l'ivresse ; donc, on arrête.

Sept heures et quart.– Golo est bien revenu ici à onze heures, un peu contrariée de devoir supporter la collerette de plastique blanc qu'on lui a enfilée autour du cou. Mais sa cicatrice est tellement petite qu'elle ne devrait pas la garder plus de deux ou trois jours (la collerette) ; ce qui, pour le moment, ne la console nullement, si l'on en croit les apparences.

– Lorsque  le mot anacoluthe surgit dans une conversation, ce qui se produit plus fréquemment que ce qu'un vain peuple s'imagine, on a coutume de citer le vers fameux de Philippe Desportes, comme exemple d'anacoluthe non fautive parce que voulue expressément, c'est-à-dire conçue comme un trait de style : Le temps léger s'enfuit sans m'en apercevoir. On pourrait tout aussi bien, et même mieux à mon avis, citer ce petit chef-d'œuvre de virtuosité que l'on trouve dans la Carmen de Mérimée : Elle mit sa mantille, et nous voilà dans la rue sans savoir où j'allais. À quoi l'on reconnaît l'écrivain “de race”, pour parler comme Albert Thibaudet, et comme on n'oserait plus le faire aujourd'hui, de peur de se faire flétrir voire épingler par l'une ou l'autre de nos officines de vigilance.

Sinon, par le truchement de M. Dutourd, je suis tombé sur cette anecdote que l'on trouve, dit-il, dans le grand Larousse du XIXe siècle, œuvre qui m'a toujours fait saliver d'envie sans jamais se trouver dans mes moyens financiers. Elle concerne Guillaume Budé à qui, alors qu'il travaillait dans son cabinet, un valet haletant vient signaler que la maison est en feu. Et Budé de lui répondre, sans lever le nez de son ouvrage : « Avertissez ma femme, vous savez que je ne me mêle point du ménage. » Voilà qui devrait faire sourire quelques lecteurs de ce journal, et faire grincer quelques incisives féministes, si jamais il s'en aventurait par ici.

– Jeudi, déjeuner chez les Desgranges, quelque part dans l'ex-Basse-Normandie. C'était ma seule supériorité sur lui, moi qui venais de la Haute, il a fallu que je la perdisse…


Mercredi 6 juillet

Sept heures et demie.– Tontine.


Jeudi 7 juillet

Neuf heures et demie du matin.– Joseph Vebret m'a envoyé hier soir, mais je n'en ai pris connaissance que tout à l'heure, l'article qu'il a fait paraître dans son Salon littéraire, à propos de mon très confidentiel Chef-d'œuvre. Il est signé par M. Jacques Aboucaya, qui avait déjà rendu compte, au même endroit, d'En territoire ennemi, et l'avait fait en des termes réconfortants pour l'auteur ; il en est de même cette fois-ci. Comme je le fais depuis six mois maintenant, je reproduis son texte :

« Voici un livre qui sort de l’ordinaire. D’abord quantitativement parlant. Il occupe, avec ses quelque trois cent trente pages, un juste milieu entre les productions actuelles, soit étiques (le minimalisme est à la mode), soit, à l’inverse, pesantes à l’excès (plus de six cents pages restent, pour beaucoup, un gage de sérieux). Ajoutons tout de suite que là ne réside pas sa seule originalité. Son titre, énigmatique, un tantinet provocateur, pique la curiosité : que vient faire ici Houellebecq ? Est-il un avatar de l’auteur ? Le héros d’un roman qui tournerait autour d’un de ses livres supposé être son chef-d’œuvre ? ? Ni l’un ni l’autre, en réalité.

» Certes, Michel Houellebecq apparaît bien, en personne, dans l’intrigue. Il est même dépeint avec réalisme, sans indulgence excessive,  joue un rôle essentiel (et imprévu) dans son dénouement. Quant à son œuvre, évoquée à la manière d’un leitmotiv, elle jalonne le récit, lui donne une respiration, assure le lien entre les personnages. Reflet de notre temps et de ses « problématiques » (ainsi parle-t-on aujourd’hui), elle joue, en quelque sorte, le rôle d’un miroir et d’un révélateur.

» L’idée de mettre en scène, dans une fiction, un personnage dont la réalité est indéniable, pour n’être pas vraiment nouvelle, n’en garde pas moins son pouvoir de séduction. Du reste, les allusions à l’actualité foisonnent tout du long. Une actualité considérée avec le regard narquois auquel Didier Goux nous a accoutumés depuis En territoire ennemi (Les Belles Lettres, 2013). Il considérait déjà le monde tel qu’il va, notre société, ses valeurs et ses fausses valeurs, avec la même gourmandise mêlant l’ironie et le désenchantement. Ce qui en fait sans conteste un épigone de Philippe Muray et de son Homo festivus.

» Ici encore, rien ne lui échappe de nos ridicules, de cet instinct grégaire qui nous fait, influence des media aidant, bêler avec le troupeau. On manifeste à tout propos, pour se donner bonne conscience. Contre le staphylocoque doré. Existe-t-il cause plus noble ? Contre le ministre es Relations fraternelles et du Travail partagé. Pour la défense des droits acquis, en braillant des slogans imbéciles et en brandissant des pancartes où l’on peut lire « Nous sommes Jacky ». Il fallait y penser. On se pâme devant des œuvres d’art absconses, comme cette pièce africaine d’autant plus sublime que, jouée en dialecte, elle demeure strictement incompréhensible aux spectateurs français. 

» Les personnages évoluent avec plus ou moins d’aisance dans un monde de poncifs et de préjugés, contraints de composer avec une doxa aussiinsidieuse qu’omniprésente. Capable de gangrener tous les domaines de l’existence, jusqu’au plus petit détail du quotidien. Or, ce qui nous est ici narré, c’est justement le quotidien de héros fort dissemblables entre eux, mais dont les destins vont se croiser, voire se mêler au hasard de rencontres plus ou moins fortuites.  Ainsi naissent des couples improbables, des amitiés et des inimitiés irrationnelles et d’autant plus solides.

» Il y a là Evremont, qui écrit d’une main des romans de gare et de l’autre des textes érotiques, misanthrope prompt au sarcasme, préférant à celle des humains la compagnie d’un chien qu’il appelle Charlus. Sans, du reste, que cette réminiscence proustienne induise quoi que ce soit sur les mœurs d’un animal dont la seule particularité est de rester prostré toute la journée dans son coin. Evremont se liera pourtant avec Jonathan, étudiant en pharmacie en rupture d’amphithéâtre, passionné par les livres de Houellebecq. Amoureux de la jeune Valérie, sa condisciple, qui le fera condamner pour viol et lui préfère, du moins pour un temps, un grand Noir prétendument sans papiers. Ce qui lui confère, comme on s’en doute, un prestige inégalable.

» Et puis, parmi les principaux protagonistes, Mohamed Al-Mansour, dit Charlie, fils métis de l’épicier arabe. Un collégien attachant qui fera ses premières armes amoureuses avec Tosca, une « grande » déjà lycéenne. Quelques autres aussi typés, campés avec un souci du détail qui leur donne une réalité saisissante. Les uns et les autres deviennent tour à tour les acteurs d’épisodes qui se succèdent ou s’enchaînent comme les séquences d’un film dans lequel  le télescopage d’images voisinerait avec l’usage du fondu-enchaîné.

» On se gardera, bien entendu, de dévoiler tous les éléments qui aboutissent à un dénouement inattendu. Le ton unique de ce roman tient à un subtil mélange de comique et de tragique. A l’observation malicieuse, certes, mais pénétrante, d’un narrateur omniscient. Enfin, et ce n’est pas le moindre de ses charmes, à une langue somptueuse. Didier Goux est un amoureux des mots. Il sait ce qu’écrire veut dire. L’imparfait du subjonctif lui vient sous la plume avec un parfait naturel. Sans affectation, sans affèterie. Pas un critère ? Bien sûr que si. Paraissent aujourd’hui tant de romans bâclés, au style relâché ou ridiculement ampoulé,  que tomber sur un livre bien écrit s’apparente à une divine surprise. Bonne à être signalée. »

L'article est intitulé : Un roman gouleyant. Sur ce, je m'en vas me pomponner, avant de filer chez l'éditeur du roman gouleyant en question.


Samedi 9 juillet

Onze heures du matin.– Cela a commencé jeudi soir, au retour de chez les Desgranges : mû par une impulsion soudaine (exemple de ce qu'on écrit sans réfléchir : une impulsion peut-elle être autrement que “soudaine” ?) – et même assez violente : j'en fus un peu surpris –, j'ai écrit un billet par lequel j'annonçais, assez pompeusement je dois dire, que je me refuserais désormais à lire les billets ou articles écrits en jargon post-moderne au lieu d'en français. Puis, hier soir, sans y avoir davantage réfléchi – mais peut-être la réflexion s'était-elle fait souterrainement, suite au billet évoqué –, j'ai supprimé d'un geste la totalité de ma blogroll, ainsi que les quelques blogs que j'avais en “lien caché”, solidement déterminé à ne plus rien lire de stupide, ou simplement d'inutile. Ce matin, je me sens comme celui qui en est à son premier jour de sevrage tabagique (en nettement moins difficultueux toutefois), et se trouve tout entier empli par un mélange apparemment contradictoire de frustration et de contentement de soi – le contentement, ici, l'emportant de façon nette sur la frustration, laquelle est légère. J'espère fermement me tenir à cette résolution, que j'estime de sagesse, de ne plus aller patauger dans ces cloaques où l'on va barboter d'abord pour en rire et s'en moquer, mais qui finissent par avoir raison de vos nerfs, et de votre moral, par leur satisfaite et inflexible bêtise. Je ne dis évidemment pas cela pour la plupart des blogs qui se trouvaient dans ma liste personnelle puisque, les ayant choisis en toute liberté et connaissance de cause, il serait malvenu de les renier. Seulement, à travers eux, par ricochet en quelque sorte, j'avais accès à tous les marécages dont je viens de parler ; il fallait donc trancher à la racine, ce que j'ai fait.

– Je suis occupé, depuis hier, à relire ce très agréable volume de Jean Dutourd qui s'intitule L'Âme sensible, paru à la fin des années cinquante. Il s'agit d'une promenade à travers l'œuvre et la vie de Stendhal, faite dans les pas de Mérimée, en s'appuyant, paragraphe après paragraphe sur le texte que celui-ci a laissé sur celui-là, qui fut son ami durant une vingtaine d'années, c'est-à-dire jusqu'à la mort de Beyle, en 1842. C'est exactement le genre de texte vagabond que j'avais besoin de lire en ce moment, dont la nonchalance souriante pourrait cacher la profondeur et la justesse de regard à un lecteur trop pressé. Puisque nous en sommes au cabinet de lecture, j'ai reçu il y a deux jours l'étude que Philippe Boulanger a consacré à Jean-François Revel et que les Belles Lettres ont publiée ; et, ce matin, trois livres de Jacques Laurent : Le Dormeur debout, L'Inconnu du temps qui passe et Moments particuliers. Autant d'ouvrages qui ont ranimé mon appétit de lecture, lequel me paraissait un peu défaillant ces dernières semaines (d'où ma relecture des trois volumes que je possède de Dutourd, et qui sont de critique littéraire : dans les moments de désarroi, se replier sur ses minima, comme disait Barrès).

– Les cinq heures passées chez Agnès et Michel Desgranges, jeudi, ont été ce qu'elles sont chaque fois, c'est-à-dire fort agréables, rythmées par des conversations où les livres et les séries télévisées ont fait à peu près jeu égal. Michel est depuis quelques semaines (ou mois ?) entré dans un nouveau cycle de lectures centré sur Hollywood, des origines à 1950 environ, et l'histoire de ceux qui l'ont fait, que l'on appelle je crois les “nababs”. J'ai eu d'autant plus de plaisir à l'écouter en parler que c'est un domaine qui m'attire et m'intéresse aussi beaucoup ; malheureusement, j'ai l'impression que, des livres qu'il a évoqués, fort peu semblent avoir été traduits en français.

Nous avons aussi un peu daubé sur l'état de déliquescence, voire de démence, du monde tel qu'il débloque. Michel éprouve une sorte de jubilation à débusquer les preuves les plus démentes de ce qu'on ne peut même plus appeler, à mon sens, le politiquement correct. Ainsi me racontait-il la mésaventure survenue à ce gamin de 7 ou 8 ans qui, dans une école de l'État de New York, s'est avisé d'employer pour ses camarades qui l'entouraient le mot browny, simplement parce qu'il évoquait la pâtisserie ainsi désignée depuis la plus haute Antiquité, comme dirait Vialatte. Or, il se trouve que ce terme sert aussi à désigner les noirs, et plutôt, si j'ai bien compris, d'une façon désormais perçue comme péjorative. Un des petits camarades en question ayant été “rapporter” à l'institutrice que notre héros-malgré-lui avait employé le mot honni, celle-ci a immédiatement téléphoné à la police locale. La machine démentielle s'est alors mise en marche, un flic en uniforme débarquant à l'école pour interroger le dangereux contrevenant, et une enquête étant diligentée auprès des parents pour tâcher de déterminer s'ils employaient eux-mêmes ce mot et dans quel sens ; le tout avec menace, en cas de “racisme” avéré, de soustraire leur fils à leur néfaste influence. Il m'a semblé que, parvenu à un stade aussi asilaire – lequel sera sans doute notre lot d'ici quelque temps –, on ne pouvait même plus s'indigner : seul le rire demeure une arme efficace, du moins tant que le rire reste autorisé. Après, ce point dépassé, nous descendrons rire dans les catacombes.

Sept heures vingt.– Ce qui est bien, dans le fait d'écrire des livres, même peu ouverts ensuite, c'est qu'on parvient tout de même à atteindre quelques personnes dont on est content qu'elles vous aient lu. Ainsi de M. Aboucaya, l'auteur de la critique parue dans le Salon littéraire de Joseph Vebret et que j'ai reproduite ici jeudi dernier. Voici le mail que je lui ai envoyé ce matin :

Monsieur,

Joseph Vebret m'a, il y a deux jours, transmis l'article que vous avez eu la gentillesse d'écrire pour son Salonà propos de mon roman. Ce que vous disiez d'En territoire ennemi, voilà deux ans, m'avait déjà fait chaud à l'âme, cette nouvelle recension me comble car j'y ai senti une empathie réelle et un œil de vrai lecteur. C'est donc avec émotion et fierté que je vous déclare membre de plein droit, et même d'honneur, de l'un des clubs les plus fermés qui soient sur cette terre, celui des gens qui ont lu Le Chef-d'œuvre de Michel Houellebecq ; admission qui, soyez-en bien sûr, ne vous procurera aucun avantage d'aucune sorte, ni en ce monde, ni, je présume, dans l'autre.

La réception de mon malheureux Chef-d'œuvre, qui doit se situer quelque part entre Azincourt et Trafalgar, m'a, je l'avoue, quelque peu chiffonné durant trois ou quatre semaines ; j'ai tendance, depuis, à m'en amuser (là, petite bravade d'auteur déçu…) ou, au moins, à hausser les épaules et à reprendre un verre de riesling. Mais je dois reconnaître que ce néant presque total dans lequel nous nous sommes perdus, ce roman et moi, ne m'incite guère à me lancer dans un nouveau livre, comme Michel Desgranges me presse de le faire : je m'en voudrais un peu, je crois, de ruiner les Belles Lettres à moi seul !

Mais je bavarde, je bavarde (je placote, comme dirait mon épouse, semi-québécoise…), alors que je sais fort bien que le jardin ne se tondra pas sans mon aide active. Laissez-moi donc vous remercier une nouvelle fois pour le temps que vous avez bien voulu me consacrer et pour la manière fraternelle que vous avez eu de le faire, ce pour quoi je reste votre obligé fort content de l'être.

Résolument vôtre,

Didier Goux

Et voici la réponse que je viens à l'instant d'en recevoir :

Cher Monsieur,

Bonne surprise que votre message ! Je suis ravi que ma recension du Chef-d’œuvre vous ait plu. Elle est enthousiaste, mais c'est un enthousiasme sincère : En territoire ennemi m'avait alléché, je n'ai pas été déçu. C'est donc avec la même émotion et la même fierté que les vôtres que je reçois l'inestimable distinction dont vous m'honorez. Toutefois, il va sans dire que mon seul souhait est l'ouverture de ce club très fermé, non au plus grand nombre, pouah, mais à un public (je n'aime guère "lectorat") assez raffiné pour en goûter le sel et les subtilités. Faute de quoi, il faudrait choisir entre des conclusions aussi déplaisantes et irréalistes les unes que les autres : ou bien votre roman ne vaut pas un clou, ce qui implique ipso facto que je suis un bien piètre critique; ou bien il est bon mais je n'ai su mettre en exergue ses qualités, ce qui débouche sur le même constat peu réjouissant - du moins pour moi. Sauf à supposer, encore, l'incapacité des Belles Lettres à mettre ses auteurs en valeur, hypothèse que je repousse d'un pied indigné, connaissant la compétence de Dany de Ribas et le goût littéraire de Michel Desgranges. Ultime suspicion : le bon Vebret a mis une bonne quinzaine de jours avant de publier ma critique, arguant de prétextes fallacieux, au point que j'ai dû lui retourner mon texte et le morigéner un peu. Tiendrions-nous là une piste sérieuse concernant l'obstruction dont vous fûtes, jusqu'ici, l'innocente victime ? Je livre tout cela à votre méditation.

Mais, au fond, peu importe. Vous avez raison de vous gausser d'un insuccès dont vous pourriez à bon droit, du reste, vous réjouir : et si votre livre était trop bon, tout simplement, pour que les lecteurs actuels pussent (imparfait du subjonctif) l'apprécier à sa juste valeur ? Suivez donc le conseil de Desgranges, concoctez-lui un autre bouquin dont nous nous régalions. Trinquons donc, d'ores et déjà, à ce futur chef-d’œuvre, non de M. H.,  mais de vous.  Au riesling, soit, si vous y tenez, mais un saint-émilion grand cru pourrait faire l'affaire. Aux deux, successivement et sans modération, serait encore mieux.

Le monde étant ce qu'il est, c'est-à-dire bien petit, je forme le vœu que nous puissions un jour nous rencontrer, ici ou là. Par exemple, à l'occasion d'une manif, contre la piéride du chou, cause aussi majeure qu'urgentissime, vous en conviendrez. Les calicots porteurs du slogan Perfide piéride, on te trucide ! sont en cours d'impression. Je vous tiendrai, bien sûr, informé.

En attendant, je vous souhaite l'été le plus serein qui soit et vous assure de mes sentiments très cordiaux,

Jacques Aboucaya

– En plus de cette correspondance et de la lecture panachée de Dutourd et Boulanger, j'ai également fait deux lessives complètes, la première de blanc, la seconde de couleurs ; ce qui m'a emplit d'une satisfaction non dénuée d'une certaine fierté. Demain, il va s'agir de me sortir du crâne et des doigts six mille signes à propos des pantins monégasques : le salariat ne connaît pas le repos dominical, en tout cas pas le mien.


Dimanche 10 juillet

Sept heures dix.– Deuxième jour de sevrage bloguesque et forumnique (car j'ai aussi supprimé les In-nocents de mes liens) : je m'en porte admirablement, ravi d'avoir passé si peu de temps devant l'ordinateur et davantage à lire au salon. Il a tout de même fallu écrire mes six mille signes à propos du caillou monégasque, mais c'est du temps perdu payé, donc pas tout à fait perdu pour tout le monde.

– Parce que je viens précisément de tomber, dans un article d'Atlantico, sur une phrase absurde que j'ai aussitôt épinglée à mon mur (« Tous les colis suspects attirent l'attention. »), je me dis que, du fait de ma désertion internétique, mon blog “Modernœuds” risque de s'appauvrir drastiquement, la majeure partie de ma récolte se faisant justement en ces lieux où je ne vais plus. Je ne vais tout de même pas me mettre à lire la presse à seule fin de le nourrir !


Mardi 12 juillet

Sept heures et quart. – La journée d'hier m'a considérablement rajeuni, dans la mesure où, par suite de la défection des uns et des autres, je me suis retrouvé à faire du rewriting– mais, par bonheur, à le faire de la maison, ce qui a rendu l'inévitable attente du travail nettement moins pénible, et même pas pénible du tout, puisque la seule obligation que je m'étais donnée était de passer toutes les demi-heures devant cet ordinateur pour voir si un nouveau labeur m'avait échu (mais “échoir” se conjugue-t-il bien avec cet auxiliaire ? Le doute me saisit). Quant à aujourd'hui, en dehors de six mille signes concernant Jean-Pierre Pernaut (à qui il n'arrive rien) et qui furent facilement et vite expédiés, je n'ai fait que poursuivre le roman de Jacques Laurent en cours. (Et c'est tout de même extraordinaire car, le lisant depuis hier, me voici soudain incapable de me souvenir de son titre. Si ce n'est pas du racornissement mental, qu'est-ce que c'est ?)

– Je viens d'abattre la tapette en plastique sur une mouche importune, comme je le fais une douzaine de fois par jour en ce moment que nous vivons les portes ouvertes. Et, comme d'habitude, je me suis penché pour vérifier qu'elle était bien morte, et non seulement agonisante : assassin, mais pas sadique…

– Mon sevrage internétique continue de fort bien marcher.


Jeudi 14 juillet

Sept heures dix.– Comme chaque année, nous avons vécu une grosse demi-heure, ce matin, avec la Patrouille de France, passant et repassant au-dessus de nos têtes à une altitude anormalement basse pour des chasseurs. Je suppose que décollant de la base d'Évreux – où ils sont arrivés de Salon-de-Provence il y a déjà deux ou trois jours –, ils tournent à proximité, c'est-à-dire pile ici, à l'aplomb de nous, en attendant qu'ordre leur soit donné de filer vers Paris, de façon à être au-dessus des Champs-Élysées à la minute près où ils y sont attendus.

(Maintenant que j'y réfléchis, je me demande si je n'ai pas employé l'expression “à l'aplomb de” fautivement et si elle peut être utilisée pour quelque chose se trouvant au-dessus et non en dessous : à vérifier.)

– L'essentiel de la journée (hormis l'heure que j'ai passée à écrire six mille signes à propos de Lola Dewaere) a été voué à la lecture de La Maison Philibert, roman signé Jean Lorrain, et bien meilleur que ce que je m'attendais à trouver. Il date de 1904 et dresse un tableau plein de verve du petit monde parisien des souteneurs et des prostituées “populaires”. On y trouve aussi la description d'une “maison” de province, celle qui donne son titre au roman, pleine d'une certaine tendresse n'excluant pas la drôlerie. En somme, j'ai découvert un homme valant mieux que sa petite réputation de journaliste à potins et ragots, et qui reste surtout connu pour s'être battu en duel avec Proust, après la sortie des Plaisirs et les Jours.


Vendredi 15 juillet

Sept heures vingt. – Cela devient très curieux à observer, de la part de nos “autorités” aussi bien morales que politiques, ces phénomènes de déni face aux actes de guerre menés contre nous par les musulmans (oui, oui : je stigmatise ; et, circonstance aggravante, je le fais en toute connaissance de cause). Plus la violence monte, plus, évidemment, il devient difficile de masquer sa source quasiment unique, et plus elles s'y emploient, avec une sorte de frénésie dont on sent bien qu'elle a annihilé chez nos impavides élites tout sens du ridicule. Ainsi, depuis ce matin, à propos du carnage qui a eu lieu à Nice, on parle sans honte, dans diverses gazettes, de “camion fou” ou de “chauffard”. Car chacun sait, et depuis toujours, qu'un poids lourd peut soudain, et sans prévenir, perdre l'esprit. On sent bien que, si le prochain kamikaze mahométan fait huit cents morts plutôt que quatre-vingts, il va devenir un “conducteur imprudent”. On le tancera fermement pour avoir eu le pied “un peu lourd” sur l'accélérateur et, pour le conscientiser au niveau du conduire-ensemble, un juge l'enverra, dans le cadre des travaux d'intérêt général qui ont toujours donné de si merveilleux résultats, on l'enverra donner des cours de code de la route aux enfants des écoles, pour les sensibiliser au problème de l'incivilité routière, laquelle peut frapper n'importe qui de 7 à 77 ans.


Dimanche 17 juillet

Sept heures et demie.– Nous attendions Rémi Usseil hier à midi. À midi vingt, je commençais à m'inquiéter ne ne pas le voir, sachant qu'il ne faut pas plus de vingt minutes pour venir ici d'Évreux, d'où j'avais compris qu'il partait. L'imaginant déjà en panne au bord de la nationale 13, j'ai téléphoné à ses parents, qui par chance sont dans l'annuaire et le sont sous leur nom. Sa mère m'ayant appris que, contrairement à ce qui était initialement prévu, Rémi arrivait directement d'Orléans, son retard m'a soudain paru tout à fait justifiable ; de fait, il pointait son nez une dizaine de minutes plus tard. Le reste de la journée fut fort agréable, en tout cas pour moi qui, comme d'habitude, ai parlé beaucoup plus que Rémi (c'est la situation inverse de ce qui se passe chez Michel Desgranges, où je ne fais à peu près qu'écouter). Il en est à la moitié de sa troisième chanson de geste, consacrée celle-ci à Roland, et s'apprête à commencer, à la demande de Caroline Noirot, la patronne des Belles Lettres, une anthologie de textes littéraires médiévaux (de l'ensemble de la littérature de cette époque, ou seulement les chansons de geste ? Je n'arrive pas à m'en souvenir), ce qui m'a semblé une fort judicieuse idée, car je ne doute pas qu'il va se tirer brillamment de l'exercice.

(Je pense soudain que j'avais prévu de lui prêter la trilogie de François Taillandier, L'Écriture du monde, et que j'ai complètement oublié d'aller tirer les volumes de leur rayonnage, au moment de son départ. Ce sera pour son prochain passage.)

– Aujourd'hui, journée chaude et tranquille. Ce soir, tout à l'heure, un film d'Alain Resnais que nous n'avons jamais vu : Cœurs. Avec sa bande d'acteurs habituelle.


Mardi 19 juillet

Sept heures et quart.– Trop chaud, depuis hier, pour avoir envie de venir traîner dans ce journal, l'heure venue de le faire. En maintenant porte et fenêtres ouvertes toute la nuit, puis en les refermant avant neuf heures du matin, j'arrive à conserver une relative fraîcheur dans la Case jusque vers deux heures de l'après-midi ; mais, ensuite, cela monte inexorablement. Ce devrait être encore la même chose demain. Je passe donc la journée dans la maison, elle aussi hermétiquement close dès neuf heures, à lire “en panaché” les Mémoires de Raymond Aron et le Journal de Jules Renard. Le contraste est saisissant entre les deux, car qui chercherait le moindre pétillement d'esprit, le plus petit frémissement de style chez le premier serait assuré d'en ressortir bredouille. Ces mémoires valent surtout pour le tableau historique d'un gros demi-siècle, dressé par une intelligence supérieure à la moyenne et qui, surtout, fut constamment mêlé à cette histoire, non en tant qu'acteur, mais comme témoin du premier rang. Quant à Renard, nous en reparlerons quand il fera moins chaud.


Mercredi 20 juillet

Sept heures et demie.– Lorsque les nuages sont arrivés, en début de matinée, et que quelques gouttes d'eau ont atteint le jardin, nous nous sommes crus sauvés de la chaleur de ces derniers jours. Hélas, ce crétin impérialiste de soleil a eu tôt fait de disperser tout ce petit monde façon puzzle, avant de faire remonter le thermomètre au-delà des 30° qui marquent en quelque sorte mon seuil extrême de tolérance. Il paraît que les choses doivent s'arranger à compter de demain…

– Je ne crois pas avoir dit que mes échanges épistolaires (mais peut-on employer ce mot pour désigner des zimmels ?) avec M. Aboucaya se sont non seulement poursuivis mais intensifiés ; j'y prends beaucoup de plaisir, au point que j'ai bricolé il y a quelques jours un petit document Word dans lequel j'empile en les datant les dits échanges.

– Reçu ce matin Histoire égoïste, mémoires ou autobiographie, je ne sais encore, de Jacques Laurent.


Jeudi 21 juillet
  
Sept heures et quart. – Dans le himmel que j'ai reçu de lui hier, M. Aboucaya me dit entre autres choses ceci : « Incidente : je suis émerveillé par votre puissance de travail : cinq mille signes par ci, le blog par là, les journaux, la correspondance... Comment parvenez-vous à mener à bien tout cela ?  » Il n'est évidemment pas le premier à s'ébahir de la sorte, devant ma supposée “puissance de travail”, mais j'en suis, moi, sincèrement surpris à chaque fois. Déjà à l'époque où j'écrivais cinq ou six Brigade mondaine par année, j'avais l'impression de mener une vie, je n'irais pas jusqu'à lymphatique, mais disons : assez nonchalante ; en tout cas, faite de plus de temps libre que de travail. Si bien que, maintenant, délivré de cette chaîne-là, il me semble ne plus rien faire du tout, rien qui vaille la peine qu'on s'y arrête, et encore moins qu'on s'en épate : mes journées me semblent être chacune un grand Sahara de lecture, parsemé de rares et minuscules oasis de travail (et, dans cette image maladroite, c'est l'oasis qu'on cherche à éviter, tandis que le désert est toujours attirant, parce que c'est lui qui étanche la soif).

– Lu environ deux cents pages de l'Histoire égoïste de Laurent : les premiers chapitres sont fort réussis, donnant un tableau qui semble assez véridique de ce que pouvait être l'enfance d'un fils de la bourgeoisie parisienne (point trop argentée, mais très soucieuse de son rang) des années 1920.

– Tontine.


Vendredi 22 juillet

Sept heures dix.– Rendu aux deux tiers environ du livre de Jacques Laurent : les chapitres de la guerre, dont je sors tout juste, m'ont moins intéressés que ceux consacrés à son enfance. Non, disons plutôt : moins charmé, moins poussé à la rêverie, sans doute du fait qu'ils sont plus analytiques, plus “adultes” (et, donc, en ce sens, tout aussi réussis que les précédents, puisque précisément la déclaration de guerre de 1939 coïncide plus ou moins exactement avec l'entrée de l'auteur dans cet âge).

– Reçu un himmel de Philippe B., me demandant si je pourrais passer à Levallois mardi prochain, car il aurait besoin de me voir, dit-il, “en chair et en os”. Je crains que ce ne soit que pour parler du prochain hors-série de FD, “Destin brisés” n°7, chose qui pourrait fort bien se régler par himmels. Cela dit, j'en ai aussitôt profité pour demander – et obtenir – un rendez-vous auprès de Mme Catherine M. (non : pas Millet…), la personne qui est plus en moins en charge de mon cas dans l'affaire des départs volontaires : si les dossiers de candidature doivent être remis à la DRH à partir du premier septembre, il s'agirait de commencer à le constituer, ce dossier.

– Reçu ce matin l'Histoire de la littérature française de Gustave Lanson, édition Hachette de 1910, livre en très bon état. Je ne l'ai évidemment pas acheté pour réviser mon histoire de notre littérature (encore que ce ne soit jamais inutile), mais pour voir quel œil posait dessus elle ce grand nom de la critique littéraire, qui régna presque sans partage de la fin du XIXe au premier tiers – au moins – du XXe siècle sur l'Université, ayant terminé sa carrière comme directeur de l'École normale supérieure de la rue d'Ulm.


Samedi 23 juillet

Sept heures dix.– Quel livre remarquable aurait pu faire Aron de ses Mémoires, s'il avait été écrivain…


Lundi 25 juillet

Sept heures vingt.– Demain, donc, journée levalloisienne. Je suis de plus en plus certain que Philippe B. ne me fait venir que pour parler du prochain hors-série de FD, ce qui est rigoureusement inutile, dans la mesure où je sais déjà quels articles je devrai y écrire ; et je n'ai nullement besoin de lui pour me dire comment les écrire. Je n'attends rien non plus de mon entretien avec Catherine M., tant est tenace en moi l'impression que ces gens qui ont été mandatés par mon employeur pour nous guider dans cette espèce de maquis n'en savent pas plus long que ceux qui arrivent dans leurs bureaux avec des questions précises. Pour que ma journée ne soit pas totalement gâchée, j'ai eu l'idée de demander à Matthieu Woland s'il voulait (et pouvait) venir déjeuner avec moi : il peut et il viendra.


Mardi 26 juillet

Sept heures et demie. – Journée merdique, hormis l'oasis d'une heure et demie, déjeuner, passée en compagnie de Matthieu ; non pas au restaurant À table ! (mon Dieu, ce nom !) comme c'est l'habitude, mais, pour cause de fermeture estivale d'icelui, à L'Ambiance d'à côté, en terrasse, ce qui m'a plutôt rajeuni, mais pas forcément pour me rendre plus primesautier. Il se peut, d'ailleurs, que Matthieu m'ait trouvé un peu absent, car, installé à cette table, en bordure de devanture, où j'ai déjeuné tant de fois, je me suis pris à penser à François, mort en 2013 ou 2014 – cancer, évidemment –, rédacteur en chef en son dernier avatar, avec qui j'ai passé des heures ici même. Il a surgi de manière impromptue car, depuis sa mort, je n'ai guère pensé à lui, je crois. Et, même, quand il m'arrive d'y penser, c'est plutôt pour me dire que nous n'avons jamais été réellement amis. Mais soudain, d'être assis là, nos déjeuners ont ressurgi, et ils étaient souvent fort agréables, avec ces conversations sans trop d'objet, diluées par les pichets de sauvignon – cette piquette que nous n'aurions accepté de boire nulle part ailleurs que là – qui s'enchaînaient de façon assez harmonieuse, finalement.

Matthieu ne peut évidemment rien en savoir, mais le fait d'être assis en face de moi, précisément ici, sur ces chaises de bois incertaines, lui a ôté une sorte de réalité, par rapport à ce mort qui s'invitait à notre déjeuner. À plusieurs moments, j'aurais aimé, soit qu'il disparaisse, soit qu'il ait la capacité de chasser l'intrus ; naturellement, il n'était en son pouvoir de faire ni l'un ni l'autre. Du reste, je ne tenais pas à ce qu'il fasse ceci, ni cela : j'étais content d'être avec lui et, ma foi, pas fâché du surgissement de François. Mais je n'arrivais pas à bien concilier les deux : j'aurais eu besoin de deux déjeuners, l'un avec ce fantôme, l'autre avec cet ami que la vie m'a apporté (tu es obligé de devenir pompeux et niais ?). Bref, mon passé, pourtant très récent, bien plus naguère que jadis, s'est invité aujourd'hui sans me demander mon avis.

– Du coup, je n'ai plus du tout envie de parler du côté “merdique” de la dite journée : on verra demain.


Mercredi 27 juillet

Sept heures et demie. – Dernière lubie de Catherine, qui a très mal pris l'égorgement du vieux curé de Saint-Étienne-du-Rouvray : aller vivre en Corse, sous prétexte que ces insulaires ne semblent pas disposés à se laisser marcher sur les pieds par les hordes négro-arabes qui commencent à faire la loi en métropole, et à qui nous n'avons à opposer que notre volonté de continuer à “faire la fête en terrasse”, puisque nous n'avons plus rien d'autre comme horizon, apparemment. Elle a donc commencé à se renseigner sur le prix des locations, puisque, comme l'on sait, il n'est guère raisonnable de vouloir acheter une maison en Corse quand on n'est pas corse. Je suis bien persuadé que ce projet ne se réalisera jamais, et pourtant, je dois dire qu'il m'amuse plutôt. Vivre dans un endroit où les musulmans raseraient les murs et où les natifs n'auraient nulle honte d'être ce qu'ils sont, voilà qui me plairait assez.

Sinon, rester en France reviendra à subir ad nauseam les discours piteux des petits militants du nouveau monde, tels ceux de cette pauvre Élodie qui, après avoir titré un billet “Ne pas céder à la désunion”,  fait acte d'un militantisme aussi bas du front qu'il est possible pour “démontrer” que tout ce qui arrive est de la faute de la droite et de l'extrême droite, c'est-à-dire fait tout ce qu'elle peut pour consacrer les traditionnelles désunions. Cette malheureuse fille, qui a perdu six ou sept ans de sa vie à faire des études inutiles, raisonne comme une gamine de 17 ans qui vient de découvrir le militantisme ; et l'on sent bien qu'elle n'ira jamais plus loin ni plus haut : quand elle a trouvé deux arguments contre ses adversaires politiciens, on la sent aux frontières de l'orgasme. Quelque chose, en elle, doit savoir qu'elle n'est qu'une petite fille raisonneuse, comme on en rencontre chez la comtesse de Ségur, à la fois pénible et attendrissante, qui s'imagine qu'elle met “tout en l'air au château de Fleurville”, alors qu'elle ne fait que suivre sagement les traces de ses grand-parents (dans l'ordre de “l'esprit”, s'entend…). On la voit tellement bien, tirer la langue en écrivant, s'appliquer aux pleins et aux déliés idéologiques, calligraphier comme il convient la pensée qu'on lui a inculquée, qu'on a presque envie de lui prendre le porte-plume des mains pour tenter de faire moins maladroit et stupide.


Jeudi 28 juillet

Sept heures et demie.– Publication de mon journal de juin ce matin. Puis, lecture des Dernières nouvelles du jazz, que son auteur, Jacques Aboucaya, m'a aimablement envoyées ces jours derniers. Il s'agit de nouvelles (quinze, si ma mémoire est bonne : le livre est resté dans le salon…), comme l'indique le titre de l'ensemble, toutes ayant, toujours comme le titre l'indique, le jazz sinon pour sujet du moins pour toile de fond, pour “milieu amniotique”. Première qualité du livre : il ne présente aucune disparate, ce qui est l'un des écueils du recueil de nouvelles, plus souvent “fourre-tout” qu'ensemble cohérent, c'est-à-dire pensé, comme c'est le cas ici ; je veux dire que toutes sont de qualité sinon égale (chacun aura ses préférences) du moins équivalente, toutes se situent au même niveau d'exigence et de réussite. Jacques Aboucaya manie une langue fluide, aisée en apparence, un brin nonchalante, qui pourrait faire penser à un chorus de Lester Young si on se risquait aux comparaisons hasardeuses, que l'on n'est pas du tout sûr de pouvoir maîtriser. Comme le jazz mène à tout, et sans même qu'il soit besoin d'en sortir, certaines nouvelles partent franchement dans le fantastique, Aboucaya ne reculant ni devant les soucoupes volantes ni devant les petits hommes verts qui en sortent ; mais qui sont, bien entendu, très férus de new-orleans et de bop. Du reste, je ne sais si c'est l'éditeur ou l'auteur lui-même qui précise en quatrième de couverture qu'il n'est pas nécessaire de connaître le jazz pour aimer ces nouvelles, mais je trouve l'affirmation un peu hasardée tout de même. En tout cas, il me semble que le lecteur pour qui le jazz serait une totale terra incognita perdrait beaucoup en les lisant ; ne serait-ce que parce que les noms cités dans telle nouvelle ou telle autre n'arrivent jamais là pour une banale et superficielle question de name-dropping : selon ce que l'on sait des musiciens, de leur style, de la manière dont ils jouent de leurs instruments, etc., ils colorent différemment la nouvelle dans laquelle l'auteur les a convoqués, et donnent des indications non dépourvues de sens sur les personnages eux-mêmes, selon qu'ils admirent celui-ci ou s'inspirent de celui-là. J'admets que les nouvelles sont suffisamment ingénieuses, aussi bien construites qu'écrites, pour qu'on puisse trouver du plaisir en les lisant, même si on ignore tout de l'existence d'un Charlie Parker ou d'un Sonny Rollins, mais enfin, ce lecteur-là perdra tout de même quelque chose : la note bleue que Jacques Aboucaya sait faire sonner et se prolonger dans ces courts textes à la fois variés et profondément homogènes.


Vendredi 29 juillet

Midi. – Anniversaire de Catherine ; dont je ne dirai pas l'âge puisque, pour les gens de ma génération, cela reste une chose qui ne se fait pas, surtout quand les dizaines commencent à s'empiler dangereusement. Je dis “pour les gens de ma génération” car c'est une chose que j'ai constatée souventes fois chez mes jeunes confrères en journalie, cette obstination à lourdement indiquer l'âge des actrices ou chanteuses, spécialement lorsqu'elles se mettent à prendre de la bouteille. Ce qui me frappe toujours – ou plutôt me frappait : c'était à l'époque où j'étais encore rewriter–, c'est leur totale incompréhension lorsque je leur dis que c'est une grossièreté d'indiquer l'âge des dames “mûres”, et surtout de le faire avec l'insistance qu'ils y mettent souvent. « Mais c'est une information ! », me répliquent régulièrement certains. Non, justement : dans la plupart des cas, ce n'en est nullement une, en tout cas elle ne représente aucune valeur ajoutée dans l'article où elle se trouve. Il va de soi que si j'écris un article sur le centième anniversaire d'Olivia de Havilland (ce que j'ai fait il y a quelques semaines), son âge est primordial. Si telle actrice ou chanteuse part en tournée à travers la France et l'Europe à 92 ans, indiquer son âge donne plus de valeur à son “exploit”, lui confère une dimension presque héroïque. Mais dans la majorité des cas, l'indication de l'âge n'est qu'une petite grossièreté gratuite, comme s'en permet l'époque tous les jours, sans même les percevoir comme telles.

Bref, c'est l'anniversaire de Catherine, et c'est pourquoi nous avons fait ce matin un détour chez le caviste de Pacy, afin de lui acheter champagne et pouilly-fuissé, pour ce soir.


Samedi 30 juillet

Sept heures dix. – Un peu surpris, ce matin, de recevoir déjà La Tour, le journal de Renaud Camus pour 2015, commandé il y a seulement quatre ou cinq jours. Naturellement, comme les années précédentes, j'ai cédé à la puérile pulsion consistant à filer directement à l'index, pour voir s'il était question de moi à un moment ou à un autre. Je n'ai droit, cette année, qu'à une seule “entrée”, celle du premier octobre ; elle n'est guère flatteuse pour moi, je le crains, mais elle mérite d'être un peu discutée. Je vais commencé par recopier le passage, et sans doute m'en tiendrai-je là pour ce soir, car le passage est un peu long. Voici :

« Plieux, jeudi 1er octobre 2015, minuit moins le quart. Jérôme Vallet a déposé sur Facebook, ce matin, je ne sais pourquoi, une discussion très désagréable à mon sujet, qui s'était déroulée sur le blog de Didier Goux, à son initiative, semble-t-il. Le consensus entre les participants était que mon inspiration littéraire avait subi un terrible rétrécissement, depuis le début du siècle. La majorité des intervenants attribuaient ce désastre à la place croissante de la politique, dans ma vie et dans mes écrits : elle avait terriblement décomplexifié et délittérarisé ma pensée et mon œuvre, qui avaient perdu toute vibration bathmologique de fait de ma concentration obsessionnelle sur des opinions et des thèmes précis, trop clairs, caricaturaux. D'autres, beaucoup moins nombreux, incriminaient l'amour, le bonheur, la vie de couple, trop régulière et paisible. Goux lui-même pensait qu'il fallait surtout chercher du côté de l'âge, de la réduction des moyens intellectuels et de la capacité littéraire, du fait de l'âge.

« Le piquant est que le rencontrant pour la première fois, il y a une quinzaine d'années, et confronté à son enthousiasme délirant qui m'embarrassait un peu (au moins socialement, devant des tiers), je lui avais prédit (un peu pour dire quelque chose) qu'un jour il ne le comprendrait plus du tout, cet enthousiasme ; et que toute cette ferveur exaltée se renverserait en son contraire exact, comme je l'avais vu cent fois arriver chez d'autres. Bien entendu il n'avait pas cru un mot de ce que je lui disais, et jurait ses grands dieux que pareil renversement ne se produirait jamais. »

Voilà le dossier, donc. commençons par le second paragraphe. D'abord, une première erreur factuelle, dénuée d'importance ici : nous nous sommes rencontrés pour la première fois à la fin de l'année 2006, c'est-à-dire il y a un peu moins de dix ans. C'était à une réunion de lecteurs et d'amis qui, suite à une lecture publique faite par Camus à Beaubourg de l'une de ses églogues, avait eu lieu chez Jean-Paul Marcheschi, dans cette rue dont le nom m'échappe en ce moment, qui commence rue du Louvre, à la hauteur de la Bourse du Commerce (ou anciennement telle). Je ne me souviens pas avoir été particulièrement “délirant”, ni même très prolixe dans l'expression de mon enthousiasme – très réel, lui. Mais enfin, le vin rouge aidant, il est possible que je l'aie été. Ce dont je suis sûr, en revanche, c'est que c'est seulement quelques mois plus tard, lors de notre second dîner privé, que Camus me fit cette réflexion que je l'aimais (ou admirais ?) trop et que, un de ces jours, je lui planterais un poignard dans le dos (ce fut son expression). Et, en effet, je lui avais alors juré que cela n'aurait jamais lieu. D'où son triomphe en demi-sourire et en forme de je-l'avais-bien-dit.

Seulement, Camus se trompe : bien loin de se transformer en “son exact contraire”, cet enthousiasme d'il y a dix ans est demeuré intact, pour les livres de lui publiés à cette époque et pour l'écrivain qu'il était (et est peut-être encore, après tout, même s'il persiste à n'en plus guère donner de preuves éclatantes). En clair, alors que par ce billet – que je vais aller relire ainsi que tous ses commentaires – j'exprimais, il me semble, une inquiétude au sujet de son pouvoir créateur, lui préfère se placer sur le terrain de la trahison. Or, il me semble que toute personne qui décide de rendre publics ses écrits accepte par là même, ou devrait accepter, que tel ou tel lecteur, après avoir été enthousiasmé par celui-ci, se déclare déçu de celui-là. On n'entre pas dans l'œuvre d'un écrivain comme on le fait en religion ; et, plongeant dans celle de Camus il  a dix ans, m'y immergeant totalement durant deux ans, et ne l'abandonnant jamais ensuite, je n'ai pas pour autant fait acte d'allégeance inconditionnelle à son auteur, il n'y eut, entre nous, ni adoubement ni ordination : seulement, de moi vers lui, et c'est déjà beaucoup, une admiration pour la plupart des livres qu'il a écrit depuis 40 ans. Mais lui-même semble voir les choses autrement et plus ou moins me refuser cette liberté de jugement dont je parle, puisque, deux paragraphe plus loin, il évoque ma “désertion” ; or, je ne me souviens pas d'avoir jamais signé d'engagement ferme dans une quelconque armée camusienne.

Je viens de rechercher le billet mis en cause par Camus : impossible de mettre la main ni l'œil dessus ! Me voilà donc un peu embarrassé pour aborder le premier paragraphe, auquel je comptais arriver maintenant. Ce dont je me souviens, c'est d'y avoir envisagé, en tant qu'hypothèse, un tarissement, total ou relatif, de la veine créatrice, ou disons purement littéraire. Mais je suis bien certain de n'avoir jamais parlé de “réduction des moyens intellectuels”, ce qui aurait équivalu à traiter Camus de semi-gâteux, ou en voie de gâtification, chose qui ne m'a jamais effleuré l'esprit. Et parler, en ce qui me concerne d'un “abandon” est tout aussi inexact, puisque je n'ai jamais cessé de lire les livres de Camus à mesure qu'ils paraissaient, à en rendre compte souvent dans le blog, à dire mon adhésion presque complète (presque parce que je trouve l'expression Grand Remplacement plutôt malheureuse en elle-même) à ses thèses “politiques” et à recommander toujours aussi chaudement la lecture de son œuvre, comme un certain nombre de mes amis pourrait en témoigner.

Il y a tout de même une chose amusante, dans ces deux paragraphes, c'est lorsque Camus se demande pourquoi Jérôme Vallet a cru bon de transporter billet et commentaires sur Facebook. Comme s'il était surpris de ce petit jet de bile, évidemment destiné à semer la zizanie entre lui et moi, de la part d'un individu que, lors de ce même dîner où il prophétisait son assassinat par moi, Camus nous avait dit ne plus le supporter, ni lui ni ses interventions sur les différents forums. Sur ce, je vais retourner à la lecture de La Tour, dans la lecture de quoi, malgré mes divers abandon et trahison, je suis plongé depuis ce matin à peu près sans interruption.


Dimanche 31 juillet

Sept heures vingt– La lecture du journal 2015 de Camus, à quoi j'ai passé l'essentiel de la journée, a fini par me mettre d'humeur morose ; non pas parce que je me serais agacé de ce qu'il y dit, et même y ressasse, mais au contraire parce que je ne suis que trop d'accord avec le tableau sinistre qu'il dresse, jour après jour, de la France, de l'Europe, du monde, de l'effondrement de nous-mêmes, de nos mœurs, etc. Le problème est que, ruse ou lâcheté, je m'efforce en règle générale de n'y point trop penser, à ce cataclysme en marche – disons pas plus d'une heure par jour, et encore : par petits “paquets” de dix minutes… –, et que, là, je n'ai fait que cela depuis ce matin. Comme, en outre, le regard de Camus est beaucoup plus aigu que le mien, et son ouïe bien plus fine, la douleur était d'autant plus vive. Et, face à une convergence si implacable de signaux négatifs, on finit par se dire qu'en réalité il est déjà trop tard, que l'agonie a été poussée trop avant pour qu'un retour à la santé soit encore possible, que le combat que Camus semble mener contre des moulins est tout à fait vain. Ce n'est pas une manière bien gaie de terminer le mois.

Août 2016

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TERMINAL 3









Lundi 1er août

Sept heures dix.– Ça se mange très vite, une salade de pommes de terre au haddock, surtout quand tout cela a déjà été découpé en petits cubes par la cuisinière ; d'où mon arrivée ici de plus en plus tôtive, comme dirait R. Camus. J'ai, aujourd'hui, consacré un temps anormalement long à FD, pour la raison que, en plus de l'article du jour, il a fallu que je refisse presque entièrement celui d'hier, non de ma faute, mais en raison d'une mésentente entre mes Puissances, l'une voulant un papier “blanc” (mettons) et l'autre un papier “noir”. Comme le blanc m'avait été donné comme consigne dès hier par Philippe B., directeur de la rédaction, j'ai foncé bille en tête. Mais, en début d'après-midi, tout à l'heure, Françoise D., rédactrice en chef, m'a signalé, avec force excuses, que c'est le noir qui finalement devait l'emporter. Ses arguments étant sans appel, j'ai donc ressorti mes pinceaux et mes couleurs pour rebadigeonner mes six mille signes.

Entretemps, j'avais terminé le journal 2015 de Camus, décidément bien déprimant – mais il n'y est pas pour grand-chose, et loin de moi l'idée de vouloir mettre à mort le messager des nouvelles sinistres qu'il apporte –, puis j'ai repris, avec plus d'allant, L'Esprit des lettres de Jacques Laurent, qui est un recueil de ses articles parus dans les différentes revues (La Table ronde et La Parisienne, dans ce premier volume) auxquelles il a participé, voire qu'il a créées. Je vais d'ailleurs aller illico commander le tome second, malgré la promesse solennelle que je m'étais faite de ne rien acheter en août. Mais les promesses n'engagent que ceux bla bla bla.

– Je n'ai toujours aucune nouvelle de mon frère qui, au départ, devait arriver ici le 10 pour repartir le lendemain en direction de Dubaï, à qui j'ai envoyé un himmel il y a trois jours pour lui dire que nous préférions annuler leur passage (sa femme et leur fille sont en France avec lui), du fait que, horaire d'avion oblige, nous devions nous lever le lendemain vers quatre heures du matin, afin que j'emmène Catherine à Roissy. Philippe et Dominique ont toujours cette propension, parfois un peu irritante, à mettre sur pied un programme, en général assez complexe, de visites aux uns et aux autres, mais en n'avertissant ces uns et ces autres qu'une fois que tout est fixé “dans leur tête”, leurs billets d'avion pris, etc. Passe encore quand ils font ce coup-là en avril ou novembre, périodes où ils sont presque assurés de trouver leurs différents gibiers au gîte, mais il ne faudra pas qu'ils s'étonnent si, en juillet et août, leurs petits plans concoctés unilatéralement ont tendance à faire eau de toutes parts : c'est ce qui est en train de se produire, en tout cas avec nous. Je suis quand même toujours un peu étonné que l'on puisse, comme ils le font généralement, avertir les gens qu'on se présentera chez eux tel jour et pour une durée de tant, plutôt que de leur demander si la chose est envisageable ; même quand il s'agit de son propre frère. Mais j'ai l'impression de me mettre à “faire mon Camus”, depuis une minute…


Mardi 2 août

Sept heures et demie.– Depuis trois ou quatre jours, dans la pâture derrière la Case, se trouve une vache, dépendant de la ferme située à l'autre bout de ce champ (voir, sur le blog principal, la couverture de mon journal 2011). Depuis seize ans que nous vivons ici, on y a vu tantôt des chevaux, mais plus aucun depuis plusieurs années, des vaches en troupeau et des moutons, alternativement. Une vache seule, c'est la première fois et nous en fûmes intrigués ; d'autant plus que celle-ci passe des heures sans se lever jamais, broutant couchée, ne se déplaçant que d'un mètre ou deux à la fois et sans jamais qu'on ait le temps de la voir sur ses pattes. Il se dégage de cet animal pesant et immobile, comme affaissée sur lui-même, une impression de grande tristesse. Notre très vieille voisine étant venue nous apporter de petites pommes de terre nouvelles de son jardin, de celles dont il n'est nul besoin d'ôter la pelure avant de les manger, Catherine lui a parlé de notre vache solitaire et mélancolique ; et il est apparu que “mélancolique” était en dessous de la vérité. D'après elle, la voisine, la vache vient d'être opérée d'une patte et, depuis, refuse obstinément de se lever : quand les fermiers veulent la faire rentrer à l'étable, il leur faut faire donner les chiens pour qu'elle consente à se mettre debout. Catherine a d'abord compris que, suite à l'intervention vétérinaire, la station debout lui était encore pénible ; mais la vieille dame a alors ajouté : « Elle se laisse mourir. » Devant la mine dubitative de Catherine, elle a expliqué que c'était déjà arrivé, aux mêmes fermiers, avec une vache qui avait dû subir une césarienne et qui, à la suite de cette opération, s'était réellement laissée mourir, avec un complet succès. Celle-ci, d'après elle, suit le même chemin, victime de ce qu'on hésite un peu tout de même à nommer une dépression. Mais, après tout, pourquoi les bovins ne seraient-ils pas sujets, eux aussi, aux dépressions ? D'autant qu'à force de ruminer…

– Il a plu sans discontinuer depuis ce matin, si bien que je m'attends, à l'aurore de demain, à découvrir un jardin bien vert, à l'herbe vigoureusement croissante, qui m'obligera, d'ici quelques jours, à ressortir la tondeuse, que je pensais remisée jusqu'en septembre.


Mercredi 3 août

Sept heures et demie. – Himmel de mon frère à l'instant, pour me dire qu'il comprenait très bien qu'on ne puisse les recevoir le 10, si Catherine doit être très tôt le lendemain à Roissy, étant lui-même un “voyageur nerveux”. De toute façon, c'était devenu d'autant moins possible que, finalement, parce que ce départ nocturne commençait à vraiment angoisser Catherine, nous avons décidé (sur ma suggestion) que je la conduirais à l'aéroport dès le 10 en fin d'après-midi, et qu'elle dormirait dans un hôtel local. Le hasard à voulu que le plus proche de son “terminal” fût un hôtel Ibis, chaîne pour laquelle travaille Élodie, laquelle nous a obtenu un tarif tout à fait “préférentiel” (on ne pourra bientôt plus rien écrire sans encadrer chaque mot de guillemets…). Celui-ci disposant d'un vrai restaurant, nous dînerons ensemble, après quoi je rentrerai ici ; en espérant que l'autoroute 14 ne sera pas fermée.

Finalement, dans cette histoire, la vraie punie est ma mère, qui va devoir nourrir une journée de plus Philippe et ses deux femmes. Mais, après tout, c'est son fils, alors qu'il n'est que mon frère…


Jeudi 4 août

Sept heures et demie. – Terminé juste avant le dîner le second volume de L'Esprit des lettres, le recueil des articles et chroniques de Jacques Laurent parus dans les diverses revues qu'il a dirigées ou auxquelles il a collaboré. J'aime beaucoup chez lui ce côté ferrailleur, mousquetaire, que l'on sent toujours prêt à s'exprimer, contre les totems et tabous de ce temps qui – c'est le côté un peu triste – commence à apparaître presque aussi lointain que la Belle Époque, voire le Second Empire.

– Renaud Camus vient de publier sur Youtube une vidéo qui, encore maintenant, plusieurs heures après sa découverte, me laisse sans voix. On l'y découvre filmé en gros plan, devant l'un de ses tableaux, déclamer et surtout chanter ses propres tweets politiques. Chaque tweet est séparé du suivant par un chapelet de borborygmes, sons, notes isolées (je ne sais trop comment qualifier ça) ; le tout donne une atmosphère assez asilaire, dans laquelle un Ferdinand Lop voire un Mouna Aguigui ne dépareraient nullement. Dans son journal 2015, Camus ne cesse de déplorer le peu d'adhésion (et donc d'adhésions) que rencontrent ses deux partis, l'In-nocence et le NON : je doute un peu que cette nouvelle prestation soit de nature à la renforcer. D'autre part, j'aimerais voir la tête des maires de France et des conseillers généraux lorsque le candidat Camus va solliciter leurs parrainages pour l'élection présidentielle, si jamais un esprit mal intentionné leur met cette vidéo sous les yeux et dans les oreilles. À quoi peut bien correspondre cette lubie ? Du masochisme ? De l'inconscience ? À moins qu'il ne s'agisse, une fois encore, de brûler ses vaisseaux le plus sûrement possible ; un aveu d'échec politique complet en forme de pirouette ou de pied de nez. En tout cas, lui qui se plaint régulièrement de la “désertion” de ses fidèles, voire de leur “trahison”, on peut dire qu'il fait ce qu'il faut pour les susciter, et qu'il est nécessaire d'avoir la fidélité solidement arrimée pour demeurer comme je le fais un lecteur convaincu – encore que ce genre de fantaisie vocale risque de heurter bien davantage les “militants” que les lecteurs proprement dits. Pour le moment, sur le forum de l'In-nocence, on observe à ce sujet un silence parfait…


Samedi 6 août

Quatre heures et demie.– Heure un peu inhabituelle pour venir traîner par ici, j'en conviens. Mais c'est que, tout à l'heure, profitant de ce qu'elle a lieu en l'église du Plessis, Catherine se rendra à la messe, entre six heures et demie et sept heures et demie ; ce qui, en toute logique interne et conjugale, induit un apéritif, celui que je commencerai à prendre en l'attendant et auquel elle se joindra en revenant, dûment purifiée de ses éventuels péchés (ah, non : ça, c'est le boulot de la confession, pas de la messe. Mais enfin, ça doit bien purifier un peu quand même). Comme nous ne sommes pas des ivrognes compulsifs, il a été décidé que cet apéritif-là “compterait” aussi pour celui de notre dernière soirée avant son départ vers les Amériques septentrionales, lequel aura lieu mercredi. Et comme, décidément, je suis aujourd'hui la raison même, j'ai résolu ce matin que, pour mériter pleinement cette libation vespérale, il me faudrait écrire avant les douze mille signes qui m'ont été réclamés pour un septième hors-série “Destins brisés”, texte consacré à l'acteur Roland Giraud et à l'assassinat de sa fille unique, Géraldine : tout cela a été accompli entre onze heures et une heure et demie. Il ne restait qu'à mettre le riesling au frais, ce qui fut diligemment accompli. Pour passer agréablement le temps séparant la corvée de sa récompense, j'ai ouvert l'ultime roman de Jacques Laurent, Ja et la fin de tout, qui m'est opportunément arrivé ce matin ; cependant que Catherine se lançait à l'assaut de La Tour, le journal 2015 de Renaud Camus. Bref, comme disait le type tombant du cinquantième étage au moment où il passait devant le vingt-cinquième : jusqu'à présent, tout va bien.


Lundi 8 août

Dix heures et demie du matin.– Quand on est agacé par le désir de se mettre à un nouveau roman, le remède radical consiste à relire un journal d'écrivain : Léautaud, Jules Renard, peu importe. On y croise tellement d'auteurs dont même les noms nous sont devenus totalement inconnus, et qui pourtant semblent avoir eu du succès à l'époque où ils sévissaient, que l'on est aussitôt saisi par la puérile vanité de l'entreprise ; sauf si, bien sûr, on ne souhaite être imprimé que pour tenter d'en imposer à sa belle-mère, au voisin ou au boulanger. Mais même cette ambition minuscule reste une vanité, car il est bien rare que l'on impressionne qui que ce soit avec un livre, à moins qu'il ne vous pousse jusqu'aux plateaux de télévision, et encore.

– Nous n'avons plus, Catherine et moi, que deux jours complets à passer ensemble. Mercredi soir, nous nous quitterons pour deux semaines, devant un quelconque hôtel Ibis de l'aéroport de Roissy. Et j'ai déjà, comme les fois précédentes, commencé de me dire, hier soir, que, nous quittant en effet, ce sera peut-être la dernière fois que nous nous verrons, si jamais il arrive de mourir à l'un de nous (et, en général, je pense plutôt que c'est à moi qu'il incombera de me charger de cette formalité).

– J'attends, ce matin, un appel téléphonique d'une personne de la DRH de Lagardère, qui doit m'aider à remplir le “formulaire de demande de départ à la retraite” qu'elle m'a adressé la semaine dernière et auquel, à mon grand énervement, puis abattement, je n'ai rien compris, tant ces trois ou quatre pages sont écrites en un français qui n'est pas le mien. À l'école, pendant qu'il est encore temps, on devrait inciter les jeunes élèves à choisir comme première langue d'étude le français administratif : cela les aiderait plus souvent et mieux que l'anglais. De toute façon, comme ce rendez-vous immatériel a été pris par une tierce personne, il est probable que mon interlocutrice supposée n'appellera pas du tout. D'autant que, si j'ai bien compris, cette dame est en vacances et ne passera aujourd'hui à son bureau de Levallois que pour expédier les affaires urgentes. N'ayant pas la prétention d'être une affaire urgente…

Cinq heures.– Peu avant midi, sentant mon impatience grandir de ce coup de fil qui n'arrivait pas, j'ai pris l'initiative d'appeler cette Mme G., à la DRH. Elle s'est montrée fort aimable et, surtout, très claire dans ses explications, dont il ressort que les choses vont aller beaucoup plus vite que je ne le pensais, à condition que ma “candidature” soit retenue (ce dont je refuse de douter, sauf à être très déçu en cas contraire). En gros, si je remets mon dossier au premier septembre, j'aurai une réponse dans les dix ou quinze jours, car l'examen des candidatures va se faire à mesure qu'elles arrivent, et non, comme je le croyais, après la date de clôture, c'est-à-dire en mars prochain. Deuxième erreur de ma part : comme régulariser sa situation auprès des diverses caisses de retraites prend, de l'avis de ces caisses même, entre quatre et six mois, je pensais ne pouvoir être effectivement en retraite que six mois après l'acceptation de Lagardère. Or, pas du tout : si tout suit son cours, je le serai, en retraite, dès le premier octobre ou, au plus tard le premier novembre. Ce qui, ensuite, demande six mois c'est l'obtention du premier versement. Mais comme il sera rétroactif, je n'y perdrai rien. Et, entretemps, il nous aura suffi de prélever un peu de mes indemnités de départ. Bref, tout cela prend une excellente tournure, laquelle va justifier, tout à l'heure, un petit apéritif conjugal. Je disais à Catherine que, vu mon mode de vie depuis environ trois ou quatre mois (passés à ne plus travailler que de la maison), et pour peu que, comme il en a la ferme intention, Philippe B. puisse me faire écrire pour FD en tant que collaborateur extérieur, je n'allais voir aucune différence entre mon état de salarié et celui de retraité. À ceci près que je vais peut-être même gagner un peu plus d'argent.

– Il y a un moment, alors que nous regardions le sixième épisode de la première saison de True Detective, appel du Père B., pour nous informer qu'il s'apprête à prendre ses nouvelles fonctions en tant que prêtre d'une paroisse du centre de la France, qui est sa région natale. Du coup, cela a relancé mon envie d'aller voir Nohant qui, nous a-t-il dit, se trouvera à moins d'une heure en voiture de la petite ville où il va désormais officier. Je pense que nous irons dans le courant d'octobre, lorsque mes affaires de retraite seront réglées (enfin : j'espère qu'elles le seront…). Entre autres choses, il m'a chaudement recommandé la lecture d'une biographie de Simon Leys, qui vient de sortir.


Mardi 9 août

Onze heures du matin.– Ce mélange d'ennui et d'hilarité qui me saisit, chaque fois que je tente d'écouter Pelléas et Mélisande ; ennui engendré par la mélodie de Debussy et hilarité par les vers de Maeterlinck.


Jeudi 11 août

Dix heures du matin.–  Être de gauche, au fond, c'est vouloir que les pauvres cessent de l'être, mais que les riches le deviennent.

– Sinon, Me voilà seul, comme gémissait Aznavour au début des années soixante-dix. J'ai déposé Catherine à l'hôtel Ibis de Roissy, hier vers six heures, et suis rentré directement ici. Sans encombre, à l'aller ni au retour. À l'heure qu'il est, Catherine doit être dans l'avion, ou peu s'en faut. Quant à moi, j'ai commencé à m'emmerder à peu près dès mon lever ; lever frisquet puisque le thermomètre affichait 7,5° comme température extérieure (à six heures et demie du matin) et tout juste le double dans la maison : je suppose qu'il doit s'agit d'un effet collatéral au réchauffement climatique. Comme je n'avais pas envie de me lancer dans un livre inconnu (mon cerveau a tendance à tourner au ralenti dès que Catherine s'éloigne), j'ai repris le premier volume des Exorcismes spirituels de Muray : j'y suis pratiquement comme chez moi. Je vais tâcher, à compter d'aujourd'hui, de supprimer l'apéritif vespéral (ou au moins le réduire et me cantonner au vin blanc), afin de pouvoir regarder ensuite l'une ou l'autre des séries télévisées dont j'ai fait provision en vue de cette solitude de deux semaines. On verra ce que vaut cette excellente résolution.

Huit heures. – Eh bien voilà, c'est de pire en pire, à mesure de l'âge : première journée seul et je me suis déjà ennuyé à périr, malgré les deux derniers épisodes de True Detective regardés en début d'après-midi et les cinq mille signes écrits pour FD ensuite. Je n'ose même pas imaginer ce que vont être les deux semaines qui s'annoncent. Et ce n'est pas cet ennui plombant qui va m'aider à ne pas boire, le soir venu : l'idée de regarder la télévision, et même une série qui me tente, m'accable par le fait de la regarder seul. Moi qui disais à Catherine, un jour où nous en parlions, que j'accepterais de mourir après elle parce que l'expérience du veuvage et de sa souffrance pouvait avoir son intérêt, je me trouve parfaitement stupide, puisque je ne suis plus capable de ne pas me désagréger complètement après vingt-quatre heures sans elle. D'un autre côté, c'est peut-être justement cela, l'expérience du veuvage : se désagréger complètement. En attendant, je sirote du vin blanc en écoutant Monique Morelli chanter François Villon, et je pleurniche vaguement d'être vieux : quelle pitié !

– Néanmoins, j'ai reçu aujourd'hui la biographie de Simon Leys que le père B. m'a chaudement recommandée il y a deux ou trois jours, au téléphone. Je n'en ai pas lu assez pour en dire quoi que ce soit ce soir.


Samedi 13 août

Six heures.– Je ne sais ce qui m'a pris, ce matin, pratiquement dès le saut du lit, de me transformer, à mon intense stupéfaction, en véritable petite fourmi industrieuse. J'ai commencé, dès la dernière gorgée du premier café avalée, par aller arroser le jardin de Catherine – ses plants de tomates pour être précis –, profitant de ce que le soleil n'y donnait point. De là, j'ai bondi au sous-sol et me suis rué sur la machine à laver pour y mettre une fournée de “blanc”. Après avoir sauté dans la douche, j'ai fait la même chose dans la voiture afin de descendre à Pacy chercher du pain. De retour, il a encore fallu aller mettre le linge propre sur la corde, que j'irai dépendre dès que j'aurai quitté ce journal. Comme cela ne suffisait encore pas, j'ai résolument ouvert mon “dossier retraite” afin d'en cocher les petites cases et noircir certaines lignes : à ma grande surprise, j'ai compris toutes les questions qu'on me posait et j'ai même été capable d'y apporter des réponses. Pour que l'affaire soit complète et expédiable à la Carsat, il me faut encore quelques photocopies ou impressions de pdf, choses qui seront accomplies jeudi, puisque je dois ce jour-là me rendre à Levallois, où j'ai rendez-vous avec la personne de la DRH qui s'occupe des départs volontaires.

– Le reste des heures fut nettement plus calme, fait de lecture (alternativement la biographie de Simon Leys et le deuxième tome des Exorcismes spirituels de Muray) et de télévision : j'ai regardé, en blu-ray, L'Aurore de Murnau, film étonnant, et même extraordinaire, de 1927, qui démarre comme un drame, bascule soudain vers la comédie et même le burlesque (une scène avec un porcelet ivre mort, qui fait penser à Milou lapant le whisky du capitaine Haddock), mais avec tout de même une tension toujours là, en dessous, avant de se remétamorphoser en tragédie pour finir sur un happy end. À son retour, je vais inciter fortement Catherine à le revoir, avec peu de chances de succès vu ses appétences très faibles pour le cinéma muet.

Pour les quelques heures qui me séparent encore du coucher (le mien, pas celui du soleil), je pense qu'un modeste apéritif musical, suivi d'un sandwich hâtif et d'un ou deux épisodes d'American horror story (saison 4) sont tout à fait envisageables.


Mardi 16 août

Six heures.– Que viendrais-je faire en ce journal, alors que, depuis le départ de Catherine, je passe l'essentiel de chaque journée à attendre qu'elle se termine ? Évidemment, je tâche d'emplir plus ou moins intelligemment les heures, mais j'ai l'impression constante que ça ne marche pas ; que je joue un rôle qui ne trompe personne, comme un acteur de théâtre qui, face au public, fait semblant de lire un livre pour laisser le temps au protagoniste prévu par l'auteur de la pièce d'entrer en scène. Sauf que, mon protagoniste à moi, il n'entrera en scène que dans huit jours révolus, et que, en attendant, je me fais l'effet d'un piteux imbécile ; ou d'une âme en peine qui n'aurait pas de peine et pas beaucoup d'âme non plus.

Ce matin, par exemple, j'avais vaguement dans l'idée d'écrire un billet sur le blog, à propos de 2001 L'Odyssée de l'espace, que j'ai revu hier soir ; ou au moins d'en parler ici. Eh bien, le temps de venir de la maison à la Case, et l'envie – déjà faiblarde au départ – s'était envolée.

Le point positif est que mes apéritifs du soir sont on ne peut plus raisonnables. Mais je n'y ai pas grand mérite : je les abrège uniquement parce que je réussis désormais à me fatiguer de ma propre personne, dans ces moments de tête à tête avec moi-même que j'ai pourtant toujours aimés. Seulement, pour demeurer précieux, ou simplement agréables, il faut qu'ils fassent un peu contraste avec le reste de la journée, qu'ils s'inscrivent entre deux parenthèses dûment tracées – quand Catherine va assister à une messe du soir, par exemple. Là, le tête-à-tête intervient au moment où, depuis le matin, l'unique débatteur est déjà amplement fatigué de lui-même.

Well… Au bout du compte, voilà qui me fait toujours une “entrée”.


Mercredi 17 août

Six heures. – Il y a une semaine tout juste, je m'apprêtais à passer ma première soirée en solitaire ; ce qui veut dire que me voici au milieu du gué. Demain, précieuse distraction : j'ai rendez-vous à midi avec Mme Véronique G. la personne de la DRH qui est chargée de collecter les dossiers en vue d'un départ volontaire. Comme le dépôt officiel de ces dossiers ne commence que le premier septembre au matin, le mien sera donc officiellement reçu à cette date, c'est-à-dire dans les tout premiers, si ce n'est le premier, chose importante puisque, selon les préceptes qui nous ont été communiqués, les premiers arrivés seront les premiers servis. Bien que, évidemment, il y ait d'autres critères pour entrer en ligne de compte, des avoués et probablement des inavoués. Logiquement, d'après Mme G., je devrais avoir une réponse d'acceptation ou de refus aux alentours du 15 septembre.

– Je profiterai d'être à FD demain pour photocopier un certain nombre de documents (carte d'identité, livret de famille, dernier avis d'imposition…) afin de les joindre à mon dossier de demande de retraite au régime général, lequel dossier sera alors complet (tu rêves, mon vieil ami, tu rêves !) et pourra être envoyé. Comme un bienheureux hasard m'a fait recevoir ce matin l'autre dossier à remplir, celui pour demander mes retraites complémentaires (AGIRC et ARRCO, les deux jumeaux maléfiques, plus terrifiants encore que Fasolt et Fafner), j'en serai quitte pour faire deux fois chaque photocopie et boucler aussi cette affaire-là. Ensuite, il n'y aura plus qu'à attendre, espérer, prier, picoler.

– Au milieu de ma paperasse de futur retraité, j'ai tout de même pris le temps d'expédier cinq mille signes à propos d'un certain Élie Semoun, qui gagne, m'a-t-on assuré, sa vie en faisant rire ses contemporains : on se demande qui est le plus à plaindre dans cet attelage, du comique ou des contemporains. Et j'ai poursuivi la lecture de la biographie de Simon Leys, livre tout à fait remarquable, dont il faudrait bien que je parle sur le blog, mais je manque un peu trop d'allant pour le faire vraiment. On verra à partir de demain, que la température diurne est censée redescendre assez franchement.


Vendredi 19 août

Cinq heures.– Ma petite virée à Levallois d'hier n'a pas été inutile, puisque me voilà désormais très officiellement candidat au départ, dossier remis à la DRH, etc. En principe, je devrais recevoir la semaine prochaine une estimation chiffrée du chèque censé m'inciter au départ. J'ai également fait toutes les photocopies qu'il fallait pour pouvoir expédier mes deux enveloppes dûment garnies, en direction des caisses de retraite, générale et complémentaire. Je me suis d'ailleurs peut-être un peu précipité pour cette dernière opération : la personne qui m'a reçu, Mme G., a trouvé que j'étais “gonflé” d'avoir fait ma demande de retraite avant d'avoir l'accord de la DRH. Elle n'a pas tort en effet ; mais c'est que tout ce petit monde avait l'air si pressé… Elle a d'ailleurs soulevé une objection qui ne manque pas de pertinence. Même en cas d'accord de la direction de L.A., si celui-ci survient aux alentours du 10 septembre, comment pourrais-je être en retraite au premier octobre, ainsi que je l'ai officiellement demandé, alors que la loi m'oblige à un mois de préavis ? Il y a là, certes, un semblant d'impossibilité, à quoi je vois deux remèdes : 1) la DRH antidate son accord au premier septembre, auquel cas le dit mois devient celui de mon préavis ; 2) je contacte les caisses pour repousser ma retraite au premier novembre. Cela ne m'a pas empêché, me réveillant au milieu de la nuit sans raison particulière, d'élaborer aussitôt le scénario catastrophique suivant : d'une part les caisses de retraite refuseront tout changement à ce que j'ai signé, et d'autre part la DRH, sachant que j'ai déjà demandé ma retraite, me dira tout gentiment qu'elle n'a plus aucune raison de me verser le moindre centime, mon départ de l'entreprise étant d'ores et déjà “acté”. J'ai tout de même réussi à me rendormir… mais il subsistait malgré tout, au réveil véritable, un voile d'inquiétude.

– Ce matin, sitôt mon premier café bu, j'ai décidé que j'en avais assez de voir ces ridicules et longues fleurs jaunes proliférer insolemment dans le jardin et, après avoir ramassé les merdes de Bergotte, j'ai empoigné la tondeuse. Je n'ai pas mal fait car, dès onze heures il s'est mis à pleuvoir et ça n'a guère cessé depuis. En dehors des trois quarts d'heure passés à écrire cinq mille signes à propos d'un animateur télé quelconque, j'ai consacré mon temps à la biographie de Simon Leys, dont je viens d'ailleurs de tirer un billet de blog. Et, malgré son prix assez élevé, je me suis enfin décidé à commander, d'occasion, l'épais volume des Deux Étendards de Rebatet, roman que j'avais essayé de lire en vain il y a 25 ou 30 ans : c'est le bien qu'en dit Simon Leys, justement, qui m'a donné envie de retenter ma chance. Et puis, quand on est nauséabond, il s'agit de fréquenter les bons auteurs.

– Catherine et sa petite smala sont parties aujourd'hui pour les fins fonds du bois canadien ; elle ne sera donc plus joignable, selon toute vraisemblance, avant lundi. Ensuite, il ne restera plus que deux jours avant son retour.


Lundi 22 août

Trois heures.– Je commence à trouver le temps vraiment long, mais cela ne me surprend nullement, dans la mesure où il s'était produit à peu près la même chose lors des précédentes absences prolongées de Catherine : les trois premiers jours sont pénibles (impression que chaque journée s'étire comme de la guimauve de fête foraine et qu'on ne viendra jamais à bout de leur total) ; puis, malgré tout, une sorte de nouvelle routine se met en place, les heures se recontractent un peu, des semblants de repères se laissent discerner ; enfin, l'imminence du retour fait voler cet équilibre fragile en éclats, l'âne sentant de plus en plus proche le picotin se remet à ruer et à braire d'impatience, ce qui a évidemment pour conséquence de faire se rallonger les heures. Si, en plus, une recrudescence de chaleur s'en mêle…

– Je ne sais pas si je l'ai noté mais, fait assez étrange, depuis le départ de Catherine je n'ai pas rempli une seule grille de mots croisés, alors que, en toute logique, mon désœuvrement aurait dû me pousser à les multiplier (phrase assez incertaine).

– En tout cas, je me félicite tous les soirs d'avoir pris la précaution d'acheter ce gros coffret de blu-ray contenant les quatre premières saisons d'American horror story, car, sans cela, je me demande ce que j'aurais fait de mes soirées (sans doute les aurais-je noyées dans l'alcool, alors que, là, je ne bois quasiment rien : mes apéritifs sont plus symboliques qu'autre chose). Je ne parviens d'ailleurs pas à comprendre pour quelle raison Catherine et moi avions laissé tomber la première saison dès le deuxième épisode, alors qu'elle avait tout pour nous plaire. Je n'en dirai pas autant des trois suivantes, pour ce qui concerne Catherine, car leur côté assez malsain ne lui plairait pas, je pense. Mais, malsaine, la première saison ne l'est pas du tout, pas gore non plus, et c'est une histoire somme toute classique de fantômes et de maison hantée, originale, rythmée et avec ce qu'il faut de surprises et de rebondissements. On ne devait pas être dans un bon soir…


Jeudi 25 août

Deux heures et demie. – J'ai franchi les portes coulissantes du terminal 3 de Roissy, à dix heures ce matin, au moment précis où Catherine apparaissait avec son chariot à bagages. Le retour ici s'est passé sans encombres, malgré mes craintes : une demi-heure plus tôt, à l'aller, j'avais pu voir l'autoroute 86 presque entièrement bouchée, entre le stade de France et l'autoroute 14. Une fois arrivés – il était midi –, nous nous sommes autorisé un petit apéritif de retrouvailles, lequel a envoyé Catherine directement au lit, vu qu'elle n'a dormi qu'une heure dans l'avion. J'ai pour consigne de la réveiller à quatre heures et demie ; ce sera fait… si je ne suis pas moi-même endormi d'ici là.


Vendredi 26 août

Six heures.– J'ai reçu cet après-midi, par mail, de la part d'un membre de la DRH dont j'ignorais l'existence (ce qui ne l'empêche pas de commencer son himmel par “Cher Didier”, comme si on avait gardé les salariés ensemble dans notre prime jeunesse), le relevé de ce que je toucherai en cas d'acceptation de ma candidature au départ volontaire (il me semble, par ailleurs, qu'une candidature au départ involontaire aurait été beaucoup plus amusante). C'est à la fois encourageant et décevant. Encourageant parce que j'avais tablé, sans compter le “petit bonus” que l'on nous a fait miroiter, sur une somme d'environ 90 000 euros. Or, d'après le compte reçu, nous sommes déjà à 93 500, alors que n'y sont inclus ni le mois de préavis, ni le treizième mois ni les congés payés ; de plus, comme je m'y attendais plus ou moins, n'a pas été prise en compte l'année 2000, durant laquelle j'ai été pigiste à temps plein de mars à décembre.J'ai donc répondu aussitôt pour demander des précisions et exposer mes objections. Et surtout m'enquérir de ce fameux, mais bien flou, “petit bonus”. Je suppose que j'aurai une réponse en début de semaine prochaine. En tout état de cause, même si on en restait là (93 500 € à quoi s'ajouteront environ deux mois et demi de salaire brut pour les raisons que j'ai dites, c'est-à-dire à un total d'environ 105 000 €), ce serait déjà un assez joli cadeau de départ.

– Continué la lecture des Deux Étendards de Rebatet, nauséabond d'exception,  et je suis passé, avec Muray, du troisième au quatrième volume de ses Exorcismes spirituels.


Lundi 29 août

Sept heures vingt. – Nous avons, depuis hier, retrouvé un rythme normal de vie, après les perturbations (opération + Québec) de ces quatre derniers mois. Non seulement nous sommes revenus à un régime strictement analcoolique, mais, Catherine pouvant de nouveau conduire Liselotte, me voici de nouveau dispensé des diverses corvées, ravitailleuses ou kinésithérapeutiques.

– Après ne m'y être risqué que du bout des orteils, j'ai finalement, aujourd'hui, plongé totalement dans Les Deux Étendards de Lucien Rebatet, roman torrentiel, souvent prodigieux, parfois ennuyeux, mais dont l'ennui fait en quelque sorte partie du prodige. De même que le côté profondément irritant de certains de ses personnages (Régis notamment, mais aussi Anne-Marie par moment) participe à la vie qui les anime. J'en ai lu près de 400 pages : arriverai-je sans me lasser au bout des 1300 ? c'est une autre histoire. Du coup, ou plutôt du contrecoup, j'ai tout à l'heure tiré de son étagère l'Histoire de la musique du même Rebatet. Heureusement qu'aucun progressiste vigilant ne vient jamais traîner ses sourcils inquisiteurs dans ce journal, car alors mon compte serait bon, avec d'aussi méphitiques lectures.


Mardi 30 août

Sept heures vingt.– Marco Polo a la gentillesse de me dire qu'il a trouvé mon journal de juillet, publié ce matin, meilleur que les livraisons précédentes. Je lui ai répondu que, fort heureusement, août rétablirait une saine moyenne en étant plus mauvais (en tout cas largement plus vide) que les dites livraisons ordinaires ; ce dont je suis persuadé, bien que n'ayant encore rien relu. Mais c'est ainsi : quand Catherine est absente, ce qu'elle a été une grosse moitié du mois, je ne suis vraiment bon à rien.

– Reçu ce matin au courrier la confirmation écrite de la Carsat, la caisse de retraite du “régime général”, comme quoi mon dossier était bel et bien “dans les tuyaux” (l'expression est de moi, pas d'eux ; pas encore…). Et un mail il y a deux heures me demandant si je pouvais envoyer les pièces manquantes (mes bulletins de paie de l'année en cours) par retour de mail – ce que je ne puis faire, n'ayant pas d'imprimante pour les scanner. J'en ai profité pour expliquer à ma correspondante que je m'étais un peu précipité pour demander ma retraite au premier octobre (parce qu'assez mal conseillé par la DRH) et que celle-ci ne pourrait finalement pas être effective avant le premier novembre, voire le premier décembre. On verra bien ce qu'elle va me répondre demain.

Cette dame, en charge de mon modeste cas, s'appelle Claudine L. J'ignorais qu'il y eut encore des parents pour prénommer leurs filles ainsi, ce qui est finalement une bonne nouvelle. En tout cas, elle m'a ravi : j'ai eu l'impression de sauter à pieds joints dans un roman de Colette et de me retrouver au cœur de la Puisaye, vers la fin du 19e siècle.

– Continué la lecture des Deux Étendard de Rebatet (page 400 et quelques). Il y a tout de même des moments où on a envie de le secouer un peu, ce Michel Croz, personnage principal, et de le sommer d'aller une bonne fois pour toutes dépuceler son Anne-Marie sans faire autant d'histoire. (J'ai l'air de me moquer, comme ça, mais c'est vraiment un roman étonnant et riche, même si, parfois, durant une dizaine de pages, on s'y ennuie un peu. Comme dans la vie, en somme.)

– J'ai reçu, toujours au courrier de ce matin, un recueil de nouvelles de Lu Xun, écrivain chinois du début du XXe siècle, dont Simon Leys dit le plus grand bien. Pas ouvert encore.


Mercredi 31 août

Sept heures dix. – Cet après-midi, sous le billet par lequel j'annonçais la mise en ligne de mon journal de juillet, M. Arié m'a laissé le commentaire suivant :

« Il y a quand même quelque chose de tout à fait remarquable (je n'en serais personnellement pas capable), mais aussi de mystérieux, dans le fait de publier votre journal et de le mettre en ligne pour qu'il soit lu par des inconnus.

J'aimerais bien savoir pourquoi vous le faites; car, si vous ne nous dites évidemment pas tout ( par exemple : de quoi rêvez-vous ?), tout ce que vous nous dites semble vrai - ou, en tous cas, vraisemblable; du moins, assez vraisemblable pour que nous soyons nombreux à le lire et à y prendre plaisir, alors que nous ne vous connaissons pas vraiment.

Vous-même: savez-vous pourquoi vous le faites ? »

Il n'a pas tort : pourquoi fait-on cela ? Pourquoi est-ce que, moi, je le fais ? Le besoin, ou plus simplement l'envie, de tenir un journal m'a occupé dès ma vingtième année, environ. Depuis cette époque, j'en ai commencé un certain nombre (notamment lorsque s'est produite la révélation, en 1984, que Philippe Bernalin allait mourir rapidement de son cancer) : ils se sont tous ensablés, au bout de quelques semaines, à la rigueur quelques mois. Ce qui semblerait prouver que mon envie n'était pas bien forte et le besoin à peu près inexistant. Si je m'y suis remis à la fin de juillet 2009, c'est parce que nous allions passer un mois à Plieux, et que je trouvais amusant, piquant, de tenir un journal – moi, le châtelain intérimaire –, en ce lieu où le légitime propriétaire en écrivait un, tout à fait imposant à mon sens. J'ai d'ailleurs arrêté dès que nous sommes rentrés chez nous, à la fin d'août. Pourquoi m'y suis-je remis vers la mi-octobre ? Je ne saurais pas le dire avec certitude. Là encore, ce fut de l'ordre de l'envie vague. Non,pas tout à fait : il y avait aussi que je voulais cesser de raconter certaines choses sous forme de billets de blog, que j'éprouvais la nécessité d'avoir à ma disposition deux formes d'écriture différentes. Et, cette fois-ci, contrairement à toutes les précédentes, j'ai senti que “ça accrochait” ; que je prenais intérêt et plaisir à ce rendez-vous d'après-dîner. Néanmoins, il me manquait quelque chose : un lecteur. C'est pourquoi j'ai commencé, après quelque temps, je ne sais plus combien, à le faire lire à Catherine. Et, bientôt, l'idée d'élargir le cercle s'est imposée, très naturellement, sans que j'aie eu à y réfléchir beaucoup. Sans doute parce que, de par le blog, je m'étais accoutumé à avoir un public, aussi restreint fût-il, et que je ne voyais pas de raison de ne pas continuer dans cette voie avec le journal. J'ai été tout de suite conscient de ce que la publication allait forcément me contraindre à certaine autocensure, pour des raisons évidentes de discrétion vis-à-vis des personnes, ou du moins de certaines d'entre elles. Mais, le journal quotidien étant rédigé sur un blog où nul n'a accès que moi, rien ne m'empêchait d'écrire tout ce que je voulais, puis d'élaguer au moment de passer en mode “blog public”. Je crois d'ailleurs que Julien Green, par exemple, a toujours procédé de cette manière (moins les blogs…).

Cela dit, je me rends bien compte que ce qui précède laisse à peu près entière la question de M. Arié : « Savez-vous pourquoi vous le faites ? » Eh bien, non, au fond, je n'en sais rien. Et je ne suis pas très disposé à me chercher à toute force des raisons profondes, craignant, si je le faisais, de tuer la poule aux œufs d'or – même si ma poule à moi ne pond que des œufs ordinaires, et parfois à la limite du consommable.

– Sinon, c'est avec le même plaisir que toutes les années précédentes que j'accueille la perspective de quitter août pour septembre. Peut-être parce que, enfant, j'ai toujours aimé la rentrée des classes, et cette amorce des jours déclinants qui conduit vers l'hiver. De plus, cette année, d'une manière ou d'une autre, ce mois de septembre devrait susciter des changements dans notre existence. Car on aura beau dire et faire le malin : passer du stade d'actif (si peu, si peu ! comme chantait Marcel Amont sur un 45 tours de mon enfance) à celui de retraité, ce n'est pas tout à fait rien.

Septembre 2016

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DRH : LE DÉPARTEMENT 
DES RETRAITES HEUREUSES









Jeudi 1er septembre

Sept heures et quart. – Journée blanche : lecture (Rebatet), rien écrit pour FD, simplement commandé, reçu et lu la documentation en vie d'un “destin brisé” concernant Ayrton Senna. Ce qui m'a considérablement rajeuni puisque, à cette époque, il y a plus de vingt ans, Catherine et moi nous intéressions beaucoup à la F1, ne manquant quasiment aucun grand prix ; sauf ceux qui, pour cause de décalage horaire, se déroulaient en pleine nuit. Et je me souviens très précisément de la journée du 1er mai 1994, celle où est morte Ayrton Senna. Luc Évrard était venu passé le week-end à la maison (notre maison d'alors, celle des bords de Loire). Après un déjeuner bien arrosé, il s'était retiré dans notre chambre afin de regarder en direct le grand prix d'Imola, que nous avions, nous, programmé sur le magnétoscope afin de le regarder le soir, après son départ. Et il a eu la force d'âme de repartir pour Paris, quelques heures plus tard, sans nous avoir dit que Senna venait de se tuer sous ses yeux.


Vendredi 2 septembre

Huit heures moins le quart.– Il y a des jours où l'idée de continuer à vivre devient pesante : c'était le cas aujourd'hui, et notamment ce soir. Que pourrait-il bien se passer demain qui n'est pas advenu hier, à part les maladies invalidantes et l'agonie au bout ? Et si chaque journée à venir doit être strictement semblable à celle que l'on vient de passer (ce qui, en principe, reste mon idéal), à quoi bon les vivre ? Même les livres, à certaines heures, me semblent relever du radotage. De l'autre côté de la fenêtre, Bergotte ronge un os sur lequel elle s'est déjà acharnée dix fois.


Samedi 3 septembre

Sept heures et demie.– Je comptais, ce soir, dire quelques mots à propos des Deux Étendards de Rebatet, dont j'ai tout à l'heure franchi victorieusement la millième page (il m'en reste tout de même trois cents encore…). Et voilà que je reçois un himmel de M. Aboucaya qui, entre autres choses, me dit ceci, en réponse à mon précédent petit mot, à lui envoyé :

« Les Étendards, certes, Michel et ses atermoiements ont parfois de quoi irriter, et il faut attendre bien longtemps pour que le berlingot saute enfin.  Mais, dans l'intervalle, que de morceaux délicieux, de digressions suaves (la musique), de fraîcheur ignorée des "ados" actuels, d'analyse psychologique subtile...  Quant à Une Histoire de la musique, régal intégral, même s'il arrive qu'on ne soit pas toujours d'accord avec l'auteur. Je ne m'aviserai pas de gloser sur Les Décombres, peu soucieux d'aggraver un cas déjà désespéré. »

Il a raison, évidemment. Il n'empêche que, après mille pages, je commence à m'irriter de plus en plus ouvertement contre ses trois personnages principaux (et même à peu près uniques) ; ce qui, du reste, tendrait à prouver qu'ils existent bel et bien. Mais Dieu qu'ils peuvent être horripilants, chacun dans son genre ! Attachants aussi, naturellement, mais enfin : de plus en plus horripilants à mesure qu'on les fréquente et qu'on les voit tourner sans fin autour du pot… au propre comme au figuré. Hier, je n'ai quasiment pas décoléré de la journée, à cause de cette andouille raisonneuse de Michel Croz, qui se voit soudain offrir l'occasion de quitter Lyon pour revenir à Paris et s'y faire embaucher aux Nouvelles littéraires tout juste créées et dirigées par Emmanuel Berl. Naturellement, il choisit de laisser passer l'occasion et de continuer à se dessécher sur pied entre Saône et Rhône, à tourner sans fin autour du cul de cette pucelle d'Anne-Marie, en pleine crise de dévotion. (Du reste, un revirement soudain s'est produit ce matin, et l'Anne-Marie en question s'est mise à prendre un relief intéressant ; mais le gars Michel n'a toujours pas trempé son biscuit…) Je rageais tout seul dans mon fauteuil, en me disant que ce chien nauséabond de Rebatet nous privait sadiquement d'un tableau de la presse parisienne au début des années trente, qui aurait été hautement réjouissant. Je me suis un peu calmé en me rendant compte, un peu plus tard, que, ce tableau, il l'avait déjà, et superbement, donné dans ses Décombres de 1942, et que, donc, il y avait un risque de double emploi. Et puis, ce retour de Michel à Paris aurait fait prendre au roman un virage si serré qu'il aurait peut-être bien sauté hors de ses rails. Mais c'est un risque que Balzac n'a pas hésité à prendre, lui, dans ses Illusions perdues, et il a eu bien raison de le faire. Dans son cas, d'ailleurs, l'embardée n'est pas tant entre la première et la deuxième partie (la première peut être vue comme un long mais simple préambule de la suite) qu'entre la fin des illusions parisiennes de cet imbécile de Lucien et son retour à Angoulême ; où, en outre, Balzac l'abandonne presque complètement pour braquer sa caméra sur David Séchard, le beau-frère imprimeur. Enfin, bon : pour en revenir au roman de Rebatet, et conclure provisoirement à son sujet, je trouve que 1300 pages très serrées uniquement pour savoir si on va tirer un coup ou pas, c'est tout de même bien long. D'un autre côté, le fait que l'on aille au bout de ces pages, et qu'on y aille pratiquement d'une traite, prouve que l'on est face à un livre qui compte, ou plutôt qui devrait compter si l'on était capable de le considérer en lui-même et non par rapport aux errances de son auteur entre 1940 et 1945. Mais, ça, c'est vraiment beaucoup demander, je crois.


Dimanche 4 septembre

Sept heures vingt.– Eh bien, je suis finalement venu à bout de mes Étendards, en fin d'après-midi. Je suis très content de l'avoir lu, c'en valait la peine (même si, effectivement, peine il y eut, en de nombreux endroits), mais je suis fort admiratif du Père B., qui me disait l'autre jour avoir relu ce roman : on ne m'y prendra pas. Même si, au bout de compte, il s'agit d'un livre assez nettement anti-catholique, pour ne pas dire anti-chrétien, j'ai l'impression d'avoir ingurgité davantage de bondieuseries en dix jours que durant les dix années écoulées.


Lundi 5 septembre

Sept heures vingt.–  Ce matin, petite expédition ébroïcienne, dont le but principal était d'acheter une imprimante, puisque je ne puis plus profiter des facilités que m'offrait FD de ce point de vue. M. Darty nous en vendit une promptement, fort peu onéreuse ainsi que nous le souhaitions. De retour ici, nous nous empressâmes de la brancher et de la relier à mon ordinateur, lequel accueillit la nouvelle arrivante avec une grande bonhommie, allant même jusqu'à l'appeler par son petit nom, comme s'ils avaient gardé les octets ensemble étant gamins. Il ne restait plus qu'à lancer l'impression d'un document quelconque, pour vérifier que tout fonctionnait parfaitement. Comme je m'y attendait plus ou moins, mais nettement plus que moins, rien ne se passa, rien ne fut imprimé ; et, malgré son opiniâtreté, Catherine ne parvint pas à venir à bout de cette stupide et rétive machine. Inutile, bien sûr, d'espérer quelque secours que ce soit du mode d'emploi, qui vous ferait douter que le français fut bien, en des temps reculés, votre langue maternelle. Nous aurons, mercredi soir, la visite de l'un de nos voisins, qui est une sorte de spécialiste de ces saloperies informatiques ; et qui devrait donc nous humilier en réglant le problème en moins de temps qu'il ne nous a fallu pour sortir l'impavide engin de sa boîte en carton.


Mardi 6 septembre

Sept heures dix. – Mes Puissances ont un peu abusé de la leur, aujourd'hui, me réclamant un article de près de cinq mille signes ce matin et, à l'heure de la sieste “post-prandiale”, comme dirait l'autre, un second de six mille, ce dernier sur un sujet qui ne méritait pas plus de vingt lignes. Comme de juste, le vaillant petit trousseur de contes est venu à bout de cette double mission.

– Depuis hier, je sens monter la pression en moi, relativement à mon prochain et toujours éventuel départ. J'ai beau me fustiger mentalement, me moquer de moi-même de la manière la plus acerbe, rien n'y fait : chaque heure qui passe me trouve de plus en plus persuadé que ma demande va finalement être rejetée et que je vais devoir continuer à FD comme à présent ; ce qui, du reste, considéré objectivement, ne serait pas une catastrophe : il me suffirait d'attendre la vente du journal, qui va bien finir par se faire, et, en attendant, je mettrais le marché entre les mains de Philippe, mon vénéré patron de la rédaction : soit il accepte que je continue à ne plus venir du tout à Levallois, soit je prends ma retraite illico, avec ou sans cadeau de départ. Je suis à peu près assuré de sa réponse.

– Parce que je suis tombé hier soir, au hasard d'un zapping, sur une émission que France 3 consacrait à Fernand Braudel, j'ai repris ce matin le premier tome de son Identité de la France, livre savoureux et brillant que j'avais lu à sa sortie, en 1986 je crois. Braudel fut peut-être le dernier historien à savoir vraiment écrire. Ce n'est pas Michelet ou Taine, bien entendu, ni même Bainville, mais enfin, il sait sa langue. Je me disais, avant d'ouvrir le volume que, s'il devait publier ce livre aujourd'hui, il serait sans doute plus ou moins contraint – éventuellement par lui-même d'ailleurs – de lui choisir un titre sentant un peu moins le soufre que celui-là. C'est à ce genre de petites réflexions que l'on se rend compte, concrètement, à quel point, en trente ans, nous avons fait des progrès dans la dégradation, progressé dans la régression.


Jeudi 8 septembre

Quatre heures. – Le sketch de l'imprimante continue, mornement prévisible. Hier soir, notre voisin “de derrière”, M. B., est donc venu pour tenter de la mettre en service. Il s'est rendu compte, au bout de trois minutes, que nous nous étions fait refiler une machine merveilleusement incompatible avec mon ordinateur. Car si le vendeur avait répondu un “oui” franc et massif lorsque Catherine lui avait demandé si son imprimante était compatible avec Mac, il avait omis de préciser qu'elle l'était avec certains Mac – et, bien entendu, à l'exclusion du mien.

Donc, ce matin, retour chez Darty, où l'on n'a fait aucune difficulté pour nous reprendre imprimante et cartouches d'encre. Ensuite, descente à Pacy, dans la boutique du même M. B., dont nous ignorions qu'il vendait… des imprimantes. Il nous en a donc vendu une, de même marque que la fugitive précédente, en nous assurant que celle-ci était compatible, mais que, pour la faire fonctionner, il faudrait sans doute se rendre sur le site du fabricant pour y télécharger je ne sais quoi. Naturellement, comme toujours dans ce genre de cas de figure, c'était censé être “tout simple”. Et, tout aussi naturellement, Catherine et moi avons coulé à pic dès notre arrive sur le site en question. M. B. doit donc repasser par chez nous (ce sera lundi soir) afin de régler le problème. Tout cela est si normal, si prévisible, que cela finit par m'amuser beaucoup.

– Toujours aucune nouvelle de la DRH, à propos de mon départ. (Il est vrai que l'on m'avait dit : entre le 10 et le 15 probablement…) J'en profite pour continuer mon auto-bourrage de mou : j'en suis déjà à l'opinion qu'un refus n'aurait au fond aucune importance, ma situation actuelle étant tout à fait supportable, puisqu'elle consiste à recevoir un salaire confortable en échange d'une heure d'écriture quotidienne à domicile. Encore un jour ou deux de “travail sur moi-même” et je devrais en arriver à souhaiter que ma candidature soit refusée.


Vendredi 9 septembre

Sept heures et demie.– Journée exclusivement braudélienne, en dehors d'un rapide aller-retour à la déchetterie en fin de matinée. Le deuxième tome de L'Identité de la France s'intitule Les Hommes et les Choses (le troisième aussi, du reste) ; Braudel y examine le déroulé de notre histoire sous l'angle de la démographie. Le volume se termine par quelques pages consacrées à l'immigration contemporaine. Et l'on se rend compte dès le premier paragraphe que, écrit voilà trente ans, tout ce qu'on va lire sur le sujet ne pourra qu'être complètement obsolète – de fait, ce l'est –, tant il est vrai qu'encore en 1985 la situation que nous vivons désormais était absolument inimaginable. Mais peut-être en va-t-il de même pour toutes les grandes catastrophes.


Samedi 10 septembre

Sept heures vingt. – J'en ai fini de mes lectures braudéliennes cet après-midi ; mais il faut dire que j'ai plutôt survolé que lu le troisième tome : l'économie et moi… J'ai enchaîné avec Les Lieux de mémoire, écrits par de nombreux contributeurs sous la direction de Pierre Nora. J'ai négligé le premier volume, La République, pour passer directement au second, La Nation, lequel se subdivise en trois tomes d'environ 500 pages. J'avais acheté l'ensemble à leur parution, c'est-à-dire il y a plus ou moins trente ans ; je crois bien me souvenir que je n'avais pas tout lu, alors : on va voir si je serai plus endurant cette fois-ci.C'est seulement hier, en attrapant le livre en question, que je me suis avisé de ce que je n'avais jamais acheté le troisième volet du triptyque, Les France, lui aussi composé de trois tomes. J'ai aussitôt voulu réparer cet oubli stupide : pas moyen ; introuvables, même d'occasion. Pourtant, Gallimard, l'éditeur originel, a ressorti l'ensemble en 1997, en trois gros volumes de sa collection Quarto. Seul le premier semble accessible et, bien entendu, c'est le troisième qui m'aurait intéressé. D'un autre côté, il sera toujours temps de me pencher sérieusement sur la question si je lis vraiment de bout en bout les quatre tomes qui sont en ma possession…

– Le temps est curieux, depuis deux ou trois jours. Quand je me lève le matin, peu avant ou après huit heures, le thermomètre extérieur affiche chichement 7 ou 8° ; et, quelques heures plus tard, il se retrouve à 25 ou 26°, avant de rechuter (mais plus lentement qu'il n'a grimpé tout de même) dès que la nuit s'installe.

– Les blogs semblent être en train de crever doucettement de leur belle mort, et ce n'est certes pas moi qui porterai leur deuil. L'avantage de cette agonie, se traduisant par une nette raréfaction des billets, c'est que je n'y passe plus qu'un temps vraiment dérisoire, ce qui est autant de gagné pour la lecture (et pour l'écriture si je me décidais à écrire…).


Lundi 12 septembre

Sept heures dix.– Hier, tandis que la nuit prenait résolument ses aises, et que je naviguais à sauts et à gambades entre les différentes chaînes de télévision, j'ai brusquement basculé dans une espèce de monde surnaturel, qui était bien entendu le nôtre et qui rappelait par son étrangeté mi-inquiétante, mi-comique, ce pays où les lapins ont des montres à goussets et les sourires une complète autonomie d'existence. C'était une émission consacrée à ces jeux que l'on nomme paralympiques, et que je serais tenté de rebaptiser plutôt guignolympiques. Au moment où je débarquai, se disputait entre le Brésil et la Turquie, la fin d'une première mi-temps de cécifoot : en modernœud, le mot désigne une partie de football réservée aux aveugles et se pratiquant sur un terrain beaucoup plus petit que le vrai. Passé la première minute d'incrédulité peureuse, je me mis à osciller assez violemment entre le fou-rire nerveux et la béance pure et simple. Finalement, le rire l'emporta haut la main, devant ces fantômes en shorts et maillots jetant maladroitement leurs pieds cramponnés en avant, quand la balle était déjà à deux mètres d'eux ; rire libérateur, rire sain, rire nostalgique aussi : qui, de nos jours, a encore l'occasion de se foutre de la poire des aveugles ? Même celui qui se sentirait de taille à braver l'opprobre induite par une telle malveillance serait bien empêché de dauber, vu la raréfaction dramatique de cette catégorie d'infirmes. Passerait-il une journée entière sur un banc public, face à un réverbère, qu'il n'aurait pratiquement aucun porteur de canne blanche venir s'y écraser le nez. Mais, là, soudain, cette innocente petite joie m'était rendue pour quelques minutes. La mi-temps se termina sur le score de 1 à 0 en faveur du Brésil. L'autre source d'amusement et de pouffadeétait le décalage entre la sarabande incertaine qui se donnait à voir et le sérieux papal dont faisait preuve les deux commentateurs appointés.

Ensuite, j'eus droit à un 400 mètres pour culs-de-jatte. On les pose sur des sièges qui ne sont pas sans rappeler ceux des tracteurs de notre enfance, monté sur un châssis équipé de trois roues : une moyenne à l'avant et deux grandes latérales arrière ; c'est en poussant ces dernières à la force des bras que les athlètes s'élancent sur la piste. J'ai attendu jusqu'au premier virage, pour voir, en cas de chute, ce qui allait se passer, mais tout ce petit monde est passé sans encombre.

J'ai finalement découvert un sport inconnu (inconnu de moi), qui se pratique sur un terrain de la même taille que le cécifoot et dont j'ai oublié le nom. De chaque côté, le fond du terrain est presque entièrement occupé par une cage de but extrêmement longue. Deux équipes de trois joueurs s'affrontent. Ils sont à demi-assis, à demi-allongés (un mauvais esprit dirait : vautrés) sur le sol. L'un des joueur d'une équipe se lève, attrape le ballon et l'envoie d'un déroulé du bras vers la gigantesque cage de ses adversaires ; lesquels, ne le voyant pas arriver, le laissent passer ou bien le stoppent par hasard, parce qu'ils se trouvaient sur la trajectoire : après deux ou trois minutes, cela devient un peu monotone, malgré les paracommentaires enthousiastes des deux parajournalistes parasportifs.

J'ai encore patienté un peu, espérant vaguement assister à une épreuve de tir à l'arc pour manchots ou à une course de Formule 1 pour aveugles. Je suis finalement allé me coucher, pas tout à fait certain d'être revenu dans le monde réel, ni même de l'existence d'une réalité quelconque.


Mardi 13 septembre

Sept heures vingt.– Finalement, la mémoire est une chose dont il ne faut pas abuser, bien qu'excellente en soi ; c'est pourquoi, ce matin, j'ai sagement remis à leur place les Lieux qui lui sont consacrés. Puis, comme j'avais envie d'un peu de flamboyance, j'ai repris Léon Daudet (pas longtemps après Rebatet : je sens que mon dossier s'épaissit, à la Chancellerie). J'y ai trouvé cette anecdote : lorsque Émile Bergerat se présenta chez Théophile Gautier afin de lui demander la main de sa fille, un scrupule d'honnêteté le poussa à révéler à son futur beau-père que, dans un passé point si éloigné, sa mère avait vécu avec un prêtre ; ce à quoi Gautier répondit : « Mais, mon jeune ami, avec quel homme plus honorable Madame votre mère eût-elle pu bien vivre ? »

– Il règne ici, depuis trois jours – et encore demain si j'ai bien compris – une température scandaleusement méditerranéenne, qui nous oblige à vivre portes et fenêtres fermées dès neuf ou dix heures du matin ; et, en revanche, à dormir aux quatre vents, lesquels ne sont nullement de l'esprit. Il serait temps, à la mi-septembre, que la Normandie reprenne le pas sur la Provence.

– La mi-septembre, c'est le moment où, en principe, où la DRH devrait se manifester auprès de moi, pour me dire si, oui ou non, ma demande de départ est acceptée ; évidemment, pour le moment, règnent toujours le silence et l'incertitude. J'ai décidé que, si rien ne s'était produit vendredi en fin de journée, je décrocherais mon téléphone dès lundi matin pour rappeler à tous ces braves gens que j'existe.

– Le bon M. B. est passé hier soir pour mettre en marche l'imprimante qu'il nous avait vendue en fin de semaine dernière et que, comme de juste, nous avions été incapables de faire fonctionner : l'affaire lui a pris cinq minutes, sans le moindre raté, ce qui, l'habitude aidant, n'a même pas réussi à m'humilier le moins du monde. J'ai prévu, dès que j'aurais mon chèque de départ de FD (si je l'ai un jour…), d'aller lui acheter un nouvel ordinateur, de manière à ce qu'il puisse m'installer dedans tout ce se trouve dans l'actuel, avant que celui-ci ne tombe en panne. Du coup, nous allons devoir dire adieu à Apple, avec qui je travaille depuis une quinzaine d'années au moins, car lui n'en vend pas. J'espère que je pourrai me réadapter sans trop de peine à… à je ne sais même pas quoi, tout en étant fermement persuadé du contraire.


Mercredi 14 septembre

Sept heures et demie. – Ce que je disais avant-hier, à propos des jeux gignolympiques, je l'ai transformé en billet de blog ; si bien que j'ai eu, évidemment, des commentaires, assez nombreux. À l'un d'eux, je répondais, hier ou ce matin, que j'attendais avec impatience un concours de tir à l'arc pour manchots, ce qui, dans mon esprit, était évidemment de l'humour et avait à peu près autant de sens qu'un concours de ténors wagnériens pour muets. Or, presque aussitôt, Matthieu Woland déposait en dessous une vidéo où l'on voit en effet, lors d'une compétition à l'impeccable sérieux, un homme privé de bras tirer à l'arc avec ses orteils. Ce monde n'est pas seulement effrayant, il est décourageant, en ce sens qu'il est devenu incaricaturable : tout ce qu'on peut imaginer de plus stupide existe déjà, et environné du solennel le plus imperturbable. Il va être temps de rompre, de rompre vraiment, avec cet asile gigantesque dans lequel nous sommes enfermés.


Jeudi 15 septembre

Cinq heures.– Eh bien, ça y est : j'ai reçu, il y a une heure, un himmel de la DRH m'apprenant que ma candidature au départ était acceptée, et que la chose serait formalisée dans les jours qui viennent. C'est donc la fin d'un insoutenable suspense, laquelle va évidemment entraîner tout à l'heure un petit apéritif, non pas mérité mais tout à fait logique.

– Dans la “chronologie” de Renaud Camus, à la date d'hier, figure cette phrase : « Pas mal de visiteurs toute l’après-midi, Pierre s’en occupe, en profite pour lire le livre de Didier Goux, Le Chef-d’Œuvre de Michel Houellebecq, soirée dans une ville de province avec Houellebecq. » Je ne sais si Camus est parvenu au chapitre 8 de mon roman, ou s'il n'a fait que feuilleter le dit chapitre ; la seconde hypothèse me paraît tout de même la plus probable.


Samedi 17 septembre

Sept heures vingt.– Irritants problèmes avec nos deux boitamels Orange, hier toute la journée ; notamment, le courant ne passait plus, si j'ose dire, entre FD et moi, ce qui était un peu ennuyeux pour mon travail, surtout si les choses se mettaient à s'éterniser en l'état. Heureusement, tout paraît rétabli aujourd'hui. Pour plus de sécurité, Catherine m'a créé une nouvelle boîte chez Outlook.

– Sinon rien de particulier à noter ici, sinon qu'il pleut depuis deux jours sans beaucoup discontinuer et que les températures ont gaillardement plongé sous la barre des 20°, ce qui fait que les vieillards frileux que nous sommes devenus ont ressorti les pulls de leur armoire. Et les chaussettes de laine montantes. Continué ma lecture des Souvenirs de Daudet fils, dont j'ai même tiré un petit billet pour le blog, que je ne mets pas en lien ici, le trouvant tout à fait oubliable. Et j'ai sagement remis à demain matin les cinq mille signes que je m'étais solennellement promis d'écrire aujourd'hui.

– Samedi prochain, déjeuner chez les Desgranges.


Lundi 19 septembre

Sept heures et demie.– Rien de plus à consigner aujourd'hui qu'hier, se ce n'est que, en ayant terminé avec Léon Daudet, et ne sachant trop quoi entamer d'autre, j'ai repris, en attendant que l'inspiration me vienne, le Dictionnaire égoïste de la littérature française de Charles Dantzig, dans lequel je picore çà et là un article au gré de mon humeur : passe-temps fort agréable, et qui donne à peu de frais l'impression d'être intelligent et cultivé.

– Pas de nouvelles nouvelles du côté de chez Lagardère.


Mardi 20 septembre

Sept heures vingt.– N'ayant toujours reçu aucune commande de mes Puissances tutélaires à deux heures et demie, je m'estimais sauf pour la journée, quand m'est échue une mission particulière : préparer, sur huit mille signes, une nécrologie de Jacques Chirac, pour le cas où il viendrait à défunter d'ici demain, deux heures de l'après-midi. Évidemment, il ne s'agit pas, pour FD, de retracer sa carrière politique, ce qui est une chance car cela m'aurait atrocement ennuyé. Je crois avoir trouvé la manière dont je vais angler mon affaire (« Titrez les premiers, Messieurs les anglés ! »), en jouant sur le côté Janus bifrons du personnage (quitte à forcer un peu le trait) : d'un côté le politicien professionnel, énarque, tueur au sang froid, etc. ; de l'autre, le mec sympathique, proche des gens, buveur de bière et bouffeur de cochonnailles, tâteur de culs bovins, und so weiter. Le tout en m'appuyant sur sa “fiche” Wiki, dont j'ai déjà tiré tout à l'heure le plan très sommaire qui me servira demain matin.


Jeudi 22 septembre

Sept heures dix.– J'ai écrit, hier, mes huit mille signes sur Jacques Chirac (ma “viande froide”, en jargon journalistique…), entre neuf et onze heures ; ils n'ont servi à rien puisque l'Ex semble tenir bon la rampe jusqu'ici. À l'heure qu'il est, ils doivent être au congélateur : quand le besoin s'en fera sentir, quelques tours de micro-ondes et ils paraîtront frais du jour.

– En ayant fini avec Dantzig et son dictionnaire, j'ai failli m'emparer du recueil de nouvelles de Jacques Aboucaya, Mûrir de désir, que son auteur a eu la gentillesse de m'envoyer il y a quelques jours. Mais comme, dans l'intervalle, était aussi arrivé Le Cabinet noir de Max Jacob, qui se retrouvait donc au sommet de la petite pile, c'est lui qui a eu la préférence : j'espère que M. Aboucaya ne s'en montrera pas froissé lorsqu'il lira ça le mois prochain.

Il est d'ailleurs fort savoureux, ce livre de Jacob, ensemble de lettres imaginaires qui sont parfois commentées et parfois non ; quand elles le sont, ce n'est pas par Max Jacob mais par un troisième personnage, tout aussi imaginaire que l'expéditeur et le destinataire, et dont en général on ne sait pratiquement rien. Les lettres sont presque toujours drôles, mais sur un fond de tristesse tendre qui n'exclut pas une certaine ironie parfois. Enfin, bref : un excellent petit livre. (J'ai de moins en moins envie de parler de ce que je lis, je ne sais pourquoi.)


Vendredi 23 septembre

Sept heures dix. – Cette fois c'est (presque) officiel : j'ai reçu un appel téléphonique ce matin – j'étais occupé dehors, à étendre du linge sur la corde… – d'un jeune homme de la DRH (le Département des Retraites Heureuses) de Lagardère, pour m'informer d'un courrier qu'il m'envoyait. Je serai donc retraité au premier novembre qui vient. Je l'ai aussitôt signalé à Philippe B., qui m'a informé en retour que le tarif des piges tel qu'il le pratiquait à FD était soit de 50 € le feuillet (1500 signes) soit de 300 € pour une journée de travail. Je lui ai clairement fait comprendre que la rétribution journalière avait ma préférence. S'il pouvait avoir besoin de mes services deux fois par semaine, ce serait idéal, puisque je me retrouverais avec des revenus assez nettement supérieurs à ceux d'en ce moment, sans compter le fait que je vais mettre fin dès le mois prochain au crédit de Liselotte (il me reste normalement quinze mois à payer), ce qui fera 750 € que je n'aurai plus à débourser chaque mois. Bref, si l'on ne tient pas compte des maladies diverses et mortelles qui ne vont pas manquer de nous fondre dessus à la moindre distraction de notre part, l'avenir s'annonce plutôt riant. Il serait même idyllique si je me décidais à me mettre à l'écriture de Pot-Bouille. Mais, ça, je n'en prends guère le chemin.

– Aujourd'hui, tontine ; demain, Desgranges.


Mardi 27 septembre

Sept heures vingt.– Trois jours sans venir dans ce journal, sans que cela ne m'ait manqué le moins du monde, et guère envie d'y venir non plus aujourd'hui : ça sent le sapin, comme dirait ma mère. La demi-journée que j'ai passée, samedi, chez les Desgranges, s'est fort agréablement déroulée, mais il n'y a là rien de nouveau, donc de notable. Michel est totalement immergé dans le cinéma des années 20 – 50, aussi bien dans ses lectures que lors de ses soirées cinéma. Personnellement, ça m'arrange plutôt car, même si je ne suis pas un cinéphile averti, je fais tout de même moins pâle figure dans une discussion ayant les grands films américains pour objet que lorsque Michel m'entraîne du côté de Port-Royal ou des mémorialistes du XVIIe siècle…

– À part ça, la retraite bat son plein, si je puis dire. J'ai reçu ce matin la lettre officielle de la DRH me signifiant que l'on se passera de mes services à compter du 31 octobre. Du coup, il me faut relancer les différentes caisses (régime général, AGIRC…) pour les informer de la nouvelle date, 1er novembre et non plus 1er octobre, à laquelle je me mettrai à dépendre financièrement de leur bon vouloir. Entretemps, mon “solde de tout compte” aura été viré sur le mien, de compte.


Mercredi 28 septembre

Sept heures dix.– Pas mécontent du tout de cette journée. D'abord parce que, ce matin, j'ai eu le courage d'affronter cette épreuve devant laquelle je renâcle le plus souvent : la visite au bureau de poste. Il s'agissait d'effectuer un envoi en recommandé avec accusé de réception (AR en langage postier), lequel avait évidemment à voir avec ma prochaine retraite ; sinon, je n'aurais même pas envisagé de franchir le seuil du bureau en question.  Tout s'y passa admirablement. D'abord, j'eus la surprise d'en découvrir le nouvel agencement intérieur (preuve que je ne fréquente cet endroit qu'en dernière extrémité, Catherine m'ayant confirmé que les travaux d'aménagement remontaient à environ deux ans). À un petit bureau, séparé des traditionnels guichets, qui n'avaient pas changé de place, un homme d'un certain âge semblait n'attendre que moi. De fait, il fut d'une bienveillance presque maternelle, et je ne résistai qu'à grand-peine à l'envie de l'embrasser lorsqu'il ne me réclama que six euros pour prix de sa sollicitude.

– Cet épisode me remit du baume au cœur et du rose dans ma vie, moi qui m'étais réveillé grisâtre, parce que pensant au travail qui m'attendait, aujourd'hui et demain. Deux articles commandés par mes Puissances, mais très bizarres, et dont je ne suis pas sûr, encore maintenant, d'avoir compris grand-chose ; ce qui expliquera sans doute le côté brumeux de l'exposé qui va suivre. Tout a commencé lundi, en milieu d'après-midi, par un appel téléphonique de Jean-Baptiste D., l'une de mes Puissances tutélaires subalternes. Il entreprit de m'expliquer, mais de façon fort brumeuse, que nous avions “récupéré” SLC (comprenez : Salut les copains) et qu'il s'agissait d'en sortir une sorte de numéro hors-série, comme nous le faisons depuis déjà un moment pour les “Destins brisés”. Il s'agissait pour moi, tenta-t-il de m'expliquer, d'écrire huit mille signes sur les débuts de Johnny Hallyday, mais comme si je les rédigeais dans les années soixante. À cela venait s'ajouter un article adventice plus court (deux mille cinq cents), consacré au Teppaz, et écrit selon le même principe. Je dis “oui” et raccrochai ; pour m'apercevoir au réveil du lendemain (ce matin, donc), que je n'avais à peu près rien compris à ce qu'on semblait attendre de moi ; une demande d'éclaircissement par himmel me laissa tout aussi songeur. Écrire sur Johnny comme si j'étais un rédacteur de SLC des années soixante ? Oui, mais : quelle année soixante, précisément ? Qu'étais-je censé savoir, et quoi ignorer ? Personne ne semblait fixé sur cette question. L'affaire m'énervant quelque peu, me “prenant la tête”, je décidai, sur les coups de dix heures, d'expédier le Johnny, ayant vaguement trouvé un biais pour ce faire. L'affaire était bouclée deux heures plus tard, et l'on eut l'indulgence, en haut lieu, de s'en déclarer satisfait. Là-dessus, m'installant pour lire le volume de Courteline que je venais de recevoir, je me mis à penser au Teppaz. Furieux de l'interférence, je finis par revenir devant cet écran pour y clavioter rageusement deux petits feuillets, à propos de ce misérable électrophone dont je crois bien n'avoir jamais utilisé, ni même vu en action, le moindre exemplaire.

Tout cela pour dire que ma journée fut bien remplie, et, le temps d'été aidant, justifia les deux ou trois verres de riesling frappé que je pris tout à l'heure.


Jeudi 29 septembre

Sept heures.– Je ne sais quelle inspiration m'a saisie, il y a une petite semaine ; toujours est-il que j'ai, en deux clics, commandé un gros volume de Courteline et un autre, encore plus gros, d'Alphonse Allais, tous deux en collection Bouquins. Après une courte hésitation, j'ai commencé ce matin par le premier et, depuis, je me délecte des mésaventures assez nettement asilaires de Messieurs les ronds de cuir. Comme mes Puissances tutélaires ont eu la délicatesse de ne point m'envoyer de travail, je n'ai rigoureusement rien fait d'autre de la journée, à part, ce matin, publier mon journal d'août. Ah ! si : j'ai également envoyé à himmel à M. Aboucaya pour lui dire tout le bien que je pensais de son recueil de nouvelles, commencé avant-hier et terminé hier.


Vendredi 30 septembre

Sept heures dix.– Jacques Aboucaya m'a envoyé l'article qu'il a fait paraître dans le numéro d'octobre de Service littéraire, revue mensuel consacrée au roman, dont j'avoue avec un semblant de honte que j'en ai ignoré l'existence jusqu'à ce jour, alors qu'elle approche pourtant de son centième numéro. L'article de M. Aboucaya était bien sûr consacré au Chef-d'œuvre, et il en disait grand bien, comme il l'avait déjà fait dans le Salon littéraire du Père Joseph (Vebret). Je l'aurais volontiers reproduit ici, comme je l'ai fait durant des mois pour les monceaux d'articles qui se sont écrits à ma gloire, mais il se trouve que je n'ai pas trouvé le moyen de “l'importer” et que je n'ai guère le courage de le recopier. Il n'empêche : il y aurait en France une trentaine d'Aboucaya, chantant à l'unisson mes mérites dans toutes les gazettes, que je serais assurément le roi du pétrole, mes tirages faisant pâlir d'envie Marc Lévy soi-même, et sangloter de reconnaissance la duchesse Caroline des Belles Lettres.

C'est en tout cas suffisant pour finir septembre sur une note agréable, et entamer, demain, mon mois de préavis, dernier couloir avant ma libération inconditionnelle.

Lendemain matin (je sais que nous sommes passés cette nuit en octobre, mais tant pis).– Je trouve dans ma boitamel l'article de M. Aboucaya, transmis obligeamment par lui sous forme de document Word ; le voici donc :

Didier Goux est un fieffé réac. Circonstance aggravante, un réac de talent. Son blog le suggère, son journal en témoigne. Le présent roman en apporte la confirmation. Il ne respecte rien de ce que notre époque porte au pinacle, prend à rebours les valeurs de la pensée unique. En territoire ennemi (Les Belles Lettres, 2013) nous avait déjà mis la puce à l’oreille. Il y dressait un bilan implacable de notre époque. Voilà qu’il réitère, cette fois sous couvert de fiction. Encore que celle-ci emprunte à la réalité, au point de se confondre avec elle. A preuve le titre, référence à un écrivain bien vivant, lui-même fort suspect aux tenants de la doxa en vigueur. Plus ou mois marginaux, du reste, les personnages principaux. A commencer par Evremont, qui n’est pas un saint, mais ressemble comme deux gouttes d’eau à son auteur : misanthrope, prompt à la raillerie, écrivant au kilomètre, mais sous pseudo, des polars érotiques. Propriétaire d’un chien qui se nomme Charlus, ô mânes de Proust, et pose sur le monde un regard apathique et désabusé. D’autres encore, Charlie, fils métis de l’épicier arabe du coin, qui fera auprès de la jeune Tosca son éducation sentimentale. Jonathan, étudiant en pharmacie, féru des romans de Houellebecq. Et puis, parmi quelques autres, un grand Noir se disant « sans papiers » (il en tire auprès des jeunes filles un prestige incomparable). Tout ce petit monde se croise, s’aime ou se déchire, partage un quotidien fait de rencontres à l’épicerie ou au bistrot. A des manifs pour de nobles causes, la lutte contre le staphylocoque doré, la défense des droits acquis. Sous le rire, la réflexion, parfois amère. L’observation sans concession d’une civilisation à la dérive. Une comédie humaine prestement troussée. Bien écrite, de surcroît. Elle exerce sur le lecteur une indéniable séduction.  J.A.
 

Octobre 2016

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PÉAGE EN VUE









Samedi 1er octobre

Huit heures et demie.– Demi-journée chez ma sœur, avec ma mère. De retour ici, tout à l'heure, Catherine et moi nous sommes dit la même chose : que nous avions été frappés par le vieillissement, le recroquevillement physique de ma mère. Bien sûr, elle va vers ses 84 ans (le 2 janvier prochain), ce qui devrait suffire à expliquer ce que je viens de dire. Mais en fait, non : elle n'a commencé à devenir une très vieille femme que depuis la mort de mon père. Je ne sais pas, ne peux savoir et ne saurai jamais, quelle déflagration a produit cette disparition en elle ; je peux essayer d'imaginer, mais en vérité c'est impossible. D''autant que ma mère parle de moins en moins.

Mais, même avant, il y a longtemps, quand elle parlait, quand elle menait notre famille d'une main indubitable : qu'est-ce que je savais d'elle ? Ai-je jamais eu la moindre idée de ce que ma mère pensait de la sienne ? Ou de son père ? De son enfance ? Du premier garçon qui l'a éveillée ? Non, rien. Est-ce que cela me manque ? Non. L'idée que ma mère me reste à jamais opaque m'est finalement plutôt agréable. En tout cas, elle me semble, cette idée, naturelle. Mon père me demeure une sorte d'énigme, même si, par ailleurs, je vois bien qu'il était d'une transparence d'enfant. Ma mère ne doit pas être très différente de lui, de ce point de vue. Mais je sais que je vais entretenir cette opacité factice et indispensable


Dimanche 2 octobre

Sept heures et quart.– Pourquoi diable me suis-je brusquement arrêté, hier, au milieu de ma phrase ? On ne devrait jamais tenter de tenir son journal après boire, même en cas de libation assez modeste, comme ce fut le cas. D'un autre côté, l'alcool, en dilatant les sensations, accroît l'envie de noter certaines choses, qui seraient peut-être restées “dans le sac” sans lui et ses effets.

– Passé l'essentiel de la journée à lire les cent premières pages d'À travers un trou d'aiguille, livre de l'historien américain Peter Brown, chaudement recommandé la semaine dernière par Michel Desgranges et que, en zélé disciple, le me suis empressé d'acheter au retour de chez lui. Le titre est une référence directe à la parole du Christ, à propos du chameau, du chas de l'aiguille, des riches et du royaume des cieux. Il est sous-titré ainsi :  La richesse, la chute de l'empire romain et la formation du christianisme. Toute la partie que j'ai lue se situe au IVe siècle, celui de la conversion de l'empereur Constantin au christianisme, mais aussi des saints Ambroise et Augustin, à qui il est largement fait référence. Il est encore trop tôt pour que j'en dise davantage, à propos de ce livre foisonnant et d'un très grand intérêt, pour qui s'intéresse à cette époque charnière, riche d'enseignements pour nous, de l'Antiquité tardive.


Mardi 4 octobre

Sept heures vingt.– Matinée essentiellement bancaire. Profitant de ce que la tornade biélorusse tentait de rendre présentable notre bauge, nous partîmes vers dix heures et demie pour l'agence du Crédit Mutuel (notre banque) de Pacy-sur-Eure, où Catherine avait pris rendez-vous avec une jeune femme au rire quelque peu agaçant, mais au sourire charmant et à la poitrine avantageuse. Je l'y suivis en traînant les pieds, mais il se trouve que ma présence était hélas indispensable. Il s'agissait :

1) de me donner une procuration sur le livret de Catherine (au cas où elle mourrait sans prévenir et que ses fucking enfants tenteraient de me piquer ses économies, qui sont en grande partie les miennes) ;

2) de lui ouvrir un compte “courant” à son seul nom (mais avec procuration pour moi), au cas où, comme il est prévu, elle devienne “officiellement” pigiste à FD ;

3) de nous ouvrir un compte commun, censé remplacer, d'ici quelques mois, celui que nous avons dans la même banque, mais en Île-de-France.

Contrairement à ce que je pensais, tout cela s'est fait en moins d'une heure. Nous voilà donc à la tête de comptes multiples, alors que nous sommes à peine capables d'en gérer un : j'attends de cette situation des réjouissances inédites. Pour l'instant, est-il besoin de le préciser ?, tous ces comptes sont absolument vides d'argent et attendent avec sérénité la pluie d'or qui va s'abattre sur eux à la fin de ce mois, lorsque je serai véritablement expulsé du groupe Lagardère-Active.

– En dehors de ces impressionnantes tractations financières, nous avons pris ce soir un modeste apéro, sous prétexte que Catherine part demain matin, pour cinq jours, chez sa fille, à Saint-Malo, et que c'était peut-être la dernière soirée que nous passions ensemble – allez savoir.

J'ajoute que, contrairement à la dernière fois (août, Québec…), non seulement je vais être abandonné, mais en plus, d'une certaine façon, emprisonné, puisque, cette fois, Catherine part avec la voiture. Heureusement, j'ai fait provision de spiritueux divers.


Mercredi 5 octobre

Cinq heures.– Catherine a pris le volant à neuf heures moins le quart, comme elle avait prévu de le faire. Coup de téléphone à midi et demie pour me dire qu'elle était bien arrivée, ce qui est heureux. Me voilà donc à nouveau seul pour un peu plus de cinq jours (elle devrait être de retour lundi midi) : il y a du pleurnichage dans l'air, le vieux machin va encore gémir qu'il ne sait pas quoi faire de sa carcasse, qu'il compte les heures, etc. ; la routine.

Cela dit, je n'ai pas eu le temps de m'ennuyer aujourd'hui, puisque, ayant reçu Naissance d'une nation au courrier de ce matin, je viens de me taper les trois heures de ce film d'anthologie. Je comprends que l'œuvre fasse encore couiner les progressistes en peluche de nounours : la seconde partie, qui se situe juste après l'assassinat d'Abraham Lincoln, est un hymne à la gloire du Ku Klux Klan, sans l'action purificatrice de qui les États du Sud seraient tombés aux mains des noirs, lesquels ne rêvent évidemment que de s'emparer des pauvres vierges blanches pour leur élargir le centre d'accueil. Même moi, j'ai trouvé que Griffith en faisait un peu trop, c'est dire… Il reste que c'est un film génial, de par sa construction et son montage en histoires se déroulant simultanément. Les scènes de foule et de bataille sont particulièrement impressionnantes : quelle que soit l'énormité de son cadre, sa profondeur notamment, Griffith l'occupe tout entier, en une multiplicité de plans étagés, depuis celui qui se trouve juste devant sa caméra jusqu'au plus éloigné du spectateur, où se devinent encore des figurants, des chevaux, des canons, etc., minuscules mais jouant réellement leur scène, ce qui donne au spectateur l'impression de regarder tout cela par effraction, d'avoir lui-même surgi au milieu de la rue ou sur le champ de bataille (j'ai l'impression de m'exprimer en sabir, depuis quelques lignes…). Je crois que je vais rester avec Griffith et, demain, regarder Intolérance.

Pour ma soirée d'après apéro, pas de problème : la saison 5 d'American horror story m'a été tout à l'heure livrée par porteur spécial. Je vais probablement en regarder trois épisodes d'un coup. Comme il y en a douze au total, la saison me mènera jusqu'à samedi soir inclus. Pour dimanche, j'ai prévu de regarder les deux premiers épisodes de la série anglaise Penny dreadful, afin de voir si elle serait tolérable par Catherine ; si c'est le cas, nous la reprendrons da capoà son retour.


Jeudi 6 octobre

Cinq heures.– Journée assez peu différente de celle d'hier. Lecture ce matin (étant, comme d'habitude, incapable de me concentrer vraiment, en l'absence de qui on sait, j'ai momentanément abandonné Peter Brown pour reprendre Muray : ses entretiens avec Élisabeth Lévy, qui sont, je crois bien, son dernier livre), et trois heures de D.W Griffith cet après-midi, en remplaçant simplement Naissance d'une nation par Intolérance. La seule différence notable est que, ensuite, j'ai tontiné le jardin. Quant à ma soirée, elle devrait elle aussi ressembler à la précédente comme sa jumelle : court apéritif musical, dîner sur le pouce, debout dans la cuisine, puis deux épisodes d'American horror story, dont il me semble bien, pour l'instant, que cette saison 5 est d'assez loin la plus baroque de l'ensemble. Pour l'instant, après deux épisodes d'une heure, je continue à n'y comprendre à peu près rien, mais c'est une incompréhension plutôt agréable : je me laisse promener, tel un enfant au landau, sans me préoccuper de l'endroit où l'on va arriver, me contentant d'observer le défilé du paysage.

Intolérance n'est pas aussi réussi que Naissance d'une nation. Je ne sais pas si Griffith a vu trop grand, mais il ne parvient pas vraiment à lier les quatre histoires qu'il raconte et qui, en principe, sont réunies par leur thème commun, indiqué par le titre. L'histoire principale, celle qui occupe d'assez loin le plus d'espace, se déroule à l'époque contemporaine – contemporaine du film, il va sans dire. Ensuite, par ordre d'importance décroissante, on est transporté à Babylone au VIe siècle avant J.C., en France à l'époque de la Saint-Barthélémy et en Galilée au moment de la passion du Christ. Les deux dernières sont peu développées et celle du Christ fait même franchement “croupion”. L'impression d'inaboutissement, pour ne pas dire d'échec, vient surtout du fait que le thème censé fédérer les quatre récits n'est finalement que peu agissant. Je veux bien que la Saint-Barthélémy ait à voir avec l'intolérance, mais quid de la vie de Jésus et de sa mort ? Quant au récit “contemporain”, son intrigue centrale relève de l'erreur judiciaire et en aucun cas de l'intolérance. Malgré ces réserves, cela reste un grand film, dans lequel on retrouve cet art éblouissant de Griffith, d'emplir à ras bord chacun de ses plans, quelles qu'en soient sa largeur et surtout sa profondeur : il les sature littéralement d'actions, créant une sensation de vie intense. Il faudrait aussi évoquer son génie du montage, mais cela dépasserait très probablement mes compétences.

Je m'aperçois surtout, depuis quelques jours, à quel point le cinéma a peu gagné, et sûrement beaucoup perdu, à se mettre à parler : le “langage” cinématographique, que les meilleurs réalisateurs étaient en train d'inventer, se suffisait à lui-même ; et il aurait sans doute atteint une richesse insoupçonnée si le parlant n'était venu tuer ce bouillonnement, en ramenant le cinéma vers le théâtre. C'est à ce point que, plusieurs fois, durant Intolérance, je me suis agacé de l'apparition d'un “carton” censé nous expliquer un point précis de l'intrigue, que les seules images m'avaient déjà parfaitement fait comprendre. Mais sans doute était-il nécessaire, en 1916, de mâcher un peu le travail du spectateur lambda, qui se trouvait face à un moyen d'expression dont il ne pouvait maîtriser parfaitement tous les codes, pour la bonne raison que les codes en question étaient en train de s'élaborer sous ses yeux.


Vendredi 7 octobre.

Cinq heures.– J'ai regardé, tout à l'heure, les deux premiers épisodes de Penny Dreadful, série anglaise qui, pour le moment, comporte trois saisons (mais, prudent, je n'ai acheté que la première…). Cela démarre fort bien, mais j'ai vu tout de suite qu'il ne s'agissait pas d'une série “pour Catherine”. Je crains que de retrouver en même temps Jack l'Éventreur, Dorian Gray et le Dr Frankenstein, cela soit un peu trop pour elle ; sans compter quelques vampires qui m'ont tout l'air de remonter à la plus haute Antiquité. Du reste, je ne sais pas encore si, pour moi-même, je commanderai la saison suivante : j'attends d'en avoir vu un peu plus ; d'autant que, même d'occasion, elle n'est pas donnée, cette série…

– De son côté, dans le genre je-m'éclate-à-Saint-Malo, Catherine dépense à pleines brassées le gros chèque que je n'ai pas encore : vêtements, thalasso et tout le tremblement ; elle a parfaitement raison de le faire. D'ailleurs, pour être dans le même ton, je me demande si je ne vais pas acheter tout de suite la saison 2 de ma série horrifique.


Samedi 8 octobre

Quatre heures et demie. – J'aurai finalement passé l'essentiel de la journée à me dire qu'il faudrait bien aller écrire mes cinq mille signes pour FD (à propos de François Mitterrand et Anne Pingeot, sujet débandant s'il est possible) et à n'en rien faire : ce sera pour demain, où je n'aurai plus le choix ni de possibilité d'atermoiement. À la place j'ai regardé M le Maudit, que je n'avais pas revu depuis sa découverte : je devais avoir entre 18 et 20 ans. J'ai trouvé le film moins enthousiasmant que le souvenir que je croyais en garder. Mais, évidemment, c'est un “moins” qui se situe tout de même à un très haut niveau. J'accorderai demain une nouvelle chance à M. Lang, avec Le Testament du Dr Mabuse. Et, même en cherchant bien, je ne vois pas ce que je pourrais noter de plus ici.


Mardi 11 octobre

Sept heures dix. –Si j'ai déserté ce journal ces deux derniers jours, c'est parce que nous avons pris l'apéritif dimanche soir, Catherine ayant finalement décidé de rentrer ce jour-là, plutôt que le lendemain comme il était prévu. Pour ce qui est d'hier, je me suis retrouvé privé de connexion internet au moment de revenir ici après le dîner, et je n'ai pas eu la patience d'attendre qu'elle se rétablisse. D'autant que je n'avais rien de plus à noter que je n'en ai ce soir.

– Après avoir, hier après-midi, enterré Pierre Tchernia sous quatre feuillets de texte, j'ai aujourd'hui enseveli préventivement la pauvre Mireille Darc, qui semble à la dernière extrémité d'après les nouvelles que nous avons d'elle. Du reste, signe qui ne trompe guère, lorsque j'ai appelé le service de la documentation, la jeune femme que j'ai eue en ligne m'a dit, après avoir écouté ma requête : « Mais qu'est-ce que vous avez avec Mireille Darc aujourd'hui ? Je viens d'avoir quelqu'un de Match qui m'a demandé tout un dossier sur elle. » Quand les corbeaux commencent à voleter de cette façon-là autour du lit hospitalier d'un pipole


Jeudi 13 octobre

Quatre heures.– Prix Nobel de littérature 2016 : Bob Dylan. Lisant cela je ne sais plus où, sur internet, j'ai cru à une plaisanterie pas très fine.

– Mon pouvoir de résurrection des agonisants célèbres semble se confirmer. Il y a une quinzaine de jours, on me demandait, à FD, une “nécro” de Jacques Chirac, lequel était supposé ne pas vivre encore plus de deux jours : deux semaines plus tard, il est toujours là, jusqu'à plus ample informé. Avant-hier, c'est Mireille Darc qu'on me chargeait d'enterrer, comme je l'ai dit ; quant à elle, franchir le cap de la nuit suivante paraissait hors de question. Résultat, une fois mon article écrit elle s'est tout de suite sentie mieux. Il y aurait peut-être de l'argent à se faire…

– Je suis encore sous le coup de Metropolis, le film de Fritz Lang que j'ai regardé pour moitié hier et la fin tout à l'heure. Film extraordinaire, foisonnant, visuellement époustouflant, notamment les scènes de destruction de la ville et celles qui mettent en scène les enfants. En ce qui concerne la seconde partie, il s'agit à coup sûr du meilleur “film-catastrophe” jamais tourné. Évidemment, il est préférable de faire abstraction du “message” du film : le cerveau (patron) et la main (ouvrier) ne sont rien s'ils ne sont pas reliés par le cœur (?), ainsi que du jeu des acteurs, très “muet”.

– Commencé La Vie de saint Augustin de Peter Brown.


Vendredi 14 octobre

Sept heures.– Dans les premiers jours du mois, c'est-à-dire juste après le début de mon préavis, j'ai dit à Catherine que la quantité de travail que l'on me donnait à FD venait de chuter ; phénomène qui s'est amplifié ensuite. Cette semaine par exemple (je précise que la semaine FD va du mercredi au mardi…), on ne m'a encore rien demandé du tout. Cela semble donc confirmer ce que je lui ai tout de suite dit : « Philippe B. habitue progressivement la rédaction à se passer complètement de moi, de manière à pouvoir, à partir de novembre, faire totalement l'économie des piges qu'il m'avait quasiment supplié d'accepter. » Je suis de plus en plus persuadé d'avoir raison, d'autant que, à plusieurs reprises, je lui ai fait remarqué (à Philippe B., pas à Catherine), que s'il voulait que je continue à œuvrer pour le journal, il allait falloir régler les choses du point de vue administratif, réglage que, jusqu'à présent, il s'est bien gardé de faire, et que, à mon avis, il ne fera pas. Cesser totalement de travailler ne me gêne en rien, même si j'aurais trouvé agréables les deux ou trois mille euros qui seraient venus ainsi s'ajouter à ma retraite, mais dont je puis très bien me passer. Ce que je trouve tout de même un peu indélicat, s'il s'avère que j'ai raison, c'est que Philippe B., après avoir insisté pour que je continue d'écrire pour lui, ne prenne même pas la peine de me signifier franchement qu'il a changé d'avis, quelle que soit la raison de ce changement (mais elle ne peut être que financière). L'espèce humaine…

– Vu cet après-midi le film de Murnau intitulé en français Le Dernier des hommes, traduction assez peu satisfaisante me semble-t-il de l'allemand : Der letzte Mann. C'est une œuvre absolument remarquable jusqu'à son dernier quart d'heure exclusivement. Pas envie de développer ce soir. Juste noter que c'est, je crois bien, la première fois que je vois un film muet aussi long (105 mn) ne comportant pas le moindre “carton”, et dont l'histoire, malgré cela, reste d'une clarté et d'une fluidité parfaites. Le cinéma a sûrement beaucoup perdu le jour où Murnau est allé se tuer à 41 ans dans un accident de voiture, sur une route de Californie ; encore que nul ne peut dire ce qu'il aurait fait une fois passé au parlant.


Dimanche 16 octobre

Sept heures et quart.– Alors que nous n'avons pas eu un seul orage de tout l'été, il s'en est déclenché un tout à l'heure, juste avant que nous ne passions à table (soupe à la tomate maison, petits croûtons et fromage râpé…), très vacarmeux et accompagné d'une forte pluie. Il est en train de s'éloigner vers l'Île-de-France.

– Regardé cet après-midi deux épisodes de la seconde saison de Penny dreadful, qui est vraiment une excellente série, comme les Anglais sont capables d'en produire et réaliser – au contraire de nous, trois fois hélas : les moments où, au hasard d'un zapping nocturne, je tombe sur une série télévisée “de souche” sont les seuls où j'ai vraiment honte d'être français. J'assume tout : les croisades, le colonialisme, l'esclavage des nègres, le pétainisme, la torture en Algérie, François Hollande ; mais pas les séries télévisées.

– Continué la biographie de saint Augustin par Peter Brown : remarquable.

– Je suis presque décidé à changer de médecin “référent” et de cardiologue : du fait de ma retraite prochaine, il deviendrait un peu absurde de conserver ma pratique à des hommes de l'art exerçant leurs talents à Neuilly. Si je dis presque, c'est parce que cette éventuelle décision suscite en moi une stupide mais tenace culpabilité : j'ai l'impression, ces deux médecins que j'aime beaucoup et connais depuis longtemps, de les abandonner. J'ai tout de même rencontré, vendredi, le Dr Dubruel, Ana de son prénom, qui est déjà le médecin de Catherine et qui m'a fait une bonne impression (mais, évidemment, on ne va pas chez le médecin pour en retirer des impressions…). Mais comment annoncer au Dr Garrigue que je m'apprête à le quitter ? Je n'ai jamais été très doué pour les ruptures… Du côté du cardiologue, c'est encore autre chose. Le Dr Dubruel (qui est relativement nouvelle à Pacy) m'a fourni une liste de cinq ou six praticiens d'Évreux, en me pointant les deux qu'elle connaissait. J'ai appelé aussitôt le premier pour prendre un rendez-vous, sachant quels peuvent désormais être les délais d'attente en province. La secrétaire m'a tranquillement annoncé que l'agenda était complet jusqu'en juillet 2017. J'ai tout de même pris le rendez-vous, mais je crois que, tant qu'il exercera, le Dr Jobbé-Duval continuera de me voir deux fois l'an dans son cabinet neuilléen.


Mardi 18 octobre

Sept heures vingt.– Finalement, mes Puissances se sont souvenues que j'existais. Il est vrai qu'il s'agissait encore d'une “nécro”, celle de la mère (pardon : de la maman, comme l'écrivent désormais tous les journaux sans exception) de Jean-Pierre Pernaut. La dame allait sur ses 102 ans, si bien que la surprise fut minime, mais FD a tout de même décidé d'en faire quatre pages (deux “doubles”) : j'étais chargé de celle que l'on appellera “non factuelle”, c'est-à-dire de psychologisationà la mords-moi-le-freud. Je pense – sans me vanter – que c'est la première fois dans l'histoire de FD (70 ans tout de même) qu'un article démarre sur une citation de saint Augustin, pour se terminer par une autre du même ; bien entendu sans être hors sujet le moins du monde. Et, justement, à peine avais expédié à qui de droit ce que mes doigts avaient produit sur le clavier, que je recevais la réponse suivante de Philippe B., réponse adressée non à moi seul mais à l'ensemble des têtes plus ou moins pensantes de notre estimable périodique : « Un papier formidable comme j'aimerai en lire plus souvent. La référence culturelle est claire, et au service de l'émotion. C'est bien. PHB »

De la part de quelqu'un que, comme je l'ai dit, je soupçonne fortement de vouloir se passer complètement de mes services, c'est pour le moins inattendu. Ou alors, c'est la preuve d'un humour particulièrement retors, ce qui est possible. De toute façon, répétons-le : je m'en fous. Si je cesse complètement d'écrire pour FD, j'en serai d'une certaine manière soulagé ; si je continue, ce sera une excellente chose pour les finances ménagères. Ce qui est certain, c'est que je ne lèverai pas le petit doigt pour faire pencher la balance d'un côté plutôt que de l'autre ; du reste, je ne pense pas que mon petit doigt ait ce pouvoir.

Là-dessus (je ne sais pourquoi j'aime cette transition parfaitement incongrue), j'ai décidé, après le repas de Bergotte, de m'autoriser un ou deux (ce fut deux…) gin-orange, que Catherine a accompagné d'un jus d'orange seul, puisque, bronchiteuse, la voilà sous antibiotiques depuis hier.

Je continue néanmoins à me demander ce que peut bien penser, si elle existe, l'âme d'Augustin, d'avoir été ainsi enrôlé dans une feuille de chou du XXIe siècle après Jésus-Christ, c'est-à-dire du XVIe après lui-même.

– Je ne sais si c'est la perspective de n'avoir plus rien à écrire du tout (en cas d'arrêt de FD), mais depuis quelque temps Les Exilés de la rue des Juifs reviennent me titiller. Mais qui est capable de mener à bien ce roman, tel que je l'entrevois à peine ? Certainement pas moi, malheureusement.


Jeudi 20 octobre

Sept heures dix.– Eh bien, on dirait que les choses évoluent, du côté de FD, et dans un sens très favorable à nos finances. Hier, à la suite d'un mail par lequel je mettais franchement les pieds dans son plat, Philippe B. m'a assuré qu'il avait toujours la ferme intention de me faire travailler après le premier novembre, et m'a même fait parvenir, aujourd'hui, un modèle de “note d'honoraire” par lequel je me ferai désormais payer. (Je dis “je” par logique et commodité, mais, en réalité, c'est Catherine qui, officiellement, travaillera pour FD et non moi.) Nous nous sommes à peu près mis d'accord pour deux jours de pige par semaine (2 x 300 €, donc), les lundis et mardis qui sont ceux dits “de bouclage” ; étant entendu que si le sujet qui m'est destiné est disponible dès le jeudi ou le vendredi, je le prendrai de la même façon. Les articles, plus longs, que je serai amené à écrire pour les futurs hors-série, du genre “Destins brisés” ou autres, me seront payés comme m'ayant pris deux journées de travail. Tout cela fait (si ça fonctionne effectivement) que je devrais à peu près, par ce travail, doubler ma maigre retraite, chose appréciable.

– En ayant lu d'assez bonnes critiques au moment de sa sortie, je me suis acheté la première saison d'iZombie, série qui, comme son nom ne l'indique qu'à moitié, met en scène une jeune doctoresse qui, ayant été zombifiée lors d'une fête sur un bateau (les zombis adorent la navigation de plaisance, ce qu'un vain peuple ignore trop souvent), abandonne sa spécialisation en cardiologie pour se faire embaucher dans une morgue d'hôpital, ce qui lui permet de se tortorer son aliment de prédilection : les cerveaux humains. J'ai regardé le premier épisode cet après-midi : c'est très bien fait, plutôt amusant, mais enfin ça sent la série pour adolescents ; il m'étonnerait beaucoup que je fisse l'emplette de la saison suivante.

– Poursuivi – entre deux attaques de sommeil… – la lecture de la Vie de saint Augustin qui, elle, n'est pas du tout un passe-temps pour jeunes acnéiques.


Samedi 22 octobre

Sept heures et demie.– Ayant accordé deux jours de congé à saint Augustin, je me suis mis, hier, à relire Les Tiroirs de l'inconnu, le dernier roman de Marcel Aymé, publié par Gallimard en 1960. Chemin faisant, comme de vagues idées semblaient me venir, à propos de ce livre, j'ai commencé à en corner certaines pages, pour y revenir au moment d'écrire le billet de blog que je projetais plus ou moins. Aujourd'hui, sur le point de m'y atteler, j'ai tout de même tapé le titre dans le petit moteur de recherche du blog, bien pratique. Ce fut pour m'apercevoir que, non seulement j'avais déjà consacré un texte à ce roman, mais qu'en plus je l'avais fait pour le Salon littéraire de Joseph Vebret. Je me demande même, y repensant, si ce n'est pas le premier des rares textes que j'ai écrits pour lui ; ce devrait être facile à vérifier, sur le site lui-même, mais quel intérêt de s'assurer d'une chose aussi insignifiante ?

– Sinon, côté images cette fois, j'ai abandonné iZombie après quatre épisodes, la série étant vraiment trop “ado” pour soutenir l'intérêt. À la place, j'ai enfin abordé la première saison de The walking dead, nettement plus destinée aux adultes, si j'en juge par les deux premiers épisodes. Comme cette initiale saison n'en comporte que six, j'ai tout de suite commandé la saison suivante.

– Hier soir, par la magie d'internet, Catherine est devenue auto-entrepreneur, ce afin que je puisse, sous son nom, poursuivre mes coupables mais lucratives activités à FD, à partir du mois prochain, lequel ne saurait tarder. C'est moi qui me suis occupé de constituer son dossier et, miracle, je semble avoir tout fait dans les règles. J'attends néanmoins le “retour d'URSSAF” avant de pavoiser au grand jour. Au pire du pire, si rien de tout cela ne fonctionne, ou si tout le monde (l'URSSAF et FD) y met de la mauvaise volonté au point de me faire tout envoyer promener, cela ne nous aura que coûté que les cinquante euros de “frais d'établissement” du dossier en question : on a connu plus onéreux, comme distraction vespérale.


Dimanche 23 octobre

Sept heures et demie. – Ayant terminé le roman de Marcel Aymé en milieu de matinée, je me suis aperçu que j'avais perdu toute curiosité pour les tribulations augustinienne à Hippone. À la place, j'ai ressorti de sa niche le Journal inutile de Paul Morand que, contrairement à beaucoup de critiques à sa sortie, je trouve extrêmement intéressant, riche, foisonnant même. Mais je sais bien que leurs appréciations, à ces tristes guignols, ne devaient rien à leur goûts littéraires, mais tout au carcan idéologique dans lequel ils se sont prudemment enfermés. Et il est vrai que le vieux Morand leur tend, pour se faire flageller, autant de verges qu'il est possible. J'aurais dû (mais en fait il n'est pas trop tard) corner toutes les pages offrant l'une ou l'autre de ces “pépites méphitiques”, puis composer un billet nauséabond, uniquement fait de ces citations mises bout à bout.

– Je reste plutôt dubitatif devant The walking dead, dont j'ai regardé tout à l'heure deux épisodes supplémentaires. D'un côté, je reconnais les qualités de la série (qui sont trop habituelles pour que je les détaille une fois de plus), mais de l'autre, je la trouve excessivement bavarde et comportant de nombreux “trous d'air”, défaut qui avaient fini par me dégoûter de Game of Thrones.

– J'entame, demain lundi, ma dernière semaine de salariat…


Lundi 24 octobre

Sept heures dix.– Reçu un mail, en milieu d'après-midi, de ce garçon vivant à Madrid et qui, lorsqu'il commente sur le blog, signe Cherea ; c'est également sous ce pseudonyme que, naguère, il était un contributeur régulier de feu le blog I like your style (ILYS pour les intimes). Nous nous sommes rencontrés une fois, lors d'un déjeuner chez Axelle et Damien Theillier (ou “chez les Damien Theillier”, pour m'exprimer comme Morand et tous les gens bien élevés de sa génération), durant lequel nous fûmes voisins de table. Bref, son mail était pour me dire que, si la chose m'intéressait ou m'amusait, il serait, ce soir-même à six heures dix, sur France 3, l'un des nouveaux candidats de la célébrissime émission Questions pour un champion, dont j'avoue n'avoir jamais regardé ne serait-ce qu'une minute. Naturellement, à l'heure dite, je me trouvais devant l'écran et sur la bonne chaîne.

L'affaire s'engagea mal puisque, au bout de cinq ou six questions, Axel (c'est son prénom) était lanterne rouge avec aucun point marqué. Il parvint néanmoins à se qualifier in extremis pour la deuxième manche. À partir de là, il ne cessa plus de revenir au score, comme je crois qu'on dit, au point que je commençai à m'en inquiéter, me disant en substance et in petto : « Merde ! si ce jeune imbécile devient le nouveau “champion”, il va revenir demain et, du coup, je serai moi aussi obligé de me farcir une seconde émission. » Malgré les sorts néfastes que je lui jetai alors, il gagna en effet : qu'il soit maudit jusqu'à la septième génération.

« J'espère pour les candidats que l'émission n'est pas en direct et qu'ils enregistrent tout en une seule fois », me dit alors Catherine, qui m'avait rejoint au petit salon. Un voile se déchira devant mes yeux : bien entendu que tout était enregistré à l'avance ! Et c'est bien parce qu'il savait qu'il allait se comporter plus qu'honorablement qu'Axel avait pris la peine de me signaler son passage dans l'émission et, conséquemment, son entrée dans la gloire. Elle est maligne, cette jeune garde du réactionnariat…


Mardi 25 octobre

Sept heures cinq.– Merde ! Posant un œil distrait sur l'entrée d'hier, je m'aperçois que j'ai totalement oublié de regarder Questions pour un champion tout-à-l'heure. Je tâcherai d'y penser demain, pour voir s'il est toujours en lice ou s'il s'est fait éliminer aujourd'hui comme un malpropre.

– J'avais une douzaine de milliers de signes à écrire à propos de Véronique Jannot (pour la huitième édition de nos “Destins brisés”), eh bien je les ai toujours, ayant passé ma journée à lire le premier volume du Journal inutile de Morand. Livre remarquable, que celui-là, presque impossible à quitter, une fois qu'on a mis le nez dedans. On y sent le vieil homme qui, une bonne fois, et sachant qu'il ne sera pas lu de son vivant, a décidé de ne plus s'encombrer de pudeurs et de bienséances hors de propos, en disant roidement ce qu'il pense, y compris lorsqu'il s'agit de taper sur les Juifs, les homosexuels ou les femmes. Bien sûr, ces trois catégories de personnes n'étaient pas encore les icônes intouchables qu'elles sont devenues, mais enfin, il commençait à ne pas faire très bon clamer ce qu'on en pensait, surtout quand on en pensait ce qu'en pense Morand ; qui, d'ailleurs, dit beaucoup de sottises à leur sujet, mais aussi bien des vérités. Je me souvenais bien de cet aspect du journal ; ce que j'avais oublié de ma première lecture, en revanche, ce sont tous les passages assez touchants, voire poignants, lorsqu'il parle de la vieillesse, et de celle de sa femme, Hélène Soutzo, son aînée de dix ans, en particulier. Et l'on se divertit beaucoup de ses nombreux coups de projecteur sur le marigot littéraire du temps, notamment des minuscules grandes manœuvres des candidats à l'Académie pour décrocher enfin le fauteuil qu'ils convoitent. Par une association d'idées à la fois compréhensible et un peu saugrenue, sa lecture m'a donner envie, ensuite, de reprendre les Choses vues de Hugo, au moins la première partie, celle qui va jusqu'à son exil : d'après mon souvenir, les “années Guernesey” sont nettement plus emmerdantes.

Quant à Véronique Jannot, je l'écrirai demain, et ce sera certainement mon dernier travail de salarié. À propos d'elle, je me souviens que, voilà 25 ou 30 ans, François Charlonnai et moi étions des inconditionnels de Pause Café, le feuilleton télévisuel qui a fait connaître cette jeune comédienne, dans lequel elle était Joëlle Mazart, assistante sociale dans un lycée de la région parisienne (le proviseur était joué par l'irrésistible Jacques François). Cela surprenait un peu les autres rewriters de FD, qui savaient qu'il s'agissait d'un feuilleton pour adolescents, ou à la rigueur pour parents d'adolescents voulant se donner l'illusion qu'ils allaient comprendre leur progéniture “de l'intérieur”. Je suppose qu'ils devaient mettre notre appétence affichée sur le compte d'un goût prononcé pour le “second degré”. Or, il n'en était rien, en tout cas pour ce qui me concerne : je trouvais Pause Café vraiment attachant et très bien fait ; de plus, ce qui ne gâtait rien, Véronique Jannot avait un genre de beauté fraîche et lumineuse, notamment dès qu'elle souriait, qui me la rendait fort agréable à regarder. Et voilà que je vais devoir, demain, lui briser son destin sur le dos : misère implacable du salariat. Pour un peu, j'aurais presque l'impression d'être Lucien de Rubempré, obligé de descendre en flamme le livre de son ami Daniel d'Arthez.


Mercredi 26 octobre

Sept heures et quart. – On se demande parfois ce qui peut traverser la tête des gens qui font les lois, édictent les règlements, etc. Catherine a appris aujourd'hui qu'elle avait parfaitement le droit de devenir “micro-entrepreneur” tout en étant retraitée, mais qu'il lui était rigoureusement interdit de le faire avant d'être bel et bien en retraite. « Dès le lendemain, si vous voulez ! », lui a-t-on même précisé. Par conséquent, comme elle ne le sera que le 1er décembre prochain, deux pis-aller s'offrent à nous : soit je décide d'être “en vacances” durant tout le mois de novembre – me privant de revenus et FD de mon concours –, soit je travaille normalement, mais en post-datant mes futures factures, c'est-à-dire en les répartissant sur décembre et janvier, par exemple. En somme, à cause d'un interdit stupide, je me retrouve poussé à la triche (triche bénigne, certes, mais triche tout de même). Je viens de demander par himmel à Philippe B. sur quelle branche de l'alternative il préférait que nous nous posassions.

– J'ai fini par me débarrasser de mes dix mille signes concernant Mlle Jannot ; après quoi, j'ai pu me consacrer pleinement au Journal inutile, qui continue de faire mes délices. Notamment, j'aime de plus en plus la princesse Soutzo. Je compte d'ailleurs, quand j'en aurai terminé avec le second tome, établir un petit florilège de ses aphorismes et sentences les plus percutants et, donc, les plus inacceptables pour notre chère époque : ça va “envoyer du lourd”, comme dirait Modernœud. Je regrette simplement de n'y avoir pas pensé dès le début de ma lecture, en cornant comme je le fais désormais chaque page où cette méphitique grande dame s'exprime.


Jeudi 27 octobre

Huit heures. – Satisfaction et déception. Satisfaction, recevant ce matin ma feuille de paie d'octobre, de constater que s'y trouvait porté mon “solde de tous comptes” ; déception de le trouver, ce solde, inférieur d'environ 25 000 € à mes estimations. Cette déception, qui m'a quitté depuis, j'en suis seul comptable, dans la mesure où je m'étais imaginé, puis enfoncé dans la tête, que les indemnités étaient versées en salaire brut. Or, pourquoi l'auraient-elles été ? Pour quelle raison inimaginable ce prédateur cynique et implacable qu'est l'État aurait-il laissé passer une occasion de s'enrichir un peu ? Il fallait être aussi sot que je le suis pour avoir cru à une fable pareille.

Ce “manque à gagner”, comme dit l'État détrousseur, lorsqu'un fond de bourse échappe à sa rapacité, m'a un peu gâché le plaisir durant deux ou trois heures. Jusqu'à ce que Catherine me rappelle que, de toute façon, j'avais prévu de prendre ma retraite au quatrième trimestre de cette année et que, donc, ces euros surnuméraires sont une sorte de cadeau parfaitement immérité, pour faire ce que j'aurais fait quoi qu'il arrivât. Elle a raison, évidemment.

De toute façon, je n'y pense déjà plus, ne m'étant jamais intéressé à l'argent. Je sais bien les objections que l'on va me faire, et je sais d'où elles viendront, mais je les récuse par avance. Et je réaffirme : non, l'argent ne m'a jamais intéressé ; en tout cas pas suffisamment pour que je fasse le moindre effort : je me suis toujours contenté de ce que je gagnais, de ce que m'offraient les gens pour qui j'ai travaillé. Je n'ai jamais été capable de lever le petit doigt pour me faire augmenter, et jamais je n'ai cherché à occuper un poste mieux payé que celui que j'avais : bien que manquant systématiquement d'argent, j'ai toujours trouvé plus facile de me débrouiller avec ce que j'avais plutôt que de sortir de mon apathie naturelle. Cela est, je crois, à rattacher au fait que je n'ai jamais cherché à “faire carrière”, ni même pensé sérieusement que je pourrais le faire. Or, oui. Dans les années quatre-vingt, lorsque je connaissais la moitié de la rédaction du Matin de Paris et un tiers de celle du Nouvel Observateur, rien ne m'aurait été plus facile que de proposer des articles à l'une ou l'autre de ces deux publications et de les y faire accepter : l'idée ne m'en est jamais venue. Lorsque cette adorable jeune fille de 21 ou 22 ans, que j'avais surnommée “le petit singe” (Frédérique J.) m'avait dit avoir déposé un dossier de candidature au Matin pour y travailler durant l'été (1986 ? 1987 ?), je n'ai eu qu'on mot à dire pour qu'elle soit effectivement embauchée : qui m'aurait empêché de faire la même chose pour moi ? Je n'y ai pas pensé une seconde : je me trouvais très bien à FD.

De toute façon, même si j'avais fait cet effort, je n'aurais pas “assuré le suivi”. C'est-à-dire que je n'aurais pas écrit les méchants petits romans, vite torchés en un été, à quoi mon statut de “journaliste qui compte” aurait assuré un aimable retentissement dans la presse et, donc, des ventes qui m'auraient valu un statut de directeur de collection chez mon éditeur et la possibilité de baiser trois ou quatre douzaines de demi-folles littéromanes chaque année.

Penser à tout cela m'amuse beaucoup.


Vendredi 28 octobre

Onze heures du matin.– On se rappelle et on cite la phrase de Victor Hugo, « Être Chateaubriand ou rien », parce que Victor Hugo est finalement devenu Victor Hugo. Mais combien d'aspirants écrivains se sont écriés : « Être ***** ou rien ! », et sont en effet restés rien ? (Voilà exactement le genre de réflexion qui retarde d'au moins deux semaines la mise en chantier d'un nouveau livre…)


Samedi 29 octobre

Sept heures et quart.– En dehors de la demi-heure prise ce matin pour aller faire quelques courses, et une autre cet après-midi durant quoi j'ai tondu le jardin, j'ai passé toute ma journée avec Morand, second tome de son Journal inutile. Les pages qui précèdent la mort d'Hélène Soutzo (fin février 1975, 97 ans) et celles qui la suivent sont souvent émouvantes, voire déchirantes, d'abord en raison même de l'événement qu'elles attendent puis pleurent, mais aussi parce que cette agonie et ce deuil sont vécus à travers toutes les époques que les époux ont traversées ensemble. Je pense notamment à ces deux pages où, debout seul dans l'immense salon de l'avenue Charles-Floquet, cependant que sa femme s'éteint lentement à quelques mètres de lui, Morand voit le salon en question se peupler de tous les personnages qui y sont venus à à telle période ou à telle autre, et ces fantômes bienveillants finissent par former une sorte de chœur silencieux, assemblé là pour faciliter à la mourante son passage aux ténèbres, l'encourager à rejoindre leur cercle. Si j'en ai la patience, je les copierai d'ici quelques jours sur le blog.

Je sens que, demain, je ne vais pas quitter Morand davantage, en dehors de l'heure que je devrai distraire au profit de FD, puisque, lorsque j'en aurai fini avec son journal, je me replongerai dans Venises, ressorti tout à l'heure de son rayon.


Dimanche 30 octobre

Sept heures dix.– C'est avec un plaisir identique à celui des années précédentes, inentamé, que je me suis éveillé en ce premier matin de retour à l'heure normale, dite “d'hiver”, par opposition à l'heure moderneuse, dite “d'été”, que l'on nous impose stupidement depuis plus de 40 ans. Quand je dis “normale”, je trahis la vérité, dans la mesure où nous sommes en réalité à l'heure allemande, celle décrétée par les nazis lors de l'Occupation, et sur laquelle, curieusement, nous ne sommes jamais revenu : il faut croire que, dès 1945, l'alignement domestique sur l'Allemagne était déjà entré dans les mœurs, en dépit des rodomontades gaullistes d'un côté et communistes de l'autre.

– Poursuivi la lecture de Morand, à qui, ce soir, il reste un peu moins de huit mois à vivre.


Lundi 31 octobre

Huit heures. – Autant le dire : je suis un peu ivre. Rien de trop laid : une “ivresse douce et raisonnée”, comme disait Juan Carlos Onetti, dont je me souviens d'avoir écouté une interview, il y a longtemps, sans doute faite par la télévision espagnole, où il répondait aux questions du journaliste en pyjama et à demi allongé dans son lit, sirotant régulièrement de petites gorgées du liquide contenu dans une tasse, et qui ne devait pas être du thé.

Nous avons bu – Catherine moins que moi, on s'en doute – par une sorte de coutume consistant à marquer un événement, comme s'il n'était pas capable de se marquer lui-même. En l'occurrence : mon dernier jour de salariat et mon entrée dans le couloir de la mort. (Écrivant cela, j'allume une cigarette, pour être certain de ne m'être pas trompé de couloir…) Je lui disais tout à l'heure (à Catherine) que rien n'était changé, puisque j'allais continuer à écrire pour FD et que, depuis plus de six mois, je n'allais plus à Levallois. Je ne sais si elle a fait semblant d'y croire, mais moi : pas une seconde. Un cycle se referme bel et bien, du moins je le suppose. Enfance et adolescence : tension vers l'avenir, vu comme une éternité ; âge adulte : agitation brouillonne ne débouchant sur rien, désillusion progressive, quand il y a eu illusion, effort de concentration sur soi ne donnant aucun résultat ; vieillesse : retrait, diminution, enfoncement, acceptation (pas facile) de cette zone de silence que l'on sent se créer autour de soi, retour de certains souvenirs, surgissement de visages oubliés durant 40 ans, mais aussi soulagement de ne pas voir ce qui attend les plus jeunes et va probablement les détruire. Aussi : désintérêt presque total du monde, incapacité à s'intéresser à la “chose politique”, mépris tranquille de ce qui n'a pas à voir avec la beauté.

Cela dit : se méfier, ne pas généraliser, ne s'intéresser qu'à soi. Ne pas imiter ceux qui, comme Élie Arié, par exemple, ignorent le “je” et ne peuvent dire que “on”, c'est-à-dire qui prennent leurs lubies, ou leurs ébauches de pensées, pour des règles universelles, et prétendent, au seuil de leur tombe, édicter des lois générales.

Au contraire : fermer sa gueule. Si on a eu la faiblesse d'ouvrir des blogs, d'écrire un journal, de publier des livres non lus : en finir du jour au lendemain. Plus difficile : cesser de voir les jeunes gens qu'on a admis, par faiblesse ou gloriole, dans le cercle de cette vie qui ne peut que se terminer mal. Le faire tout de même. Les renvoyer à cet avenir où on ne sera pas. Et, surtout, ne rien écrire. Devenir statue.

Novembre 2016

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TRISTESSE DU FANTÔME









Mardi 1er novembre

Sept heures dix.– Il me semble qu'en me faisant commencer ma retraite par un jour férié, le destin fait preuve d'une ironie déplacée : comment apprécier le fait de ne pas travailler si les autres ne foutent rien non plus ? Déjà que la différence ne pouvait pas être vraiment sensible, dans la mesure où je n'allais plus du tout à Levallois depuis six mois, là, ça devient tout à fait irréel ; et d'autant plus si, comme il est prévu, je continue à piger pour FD. Finalement, la seule différence vraiment sensible, ce sera les mille euros que je vais gagner en moins chaque mois : belle opération. Heureusement que les piges dont je parlais devraient me permettre de doubler, ou peu s'en faut, cette pension de traîne-misère.

– J'en ai fini avec le journal de Morand. Il est sans doute assez ridicule de l'avouer, mais sa mort m'a rendu triste pendant au moins une heure, après avoir refermé le volume. Je suis passé à Claude Roy, dont j'avais lu un livre voilà une quarantaine d'années, à l'instigation de Carlos (impossible de me rappeler son titre, par exemple). Celui d'aujourd'hui s'intitule Moi, je, c'est le premier volume de ce qu'on pourrait appeler une autobiographie. Après une cinquantaine de pages, je ne peux pas dire que je sois soulevé par l'enthousiasme. S'il continue à m'emmerder avec ses introspections tarabiscotées, je sens que je ne tarderai pas à l'abandonner pour passer chez Jean d'Ormesson.

Oui parce que, sur les incitations de Morand, j'ai fait venir Au plaisir de Dieu, que je n'ai jamais lu et dont il dit du bien. Après tout, on peut aussi, de temps en temps, donner leur chance aux écrivains vivants, même s'ils semblent l'être pour peu de temps encore. Si lui aussi me déçoit, eh bien, je reviendrai à Morand, mais côté nouvelles cette fois, puisque je possède les deux volumes de Pléiade qui les réunissent.


Mercredi 2 novembre

Huit heures moins vingt.– Ça s'annonce très bien, cet Au plaisir de Dieu : sans génie sans doute, mais avec beaucoup de grâce, d'humour, d'aisance et, donc, finalement, de talent. Il faudra voir si d'Ormesson “tient” les six cents pages.

– Sinon, comme nous étions au Jour des morts, j'ai regardé trois épisodes de The walking dead, série dont le succès devient pour moi un mystère de moins en moins élucidable, à mesure que j'avance dans la deuxième saison ; qui, pour ma part, est appelée à demeurer la seconde : il ne faut pas abuser de l'auto-punition.


Vendredi 4 novembre

Sept heures dix.– J'ai passé un gros tiers de la journée – de la journée “utile” – à écrire plus de dix mille signes à propos de la pauvre Sophie Daumier et du détestable Guy Bedos. À peine avais-je fini de relire et corriger l'ultime paragraphe que Florian me téléphonait, afin de me demander six mille signes pour lundi, consacrés, eux, à Emmanuel Macron : voilà une retraite qui commence drôlement.

– Hier après-midi, je me suis avalé d'un coup les six derniers épisodes de la deuxième saison de ma série de zombis. Le tout ne m'a pas pris beaucoup plus que deux heures, tellement j'ai passé de scènes interminablement bavardes en accéléré. Et, malgré l'assurance de Michel Desgranges, comme quoi la saison 3 est nettement meilleure, plutôt crever que de m'y laisser prendre. Mais, comme j'avais tout de même envie de dépenser un peu d'argent, je viens de commander le volume de la Pléiade consacré aux romans de Paul Morand, ainsi qu'un livre d'Henri Béraud, La Gerbe d'or. Bien qu'en ayant entendu parler cent fois, dans les mémoires, journaux, correspondances des uns et des autres de cette époque, je n'ai encore jamais lu une ligne de cet écrivain, prix Goncourt en je ne sais plus quelle année pour son mince roman, Le Martyre de l'obèse ; soudain, il m'est apparu que cet état d'ignorance devait cesser. C'est lui, Béraud, qui, dans les années 20, avait lancé par voie de presse une assez violente attaque contre la NRF, parlant à cette occasion de littérature girarde, gallimardeuse et farigoulesque ; lui encore, l'auteur de la formule bien connue : La nature a horreur du Gide.


Samedi 5 novembre.

Sept heures dix. Au plaisir de Dieu, donc. J'en ai lu avec beaucoup de plaisir les cinquante premières pages : je trouvais que d'Ormesson avait une façon très agréable de planter le décor du roman qui allait venir, d'en dresser le cadre, un peu comme le fait magnifiquement Balzac dans nombre de ses romans des Scènes de la vie de province. Passé la centième, il m'a semblé que, pour un roman de six cents pages, l'exposition commençait à devenir un peu large. Et j'ai finalement compris que ce que j'attendais, la mise en branle de personnages, leurs interactions, ce qui allait leur arriver, etc., j'ai compris que tout cela ne se produirait jamais. Pour la raison que d'Ormesson n'a pas écrit un roman (au sens où je l'entends, au moins), mais construit une sorte de théâtre de marionnettes, ou d'ombres chinoises, qui ne sont là que pour illustrer sommairement ce que raconte la voix off– et qui est d'ailleurs loin d'être inintéressant. En fait, pour donner une idée encore plus précise de ce livre, je dirais que son équivalent moderne le plus proche serait le “docu-fiction”, ce genre d'émissions de télévision didactiques, le plus souvent à caractère historique, où l'on illustre le propos du narrateur invisible au moyen de courtes saynètes sommairement interprétées par des figurant en costumes et muets. Encore une fois, ce n'est pas que ce que raconte d'Ormesson soit dépourvu d'intérêt, bien au contraire ; et c'est en outre écrit dans une langue agréable, quoique sans trace de génie. Mais c'est que, au bout de trois cents pages, cela devient un tantinet ennuyeux, que le spectateur a envie de quitter son fauteuil, de sauter sur la scène, d'arracher le rideau, de pénétrer dans les coulisses, d'écouter résonner les éclats de voix, les pleurs, les cris, les larmes, les grincements de dents, bref : d'entrer dans un roman ; désir dont on sent qu'il sera insatisfait jusqu'au bout. Et, du coup, ayant atteint la gage 350, on referme le livre, en se résignant d'autant mieux à n'en pas connaître la fin que, d'une certaine manière, on en est encore à attendre le début.


Dimanche 6 novembre

Quatre heures.– André m'a téléphoné hier, ayant un petit service à me demander. Il a commencé par me surprendre en m'apprenant que Maurice, le père de Philippe Bernalin, était toujours vivant (sa mère, elle, est morte d'un cancer au début des années 2000), me spécifiant qu'il avait “passé 90”. Il doit même les avoir assez largement passés, à mon avis : je le pense plus proche de 95 que de 90. Bref, il se trouve que, ayant déjà édité un petit livre autobiographique au milieu des années soixante-dix (à la Pensée universelle…), Maurice s'est remis à écrire ces dernières années et que, comme il s'interrogeait devant eux du moyen de trouver un éditeur pour y publier ses “œuvres complètes” en un seul volume, André et Kent lui ont suggéré l'auto-édition, du genre “Blurb” je suppose, idée qui a emballé Maurice. Le service pour lequel André comptait sur moi était de relire et corriger son manuscrit d'environ 300 000 signes ; j'ai naturellement dit oui, et m'y suis mis aussitôt le texte reçu.

Toute la journée d'hier, j'ai relu ce que Philippe m'avait déjà donné à lire il y a  plus de 30 ans, à savoir le petit livre de la Pensée universelle. Aujourd'hui, je suis “entré dans le dur”, si je puis dire. Il s'agit d'une suite de chapitres sans ordre, alignés comme ils sont venus à l'auteur, et emplis de tout un fatras mêlant des faits d'autobiographie avec d'assez filandreuses réflexions sur les “grands sujets” de l'existence : c'est parfois assez éprouvant.

Mais ce qui l'est le plus, au stade où je suis parvenu, c'est-à-dire à la moitié de l'ensemble, c'est cet énorme et assourdissant “blanc”, constitué par la mort de Philippe. Pour l'instant, trois lignes seulement lui ont été consacrées, et elles m'ont glacé, dans un premier temps. Elles interviennent alors que Maurice vient de parler de la maladie et de la mort de Jeanne, sa femme ; les voici :  « Le cancer peut-il être aussi la suite logique de réminiscences, de dépressions consécutives à un décès ? Nous perdîmes en 1985 un troisième enfant, âgé de 28 ans, victime également d’un cancer contre lequel il lutta deux ans, en vain. Les deux autres enfants étaient morts quelques heures après leur naissance, victimes d’un accès d’albumine. Ce sont des épreuves qui marquent la vie d’un couple et renforcent leur besoin de se soutenir. »
 
Il m'a fallu près d'une heure pour comprendre que cette façon, quasi monstrueuse, de mettre exactement sur le même plan, la mort de deux enfants à la naissance, survenue plus d'un demi-siècle auparavant, avec la disparition, à 28 ans, de son fils finalement unique, était probablement la seule manière que Maurice avait pu trouver pour, une fois Jeanne disparue à son tour, ne pas être totalement écrasé par la mort de Philippe (dans le culte exclusif de qui elle et lui ont vécu durant plus de 15 ans, je puis en témoigner). Amalgamer dans un même malheur la mort de son fils avec le passage très fugitif de deux nouveaux-nés, aussitôt évanouis qu'apparus, était sans doute le seul moyen de rapetisser le malheur en question, en plus de l'éloigner dans le temps, de se persuader que ces trois événements étaient strictement équivalents et que, donc, on pourrait survivre au dernier en date comme on s'était, en leur temps, remis des deux autres. Cette “tactique de survie” vertigineuse, je suppose qu'elle n'est apparue chez Maurice qu'après la mort de Jeanne, celle-ci ayant toujours eu davantage les pieds ancrés au sol que lui : elle disparue, il est passé de l'état de ballon captif à celui de ballon errant. Les réflexions et les souvenirs que cela déclenche chez moi me rendent, finalement, la lecture du manuscrit de Maurice plus pénible que je n'aurais pu le penser. Beau cadeau qu'André m'a fait là…


Lundi 7 novembre

Huit heures moins le quart.– Je ne suis pas vraiment remis de ce que je racontais hier soir. En fait, si j'avais su ce qui m'attendait, j'aurais refusé à André le service demandé. Déjà, le fait de savoir Maurice encore de ce monde m'a ébranlé plus que je ne l'aurais cru et souhaité : d'une certaine manière, cela signifiait que ce que je croyais être mon passé était encore en prise avec mon présent, et que Philippe n'était pas tout à fait mort, alors que, finalement, il m'aurait arrangé qu'il le fût, depuis le temps que je vis sans lui. S'ajoute à cela le fait que j'ai l'impression de replonger dans un entre-deux incertain, marécageux, pénible, angoissant : celui, de quelques années, qui a séparé la mort de Philippe du moment où, par une sorte de sursaut d'égoïsme, j'ai décidé de rompre avec ses parents, c'est-à-dire avec ces sortes de grand-messe qui réunissaient périodiquement, dans le petit pavillon de Caluire, les desservants du culte autour des deux grands-prêtres.

Que le livre de Maurice soit un fatras incohérent ne me gêne évidemment pas : je m'y attendais, il ne pouvait pas en être autrement. Quand André, au téléphone, m'a dit : « Il a toute sa tête. », je n'ai rien trouvé à répondre, mais j'ai senti que, tout en ne mentant pas, il parlait d'autre chose que de la réalité. La réalité, après avoir lu un gros tiers de cette espèce de Necronomicon lyonnais, est que, en effet, Maurice a gardé “toute sa tête” ; le problème est que c'est la sienne. Au fond, j'aurais trouvé plus rassurant qu'il devienne gâteux, ou fou, idiot, que sais-je. Il semble, d'après ce que je lis, qu'il soit resté ce qu'il était (un personnage lunaire qui, déjà à l'époque, du vivant de Philippe, me semblait parfois vaguement inquiétant), mais s'enfermant de plus en plus dans une cuirasse qui, seule, lui permet de survivre aux coups multiples et invraisemblablement cruels que la vie lui a infligés ; le dernier étant de le maintenir en vie aussi longtemps, après tous les gens qui ont donné à son existence un certain sens, ou au moins un peu d'amour.

Mais, aussi incohérent qu'il soit dans cet écrit, Maurice me rend Philippe, et je n'y tenais pas plus que ça. J'ai rangé Philippe dans une vieille malle, aussi rassurante qu'une armoire de grand-mère, et j'escomptais qu'il n'en sortirait plus. En gros, je me voyais protégé de lui par ma propre vieillesse, par ce fossé énorme entre sa mort et ce moment où j'écris. Il m'avait fallu deux décennies pour parvenir à le mettre à distance de moi (et l'irruption de Catherine dans ma vie n'a pas été étrangère à cela) ; j'y pensais encore, bien entendu, mais moins, et d'une manière détachée. Il me semblait que, marqué de rides, physiques ou morales, je n'avais plus de comptes à lui rendre. Et voilà qu'il ressurgit, presque vif, des phrases amphigouriques et absurdes de son père, auxquelles je me suis engagé à rajouter des virgules manquantes ou des accords de participes. Il me semble qu'il me regarde faire, avec ce petit sourire qu'il avait et que je suis bien incapable de définir : c'est la première fois, depuis trente ans, que je vois Philippe sourire ; je ne me rappelais que son rire.

Il est vrai que nous avons ri beaucoup. Alors que le sourire n'est pas tellement une affaire de jeunes gens : trop d'appétit pour ces demi-teintes, pas assez de mots, encore, pour ce que les sourires sous-entendent généralement. D'ailleurs, si je repense aux quatre ou cinq autres de la même époque, je les vois rire mais jamais sourire. Sauf André : tout jeune, il était déjà doué pour le sourire, qui lui était et lui reste naturel. Lui, en revanche, je n'entends pas son rire, mais je vois le plissé de ses yeux. Quant à Philippe, puisqu'on en parle, je m'aperçois avec une certaine consternation fataliste que j'ai aussi totalement perdu le son de sa voix. Je peux retrouver et ramener deux ou trois des choses qu'il m'a dites, mais pas sa voix, aucune inflexion, rien. Trente-et-un an après sa mort, pas loin du “jour pour jour”, c'est la première fois que je me rends compte de cela : que le temps m'a rendu Philippe muet. Maudit Maurice.


Mercredi 9 novembre

Sept heures dix.– Il va de soi que je me fiche comme d'une cerise que la Maison Blanche, l'année prochaine, soit occupée par celui-ci ou par celle-là. Et pourtant, quelle jubilation, ce matin, lorsque Catherine, levée avant moi, m'a cueilli au saut du lit pour m'apprendre la victoire, cette nuit, de Donald Trump ! Imaginer, des deux côtés de l'Atlantique, tous ces chevaliers à la triste figure, avec leur solide gueule de bois du lendemain, les artistes, les chanteurs, les comédiens, les journalistes, les blogueurs, etc., tous merveilleusement persuadés, jusqu'à hier, qu'un homme qu'ils trouvaient à ce point détestable ne pouvait décemment pas être élu, que c'était impossible, que les sondages étaient avec eux, et puis ceci, et encore cela. Et les voir depuis ce matin, aussi glorieux et flambants que des pélicans mazoutés… vraiment, on aurait tort de bouder son plaisir. Il ne manque plus que d'envoyer la Le Pen à l'Élysée pour que les réjouissances touchent à leur paroxysme.

– Commencé cet après-midi les Mémoires du baron de Besenval (1721 – 1791). Ce sont des sortes d'historiettes, sans doute moins relevées que celle de Tallemant, un siècle plus tôt, mais tout de même savoureuses, concernant les règnes de Louis XV et de son successeur. En tout cas pour les cinquante pages que j'ai lues jusqu'à présent.

– Mis en appétit “mémoriel”, j'ai voulu, tout à l'heure, commander les mémoires de la Grande Mademoiselle, ainsi que ceux de M. de Bassompierre : échec dans les deux cas, pas moyen de trouver une édition récente, et donc bon marché,  de ces œuvres. C'est à des carences inadmissibles comme celles-là – et dont tout le monde se bat l'œil, bien entendu – que l'on s'aperçoit dans quel gouffre tiers-mondialisé nous sommes en train de glisser. Nous aurons bientôt le niveau de culture d'un émirat pétrolifère ou d'un royaume nègre, et personne n'en aura rien à foutre, ni même ne comprendra que l'on puisse encore être trois ou quatre à s'en désoler.

– Côté FD, je m'attendais à être tranquille jusqu'à lundi prochain, et pas du tout : dès aujourd'hui, à peine bouclé le numéro, j'ai été requis pour le suivant. Punition : six mille signes à propos de Mimie Mathy, pure routine. Je ne sais pas si les choses vont durer ainsi, mais enfin, si je fais le compte, je m'aperçois que, durant les dix premiers jours de ma retraite, j'ai déjà gagné (virtuellement, certes : je ne verrai pas arriver le moindre sou avant la seconde quinzaine de janvier) à peu près les quatre cinquième de mon ancien salaire mensuel. Même si le rythme se ralentit, et il va évidemment le faire, je vais me retrouver à gagner autant qu'avant, plus ma retraite. Il y a un côté vertigineux et absurde, là-dedans.

– Je crois avoir oublié de noter que, voilà trois ou quatre jours, nous avons ressorti et accroché au cerisier la cabane à graines des oiseaux. Pour l'instant, on ne voit guère que des mésanges, bleues et charbonnières, et encore pas très nombreuses.


Jeudi 10 novembre

Sept heures dix.– Je disais à Catherine, il y a un moment (devant notre soupe aux légumes : bienfait de l'automne revenue), que j'avais, cet après-midi, relu dix pages supplémentaires du fatras de Maurice Bernalin, et que je ne pouvais pas faire plus (à trente pages de la fin…), parce que ça me donnait envie de pleurer. Je ne mentais ni même n'exagérais. Il ne s'agit pas, évidemment, de me mettre à sangloter physiquement. Mais il est certain que cette lecture me rend infiniment triste. En réalité, sur ces dix pages quotidiennes, je passe par trois phases, se succédant assez rapidement. D'abord j'ai tendance à m'esclaffer devant les délires ébouriffants, les coq-à-l'âne, etc. ; puis vient l'énervement, face aux contre-vérités manifestes, aux absurdités prises pour argent comptant (je disais à Catherine que, parfois, Maurice me fait penser à Ludovic), aux théories absconses ; et, enfin, arrive cette profonde tristesse dont je parlais. Je crois qu'elle est due au fait que, à un certain moment, Philippe s'invite à mon épreuve. Je le vois, prenant connaissance en même temps que moi des délires séniles de son propre père ; je lui imagine une tristesse filiale, lui invente, même, une certaine culpabilité : celle du fils déserteur qui, s'il était resté là, aurait su, peut-être par sa simple présence sublunaire, empêcher son père de devenir ce vieillard pitoyable, se protégeant comme il le peut du malheur qu'il lui a infligé en mourant. Ce livre de dément, c'est la carapace dont Maurice n'aurait eu nul besoin si Philippe était resté de ce monde. Et cette tristesse que j'impute à un fantôme, c'est évidemment sur moi qu'elle retombe.


Dimanche 13 novembre

Sept heures et quart. – J'en ai fini hier après-midi, de mon éprouvant pensum de relecture, et j'ai renvoyé ce matin le texte à André. Il me reste maintenant à oublier cet épisode malencontreux, ce que je vais tenter de faire le plus rapidement possible.

– Reçu avant-hier les romans de Paul Morand (Pléiade), dont je n'avais jamais lu aucun. J'ai commencé, hier, par Lewis et Irène, et enchaîné aujourd'hui avec Bouddha vivant. Le premier souffre à mes yeux des mêmes défauts que les nouvelles de jeunesse (Tendres Stocks, Ouvert la nuit, etc.), à savoir que Morand y cède à sa facilité de trouver des images frappantes, souvent neuves d'ailleurs. Le résultat est qu'elles s'affadissent au contact les unes des autres, par leur surabondance même. Du reste, il me semble me rappeler que, en d'autres termes, c'est déjà le reproche que lui faisait Proust dans sa préface à Tendres Stocks (qui est en outre un bien mauvais titre). Le résultat est que ces textes qui ont fait la réputation de Morand dans les années vingt, et qui ont fait de lui, alors, l'écrivain de la modernité, ces textes paraissent aujourd'hui nettement plus “datés” que ceux des années cinquante et soixante. C'est un défaut (ou une faiblesse, comme on voudra) dont il s'est d'ailleurs corrigé assez vite, puisqu'il est déjà moins visible dans Bouddha vivant, postérieur de seulement quatre ans à Lewis et Irène (1923 et 1927). Je suppose qu'il doit avoir tout à fait disparu dans Le Flagellant de Séville, de trente ans postérieur, et que je compte lire ensuite. Tout comme je n'en avais pas trouvé trace dans les grandes nouvelles de la même époque (Hécate et ses chiens, Milady, Parfaite de Saligny, etc.)

Parallèlement, j'ai rouvert en fin d'après-midi les Choses vues de Hugo.


Lundi 14 novembre

Sept heures et quart.– Reçu ce matin, de la Carsat normande, ma “notification de retraite”, c'est-à-dire quelque chose comme mon acceptation définitive et mon entrée en gloire dans la grande famille des vieux branleurs parasitaires. L'intérêt de ce document, c'est qu'il permet la mise à feu de la caisse complémentaire (AGIRC), censée me verser la deuxième partie du misérable pécule qui va me permettre de continuer à nourrir épouse, chien et chats, ainsi que moi-même, durant les quelques années me restant (ou à eux).

– Par mail, Michel Desgranges m'a signalé deux séries télévisées nouvelles (une très nouvelle, l'autre un peu moins), qu'il vient d'acquérir. Il se trouve que, samedi et dimanche prochains, deux des chaînes OCS, dont je dispose dans mon “bouquet”, vont diffuser chacune les deux premiers épisodes des séries en question (une série par chaîne : je ne suis pas sûr que ma phrase soit bien claire) ; nous allons donc pouvoir juger sur pièces. Si elles nous plaisent, nous nous abstiendrons de regarder la suite les semaines suivantes, préférant attendre la mise en vente des DVD, qui permettent une vision en continu.

– Fini Bouddha vivant en milieu d'après-midi et commencé aussitôt France-la-Doulce, sorte de pochade satirique sur le milieu cinématographique des années trente (le roman est de 1934), qui n'a pas peu contribué à la réputation sulfureuse de Morand, en raison de l'antisémitisme qui s'y donne à voir sans complexe. Mais s'agit-il vraiment d'antisémitisme ? Ça ne m'a pas sauté aux yeux. Morand dresse une galerie de personnages à la moralité douteuse (mais très attachants), sortes de chevaliers d'industrie fort pittoresques, gravitant tous dans la production cinématographique. Or, il est difficile de nier que, en France comme à Hollywood, les Juifs étaient particulièrement bien représentés dans cette branche. Du reste, il n'y a pas que des Juifs, parmi les producteurs de Morand, mais aussi des Grecs, des Arméniens, etc. Il exagère leurs travers et leur côté “aventurier de la finance” ? Sans doute ; mais, encore une fois, il s'agit d'une satire délibérée. Et, à tout prendre, les comédiens qu'il met en scène, parfaitement “de souche”, eux, ne s'en tirent pas beaucoup mieux que leurs producteurs et metteurs en scène juifs. Et puis, à la fin des fins, qu'est-ce qu'on en a à faire, que Morand ait été ou non antisémite ? Qu'est-ce que cela a à voir avec la qualité plus ou moins grande de son roman ? Je n'aurais même pas dû aborder cet aspect de la question, parce qu'il est sans le moindre intérêt. Mais à force d'être environné, pressé, menacé par des armées d'apprentis chasseurs de racisme, on finirait, sans bien s'en aviser, par en laisser s'installer un petit à l'intérieur même de sa propre tête. Pas de ça, Lisette !


Mercredi 16 novembre

Trois heures.– Matthieu Woland, qui a réactivé son blog voilà quelque temps, y publie à l'instant un billet intitulé : Macron, Fillon, Le Pen, quelle importance ? Je saute directement à sa conclusion, qui est la suivante :

« L’heure n’est plus au vote. L’heure n’est plus au changement. L’heure est à l’acceptation qu’Elvis est sorti de l’immeuble et que la fête est terminée. C’est la seule option pour ceux qui veulent encore sauver quelques restes à transmettre à des enfants pour lesquels nous avons construit un monde à la Mad Max où malheureusement les jolies filles seront voilées et non en tenues ultra-sexy. Arrêtons de pleurnicher. Acceptons le fait que nous nous asseyons tous volontairement sur le plug anal vissé à notre chaise de boulot tous les matins et tirons-en les conséquences idoines. »

Ce constat que nous sommes entrés dans une sorte d'au-delà de la politique, dans lequel la politique traditionnelle n'a plus que faire, semble déboucher chez lui sur une volonté, ou au moins un désir, de passer à d'autres formes d'action, que j'imagine plus radicales, ou en tout cas d'une autre nature ; chez moi, qui ai fait à peu près le même, il conduit à un à-quoi-bon et à une tentation du retrait complet : c'est sans doute ce qui différencie l'homme de 60 ans ne laissant rien ni personne derrière lui de celui de 35, père de famille. C'est en tout cas ce qui fait que je vais très probablement m'abstenir de voter à toutes les élections qui se présenteront désormais.


Jeudi 17 novembre

Sept heures et quart. – Je pensais tout à l'heure, juste avant notre rapide dîner, avec un certain amusement, à ces gens, ces “blogogens”, pour qui je représente une sorte d'archétype du raciste. J'y pensais parce que ma tontine de l'après-midi (que j'espère être, comme chaque année à cette époque, la “der des der”) a mécaniquement entraîné un apéritif, lequel a, tout aussi mécaniquement, fait que j'ai dû choisir un accompagnement musical sur l'iPod, silencieux et patiemment fiché sur sa console depuis la dernière libation. Depuis plusieurs semaines, c'est Keith Jarrett qui les accompagnait, ces raisonnables beuveries ; éprouvant le besoin de changer, mais sans rupture violente, j'optai ce soir pour Nat King Cole – le chanteur. C'est précisément en l'écoutant, et en retombant comme chaque fois sous son charme, son élégance, cette espèce de distance nonchalante qu'il met toujours entre lui et ce qu'il interprète, que je me suis dit (mais je le savais déjà) que je me foutais absolument de la couleur de peau des gens, et aussi de leur sexe ; que la ligne de fracture, à mes yeux, passait plutôt entre l'aristocratie et la plèbe. Or, qui est plus aristocratique que Cole ? Que Lester Young ? Que Jarrett ? Qui l'est moins que ces horripilants petits chanteurs de chez nous, qui se prétendent musiciens, “artistes”, et n'ont jamais rien de plus pressé que de venir se rouler dans la fange télévisuelle ? Qui porte plus haut les couleurs de la “cause des femmes” que Billie Holliday, Ella Fitzgerald ou Maria Callas ? En réalité, nos petits racialistes vouent un tel culte à la bassesse et à l'insignifiance qu'ils ne peuvent que haïr les noms que je viens de citer en passant. Ils les haïraient, s'ils les connaissaient comme je tente de les connaître.


Vendredi 18 novembre

Sept heures et quart.– Il était déjà plus de midi quand un titre d'Atlantico, saisi au vol, m'a rappelé qu'hier soir avait eu lieu un nouveau “grand débat” entre les prétendants de la droite (et du centre, ajoute-t-on généralement, sans doute pour amuser les enfants), ce que je m'étais empressé d'oublier. Je n'ai même pas cliqué pour lire l'article correspondant, me fichant comme d'une cerise de savoir qui va l'emporter sur tous les autres, dans la mesure où je suis bien certain de ne jamais voter pour aucun d'entre eux. Cela dit, et j'admets qu'il y a là un manque flagrant de cohérence, je serais ravi si Nicolas Sarkozy pouvait se faire éliminer dès dimanche prochain de cette ridicule compétition, en voyant son ex-Premier ministre lui passer devant dans le dernier quart d'heure. D'autant que, comme je le disais tout à l'heure à Catherine, si on me contraignait, revolver à la tempe, à aller voter à cette primaire, c'est probablement François Fillon qui aurait ma voix. Mais comme personne, à ce jour, n'a exercé sur moi la moindre pression physique pour m'envoyer aux urnes, il lui faudra bien se passer de mon appui.

– Commencé cet après-midi Le Flagellant de Séville, mais plusieurs fois interrompu, comme presque tous les jours désormais, par des attaques de sommeil auxquelles il m'est impossible de résister, ce qui m'exaspère.

– Reçu un mail de France Dimanche, mail envoyé à ceux qui quittent le navire, aux “voyageurs de la charrette”, dont le but était de nous demander si la date du 15 décembre nous convenait pour le pot de départ. J'ai aussitôt répondu (mais très gentiment) que la date me convenait d'autant mieux que je n'avais nullement l'intention d'honorer cette manifestation festive de ma morose présence.


Dimanche 20 novembre

Sept heures et quart.– À force d'y penser et d'en parler… Hier, l'évidence m'a soudain sauté aux yeux : l'idée de revoir Alain Juppé ou Nicolas Sarkozy m'était, pour des raisons différentes, difficilement supportable. Je l'ai dit à Catherine, qui a convenu que l'on avait connu des perspectives plus emballantes. Nous avons donc décidé de nous déplacer aujourd'hui jusqu'au centre “socio-culturel” de Pacy (situé à deux pas du cimetière, ce qui a un certain sens) et de glisser dans l'urne chacun un bulletin en faveur de François Fillon, le seul des candidats semblant encore en mesure de nous éviter les deux susnommés. Nous avions décidé d'y aller entre une heure un quart et une heure et demie, afin d'y être seuls, tous les autres électeurs se trouvant alors à table. Calcul erroné : lorsque nous sommes arrivés, trois personnes attendaient leur tour avant nous. Mais nous avons tout de même eu de la chance car, quand nous sommes repartis, un petit quart d'heure plus tard, ils étaient une vingtaine à faire la queue le long du mur, telles des ménagères devant une boulangerie d'un pays socialiste. Il reste à voir si nous nous sommes déplacés pour quelque chose. Il va de soi que si, dimanche prochain, le second tour oppose Juppé à Sarkozy, nous resterons à la maison – moi, en tout cas.


Lundi 21 novembre

Sept heures et demie. –  C'est très curieux, ce phénomène du vote : vous y mettez le doigt et il vous entraîne aussitôt dans des directions où vous n'aviez pas l'intention d'aller, et même qui vous auraient vu protester énergiquement si on vous avait dit que vous alliez y tomber. Ainsi, après être allé voter pour M. Fillon au premier tour de la primaire de la droite (et du centre : j'oublie toujours…), je me suis dit, dès hier soir, qu'il serait d'un complet illogisme de ne point retourner faire la même chose dimanche prochain (surtout au vu de ma détestation d'Alain Juppé). Très bien : nous irons donc, dimanche, voter une seconde fois pour M. Fillon.

Seulement, la réflexion se poursuit, presque toute seule. Si jamais François Fillon devient en effet le candidat de la droite en avril prochain, serait-il logique de voter pour un autre que lui ? Et d'abord lequel ?  J'ai dû voter, ces derniers temps, deux ou trois fois pour le Front national (c'est assez flou dans mon esprit) : je crois qu'on ne m'y reprendra plus, au moins en raison du programme aberrant de ce parti, qui ne le cède en rien à celui d'un Mélenchon, cette espèce de miroir jumeau. Mon idéal, si tant est que j'en aie encore un, est un régime dans lequel l'État serait aussi fort que possible dans les domaines qui ne peuvent être que les siens (diplomatie, défense, police et monnaie) et ne se mêlerait pas des domaines qui ne le concernent pas et dans lesquels il ne peut faire que des dégâts (éducation, économie, “sociétal”). C'est dire si je me sens de plus en plus loin de Marine Le Pen et de ses visées soviétoïdes. Cela veut-il dire que je crois en François Fillon ?

Non, évidemment. En réalité, je ne crois plus en personne, de quelque horizon qu'il vienne ou se réclame. Il me semble évident que nous vivons l'effondrement de l'Occident, de ce que l'on a pu appeler la civilisation européenne, et qu'il est trop tard pour espérer aller contre cette agonie. Et si nous ne pouvons pas nous défendre, c'est parce que c'est nous, d'abord, qui avons choisi de mourir : les hordes négro-arabes qui vont nous achever ne sont que ce que sont les “maladies opportunistes” dans le cas du sida. Et, comme dans le cas de ces mêmes virus et bactéries, ils mourront en même temps que nous, étant parfaitement incapables de faire vivre l'organisme qu'ils parasitent.


Mardi 22 novembre

Sept heures dix.– Avec toutes ces sottises politiques, j'ai complètement oublié de noter que, hier, de neuf heures du matin à environ trois heures de l'après-midi, M. Saint-Maclou nous a virés de la maison afin de poser du parquet dit “flottant” dans la salle à manger ; ce qui avait bien sûr impliqué, dimanche et lundi matin dès potron-minet, de virer de la pièce tout ce qui pouvait l'être ; et aussi de vider complètement le buffet de toute sa vaisselle car il était, plein, impossible à déplacer. Ensuite, il a fallu tout remettre en place, ce qui n'a été terminé que ce matin. Catherine est très contente de son parquet. Grand bien lui fasse : moi, je m'en fous éperdument. De même que je me fiche comme d'une guigne des meubles que nous allons probablement acheter demain, à Verneuil-sur-Avre, pour remplacer ceux que nous avons depuis des lustres et qui ont cessé de plaire à la maîtresse de maison. Moi, il y a belle lurette que je ne les vois même plus ; et je trouve toujours un peu étrange que l'on puisse avoir envie d'acquérir une table, un buffet, une commode, etc., quand on possède déjà une table, un buffet, une commode, etc. Mais ça ne me gêne pas non plus, en tout cas sur un plan étroitement financier. Ce qui m'ennuie, c'est le dérangement. Le point positif est que si, demain, Catherine dépense quelques milliers d'euros chez le marchand de meubles où je l'aurai voiturée, elle aura, au retour, fort mauvaise grâce à me refuser un petit apéritif. Ça fait quand même cher payé le flacon de riesling.


Mercredi 23 novembre

Quatre heures vingt.– La journée n'a pas été perdue pour tout le monde. Sitôt la fin de notre déjeuner, nous avons pris la route de Verneuil-sur-Avre, où se trouve installé le fabricant et marchand de meubles à qui nous avions déjà acheté notre canapé actuel ainsi que la grande table basse qui encombre le salon, voilà une quinzaine d'années. Cette fois-ci, nous avons fait emplette (quand je dis “nous”, on comprendra qu'il s'agit surtout de Catherine) d'une table en chêne, d'un bahut de même métal et de quatre chaises. Grâce au “déstockage” en cours, nous avons obtenu un rabais de 50 % sur le bahut et les chaises, ce qui nous a permis de ne pas dépasser de beaucoup les 3000 euros. Mais, comme il fallait aussi songer à remplacer la très vilaine bibliothèque Ikéa que nous traînons après nous depuis une vingtaine d'années, nous sommes repassés par Évreux, afin d'y faire l'achat d'un meuble qui a en gros les dimensions d'une bibliothèque “prête à monter” mais qui, en fait, n'en est pas vraiment une, puisqu'elle présente davantage de petits placards et tiroirs que de véritables rayonnages ; cette plaisanterie a fait que nous avons ajouté 800 euros aux dépenses déjà faites à Verneuil.  Tout cela nous sera livré dans les semaines qui viennent.


Vendredi 25 novembre (Sainte-Catherine)

Cinq heures.– Rémi Usseil, à qui j'avais signalé l'article de Jacques Aboucaya sur son Charlemagne dans le Salon littéraire, m'a répondu hier en me demandant quelques nouvelles, de Catherine et de moi. Je lui ai répondu ceci :

Mon cher Rémi,

Jacques Aboucaya est un homme hautement fréquentable, et que l'on aimerait fréquenter autrement que par himmel, s'il n'avait l'idée saugrenue de vivre si loin au sud de la Loire. Catherine et moi nous portons aussi bien que notre âge ridicule nous le permet (elle est, pour sa part, tout à fait “réparée”) ; quant à la retraite, elle reste pour l'instant toute théorique, dans la mesure où je n'ai pas encore vu arriver le moindre sou et que, de surcroit, je continue de travailler à peu près autant qu'avant (sauf cette semaine, tiens, maintenant qu'on en parle…).

Côté jardin (les lectures), je lis un par un les romans de Paul Morand dans La Pléiade, que j'alterne avec les Choses vues de Hugo. Chez Morand, il y a du très bon et du nettement moins. Le Flagellant de Séville est un superbe roman historique, par exemple, mais j'ai calé sur L'Homme pressé, à peu près à la moitié, tant il m'a paru artificiel, forcé, daté. En revanche, je me suis beaucoup amusé à France la Doulce, qui passe pourtant pour son plus mauvais livre.

Pour ce qui est des tiennes, de lectures – Pline et Virgile –, il me semble que tu as raison de t'obstiner à les poursuivre même si ces auteurs t'emmerdent : si on ne lit pas les auteurs emmerdants avant 40 ans, ce n'est pas après que l'on s'y mettra. Et il n'y a pas à chercher de “bonnes” raisons pour cela, je crois : l'obstination, dans ce cas, relève un peu du refus de céder. C'est : De la lecture considérée comme un bras de fer.

Côté cour (l'écriture), mes Exilés de la rue des Juifs sont au point mort et il n'est pas impossible qu'ils le demeurent, même si je continue à y penser et, çà et là, à griffonner quelques notes éparses... Mes raisons ne sont pas très différentes que celles que tu donnes à ton “moment de découragement” : pourquoi s'obstiner à écrire, à passer un an sur un roman, alors qu'on sait bien qu'il n'intéressera personne ? Sauf que, à celle-ci, que tu as heureusement surmontée, s'en ajoute pour moi deux autres. La première est : n'est-il pas profondément ridicule de prétendre se lancer dans une sorte de “carrière littéraire” à soixante ans révolus ? Ma réponse est : si fait, mon bon seigneur, c'est parfaitement grotesque. La seconde est que, au bout du compte, si je considère mes deux livres publiés, et surtout le second, il me faut bien admettre que je n'ai qu'un minuscule talent, lequel ne me permettra jamais d'écrire autre chose que des livres dispensables, qui seront aussi vite oubliés qu'ils auront été non lus. Pourquoi, alors, s'évertuer à les écrire, si tant est qu'on en soit capable ? Toutes ces interrogations, d'ailleurs, me laissent remarquablement serein, et c'est bien tout ce que je leur demande.

Voilà pour aujourd'hui. Quand te verrons-nous à déjeuner, ton Rolandin sous le bras ?

Amitiés,

Didier


Samedi 26 novembre

Sept heures vingt. – Reçu ce matin les deux documents officiels qui me manquaient encore pour que le dossier de ma retraite soit clos, à savoir celui des deux caisses complémentaires, AGIRC et ARRCO. Je sais donc, depuis quelques heures, et au centime près, quels sont mes revenus depuis le premier novembre. Cela se décompose comme suit (les sommes indiquées sont “net”) :
– Régime général : 1129,34 €
– ARRCO :              432,53 €
– AGIRC :              1042,29 €
– Total :                   2604,16 €

Pas de quoi pavoiser ni faire de folies, donc. Tout irait bien si, comme il était prévu, je continuais à travailler régulièrement pour FD. Seulement, après un début de mois en fanfare, je constate que le dernier article que j'ai écrit pour eux remonte déjà à douze jours. On peut donc s'attendre à ce que, rapidement, dans un souci bien compréhensible, et tout à fait dans l'air du temps, de restrictions budgétaires, mes bien chers chefs apprennent à se passer complètement de mes services. Il faudra alors, dans cette éventualité de plus en plus menaçante, apprendre à vivre avec deux mille cinq cents euros par mois, ce qui paraît un peu pénible mais pas du tout infaisable. Évidemment, on pourra me rétorquer, et même vertement, que je suis encore fort loin au-dessus du tristement célèbre seuil de pauvreté. C'est vrai, et il ne me viendrait pas à l'idée de me plaindre, en tout cas publiquement (ici, je fais ce que je veux…). Mais, à cela et à ceux-là, je répondrai que, durant des années, j'ai vécu très nettement au-dessus de ce seuil, au point, en me penchant, de ne même pas le distinguer, et que, dans ce domaine comme en beaucoup d'autres, c'est le changement d'échelle, l'adaptation, qui sont périlleux, surtout dans le début : nous nous en sommes bien aperçus lorsque, voilà quatre ou cinq ans, les Brigade mondaine se sont arrêtés, en même temps que disparaissaient les “piges” que je faisais à FD même, et que mes revenus ont été amputés d'une forte moitié (passant de nettement plus que sept mille net à un peu moins de trois mille cinq cents). Ce qui est encourageant, c'est que, cette amputation, nous l'avons intégrée très rapidement et, en fin de compte, sans douleur : on peut penser qu'il en sera de même à partir de maintenant. Au fond, au cours des différentes étapes de ma vie, la seule chose qui, sur le plan financier, sera restée absolument constante, c'est le fait que je n'ai jamais eu le moindre euro “de côté”. Il y a des gens qui sont des barrages, retenant et amassant tout ce qui leur arrive, et d'autres qui sont plutôt des écluses, laissant filer l'eau de la rivière aussi facilement que si elles n'étaient pas là, malgré leurs lourdes portes qui jouent à s'ouvrir et à se fermer sans trop savoir dans quel but : j'ai toujours été une écluse.


Lundi 28 novembre

Sept heures et quart.– Il n'est pas impossible que je sois devenu légèrement paranoïaque : après avoir annoncé avant-hier que j'allais devoir faire une croix sur les piges de FD, mes ex-Puissances tutélaires m'ont demandé aujourd'hui six mille signes sur mon cher Albert de Monaco. Dont je me suis débarrassé dans l'heure, ou à peine plus. Il semblerait donc que les affaires continuassent.

– Nous sommes allés voter, hier, peu avant une heure et, malgré l'heure déjeunatoire, il y avait tout de même une franche animation au centre socio-je-ne-sais-plus-quoi. Peu avant huit heures et demie, comme la plupart des Français au même moment, j'imagine, nous avons eu la brève satisfaction de constater que notre candidat de dernière heure avait proprement écrasé le cheval de retour. Je dis “brève” car nous n'avons guère épilogué sur la question et sommes rapidement passés au premier épisode de la seconde saison de Fargo, laquelle démarre très bien. Nous avons tout de même pris une minute ou deux pour dauber sur nos amis progressistes qui, jouant les stratèges en babygros, sont allés pieusement faire don de leurs deux euros à cette droite qu'ils sont censés exécrer, et cela pour rien puisque leur candidat favori a été immédiatement renvoyé dans sa chère et lointaine capitale régionale. Du coup, mis en appétit, j'ai grande hâte que ne commence le barnum équivalent de la gauche ; non pour y participer (je n'en ai jamais eu l'intention, quoi que j'aie pu laisser croire ici ou là), mais pour le spectacle, qui promet d'être ébouriffant.


Mardi 29 novembre

Sept heures et demie. – Hier soir, au moment de programmer mon journal d'octobre, pour une mise en ligne ce matin, je me suis aperçu que j'avais totalement oublié de lui donner un titre. N'ayant ni le courage ni le temps de le relire pour en trouver un, j'ai mis la première chose qui me vint à l'esprit. Et, finalement, ce titre-là ne me semble pas plus mauvais que les autres, pour lesquels j'ai, parfois, hésité et tâtonné durant une heure ou deux…

– Pour changer un peu de Victor Hugo, j'ai repris l'Histoire de la littérature française de Gustave Lanson (je m'étais arrêté à l'orée du XVIIe siècle). Comme j'en arrive aux écrivains que je connais un peu (je veux dire : un peu mieux que ceux des siècles précédents), la lecture de Lanson devient plus intéressante, puisqu'il m'est désormais possible de comparer sa vision de tel ou tel, l'importance qu'il donne à celui-ci et refuse à celui-là, etc., avec celle qui est la mienne, mais aussi celle qui est généralement admise en ce début de XXIe siècle (et qui n'est pas forcément la mienne, d'ailleurs). Il me semble, par exemple, accorder une place démesurée à l'Art poétique de Boileau ; alors que, à l'inverse, un Tallemant des Réaux n'a droit qu'à une note de bas de page d'à peine trois lignes.


Mercredi 30 novembre

Sept heures et demie.– Pas grand-chose à noter, pour ce dernier jour du mois : quelques péripéties bancaires ou relatives à la retraite, mais qui moi-même m'ennuient trop pour y revenir, d'autant qu'elles n'ont rigoureusement aucune importance. Journée tranquille, journée d'automne, journée froide : le soleil, en milieu de matinée, qui faisait tomber des branches du cerisier les demi-carats du gel nocturne, les mésanges de plus en plus présentes autour de leur restaurant d'hiver ; et la girouette du clocher qui, après s'être inclinée de l'est vers le nord (ou le sud : il est impossible d'en décider d'ici), est ce soir revenue à sa position initiale, tandis que les températures replongeaient sous zéro. Et, demain, bref aller-retour à Levallois pour des raisons de routine médicale : ophtalmologique pour Catherine et dermatologique pour moi.

Décembre 2016

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LE MONDE EST STAUNE








Jeudi 1er décembre

Cinq heures. – Et voici décembre, qui commence par une vraie journée de merde.  Ce matin, allant nourrir Boulou au sous-sol, où se trouve sa “chambre”, Catherine a constaté qu'il semblait avoir du mal à marcher ; et, cinq minutes plus tard, il a vomi tout ce qu'il venait d'avaler (à la grande satisfaction de Bergotte, qui passait dans le coin…). Là-dessus, nous voilà partis pour Levallois, où nous avions deux rendez-vous, un chacun : Catherine chez l'ophtalmo et moi chez la dermato (logues toutes les deux). Les deux spécialistes en question n'officient pas dans le même cabinet, mais sont tout de même très proches l'une de l'autre, vers la place Georges-Pompidou. Bien que me trouvant à moins de cent mètres de l'entrée de l'immeuble Lagardère, je me suis bien gardé de monter à FD, ayant toujours trouvé un peu pitoyables ces retraités qui se croient obligés (ou qui ne peuvent s'empêcher) de venir régulièrement faire le tour de leurs anciens bureaux pour serrer des mains et claquer des bisous. En général, ceux qui travaillent encore font gentiment semblant d'être ravis de les voir et tentent de masquer, sous une bonne humeur et un entrain factices, le fait qu'ils n'ont plus rien à se dire, maintenant que la vie professionnelle ne les contraint plus à se côtoyer tous les jours. Du même coup, les plus lucides prennent conscience que, même si l'on apprécie certains collègues de travail, ils n'ont jamais été autre chose que cela : des collègues de travail ; et en aucun cas des amis, ni même des “copains”. C'est pourquoi je me suis promis un jour, il y a déjà longtemps, que 1) il n'y aurait pas de “pot” à l'occasion de mon départ, 2) je ne reviendrais jamais sur les lieux de mes crimes ; je compte m'y tenir fermement.

Les deux doctoresses ayant été ponctuelles, à une heure nous étions de retour au Plessis. Ce fut pour constater que Boulou ne parvenait presque plus à se mouvoir, ne réussissant même pas à monter les quelques marches de la terrasse. Catherine l'a pris dans ses bras pour l'amener devant la gamelle d'eau de la maison, pensant qu'il devait avoir soif, lui qui, depuis quelques mois, ne fait plus que boire (et donc pisser) du matin au soir. Il a en effet bu un peu, avant de s'affaler à l'endroit où il était, la tête à demi pendante dans la gamelle, les moustaches trempant dans l'eau, chose dont tout chat bien portant a une sainte horreur. À ce moment-là, nous avons compris que, né en décembre 2001, Boulou ne verrait pas son quinzième anniversaire ; d'autant moins que, contrairement à toutes ces dernières semaines, il paraissait désormais souffrir, comme en faisaient foi ses petits miaulements plaintifs dès qu'il tentait un mouvement. Rendez-vous fut pris à quatre heures à la clinique vétérinaire de Saint-Aquilin ; que nous avons quittée une demi-heure plus tard, avec un panier vide. Boulou s'est endormi très paisiblement, sous les caresses de Catherine. Pendant ce temps, des idées idiotes et niaises me traversaient l'esprit, comme par exemple celle que, avec Boulou, disparaissait notre dernier animal ayant connu Balbec, mort en 2006 et en cette même clinique.

Sept heures et demie.–Quand je parlais, tout à l'heure, de mes idées “idiotes et niaises”, je trichais. En réalité, je ne trouve cette réaction ni idiote ni niaise ; c'était une manière de parapluie, une façon de désamorcer les critiques en niaiserie ou en sottise qui pourraient m'être adressées. Mais qu'est-ce que j'en ai à faire ? Je peux même m'enfoncer encore plus avant dans cette niaiserie, et dire que, ce qui me rend triste, c'est moins la mort de Boulou en elle-même que cette impression tenace et pénible que, ce soir, Balbec est vraiment mort ; pour de bon ; que plus personne, dans la gent animale du Plessis, ne l'a connu. Catherine, tout à l'heure, me disait : « J'ai failli demander à Boulou de dire bonjour à Swann. Mais je ne l'ai pas fait car, sinon, je me serais mise à pleurer. » C'était niais aussi. Nous étions deux niais, autour de ce chat dont le ronronnement allait s'affaiblissant et qui avait des pupilles de plus en plus étroites.


Vendredi 2 décembre

Sept heures vingt.– Hier, emporté par mon élan, j'ai posté sur le blog une photo de Boulou, simplement accompagnée de ses dates de naissance et de mort. Je l'ai presque regretté aujourd'hui, au vu des nombreux commentaires de condoléances que cela m'a valus. L'impression d'avoir triché, là encore. Car, au fond, je ne pense pas que ce chat me manquera beaucoup, même si je continuerai à y penser de temps à autre, comme je pense encore parfois à certains, qui vivaient chez mes parents et sont morts depuis plus d'un quart de siècle. Il ne me manquera pas trop, simplement parce qu'il ne faisait guère partie de notre paysage intime (à l'inverse de Golo, par exemple), vivant presque toujours dehors. Et, même quand il était dans la maison, il ne fallait pas compter sur lui pour venir s'installer sur les genoux, ni même sur le canapé où l'on se trouvait. Du coup, me semblent imméritées les marques de solidarité affectueuse que l'on me témoigne ; j'ai, à cet égard, un vague sentiment d'escroquerie. En même temps, depuis hier, chaque fois que j'ouvre la porte de la maison, j'éprouve un imperceptible pincement de ne pas voir Boulou monter lourdement les marches de la terrasse.

– Journée de livraison : nous attendions d'une part un matelas (pour Catherine) et un fauteuil (pour moi, dans le salon de télévision), et d'autre part le meuble censé remplacer la bibliothèque Ikéa de la salle à manger. Catherine étant absente ce matin, c'est moi qui était supposé jouer les maîtres de maison si l'un ou l'autre de ces livreurs pointait son camion. Par chance, personne n'est venu avant son retour, mais la perspective qu'ils auraient pu a suffi à me gâcher la matinée : je suis parfois surpris de constater à quel point je deviens con. Mais c'est qu'il m'aurait fallu vérifier qu'ils embarquaient bien le bon matelas en échange du neuf (c'était prévu), tenter de leur faire emporter en même temps mon vieux fauteuil exténué (ça ne l'était pas, prévu), et risquer le même exploit avec la bibliothèque Ikéa. Ces perspectives multiples m'accablaient par avance. Heureusement, ils ne sont venus, les deux, que cet après-midi. Et, bien entendu, tout s'est déroulé sans la moindre anicroche. Il faut dire que nous avons copieusement arrosé ce mince échantillon de classe ouvrière à coups de billets de vingt, comme de gras bourgeois, sûrs du pouvoir de leur argent ; ce dont nul n'a semblé nous tenir rigueur, mais sans doute nos livreurs n'étaient-ils pas suffisamment conscientisés.


Dimanche 4 décembre

Sept heures vingt.– Voilà quatre jours consécutifs que nous prenons l'apéritif (modéré, heureusement), et les deux derniers jours moins pour fêter que pour se remonter. Catherine a en effet reçu une lettre avant-hier, relative à son nouveau statut d'auto-entrepreneur, et aux changements que cela semble induire emprès la Sécurité sociale. Sa hantise de tout ce qui ressemble à de la “paperasse” a fait le reste : depuis quarante-huit heures, elle passe l'essentiel de son temps sur internet, pour tenter de comprendre l'incompréhensible, et surtout à imaginer les pires catastrophes, lesquelles n'ont évidemment que fort peu de risques de se produire. Quand je tente de l'apaiser, la faiblesse de mon argumentation vient de ce que, moi-même, je ne comprends rien aux méandres de ce labyrinthe et, donc, ne puis former qu'un piètre rempart à sa paranoïa administrative. Si je l'écoutais, on annulerait tout et je cesserais illico mes petits travaux pour FD. Seulement, rien que la semaine prochaine, les petits travaux en question vont probablement nous rapporter une paire de milliers d'euros, et il me semble que ça vaut tout de même le coup de remplir quelques formulaires.


Mardi 6 décembre

Huit heures.– Que dire ? Catherine continue de s'enfoncer dans les méandres d'une usine à gaz à laquelle elle ne comprend rien (ni moi). La différence est que je m'en fous, me disant que si quelque chose s'avère “non conforme”, un compartiment quelconque de l'usine en question se chargera de nous le signaler ; tandis qu'elle continue de se ronger à propos de choses qui, à mon sens, me méritent même pas qu'on y songe une seconde.

Le résultat de tout cela est que nous venons de prendre un apéritif “non prévu”, lequel nous a heureusement conduits à parler d'autre chose. Et, notamment, à propos de la retraite, j'en suis venu à lui redire (je lui en avais déjà parlé, me dit-elle) à quel point mon expérience à la SNCF, vers 1975, m'avait marqué, à ce sujet. (Je note tout cela uniquement pour m'en souvenir, car je compte en faire un billet, demain ou après-demain, tout en me rendant compte que rien n'est compréhensible.) Nous en sommes, sur le même sujet, arrivés à parler de Jean Sebaux, et j'y reviendrai aussi.

Puis, tandis que Catherine m'avait quitté pour préparer le repas, je me suis mis, par je ne sais quel “glissement de terrain”, à penser à Renaud (le chanteur), à propos de qui j'ai vu, ces derniers jours, deux émissions de télévision. Là encore, je ne note la chose que pour m'en souvenir, ayant l'intention d'en faire un billet – envie qui m'aura peut-être tout à fait quitté dès demain.


Mercredi 7 décembre

Sept heures vingt.– Traversant depuis quelques jours une nouvelle période de flottement dans mes lectures (pas d'envies particulières, lassitude des ouvrages en cours, etc.), je me suis, hier, relancé dans un cycle de lectures “scientifiques” – je veux bien sûr dire : de vulgarisation scientifique, n'ayant pas les capacités suffisantes pour des écrits réellement scientifiques. J'ai commencé par reprendre le gros livre de Jean Staune, Notre existence a-t-elle un sens ?, avant de commander trois ou quatre autres livres, dont l'un, en deux volumes, sur la formation de l'univers, ainsi que La Structure des révolutions scientifiques de Thomas S Kuhn, déjà lu il y a quelques années mais qui, comme de juste, a mystérieusement disparu du foutoir majuscule qui me sert de bibliothèque. J'espère que je ne vais pas, au détour d'un chapitre ou d'une page, me faire avaler par un trou noir.


Jeudi 8 décembre

Sept heures dix.– Mes livres “scientifiques” sont arrivés tous ensemble cet après-midi, par porteur spécial. Comme je venais de finir le Staune (le monde est Staune…), j'ai tout de suite enchaîné avec le premier tome du Destin de l'univers de Jean-Pierre Luminet, astrophysicien français. Pour l'instant, il est d'une lecture relativement facile, mais c'est sans doute parce qu'il s'ouvre sur un rapide panorama des “paradigmes” successifs, depuis Aristote, Platon et Ptolémée jusqu'à Einstein et Bohr, en passant par Newton et Maxwell ; j'ai peur qu'ensuite l'affaire ne devienne plus trapue. En attendant c'est passionnant, et j'espère que ma faible intelligence scientifique me permettra d'aller au bout des mille pages. Après quoi, si je ne suis pas totalement dégoûté de tous ces espaces infinis, j'enchaînerai probablement sur le livre de Kip Thorne, Trous noirs et distorsion du temps, pour terminer par la relecture du livre de Kuhn que j'évoquais hier.

– J'ai publié, ce matin, sur le blog, un petit billet de cinq lignes, provoqué par l'annonce que je venais de lire, d'une exposition de cinq mois, que le centre Pompidou consacrait à partir d'aujourd'hui à un auteur de bandes dessinées, Franquin. Bien entendu, exactement comme je m'y attendais, tout le monde m'est tombé dessus. Il y a au moins un point sur lequel, désormais, sont tout à fait d'accord gens de gauche et gens de droite, progressistes revendiqués et prétendus réactionnaires, c'est le “tout-se-vaut” culturel qui est devenu une règle que l'on ne doit pour rien au monde transgresser, sous peine de devenir le point convergent de toutes les indignations. Du reste, mes chers commentateurs ne m'attaquent pas tous sous le même angle. Certains protestent parce que les mésaventures de Gaston Lagaffe les ont toujours beaucoup fait rire. Oui, et alors ? Ai-je dit que cette bande dessinée n'était pas drôle ? D'autres me font remarquer que le centre Pompidou est précisément dédié à l'art contemporain. Je devrais donc trouver parfaitement normal, allant de soi, à leur instar, que l'art contemporain c'est la bande dessinée, et qu'il n'y a pas à manifester d'exigences plus hautes. Enfin, il y a ceux qui, n'ayant visiblement pas d'argument à faire valoir, se contentent de manier la massue et de m'asséner un “Franquin est un grand artiste épicétou”. Je suppose que je suis censé ne pas m'en relever. Si jamais, demain, on décide de transporter Balavoine ou Bashung au Panthéon, il faudra que je pense à en faire un nouveau billet sarcastique, juste pour leur donner une occasion supplémentaire de s'indigner encore et de me rentrer un peu dans le chou.


Lundi 12 décembre

Huit heures.– Voilà plusieurs jours que Catherine – totalement traumatisée par la paperasse qu'entraîne son nouveau statut d'auto-entrepreneur – a des envies d'apéritif chaque soir ; envie que je n'encourage pas, mais, bien entendu, à laquelle je ne m'oppose pas non plus, et que j'accompagne par solidarité conjugale. Le résultat est que, arrivant devant cet écran après le repas, je n'ai plus la moindre envie d'y écrire quoi que ce soit. D'autant que les trois ou quatre verres de vin que je bois avant le dîner viennent s'ajouter à mes lectures massives à propos des supernovas, des trous noirs, des boucles et des cordes, lesquelles suffiraient déjà à saouler n'importe quel esprit non prévenu. Je crois qu'il va être temps de revenir à Balzac. Ou à Houellebecq, tiens.


Jeudi 15 décembre

Sept heures dix.– Nous avons rompu le cycle infernal ce soir, en supprimant ces libations pré-dînatoires dont nous commencions à prendre un peu trop facilement l'habitude. Ce n'est d'ailleurs pas pour cela que j'ai plus envie de noter quoi que ce soit ici. J'ai perdu une partie de ma journée à lire Le Voyageur imprudent de Barjavel, qui est un mauvais roman ; je l'ai du reste lu, passé le premier tiers, très en diagonale. Puis j'ai repris L'Évolution a-t-elle un sens ?, livre du biologiste Michael Denton, partisan avoué de ce qu'on appelle le Dessein intelligent. Toutes les parties de vulgarisation scientifique de son livre sont passionnantes, même si souvent un peu escarpées pour le pauvre littéraire que je suis. En revanche, je ne suis guère convaincu par les conclusions qu'il en tire, en faveur de son fameux dessein. Je ne vois pas en quoi, par exemple, le fait que l'eau soit merveilleusement adaptée au développement de la vie, dans les moindres de ses comportements chimiques et physiques, je ne vois pas en quoi on pourrait en déduire que, donc, elle a dû être élaborée par une intelligence supérieure et non due au hasard. Il me semble que tous les arguments qu'il développe peuvent être facilement retournés. Et il aura beau entasser les uns sur les autres autant de petits faits “miraculeux” (dans leur accumulation même et dans la manière dont ils se complètent et s'enrichissent mutuellement) qu'il voudra, il n'aura toujours pas prouvé que l'ensemble a été “voulu”, pensé, créé, etc. Tant qu'il n'aura pas établi que la même chose, exactement, existe sur dix milliards d'autres planètes disséminées dans les galaxies, il sera toujours facile de lui répondre que tout ce qu'il décrit est le fruit d'un incroyable hasard qui, sans doute, du fait de son improbabilité, ne s'est produit qu'ici, et que le reste de l'univers entier autour de nous est vide, justement parce qu'il a manqué tel ou tel petit fait dont il s'émerveille qu'il ait eu lieu sur Terre. Car, enfin, que l'eau et la lumière (avec toutes leurs propriétés respectives) “s'entendent” pour favoriser l'apparition de la vie ne signifie nullement que quelqu'un, un jour, les a bidouillées dans ce but ! Il est alors très facile de répondre, dans un haussement d'épaules, que c'est simplement la coïncidence de ces deux choses, l'eau et la lumière, et parce qu'elles étaient telles qu'elles sont, et pas plus ceci ni moins cela, que la vie est apparue ; comme une conséquence naturelle.

D'un autre côté, les darwiniens dogmatiques, tels que Richard Dawkins par exemple, me paraissent tout aussi irritants, bien que pour d'autres raisons. Au fond, mon adhésion irait plutôt à ces scientifiques qui, tout en souscrivant à la théorie de la sélection naturelle, observent que de plus en plus de choses que la science découvre ont du mal à se laisser expliquer par elle seule, et qu'il doit exister un autre paradigme, encore à découvrir, qui viendrait, non pas annuler le néo-darwinisme, mais peut-être “l'avaler” sans le détruire, l'englober, comme la relativité générale l'a fait avec les lois de Newton ; lesquelles, tant que l'on se cantonne à l'échelle de la planète, restent parfaitement valables, mais cessent d'être efficaces dès qu'on passe au stade de la galaxie puis de l'univers.

J'écris tout cela en tremblant un peu, car je me rends bien compte que mon peu de connaissances scientifiques et la difficulté que j'ai à entrer dans ces domaines font de moi un “gogo” idéal, à qui il ne doit pas être très difficile de faire croire absolument n'importe quoi.


Dimanche 18 décembre

Sept heures et demie.– Je n'ai pas résisté au plaisir, en début d'après-midi, de publier un petit billet concernant Darwin et les néodarwiniens (plutôt ceux-ci que celui-là, à vrai dire), en me disant que cela allait probablement me valoir deux ou trois brouettées de moqueries et d'insultes. Ça n'a pas manqué : le billet n'était pas en ligne depuis une heure que débarquait M. Jean-François Brunet – un transfuge du forum de l'In-nocence dont j'ignorais qu'il lût mon blog –, pour me rentrer dans le chou, flétrir mon ignorance scientifique (beau mérite : je ne cesse de l'avouer moi-même sans que personne ne m'y contraigne…), et, finalement, reprendre l'argumentation habituelle des néodarwiniens, à savoir que, de toute façon, il n'y a pas sujet à polémique ni même à débat, les “vrais chercheurs” ignorant totalement les zigotos sans autorité aucune qui les dénigrent. Il n'empêche qu'il a tout de même déboulé sur le blog en un temps record et y a laissé un commentaire de quinze lignes, ce qui est une curieuse manière de marquer son indifférence ou son désintérêt.

De toute façon, c'était viser à côté de la cible, dans la mesure où, bien entendu, je ne discutais nullement des forces et faiblesses du darwinisme (j'en serais bien incapable), mais simplement de l'espèce de “complicité des contraires” qui me semble unir les néodarwiniens à leurs prétendus ennemis, les créationnistes, ceux-là se servant de ceux-ci comme de commodes épouvantails pour intimider leurs vrais contradicteurs, ceux qui leur opposent des objections sur le terrain même de leurs sciences communes ; exactement, toutes proportions gardées, comme les socialistes se servent depuis trente ans du Front national pour culpabiliser tous leurs opposants, et notamment ceux qui n'ont rien à voir avec le dit Front.

En ayant pour l'instant terminé avec Darwin et ses grands-prêtres, je suis revenu aux trous noirs et aux distorsions du temps, sujet prêtant beaucoup moins aux attaques en piqué, aux procès en blasphème, aux excommunications, etc.


Mercredi 21 décembre

Huit heures. – Passage éclair ici. Durant l'apéro conjugal que nous prîmes, Catherine et moi avons parlé de diverses choses et gens, dont Ygor Yanka, qui a réapparu hier ou avant-hier, en commentaire du blog. Catherine m'encourage à parler de lui ici : je le ferai peut-être. (Je ne note cela que pour m'en souvenir demain, au cas où, justement, j'aurais envie d'en parler, ce qui m'étonnerait.)


Vendredi 23 décembre

Cinq heures.– J'ai l'impression qu'il va être particulièrement étique, ce journal de décembre. Et je crains que cela ne s'arrange pas dans les jours qui viennent, puisque Catherine m'a lâchement abandonné ce matin, pour aller se goberger de fruits de mer à Saint-Malo et passer Noël avec sa fille. Hier, la maison était sens dessus dessous, à cause de l'artisan qui est venu poser du parquet dans le salon, le même que celui qu'il avait déjà mis dans la salle à manger le mois dernier. Début janvier, ce sera l'arrivée des meubles que nous avons achetés récemment au magasin de Verneuil-sur-Avre. Il ne restera plus, ensuite, qu'à faire parqueter le petit salon de télévision, repeindre la cuisine, et c'en sera fini des travaux d'embellissement, en tout cas pour le moment.

– À propos de télévision, j'ai regardé tout à l'heure le premier épisode de la saison initiale de The Shield, série policière des années 2000 se déroulant dans le commissariat d'un quartier “chaud” de Los Angeles : ça démarre tellement bien que j'ai aussitôt commandé l'intégrale des sept saisons. Même si nous nous lassons avant la fin, c'est de toute façon plus économique (nettement même) que d'acheter les saisons une à une. En ce qui concerne mes soirées en célibataire, c'est-à-dire jusqu'à lundi inclus, j'ai prévu de revoir la deuxième saison d'American horror story, qui s'intitule Asylum et qui est à mon humble avis la meilleure de l'ensemble. Si je veux ne pas m'endormir devant, il va falloir que je réduise mon apéritif, ce qui ne sera pas plus mal.

– Depuis deux semaines, j'ai l'impression de davantage travailler pour FD en tant que retraité que je ne le faisais comme salarié. J'ai dans l'idée que les patrons de Philippe B. vont tordre un peu le nez lorsqu'ils vont s'apercevoir que, pour le seul mois de décembre, mes factures dépassent les quatre mille euros. On verra bien. Les euros dont je parle sont d'ailleurs purement virtuels pour l'instant, puisque Lagardère ne paie les factures qu'à soixante jours. Comme j'ai envoyé les premières début décembre, je ne suis pas près de voir tomber la pluie d'or.

– Le fait d'en parler dans un billet de blog, ce matin, m'a donné le goût de relire un roman ou deux de Nathalie Sarraute. Je vais commencer par rapporter son volume de Pléiade au salon : on verra demain si l'envie persiste.


Samedi 24 décembre

Quatre heures.– Le Père Noël est passé en avance au Plessis-Hébert. Par l'intermédiaire de la postière, il a pris la forme de la Carsat et nous a fait parvenir deux lettres. L'une était pour apprendre à Catherine qu'elle était bien, depuis le premier décembre, titulaire d'une retraite de 271 euros ; l'autre était pour m'informer que ma propre retraite venait d'être modifiée et que je devais toucher 70 euros de plus que ce qui m'avait été annoncé, avec “revalorisation” immédiate pour le mois de novembre. Le plus beau est que, vérification faite, les 70 € en question étaient en effet sur mon compte bancaire. Du coup, j'ai presque l'impression de finir l'année riche.

– J'ai effectivement repris le volume de Nathalie Sarraute, mais en me contentant, pour commencer, de ses articles de critique littéraire (L'Ère du soupçon et autres). Comme lors de ma première lecture, j'ai été tout à l'heure frappé, dans son long article intitulé De Dostoïevski à Kafka, par la manière dont elle s'approchait au plus près des thèses que René Girard allait pleinement développer une douzaine d'années plus tard.


Lundi 26 décembre

Cinq heures et quart.– Décidément, toutes les traditions partent en lambeaux, en ce qui me concerne. Cette fois-ci, c'est celle – pourtant solidement ancrée, croyais-je – de l'apéritif “célibataire” qui vient de céder. Depuis trois jours, ou plutôt trois soirs, je me contente de mimer ce moment qui, auparavant, lors des précédentes absences de Catherine, avait des allures de rituel quasi religieux. Je veux dire par là que je continue à préparer tout au salon, les objets sacrés du célébrant (cigarettes, briquet et cendrier…), je choisis avec autant de soin qu'avant la musique qui va rythmer l'office, je vais me servir le premier verre du nectar élu pour la communion et… et je ne vais pas plus loin que ce premier verre, tant l'inanité et l'ennui de cette libation convenue me tombent rapidement sur les épaules. Après un rapide “pique-nique” dans la cuisine, je vais donc, fort satisfait de moi-même, m'installer devant la télé, où m'attend telle ou telle série soigneusement tenue en réserve pour l'occasion. Et, du coup, n'ayant plus l'alcool comme assommoir, j'y reste, face à cet écran, jusqu'à des heures tout à fait absurdes.

– Ne faisant guère autre chose, la journée, que lire, je suis enfin venu à bout de mon pavé consacré aux trous noirs (excellent ouvrage, même si certaines explications me sont passées fort loin au-dessus de la tête), et me suis plongé, après ses essais critiques, dans le roman de Nathalie Sarraute intitulé Les Fruits d'or, qui est bel et bien une forme particulière de trou noir, lui aussi. J'ai l'air de me moquer, mais en fait, ayant fini le roman cet après-midi, et au risque de provoquer encore l'ironie de Michel Desgranges, je persiste à trouver ce livre remarquable, pour ne pas dire “jouissif”. D'ailleurs, je compte, dès demain matin, enchaîner sur le suivant – le suivant chronologiquement, mais l'ordre des romans est important, chez Sarraute –, qui s'appelle Entre la vie et la mort ; ce qui illustre très bien mon état quand je dois rester ici en l'absence de Catherine, laquelle doit revenir demain, probablement en début d'après-midi.

– Au chapitre des traditions qui foutent le camp, encore ceci : vers trois heures et demie, Florian m'a appelé de la rédaction pour me commander cinq mille signes à propos d'un agent immobilier qui fait également le guignol à la télévision. Je lui ai d'abord dit que je lui écrirais ça demain matin, ce qui ne l'a pas dérangé du tout, puisque le bouclage n'est que demain soir. Mais, une heure plus tard, constatant que la petite documentation que j'avais demandée était arrivée, je me suis jeté sur le clavier et me suis débarrassé de ce travail en trois quarts d'heure, titres compris. Si, après l'alcoolisme vespéral, ma chère procrastination se met à me lâcher elle aussi, que me restera-t-il ? Que vais-je devenir ? De quel ectoplasme étrange vais-je prendre l'apparence ? C'est un peu effrayant.


Mardi 27 décembre

Huit heures moins le quart. – Étant partie tôt de Saint-Malo, Catherine m'est arrivée à midi et demie (avec du pain frais…). Comme je m'étais débarrassé dès hier de mes cinq mille signes, j'étais bien persuadé que l'on allait me laisser pleinement jouir de ma retraite aujourd'hui : il n'en a rien été. Vers trois heures, alors que je m'assoupissais gentiment sur une biographie d'Einstein assez mal foutue (j'y reviendrai), le téléphone sonne. Voyant le numéro commençant par 01 34, Catherine me tend le récepteur avec la phrase fatidique : « C'est pour toi… » En effet, il s'agissait de me demander de nouveau cinq mille signes, cette fois à propos de… (merde, j'ai déjà oublié… ça va me revenir… ça ne peut que me revenir, bon sang ! concentre-toi…) Cécilia ex-Sarkozy ! (Sans mentir, j'ai été obligé de quitter ce bureau, de sortir à l'air vif, avec une cigarette à main gauche et Famous Grouseà main droite, pour qu'enfin ça me revienne.) Comme le mardi est jour de bouclage, je me suis acquitté de cette tâche illico. Ensuite, redescente douce…

À six heures, après le repas de Bergotte, nous nous sommes installés au salon pour, comme il est de tradition, siroter un “apéro de retour”. Nat King Cole était de la croisière. M'asseyant avec mon premier verre (un bourgogne blanc assez minéral, offert par Élodie et rapporté par sa mère), je dis à ma compagne de libation : « J'espère que personne n'aura la malencontreuse idée de mourir cette nuit, je trouve que j'ai assez travaillé cette semaine… » (Je rappelle que, si le bouclage officiel de FD a lieu le mardi soir, sans limite d'heure, on peut toujours “repiquer” le mercredi matin, mais qu'alors les délais deviennent très serrés.) L'affaire n'a pas manqué : à sept heures, Jean-Baptiste D. (ce garçon porte les mêmes nom et prénom que celui qui, Louis XVI ayant été reconnu à Sainte-Menehould, galopa jusqu'à Varennes et permit ainsi l'arrestation du roi) appelait, pour me signaler que la “femme” de Louis de Funès, Claude Gensac, venait de replier son ombrelle ; et qu'on espérait fermement que j'allais pondre quatre jolis feuillets – six mille signes – avant dix heures demain (il paraît que la “fab” est devenue exigeante car, il n'y a pas encore si longtemps, la deadlineétait plutôt onze heures et demie, voire midi). J'ai évidemment répondu “présent”, non seulement parce que cela fait tomber quelques piécettes dans mon escarcelles, mais parce que, en plus de trente ans de “carrière”, je n'ai jamais répondu autrement : c'est dans les gènes, on n'y peut rien.

J'ai tout de même fait remarquer à Catherine qu'il me semblait n'avoir que rarement autant travaillé qu'en ce mois de décembre lorsque j'étais salarié. Mais, au fond, c'est assez logique. Sans vouloir jouer les gauchistes de pacotille, il est bien évident que lorsqu'une période de vacances comme l'actuelle tombe sur une rédaction réduite à sa plus simple expression pour raisons d'économies, et que le journal que cette rédaction est censée produire chaque semaine comprend toujours le même nombre de pages, il devient nécessaire de recourir à des expédients : je suis le principal expédient de FD. Je suis néanmoins presque certain que, quand les vrais patrons vont s'aviser de ce que leur coûte leur expédient du Plessis-Hébert, ils vont intimer à Philippe B. l'ordre de n'avoir plus affaire à lui qu'à des doses infra-homéopathiques. Ma grande force est que je m'en fous. En attendant, je ne vais pas tarder à aller me coucher, en réglant mon réveil sur sept heures, de façon à me mettre au boulot à huit, pour que l'article attendu à dix heures arrive à FD vers neuf heures et demie : j'ai encore ce genre de fierté puérile.


Mercredi 28 décembre

Sept heures dix.– Parce que je mettais un point d'honneur à envoyer ma “nécro Gensac” avant dix heures, j'avais mis le réveil sonner à sept heures, de façon à disposer d'une heure de tranquillité (cafés, lecture, silence…) avant de me mettre au travail à huit heures. Je ne m'en sers quasiment plus jamais, de ce réveil, depuis que je ne suis plus astreint à des départs trop matinaux. C'est donc bien entendu cette nuit qu'a choisie la pile de ce fichu engin pour déclarer forfait et décréter qu'elle refusait plus avant de faire bouger la moindre aiguille, et encore moins de déclencher une quelconque sonnerie. Heureusement, Catherine m'a réveillé à huit heures moins le quart ; j'en ai donc été quitte pour me passer de mon heure de flânerie nocturne : à huit heures dix j'étais devant ce clavier, et à neuf heures et demie mes six mille signes partaient dans la stratosphère, en direction de Levallois. Comme je le disais en commentaire sur le blog de Nicolas : « Vivement que la retraite se termine, que je puisse me reposer un peu. »

– Rien que pour décembre – j'ai fait l'addition tout à l'heure –, le montant de mes piges approche des 4500 €, ce qui fout un peu le vertige. Ça risque d'ailleurs de le donner encore plus à Philippe B. quand il va devoir signer le monceau de factures que je compte lui envoyer dès lundi prochain (mais qui ne me seront payées que dans deux mois…). En principe, du fait qu'il ne devrait pas y avoir de hors-série et qu'il n'y aura pas non plus de vacances scolaires vidant la rédaction pour l'envoyer au ski, le mois de janvier devrait être nettement plus calme.

– M'avisant en début d'après-midi que demain allait être l'avant-dernier jour ouvrable du mois, et donc de l'année, j'ai procédé à une dernière relecture de mon journal de novembre, pour programmation demain matin. Je l'ai trouvé, sinon très bon, du moins meilleur que d'habitude : je ne sais si c'est parce qu'il l'est réellement ou si je deviens gâteux.

– La biographie d'Einstein dont j'attendais beaucoup se révèle d'une lecture pénible, tant elle est écrite dans une langue grise, lourde, pâteuse ; laquelle est encore aggravée par le traducteur qui ne sait manifestement pas la sienne, de langue. Le résultat est que les passages purement biographiques sont ennuyeux et que ceux à caractère scientifique deviennent proprement incompréhensibles, au moins pour moi. Mauvaise pioche.


Vendredi 30 décembre

Deux heures et demie.– Finalement je ne devais pas être aussi gâteux que je pouvais le craindre, quand j'écrivais, avant-hier soir, que j'avais, à la relecture, trouvé mon journal de novembre assez nettement meilleur que d'habitude : plusieurs de ses lecteurs m'ont, sans s'être concertés, fait part de la même impression, ce qui m'a évidemment fait plaisir. Ce plaisir, il ne m'a pas fallu cinq minutes pour le gâcher, simplement en me disant que, fatalement, ces mêmes lecteurs allaient être bien déçus, le mois prochain, en constatant que celui de décembre était revenu à l'étiage.

– Hier, j'ai commencé à lire le Jésus de François Taillandier, que Catherine venait tout juste de finir. Dès les premières pages, il fait référence à celui de Jean-Christian Petitfils (que Catherine, encore elle, a relu récemment : on est furieusement christique, ces temps-ci, au Plessis-Hébert…). Je me suis donc dit qu'il faudrait aussi que je lise ce dernier ensuite. Passé la deuxième référence faite par Taillandier à son confrère historien, il m'est apparu que je mettais la charrue avant le bœuf (et l'âne), et qu'il serait sans doute plus intelligent de lire d'abord la volumineuse “biographie” du personnage (je mets le mot entre guillemets, car s'agit-il réellement d'une biographie au sens courant du terme ?) avant le petite volume du romancier, qui ne prétend pas être autre chose qu'une vision personnelle de Jésus et des Évangiles. J'ai donc abandonné momentanément Taillandier pour Petitfils, si bien que, depuis vingt-quatre heures, je me sens furieusement galiléen, voire samaritain ou nazaréen (j'évite à dessein “palestinien”, par crainte des amalgames anachroniques).

– J'ai tout de même pris le temps, hier, parce qu'on me le demandait courtoisement, d'écrire cinq mille signes à propos de Carrie Fisher et Debbie Reynolds : le nombre de personnes que j'ai enterrées ce mois-ci est impressionnant, il faudra que j'en fasse le compte. Vu l'heure qu'il est actuellement, je pense que cette double fosse creusée hier aura été mon dernier travail de l'année. J'ai d'ailleurs établi et imprimé l'ensemble de mes factures mensuelles, qui seront expédiées à qui de droit lundi, à la première heure ou peu s'en faut. Le total se monte à 4200 € net : je prévois quelques grincements de dents dans les cavernes patronales.

Quatre heures et demie.– Jacques Étienne a publié hier sur son blog un billet dans lequel il évoque l'un de ses beaux-frères (ou le seul ?) qui s'est tué à 18 ans dans un accident de la route, la voiture dans laquelle il se trouvait ayant percuté un platane de bordure. Ce matin, sous son propre texte, il laissait le commentaire suivant :

« J'ai lu quelque part que les arbres des bords de routes(ou du moins les collisions avec eux ) seraient en effet responsables de 450 morts par ans en France, ce qui est bien plus que le terrorisme. Curieusement, lorsqu'il est question d'en supprimer des voix bien intentionnées s'élèvent pour tenter d'empêcher ces “massacres”... »

En réponse, je viens de lui laisser celui-ci : 

« Eh bien, tout en compatissant pour la perte que vous avez subie dans le passé, permettez-moi d'être en complet désaccord avec vous. Les arbres de bords de routes ne sont en aucun cas responsables de 450 morts par an, ni même d'une seule. En revanche, on pourrait examiner la responsabilité des gens (qui ne sont pas toujours les morts, d'ailleurs) qui laissent leurs voitures sortir violemment des routes en question et foncer droit sur les arbres qui les bordent. Sinon, dans le cas où l'on tiendrait les platanes pour responsables, et donc “méritant” d'être arrachés, il faudrait aussi songer à abattre murs et pylônes, à combler les ravins, assécher les rivières, etc., puisque aussi bien ils sont tous, eux aussi, “responsables” de la mort d'un certain nombre d'automobilistes. Dans un deuxième temps, il faudra penser à supprimer les poutres des maisons et des granges, à quoi l'on peut imputer un nombre bien trop élevé de pendaisons. »

Je suppose que, s'il me répond, il ne va pas manquer de me signaler qu'une pendaison est en général volontaire, contrairement à une sortie de route. Avec un minimum de mauvaise foi, je pourrai alors lui rétorquer que, le suicide étant plus souvent le résultat d'une pulsion soudaine et irraisonnée qu'un acte mûrement réfléchi et préparé, une absence totale de poutres suffirait sans doute à éviter un pourcentage conséquent de pendaisons “spontanées”.


Samedi 31 décembre

Quatre heures et demie. – Nous venons, Catherine et moi, de finir (ou de presque finir) l'année dans une ambiance intensément intellectuelle, puisque nous sortons de regarder Machete kills, suite de Machete, deux films de Robert Rodriguez particulièrement savoureux, pour qui aime le genre de films que fait Robert Rodriguez. Côté lectures, j'ai momentanément abandonné Jésus et ses apôtres sur les bords du lac de Tibériade pour me plonger dans une histoire des mathématiques (“de la préhistoire à nos jours”…) qui commence tout à fait bien. Quant à nos soirées télévisées de l'année prochaine, nous sommes déjà bien pourvus, puisqu'il doit nous rester trois ou quatre saisons de Breaking bad, et que sont arrivées ce matin les sept saisons de The Shield. On devrait tenir jusqu'au printemps.

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